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Eugène Seers, alias Louis Dantin, était un être fort complexe, comme le laissent entrevoir ses multiples pseudonymes et personae [1]. C’est pourtant sous la signature de Louis Dantin qu’il est passé à la postérité, et c’est ainsi qu’il sera désigné ici, à moins que le contexte nécessite une autre appellation.

Un des aspects les plus fascinants chez Louis Dantin est l’histoire de sa vie. Il en était conscient, d’ailleurs, ce qui l’a amené à produire de nombreux textes à incidence autobiographique : des lettres, des poèmes, une « Esquisse d’autobiographie », un « roman autobiographique » et même, par personne interposée, une biographie partiellement autobiographique. Cet article donne un aperçu des différentes façons dont Dantin (se) raconte sa vie dans les principaux textes de l’« espace autobiographique [2] » ainsi créé, et examine les fonctions que celui-ci remplit pour l’auteur (et ses lecteurs).

Comment ne pas être fasciné, en effet, par l’histoire de ce jeune Québécois surdoué qui, à dix-sept ans, décide soudain d’entrer dans la communauté des Pères du Très-Saint-Sacrement à Bruxelles et qui, après avoir fait son doctorat en philosophie à Rome, devient à vingt-deux ans secrétaire du supérieur général de la congrégation à Paris, à vingt-quatre ans maître des novices et supérieur de la communauté à Bruxelles, puis à vingt-sept ans, en 1893, supérieur à Paris et assistant général de sa congrégation. Pour un Québécois fraîchement débarqué en Europe, c’est une ascension fulgurante. À l’été 1894, cependant, ce jeune homme subira une crise religieuse et sentimentale qui transformera cette remarquable réussite en un drame qui fera de lui une autre victime [3] de l’emprise de l’Église catholique au Québec.

L’épistolaire autobiographique

Le premier texte autobiographique de Dantin que nous connaissions est une lettre dont une partie importante répond à la définition de l’autobiographie selon Philippe Lejeune, à savoir un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité [4] ». Le « pacte » de sincérité avec le lecteur y est indiscutable, et les trois « je » — auteur, narrateur, et personnage raconté — s’y confondent. Cette lettre du 19 avril 1909, reproduite dans la section « Inédit » du présent dossier, est adressée à Germain Beaulieu, la première personne avec qui Dantin aurait repris contact après son exil à Boston en 1903 [5]. La correspondance, qui débute en février, au moment où Dantin apprend l’existence de la revue Le Terroir de l’École littéraire de Montréal dont Beaulieu est directeur, est à l’origine d’une amitié qui durera toute leur vie. Dantin signe d’abord « Eug. Cyr », mais lorsque Beaulieu devine son identité et dit vouloir en parler aux autres membres de l’École, Dantin — dans une lettre signée cette fois « Louis Dantin » — accepte à condition que ce soit confidentiel et qu’on ne voie en lui « que l’auteur, sans faire aucune attention à l’homme. Que je sois pour vous tous Louis Dantin tout court, un de vos frères dans l’amour du beau ; c’est là tout mon désir [6] ». Puis, quand Beaulieu se met à lui raconter ses malheurs et ses frustrations, Dantin, dans un élan de réciprocité, décide de se confier lui aussi. Il commence alors à signer de son « vrai » nom : « Eug. Seers [7] », acceptant d’établir avec Beaulieu un rapport personnel, d’homme à homme, et révélant ainsi l’importance qu’il prête à la signature [8].

Patricia Godbout a raison de s’interroger, Derrida à l’appui, sur la « réalité » ou la « vérité » que les documents d’archives semblent promettre au chercheur « pétri d’idéal [9] ». Elle a moins raison lorsqu’elle ajoute, sans doute à partir de son expérience avec la correspondance Dantin-DesRochers, que « Dantin n’a jamais rien signé de son vrai nom [10] ». C’est dire le caractère précieux de ces premières lettres rédigées à une époque où Dantin, convaincu d’être au ban de la société, ne gardait même pas trace de sa correspondance [11].

Dans la lettre du 19 avril 1909 [12], on voit qu’« Eug. Seers », après avoir encouragé Beaulieu à « se dire que nos souffrances ont un dessein caché, qu’elles font partie d’un tout dont l’harmonie nous échappe encore, mais dont Dieu a le secret » (affirmation étonnante puisqu’il poursuit en racontant comment il a « perdu la foi »), continue en faisant le récit de ses propres malheurs dans l’espoir que, par comparaison, Beaulieu se sente moins malheureux. Ainsi, même s’il essaie d’être le plus honnête possible, un tel but ne peut qu’influencer le choix du point de vue narratif.

Il commence son récit par cette étape cruciale de sa vie que fut son entrée dans les ordres, événement qui sera le point culminant de son « Esquisse d’autobiographie », rédigée en anglais beaucoup plus tard. Quand il décrit comment sa foi succomba à l’étude de la scolastique, envers laquelle il a développé « un mépris et une haine […] qui ne finiront qu’avec [s]es jours », on sent encore son amertume… Il essaie ensuite d’expliquer comment, ayant perdu la foi, il a pu continuer dans cette voie pendant dix ans, par « une espèce de fatalisme mystique ». C’est à peine plus étonnant que la façon laconique dont il décrit son premier grand amour, et qui contraste nettement avec l’attitude qu’il adoptera en 1928 lorsque cette femme reprendra contact avec lui :

Alors, sans que je l’eusse cherché, la solution logique et inévitable de ces situations absurdes s’imposa à moi. Ce fut tout simplement un attachement dont je me pris pour une jeune fille belge […]. […] Vous devinez qu’une première affaire de coeur, chez un être sevré jusqu’alors de toute affection, était de nature à entraîner toute la vie… Un matin je me séparai de tout mon passé […].

Lorsqu’interviendront de façon assez dramatique ses parents et ses « frères en religion », il finira par réintégrer la communauté religieuse à Montréal, mais en refusant, dit-il, tout acte « de ministère ecclésiastique ».

Si l’activité littéraire semble avoir été une consolation importante pendant ses années d’« esclavage » et de « captivité » à Montréal, il en parle toutefois de façon plutôt désabusée, ayant écrit la préface de Nelligan « pour [s]e distraire » et envoyé aux Débats « quelques poésies et quelques nouvelles, la seule expression qu [’il] ai[t] jamais pu donner à [s]a vocation littéraire qui [l]’a tourmenté toute [s]a vie ». Un tel besoin de détachement signifie-t-il qu’en 1909 il avait perdu tout espoir de réaliser ses ambitions littéraires d’autrefois ?

Étant finalement sorti des ordres, et obligé à devenir ouvrier, à « connaître la condition des pauvres », il est convaincu d’être devenu un paria pour la société québécoise. Quant à son départ pour les États-Unis avec la femme dont il aura l’année suivante un fils, il en parle comme d’une sorte de « bonne action » qu’il n’est pas, en 1909, sans regretter : « Par un dernier don-quichottisme j’ai adopté une femme excellente, mais que je n’aimais pas, pour la tirer de la misère, et je reste fidèle à cette oeuvre, fermant ainsi à mon coeur ses dernières avenues… »

À Boston, où il passe ses journées à « assembler des lettres pour des annonces de tailleurs et de charlatans », il dit souffrir de son isolement et du chagrin qu’il cause à sa famille. En insistant de nouveau sur le fait qu’il a perdu la foi, « [q]uoi qu’en puisse penser tout le genre humain », il affirme qu’un jour « les idées qui [lui] ont causé tant de déboires seront celles de la grande majorité des hommes ». Cette conviction d’être en avance sur son temps, que l’avenir lui donnera raison, sera d’ailleurs une des motivations importantes de sa tendance à se servir d’éléments autobiographiques dans ses écrits.

C’est apparemment la première fois que Dantin se livre à un tel récit autobiographique, et il s’étonne à la fin d’avoir écrit une si longue « épître » : « Accusez-en le secret plaisir qu’on éprouve à parler de soi, surtout quand par là on soulage, en les exprimant, des émotions longtemps contenues. » Il s’agit pourtant d’un récit très soigné, qui recourt notamment au passé simple et même au plus-que-parfait du subjonctif pour raconter les événements à partir de ses études à Rome. Il y a peu de ratures, ce qui témoigne non seulement de sa facilité pour l’écriture, mais aussi de la façon dont l’écriture s’empare du récit.

Certaines expressions de la lettre tendent vers l’hyperbole, comme les deux périodes de dix ans de « captivité » dans la communauté religieuse après sa perte de la foi — ce qui reflète sans doute la souffrance de ces périodes de lutte intime — alors qu’il s’agit de quinze ans en tout (du 18 décembre 1887 au 25 février 1903). Seers cultive aussi l’ellipse, négligeant de mentionner que la jeune fille belge n’avait que seize ans en 1894, ou que la femme de Montréal qu’il aurait adoptée « pour la tirer de la misère » était une femme mariée qui emmenait un bébé avec elle [13].

Une entorse plus importante à la vérité concerne son refus, dès son retour à Montréal, « de faire le jeu d’un hypocrite, et d’exercer aucun des actes de ministère ecclésiastique ». Selon Réjean Robidoux, c’est le cas à partir de 1897, et surtout à partir de l’automne 1900, mais entre la fin de 1894 et 1897, étant « sous l’étroite garde du père Estèvenon », il devait participer à l’adoration du Saint Sacrement et assurer un minimum de ministère externe. Le 26 mai 1896, il prononça même — ironie suprême — un sermon sur la perpétuité du sacerdoce dans l’Église, sermon mentionné dans La Semaine religieuse de Montréal du 31 mai [14].

Seers reste malgré tout étonnamment compatissant envers ses parents et, dans sa lettre du 30 mai 1909, il regrette toujours de ne pouvoir leur faire plaisir : « si je ne me sentais absolument incapable de retrouver la foi de mes jeunes années, je serais disposé aux plus grands sacrifices pour donner à ces pauvres parents la joie d’avoir au moins un fils [15] ».

C’est ainsi que, en août 1909, se trouvant en « vacances forcées », Dantin décide de faire un voyage à Montréal avec son jeune fils pour tenter une réconciliation avec ses parents. Comme il le raconte à Beaulieu dans sa lettre du 9 août, la visite est un échec. Son père lui a fait une scène terrible, en le sommant de se séparer de sa compagne. Lorsque Dantin a répondu qu’il était d’accord, mais « seulement dans des conditions compatibles avec l’honneur, qu’on ne [le] ferait sous aucun prétexte jeter à la rue, comme un chien, la mère de [s]on enfant », le père aurait déclaré qu’il ne voulait plus de rapports avec lui. À voir les larmes qui ont taché cette lettre expédiée depuis l’Hôtel Waldorf de Montréal, on mesure à quel point cette rupture affecte Dantin. Brisé, dégoûté de tout, il dit avoir songé à écrire une histoire de sa vie, « une Confession sincère et complète, comme celles de saint Augustin et de Rousseau [16], qui eût été, sinon la justification, du moins l’explication de [s]a pauvre existence aventureuse » (22 août 1909), et qu’il aurait pu au moins faire lire à Beaulieu, qui l’aurait compris. Il espère avoir la force de renoncer à un tel projet égotiste…

Cette confrontation avec son père a-t-elle modifié son analyse du comportement de celui-ci ? Dantin reconnaît par exemple, le 30 août, que si ses épreuves antérieures paraissaient porter « l’empreinte directe de la Providence », il souffre cette fois-ci « uniquement de l’injustice et de la cruauté des hommes ». En effet, l’insistance du père pour que son fils abandonne immédiatement sa compagne ne vise-t-elle pas surtout à protéger la réputation familiale [17] ? Pourtant, Dantin ne semble jamais avoir renoncé à l’espoir d’une réconciliation. Bref, on pourrait difficilement concevoir un fils aussi désireux de plaire à ses parents, et aussi peu compris.

Seers avait plusieurs raisons de se sentir abattu en août 1909. Le 18 octobre suivant, il avoue enfin à Beaulieu qu’au lendemain même de la rupture définitive avec sa famille, sa compagne lui avait annoncé son intention de le quitter. Même s’il redoute cette nouvelle solitude, non seulement il l’accepte, mais il donne à son ex-compagne son mobilier et promet de lui assurer de quoi subsister jusqu’à ce qu’elle trouve une position stable : « La même pitié qui m’avait fait adopter cette pauvre enfant dans la situation désespérée où elle se trouvait m’a fait comprendre qu’elle s’en allait tout simplement à la mort si je ne lui venais en aide même après qu’elle m’aurait quitté. » Avec son fils, il vit maintenant dans une seule chambre qui sert de cuisine, de « réfectoire » et de dortoir.

Deux mois plus tard, Eugène Seers écrit de nouveau à Beaulieu pour « tout [lui] déclarer sans réticence », en implorant son indulgence. Se demandant s’il n’a pas « dépassé les délicates limites qui séparent la bonté de la sottise », il avoue qu’en réalité sa compagne est partie avec un Français de Saint-Pierre-et-Miquelon [Jules Marie], le seul ami à peu près qui leur rendait visite. Seers admet avoir encouragé leur amitié, sachant qu’il ne la rendait pas heureuse. Il aurait même accepté, dit-il, qu’elle le prenne comme amant, toute affaire de coeur étant brisée entre eux. Mais ce qu’il n’avait pas prévu est arrivé : « mes deux amis s’éprirent sérieusement l’un de l’autre, d’un amour honnête et conjugal (pour l’avenir, s’entend) [18] ». Ils lui ont même demandé de les aider. Et Dantin accepte ! Il donne donc tous ses meubles à « la fiancée ». Quant à l’argent, l’histoire était plus complexe : « je lui promis le remboursement régulier, par paiement hebdomadaire, d’une somme assez ronde que je lui avais donnée jadis, qu’elle m’avait prêtée, et que j’avais perdue dans des spéculations malheureuses ». Installé en pension dans une famille canadienne, il conduit son fils voir sa mère une fois par semaine : « Ma compagne et son ami vont réellement se marier le mois prochain, et je suis bien assuré qu’ils vont me presser d’assister à leurs noces : ils ne connaissent que moi ici, comme je ne connais guère qu’eux. En voilà une donnée d’opéra comique !… » (Dantin souligne.)

Un des aspects intéressants pour notre propos est qu’au début de cette lettre, Dantin, découragé, disait avoir totalement renoncé à la littérature (« je sais que la littérature ne m’offre pas plus d’avenir que le reste »), mais à la fin il reconnaît que cette longue épître prouve qu’il a « renoué aux [sic] prétentions littéraires : elle contient assez de qui et de que pour alimenter toute une armée de subjonctifs » (Dantin souligne). Il reconnaît donc explicitement le caractère littéraire de cette lettre. En fait, il donne ainsi suite, peut-être inconsciemment, à son projet de se livrer à des Confessions, ce qui se voit clairement par son insistance sur la sincérité absolue de « ces confidences » et son désir de se montrer « au niveau de l’humanité commune et moyenne » plutôt que, comme auparavant, sous « un masque de dignité et de sagesse qui ne [lui] convenait nullement ». La rédaction de cette lettre semble d’ailleurs l’aider à voir la situation plus clairement : « Il y a des fois que j’en pleure, et d’autres que j’en ris […]. » Malgré son désarroi, Seers insiste sur le fait qu’à travers tout, il y a « une chose à laquelle [il] n’[a] pas renoncé, et à laquelle [il] espère ne renoncer jamais : c’est à poursuivre un idéal de bonté humaine, à vivre par le coeur, […] à être […] patient et bienfaisant en dépit de tout ». D’autres témoignages confirment ce trait de son caractère.

Une dernière lettre autobiographique, adressée à Alfred DesRochers le 19 octobre 1929 [19], est particulièrement intéressante parce que Dantin (qui signe maintenant toute sa correspondance « Louis Dantin »), en réponse à l’enthousiasme de DesRochers pour « La complainte du coeur noyé », y dévoile le lien entre ce poème et son premier amour :

C’est une étrange, et récente, aventure qui est venue remuer en moi ces souvenirs douloureux, mal ensevelis. Recevoir, après trente-six ans, une lettre de la première femme qu’on a aimée, dont on a été séparé malgré soi par un complot féroce, qu’on avait crue perdue à jamais ; la retrouver, naturellement, mariée et mère, mais ayant gardé la mémoire du coeur, vous ayant conservé l’ancien amour à travers la distance et les années : voilà un soubresaut qui compte, et qu’on sent le besoin de faire passer, tout naïf, tout brûlant, dans quelque évocation plaintive. J’ai revu en esprit cette blonde de seize ans qui, la première, me révéla l’amour et acheva de me faire voir la vanité des rêves métaphysiques ; qui m’infusa l’audace d’un suprême sacrifice, mais pour disparaître aussitôt de mon existence désemparée. Je sais qu’elle vit encore, à des milliers de lieues, qu’elle a souffert comme moi, et que, pas plus que moi, elle n’a oublié ! Ce sont des choses qui exaltent, qui poignardent et qui rendent heureux en même temps. Peu à peu elles se changent en une légende mythique où l’émotion s’enroule de symboles, et où l’art se fourre comme il peut [20]...

L’« attachement [inévitable et logique] » de 1909 est donc devenu en 1929 un grand amour qui a su résister à trente-sept ans de séparation. Néanmoins, choqué par le lien que fait DesRochers entre son histoire et celle de Charles Chiniquy [21], Dantin insiste à plusieurs reprises sur le fait que cet amour n’est pour rien dans sa perte de la foi, qui « s’était évaporée en quatre ans d’études scolastiques à Rome ». Quant au temps passé dans la communauté à Montréal, il répète que « pendant dix autres années, par lassitude, par fatalisme, pour faire plaisir à [s]es parents et à [s]es confrères, [il a] résidé dans le couvent, mais en qualité d’hôte, sans partager en rien les exercices communs et sans même entrer à l’église » (Dantin souligne). Si Robidoux a raison dans sa version des faits, il faut conclure qu’il était important pour Dantin d’oublier les compromis supplémentaires auxquels ses parents et le père Estèvenon l’avaient obligé durant ses premières années à Montréal.

La mention de la femme avec laquelle il est parti à Boston, « sans amour », est à peu près aussi laconique qu’en 1909. En revanche, Dantin juge beaucoup plus sévèrement sa décision de céder aux pressions en revenant au Canada :

Cela n’en fut pas moins la grande faute de ma vie, un holocauste imbécile que j’imaginais héroïque, voué à une finale débâcle après avoir fracassé tout mon avenir ; qui me fit perdre ma bien-aimée sans profit pour personne, sans même contenter le moins du monde les sauveurs ignorants qui me tyrannisaient ; qui raya de ma vie ses dix meilleures années et me laissa, à trente-neuf ans, seul au monde, sans ressource et sans un ami [22]...

On sent ici une nouvelle rancune contre ses parents (et le père Estèvenon) qu’on retrouvera également dans « La complainte du coeur noyé ».

Les oeuvres lyriques à tendance autobiographique

À partir de 1928 [23], en effet, Dantin semble s’être tourné vers la poésie pour exprimer de façon métaphorique la « vérité » des émotions que la vie lui a fait connaître. Chanson javanaise, Chanson citadine et Chanson intellectuelle, tout comme « La complainte du coeur noyé », participent de cette veine d’oeuvres lyriques à contenu autobiographique.

Lorsque DesRochers, enthousiasmé, s’offre pour faire publier les premiers de ces poèmes, Dantin refuse par peur du scandale :

Joindre cette « Liturgie » ou cette « Complainte » à la Chanson javanaise serait me trahir ipso facto, et donner trop beau jeu à des contrastes étroits et bêtes ; comme ceci, vous savez : « Les amours noires, voilà où a sombré ce renégat de l’amour de Dieu ! », etc. Tant que l’opinion canadienne en sera à pareil niveau, à quoi bon, je vous le demande, se soumettre à ses jugements ? Imprimez la Chanson toute seule, sans aucun nom d’auteur, c’est le plus que je puisse permettre, et cela même me fait courir des risques [24]...

Entre 1930 et 1932, les trois Chansons seront donc imprimées à tirage limité, sans nom d’auteur, et distribuées uniquement aux amis de Dantin. Il reste que ces quelques exemplaires atteignent déjà un public nettement plus grand que la correspondance personnelle. Quant aux craintes de Dantin au sujet d’une censure possible, elles n’étaient pas sans fondement. Lorsque Albert Lévesque décide, en 1932, de publier Le coffret de Crusoé, il en écartera Chanson citadine et Chanson intellectuelle par crainte des réactions possibles [25]. La publication de Chanson javanaise ne semble même pas avoir été envisagée. Il faudra donc attendre 1962 et la publication posthume des Poèmes d’outre-tombe [26], par Nadeau, pour que ces poèmes soient accessibles au grand public.

« La complainte du coeur noyé » est un assez long poème qui incorpore le système d’apocopes par élision des « e » muets que Dantin adopte pour produire un effet oral et populaire. C’est l’histoire d’un jeune garçon innocent voué à la prêtrise par ses parents dès la naissance, mais qui tombe amoureux d’une jeune fille blonde aux yeux bleus. Son abbé réagit en le battant, et ses parents lui disent de demander son coeur à la Sainte Vierge. Celle-ci étant sourde à sa requête, il quitte le monastère,

Mais son pèr’, ses frèr’s et ses soeurs

Par force ont arraché son coeur.

Pour le sauver d’impureté

L’ont dans la vaste mer jeté.

Le jeun’ moin’ s’en fut en pleurant

Trouver la dam’qu’il aimait tant.

Elle lui dit avec douceur :

« Si tu m’aim’s, il me faut ton coeur [27] »

Après quarante ans de recherches désespérées, il retrouve son coeur et le rapporte à sa bien-aimée. Mais celle-ci, le croyant mort, est maintenant épouse et mère. Elle lui rend tristement « la bagu’qu’autrefois/Il avait passée à son doigt », et il repart, « seul avec Dieu [28] ». Son coeur, relancé à la mer, y roulera, mort, pendant l’éternité.

Ce qui frappe surtout ici, c’est que le père, les frères et les soeurs (mais non la mère) sont présentés comme responsables de son malheur. Quant à la dame aimée qui refuse de l’accueillir sans son coeur, il se peut que ce soit une allusion à l’accueil un peu tiède que Charlotte lui aurait réservé lorsqu’il s’était échappé du bateau en partance pour le Canada afin d’aller la retrouver, comme le laissent entendre certains regrets exprimés par celle-ci dans les extraits de ses lettres que cite la biographie de Nadeau.

La première des trois Chansons publiées quasi clandestinement, Chanson javanaise [29], raconte à la première personne l’histoire d’un marin québécois qui rencontre une belle femme noire, ancienne princesse africaine, à Java. Ils tombent amoureux et vivent une idylle au coeur d’une nature tropicale luxuriante ; mais, au bout de seize mois, la belle « Clorinde », comme il l’appelle, tombe malade. Il la convainc de subir une opération, dont elle ne se remettra pas, et après sa mort il se met à parcourir le monde, inconsolable. Écrit en un style « oral » mieux réussi que celui de la « Complainte du coeur noyé », avec un refrain du genre folklorique qui joue sur la glossolalie et les sonorités, ce poème, par son histoire sentimentale, son vocabulaire et son cadre exotique, se rapproche du genre de la ballade anglo-américaine [30].

L’élément autobiographique dans Chanson javanaise renvoie à l’idylle amoureuse que Dantin aurait vécue avec une femme noire, Frances Johnston, à Boston, à partir d’octobre 1922 [31]. Devenue sa ménagère en août 1923 (dans le poème, la femme aimée est « l’Idéal’ ménagère »), elle meurt en avril 1924 des complications liées à une opération [32]. Ce poème, quoique assez réussi, pouvait choquer au Québec à l’époque parce qu’il met en scène, sans détour, une relation sexuelle en dehors du mariage, par surcroît avec une Noire, et parce que la femme aimée, avant de rencontrer l’homme de sa vie, travaillait comme prostituée [33].

La censure de Chanson intellectuelle par Albert Lévesque, dans le contexte du Québec de 1932, n’est pas étonnante. Ce poème de forme plus classique est le récit assez abstrait de l’évolution religieuse et philosophique du sujet poétique, qui perd la foi parce qu’il cherche avant tout la « Vérité ». L’élément-choc est le dénouement où le « je » aperçoit, à la fin d’un long cortège des « épris du Vrai » (Socrate, Platon, Érasme, Spinoza, Dante, Savonarole, Montaigne, Pascal, Rousseau, Tolstoï, etc.), le Christ, « [l]e plus doux des rêveurs, le plus grand des rebelles [34] ».

Pour sa part, Chanson citadine est un assez long poème dédié à Robert Choquette, d’une prosodie assez classique, où le sujet poétique décrit en détail tous les charmes d’une jeune fille de treize ans qui s’offre à lui, mais où le « je » (au contraire de l’auteur) finit par fuir ces « philtres malfaisants ». Chanson citadine aurait été refusée, selon le censeur, parce que « l’auteur [y] suppose une sorte de fatalisme par lequel la femme serait nécessairement vouée à la luxure [35] ».

Les autres avatars de l’autobiographie

« Esquisse d’autobiographie », un manuscrit en anglais que Gabriel Nadeau publie en traduction française au début de Louis Dantin. Sa vie et son oeuvre, est à vrai dire l’écrit de Dantin qui se rapproche le plus d’une autobiographie au sens de Lejeune. Rédigé en prose et destiné apparemment à être soumis à True Confessions ou à True Story [36] (Beauharnois devient Beauval), ce récit inachevé couvre uniquement sa vie jusqu’à son entrée précipitée dans la communauté des Pères du Très-Saint-Sacrement. Dantin y raconte comment ses parents, voulant faire de lui un enfant prodige, ont commencé son éducation à la maison dès un très jeune âge, au point qu’il a pu entrer en classe de syntaxe à l’âge de neuf ans (à dix ans, selon Robidoux). Le régime inculqué à la maison lui rend faciles le silence et les longues heures d’étude au Séminaire. Pendant toute son adolescence, il n’aurait rien connu des attraits de la femme, à part un petit épisode (vite oublié, dit-il) où, pendant les vacances, il a remarqué la beauté d’une petite voisine blonde et a osé lui serrer le bras avec ardeur. Détail surprenant, son père n’aurait pas été ravi la première fois que son fils lui a annoncé qu’il pensait entrer en religion, ayant espéré qu’il le rejoindrait dans son cabinet d’avocat. On lui propose alors de faire sa dernière année de philosophie à Paris, et c’est ainsi qu’à dix-sept ans, le « je » part pour l’Europe, disposant de deux mois pour voyager à sa guise avant le début du semestre. À la fin de ce périple, il fait la rencontre d’un camarade de classe qui le convainc de faire un tour avec lui en Belgique. À Bruxelles, lors d’une visite chez les Pères du Très-Saint-Sacrement où trois de leurs amis sont novices, en se rendant à la chapelle où a lieu l’adoration du Saint Sacrement, il vit une expérience mystique : « I thought I saw the Ark of the New Covenant, blazing with the Glory of God, his dwelling among men, his path of protection on a chosen people [37]. » Ayant la conviction d’avoir trouvé un havre de paix (« my haven of rest »), son esprit logique élabora ensuite, dit-il, des syllogismes pour se prouver que cette décision était bien fondée. Avant de raconter cette expérience si importante, Dantin décrit en détail, et avec beaucoup de respect, la raison d’être de la communauté des Pères du Très-Saint-Sacrement (sans les nommer). Mais au fur et à mesure qu’il essaie d’expliquer sa décision d’y consacrer sa vie, son écriture devient de plus en plus hésitante, avec beaucoup de ratures. C’est d’ailleurs sur ce point que le texte se termine.

Il est permis de supposer que ce texte a été rédigé assez tardivement, et il est intéressant, donc, de voir le soin avec lequel Dantin y décrit son père : « A man of ambition and indomitable courage, of quick temper and stern morality, equally violent in his loves and his hates, possessed of a strong sense of duty and justice, but apt at times to let his preconceived bias influence his judgement [38]. » Parlant de l’ascendance anglaise de son père, il se demande, comme dans la notice (auto)biographique de l’Anthologie des poètes canadiens de Jules Fournier (1920), si les trois races qui se mêlent en lui pourraient aider à expliquer les contradictions de son être et le chemin tortueux qu’a pris sa destinée. Sa mère, en revanche, est décrite comme le dévouement même.

Le dossier où se trouve cette « Esquisse d’autobiographie » contient aussi quelques notes éparses apparemment destinées à la suite du récit, dont celle-ci qui concerne plus la personnalité de Dantin que celle d’Eugène Seers :

Il m’est passé, au fil de ma vie, des fantaisies ébouriffantes, restées d’ailleurs presque toujours à l’état de rêves. J’ai voulu parcourir tout le cycle des expériences humaines, aspirer toutes les sèves, < m’inoculer des sèves étranges — rayé > m’inoculer tous les rêves, reculer les limites de ma personnalité, m’inoculer des sèves étranges qui pour un temps m’eussent transformé en une multitude d’autres êtres, connaître le dessus et le dessous de toutes les < écoles ? mot peu lisible >, de tous les mondes [39].

Il serait possible, comme pour la lettre autobiographique envoyée à Beaulieu, de trouver de petites lacunes dans ce texte, mais si ce n’était du changement de Beauharnois en Beauval et de l’absence de signature, l’« Esquisse » respecterait à la lettre le « pacte autobiographique » de Lejeune. On pourrait spéculer longtemps sur les raisons de l’inachèvement de ce récit, mais ce qui est certain, c’est que, tel quel, la seule signature qui lui conviendrait est « Eugène Seers ».

Les enfances de Fanny [40], que Dantin décrivait comme un « roman autobiographique », est paru en 1951, à titre posthume. Il aurait commencé à l’écrire en 1935, alors qu’« Esquisse d’autobiographie », selon Francoli, daterait de 1936. Aurait-il préféré, en fin de compte, l’autobiographie sous forme romanesque ? Le sujet de l’oeuvre qu’il choisit de développer témoigne en tout cas d’un changement d’orientation.

Raconter dans un roman une histoire d’amour entre un homme blanc, Donat Sylvain, et une femme noire, Fanny Johnston, était apparemment inacceptable à l’époque. Nadeau, lorsqu’il publie son livre sur Dantin en 1948, n’ose d’ailleurs pas parler de ce roman inédit ; il mentionne néanmoins Donat Sylvain, l’identifiant comme un ami de Dantin qui lui aurait confié les « amours étranges » qui ont inspiré Chanson javanaise [41].

Les enfances de Fanny, le récit d’un narrateur extradiégétique et hétérodiégétique, est-il vraiment un « roman autobiographique » ? N’est-ce pas plutôt un roman biographique ou une biographie romancée avec des éléments autobiographiques ? Le personnage principal est sans conteste Fanny Johnston (Lewis), dont l’aïeule était l’esclave préférée du planteur Johnston, et qui s’amourache à l’âge de quatorze ans de son maître d’école de trente-quatre ans, Monsieur Lewis. L’attirance étant partagée, ils finissent par faire l’amour, ce qui convainc l’instituteur, pour éviter le scandale, de l’épouser. Le mariage, dont naîtront trois fils, connaît vite des problèmes — économiques et autres —, et Fanny quitte la Virginie pour retrouver ses deux fils partis à Boston. Elle s’engage comme ménagère chez un Blanc, un illustrateur employé par une maison d’édition, ce qui mène peu à peu à une idylle à laquelle un ancien amoureux de Fanny, furieux de la voir fréquenter un Blanc, apporte une fin tragique.

Comme Donat Sylvain est une version « améliorée » de Dantin [42], ce roman s’inspire manifestement de l’épisode amoureux que l’auteur a vécu avec Frances Johnston. Il reste que Donat Sylvain entre en scène à la page 109 d’une oeuvre de 181 pages, et que tout ce qui précède concerne uniquement la vie de Fanny. De plus, beaucoup d’éléments du passé de Fanny coïncident parfois étonnamment avec le vécu de Frances Johnston [43]. La correspondance entre Dantin et Stanley Fields Johnston montre que ce fils de Frances ressemble énormément au personnage d’Édouard, fondateur de la revue L’Échange universel, dans laquelle paraît l’annonce qui entraîne l’histoire d’amour entre Fanny et Donat. Dans une lettre à Fields Johnston du 22 octobre 1922, Dantin écrit : « About my personal side, your work to produce me an acquaintance among the ladies of your race has had much more success than you seem to surmise, and has brought to me an experience which is one of the most surprising, most pleasant and most romantic of my whole life [44]. » De même, une série de cartes et de courtes lettres prouvent que la vraie Fanny avait un autre fils peu lettré qui voyageait en vagabond à travers l’Amérique et qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Robert, le troisième fils dans le roman. Notons aussi que Dantin profite du roman pour décrire Roxbury (le « Harlem de Boston »), les moeurs noires en général, la culture — en particulier la musique —, et pour montrer l’injustice de la ségrégation et des préjugés contre les Noirs.

Faut-il croire, comme le propose Francoli [45], que Monsieur Lewis, le maître d’école noir qui, à l’âge de trente-cinq ans, épouse une élève de quinze ans, est un autre avatar autobiographique de Louis Dantin ? Ce n’est pas impossible, vu l’histoire d’amour entre un T. R. P. Seers de vingt-huit ans et la jeune Belge de seize ans qui l’a amené à vouloir quitter sa communauté en 1894. Néanmoins, les lettres de Stanley Fields Johnston à Nadeau montrent que c’est surtout Frederick-Douglass Johnston, père de Stanley, qui a servi de modèle au personnage de Monsieur Lewis.

Ce qui est clair, c’est que l’élément romanesque a permis à Dantin de donner une version idéalisée [46] de sa liaison amoureuse avec une Noire, comme il n’aurait jamais pu le faire en rédigeant une autobiographie (ou une lettre autobiographique), mais de façon plus réaliste que dans un poème lyrique. Comme le souligne Georges May, le roman et le récit autobiographique, qui partagent une même utopie et les mêmes procédés littéraires, entretiennent entre eux des rapports privilégiés, voire organiques [47]. Se peut-il que Dantin ait voulu proposer, comme l’ont fait Gide et Mauriac, que le roman permet d’approcher la « vérité » davantage que l’autobiographie [48] ? Le fait d’avoir parlé d’un « roman autobiographique » invitait en tout cas le lecteur à en chercher les clefs, et a garanti un certain succès à cette oeuvre.

Pour finir, il convient de dire quelques mots de Louis Dantin. Sa vie et son oeuvre, qui, au dire de Nadeau, est la biographie que Dantin lui a demandé d’écrire et pour laquelle il lui a laissé toutes ses archives (sauf le manuscrit des Enfances de Fanny, qu’il confia à Rosaire Dion-Lévesque). Mais ce volume, qui consiste essentiellement en une longue enfilade de citations (l’« Esquisse d’autobiographie » en traduction, de longs extraits de la correspondance, des poèmes, des confidences) parfois commentées par Nadeau [49], s’apparente autant à l’autobiographie qu’à la biographie. Et tout comme Dantin, l’auteur fait attention à ne pas inclure des détails qui pourraient choquer le public de 1948. Ainsi, il évite de parler de Clotilde, la femme avec qui Dantin a quitté Montréal, parce qu’il lui serait difficile d’en dire du bien.

Dantin aussi, même dans sa correspondance, évite de dire du mal de cette femme qui avait apparemment réussi à le séduire à Montréal alors qu’elle devait être assez jeune (il dit l’avoir « adoptée » et parle d’elle comme d’une « enfant »). Il y a néanmoins un passage éloquent dans Louis Dantin. Sa vie et son oeuvre qui, sans la nommer, stigmatise cette femme mieux que tous les détails passés sous silence. La scène se déroule lors de l’avant-dernière visite de Nadeau, le 24 juin 1944, six mois avant la mort de Dantin, alors que celui-ci et son futur biographe sont attablés dans un restaurant modeste :

Il parle en français et cela finit par donner sur les nerfs d’une mégère prise de boisson. Elle nous dévisage. Enfin elle se lève et vient engueuler Dantin. Il ne dit pas un mot sous l’averse ; mais il me souffle ensuite : « Elle m’en rappelle une autre, sauf que celle-là m’enguirlandait sans être soûle et pour des riens. J’ai été longtemps comme le pauvre Hanotaux, poursuivi sans relâche, déchiré à coups de griffes. Ah ! j’ai payé bien cher ! J’ai payé trop cher [50] ! »

Un autre aspect de la vie de Dantin que Nadeau ne mentionne qu’à demi-mot [51] concerne sa vie sexuelle. Déjà en 1946, cependant, il en parle dans sa correspondance avec Liliane Beaulieu :

Je vous ai dit qu’il a donné dans l’homosexualité de temps à autre et mêlé les genres masculin et féminin, comme on dit. […] Mais c’est surtout la Femme qui l’a torturé. […] Il a composé trois poèmes érotiques, dont voici les titres : À une masseuse, Litanie-Symbole, Chanson-Nature. […] J’oubliais : il contracta la syphilis trois ans avant de lâcher la soutane et se soigna lui-même avec une pommade au mercure. J’espère que tous ces détails ne sont pas trop scabreux [52].

Les fonctions de l’autobiographie

S’il est clair que le fait de raconter sa vie était important pour Dantin, la fonction de l’élément autobiographique pouvait cependant varier selon le genre choisi. Dans le cas des lettres à Beaulieu et à DesRochers, les révélations autobiographiques participent à la création d’une amitié. Ces deux amitiés, en plus de celle d’Olivar Asselin (avec qui Beaulieu l’a remis en contact), changeront le cours de sa vie en l’encourageant à revenir sur la scène littéraire québécoise. Il y avait par ailleurs le besoin de se justifier à lui-même et de se sentir compris, comme dans sa confession à Beaulieu au sujet du départ de Clotilde. Et puisque Dantin semble avoir voué une grande partie de sa vie à la recherche d’une « Vérité » de plus en plus insaisissable, il était sans doute inévitable qu’il essaie d’explorer et d’approfondir dans ses oeuvres ses propres expériences, c’est-à-dire ce qu’il connaissait le mieux. En outre, pour cet homme très conscient d’être, par ses attitudes et son mode de vie, en avance sur son temps, l’écriture autobiographique représentait une forme d’engagement social. Ses oeuvres lyriques comme les Chansons, par exemple, où il pouvait se révéler tout en se cachant derrière une écriture métaphorique, encourageaient ainsi d’autres écrivains à se libérer des contraintes d’une société et d’une religion conservatrices. Les enfances de Fanny constitue de toute évidence un roman engagé, car l’amour entre l’être admirable et cultivé qu’était Fanny et un Blanc comme Donat Sylvain, si exempt de préjugés, visait visiblement à combattre le racisme.

Le recours répété à l’écriture autobiographique chez Dantin devait aussi correspondre, bien sûr, à une recherche identitaire, à un besoin de s’analyser. Ce dernier insiste souvent sur le caractère contradictoire et quasi incompréhensible de son être, comme sur le fait qu’il semble renfermer plusieurs personnalités [53]. Son recours à tant de pseudonymes, qui lui permet d’endosser le rôle de la transgression tout en gardant un certain anonymat, comme le montre Pierre Hébert, n’est pas sans rapport avec cette recherche identitaire ainsi qu’avec son besoin d’autonomie par rapport à son nom de baptême (qui était d’ailleurs celui d’un frère décédé l’année précédente à l’âge de neuf mois [54]).

Du point de vue du lecteur, ces récits autobiographiques d’une vie exceptionnelle, souvent entourés d’une ambiance de censure et de transgression, ne pouvaient que fasciner. Qui plus est, le fait d’avoir intégré des éléments autobiographiques à tant de genres différents dont, à la fin, la forme romanesque, constituerait selon Lejeune une ruse tendant à étendre « le pacte autobiographique, sous une forme indirecte, à l’ensemble de ce qu’on a écrit [55] ».

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Peut-on conclure, à la lumière du survol qui précède, qu’il faut parler des écrits autobiographiques d’Eugène Seers en ce qui concerne sa correspondance avec Germain Beaulieu, et de ceux de Louis Dantin par la suite ? Que faire alors de l’« Esquisse d’autobiographie » non signée, qui raconte uniquement la jeunesse d’Eugène Seers, mais qui daterait de 1936 ? Et que faire du personnage qui a confié à Nadeau, six mois avant sa mort, que sa vie avait été « une faillite complète [56] ». Se peut-il que ce soit là le même Louis Dantin qui a joué un rôle si important dans l’évolution et l’épanouissement de la littérature québécoise pendant la première moitié du xxe siècle ? En effet, sa préface, qui a fait connaître le premier poète québécois moderne, a aussi servi d’inspiration aux jeunes « exotiques » comme Marcel Dugas et Guillaume Lahaise, qui défendront à leur tour la cause de la modernité et de la révolution poétique contre le régionalisme nationaliste et ultracatholique du début du siècle. À partir des années 1920, les critiques et la correspondance volumineuse de Dantin joueront aussi un rôle primordial pour la génération de l’entre-deux-guerres, l’encourageant à libérer la littérature québécoise des tabous qui pesaient sur elle. Son exemple personnel, tout comme certains de ses textes, telles les Chansons à tirage limité distribuées aux amis, ont certainement aidé à enhardir des auteurs. En outre, ses positions sur des questions sociales et économiques, qu’il exprime surtout dans sa correspondance et dans Les enfances de Fanny, étaient très en avance sur son temps.

Il devait donc exister, parallèlement à cet écrivain célèbre, un Eugène Seers, auteur de confidences autobiographiques douloureuses (y compris son « Esquisse »), qui n’a jamais réussi à surmonter le sentiment d’échec créé par la condamnation sans appel avec laquelle sa famille a accueilli sa « perte de la foi ». C’est l’homme qui dit avoir vieilli dès son départ de Montréal, et qui se décrit déjà, à quarante-quatre ans, comme « un vieux sauvage, à l’air empêtré, à la conversation lourde et traînante, une espèce de Jean-Jacques que son habitude de vivre en marge de la société a rendu étranger à toutes les élégances sociales, et auquel le travail mécanique de tous les jours a commencé […] à ramollir le cerveau [57] ».

D’autres textes à tendance autobiographique, comme les oeuvres lyriques et son roman, sont l’oeuvre d’un homme qui souffre parfois encore des désillusions du passé, mais qui réussit à les surmonter et à connaître un certain bonheur. Cet auteur-ci, qui s’appelle Louis Dantin, s’inspire pour beaucoup de ces textes autobiographiques du vécu d’un homme qui s’appelle Eugene [YOU-jeen] Seers, sans accent. Il a apparemment beaucoup de succès auprès des femmes [58], fréquente avec plaisir le quartier noir de Boston, semble toujours prêt à aider autrui. C’est le même auteur qui trouve le temps, malgré un travail éreintant, d’entretenir une correspondance volumineuse avec ses compatriotes québécois, d’écrire assez de poèmes, de contes, et d’articles pour remplir cinq volumes, sans compter son roman posthume et les articles qui n’ont jamais été réunis en un livre. Eugène Seers, avec accent, enfant obéissant qui aurait tant voulu faire plaisir à ses parents, pouvait peut-être parler de « faillite », mais non pas Louis Dantin…