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Partir, c’est mourir un peu… et parfois revivre[Notice]

  • DOMINIQUE GARAND

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  • DOMINIQUE GARAND
    Université du Québec à Montréal

Ceux qui prétendent que le peuple québécois est composé de gens fermés à l’étranger et repliés sur leur nombril identitaire trahissent une nette méconnaissance de la littérature actuelle. Car on a eu beau, il y a quelques années, souligner à grands traits la montée d’un courant néorégionaliste, ce dernier est nettement supplanté par une tendance toute contraire, et ce, même s’il ne s’agit pas d’un mouvement organisé. Les romanciers québécois, et donc leurs éditeurs, affichent en effet une nette prédilection pour le dépaysement dans l’Ailleurs. Le phénomène me paraît assez important et singulier pour qu’une enquête soit menée à son sujet. Je ne suis d’ailleurs pas le premier à l’observer. En 2014, dans un dossier de L’inconvénient sur les nouvelles voies qu’emprunte la littérature québécoise, Mathieu Bélisle parlait des « grandes explorations » menées par les écrivains de la relève. Dans un colloque tenu à Paris en 2015 et dont les actes ont été publiés récemment, Anne Martine Parent observait également, à propos de l’ouverture à « d’autres contextes géographiques, sociaux, culturels et historiques », qu’elle « n’est pas le seul fait des écrivains migrants », mais s’inscrit au contraire massivement dans les oeuvres des « écrivains non migrants ». À peu près à la même époque, le chroniqueur Louis Cornellier signalait lui aussi la chose, cette fois pour s’en inquiéter. Dans une lettre à son confrère du Devoir Christian Desmeules, il déplorait « la tentation exotique », stipulant que « si un écrivain ne trouve pas dans son milieu, dans sa société, dans son pays suffisamment de sources d’inspiration pour nourrir son oeuvre », on doit conclure que, ou bien « cet écrivain manque gravement d’imagination, de sens de l’observation », ou bien « sa société est vraiment inintéressante ». Dans les deux cas, une telle oeuvre ne mérite pas qu’on s’y attarde. Cornellier établissait le fait de parler de sa propre société comme un enjeu moral mettant en cause l’authenticité et une sorte de devoir civique : « Qui parlera de nous, si ce n’est nous-mêmes ? » Plus conciliant à l’endroit de romans qui, tout en se déroulant ailleurs, « restent ancrés dans une expérience québécoise » (il citait en exemple deux romans de Gil Courtemanche), sans doute avait-il dans sa mire un roman comme L’homme blanc de Perrine Leblanc, situé en Russie et exempt de toute référence directe au Québec, ou encore Bunyip de Louis Carmain et La porte du ciel de Dominique Fortier, parus tous deux précisément en 2014, le premier situé en Tasmanie et en Papouasie, le second dans le sud profond des États-Unis, ici encore sans qu’aucune passerelle ne relie ces lieux avec le Québec. La protestation de Cornellier, vite et unanimement contestée, n’a pas trouvé preneur par la suite. D’ailleurs, le phénomène n’a cessé de s’accentuer depuis, si bien qu’il est en passe de révéler, paradoxalement, quelque chose de l’état actuel de notre culture. Pour justifier cet attrait pour l’ailleurs, il ne suffit pas d’évoquer la souveraine liberté du créateur et l’absence de limites à imposer au travail de son imagination. Si la tendance prend de l’ampleur, il faut tout de même savoir se l’expliquer. On peut bien sûr s’en remettre à des raisons socioéconomiques : avec la mondialisation et le prix abordable des vols aériens, les Québécois voyagent beaucoup, quelle que soit leur classe sociale. La vague des écritures migrantes au cours des décennies 1980 et 1990 doit également avoir joué un rôle dans la sensibilisation des Québécois aux situations vécues dans les autres pays, sans parler des débats mêmes sur l’immigration et des contacts directs, de plus en plus fréquents, …

Parties annexes