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Si Une saison dans la vie d’Emmanuel a représenté, avec d’autres romans qui lui sont contemporains, un moment de rupture dans la littérature québécoise, le cycle Soifs [1], en particulier son premier roman éponyme, marque également une transition. Cette transition revient paradoxalement sur la précédente, puisqu’on y retrouve la figuration d’un « présentisme » ayant pour caractéristique d’étendre le présent vers le passé et l’avenir par un « double endettement [2] », selon l’expression de François Hartog, qui voudrait réparer ce que le moderne cherchait à rompre. En effet, on n’a qu’à ouvrir l’un des romans du cycle pour voir à l’oeuvre cette extension du présent puisque tous collent à des événements contemporains, allant des tueries sur les campus nord-américains au 11 septembre, en passant par la montée de l’islamisme radical chez certains jeunes immigrants, tout en scrutant avec attention de nombreux traumatismes de l’histoire, de l’esclavagisme à la Shoah. Par ce double ancrage dans l’actualité et dans la continuité, le cycle de Marie-Claire Blais permet de saisir ce qu’implique le contemporain, cette temporalité singulière de l’époque où « le passé n’est pas simplement réintégré dans le présent, comme le précise François Noudelmann, [mais où] le présent est désormais vécu comme un passé [3] », c’est-à-dire archivé au moment même où il est vécu.

C’est dire que le savant dispositif textuel du cycle, qui a retenu l’attention de nombreux commentateurs, ne fait pas qu’entremêler les voix, il multiplie également les temps, qu’il donne à voir dans une complexe mosaïque intervenant au gré de réminiscences et des nombreuses figures artistiques qui y sont convoquées. Certes, chaque roman du cycle respecte une relative unité de temps (et de lieu, j’y reviendrai). Mais tout se passe comme si chacune des voix n’avait de cesse de scruter derrière la face parfois assourdissante du présent ce que celui-ci camoufle d’héritages le plus souvent déniés. C’est cette nouvelle extension prêtée à la catégorie du présent qui inscrit ces romans dans une tendance forte de notre contemporanéité — et de la littérature québécoise actuelle — où les ruptures avec le passé, jadis revendiquées, sont maintenant au coeur d’une interrogation qui cherche à retrouver le fil d’une continuité souterraine. Dès lors, la question qui se pose concerne les rapports entre ce régime de la temporalité et le dispositif complexe de l’énonciation. En effet, la polyphonie que le cycle met en oeuvre a ceci de particulier que son principe dialogique est pour ainsi dire à venir, puisque les voix qui la composent apparaissent le plus souvent comme autant de monades à l’autonomie radicale. Il s’agira donc d’interroger ce dispositif polyphonique afin de dégager ce qui, dans la pluralité qu’elle met en oeuvre, demeure à court d’une politique proprement dite, entendue ici comme « litige », au sens que Jacques Rancière donne à ce terme en tant qu’il « n’est pas une discussion entre partenaires mais une interlocution qui met en jeu la situation même d’interlocution [4] ». L’urgence des appels répétés à la justice dans le cycle est ainsi à mettre en relation avec cette insuffisance, dûment figurée par le microcosme de l’île, de même qu’avec le souci de plusieurs personnages d’assumer la part des pères dans les fautes du passé. Le double endettement du présent que j’entends repérer dans l’espace du cycle emprunte donc les traits d’une temporalité proprement messianique [5], puisque la « soif » de justice qui en forme l’arête répond de manière symétrique à la tâche de réparation des fautes du passé que semblent se donner les écrivains et les artistes qui l’habitent.

Ainsi, deux problèmes se posent. Il faudra d’abord analyser en quoi le dispositif polyphonique [6] du cycle permet d’entrevoir le politique non seulement au sein des divers énoncés faisant écho au discours social, mais aussi dans la pluralité que les romans mettent en oeuvre. Il s’agira ensuite d’interroger la modalité temporelle de ce même dispositif, en particulier la coexistence d’événements actuels et passés. On sait que la mémoire joue un rôle fondamental dans les romans du cycle [7]. Mais la mémoire, ici, loin de se limiter à renvoyer à tel ou tel événement du passé, est peut-être à envisager en tant que mode d’appréhension du présent en tant que tel, puisqu’elle s’appuie en permanence sur une nécessaire distance entre le sujet et ces événements. Tiphaine Samoyault évoque à juste titre la « mémoire du présent », qui serait le propre de la littérature, y voyant une « forme d’imposition prédictive de ce que sera notre présent dans l’avenir, une fois devenu le passé [8] ». S’il s’agit pour Samoyault d’insister sur la part sélective — qui repose toujours sur un pari — propre à toute oeuvre littéraire, celle qui vise à déterminer ce qui, au sein du présent, est appelé à devenir objet de mémoire, les romans de Marie-Claire Blais permettent de donner une extension différente à une telle notion. Ainsi la distance figurée par le motif de l’île n’est peut-être pas tant géographique que temporelle. Résider à l’écart du continent permettrait ainsi de percevoir les événements à partir d’une autre mesure, leur prêtant un caractère mémoriel avant même qu’ils ne soient passés.

Polyphonie et pluralité

Dans sa recension du troisième volet du cycle, Augustino et le choeur de la destruction, laquelle se voulait d’ailleurs une sorte de bilan d’un ensemble que l’on croyait clos, Michel Biron évoquait l’une des Notes américaines de l’écrivaine où celle-ci exprimait son désaccord esthétique et idéologique à l’égard de son hôte, Edmund Wilson (PDE, 52), avant d’ajouter : « [u]n tel aveu a quelque chose de compromettant, comme si la littérature s’avouait seconde derrière le combat idéologique. […] On peut penser que certains livres de Marie-Claire Blais pèchent justement par là [et] que c’est encore le cas dans cette trilogie [9] ». Sans doute, on n’aura aucun mal à discerner les convictions de l’auteure lorsqu’elle décrit les déboires d’un jeune Noir, Carlos, face à la justice américaine ou lorsqu’elle évoque les combats écologistes de l’écrivain Daniel. Pourtant, si l’on ne peut s’empêcher de reconnaître derrière tel ou tel énoncé des préoccupations propres à Marie-Claire Blais, ces diverses positions discursives ne représentent malgré tout, à l’échelle esthétique du cycle, qu’un discours parmi d’autres, l’une des nombreuses voix qui composent son espace radicalement polyphonique et qui font tout son intérêt. C’est donc à juste titre que Nathalie Roy rappelle qu’il faut se garder de choisir parmi ces voix (ou « discours ») du cycle celles « qui rendraient compte d’une perspective d’ensemble, et [auxquelles] on pourrait faire porter la signification, voire l’intention d’un roman donné [10] », insistant bien plutôt sur le rôle stratégique de « l’ambiguïté productive [11] » qui naît du procédé de collage propre au dispositif énonciatif. Il s’agit donc de déterminer le fonctionnement de cet ensemble disparate de voix, mais aussi sa fonction — esthétique et politique —, puisqu’il ne cesse de se nourrir non pas tant des événements de l’actualité que des discours qui les rapportent. En ce sens, un tel dispositif remplit à la perfection le rôle de « fou du roi » qu’attribue Angenot à la littérature, « second degré » de « cette cacophonie interdiscursive, pleine de détournements et de glissements de sens [12] » qu’est le discours social et que le travail de l’énonciation « ne fait que refléter ou enregistrer [13] ».

Comment, dès lors, lire un tel concert de voix ? Allons-y, tout d’abord, d’une précision terminologique. J’ai parlé, en introduction, du dispositif polyphonique du roman, cherchant à signifier par cet usage que le procédé narratif du cycle a « la capacité de capturer […], d’intercepter [et] de modeler [14] » les discours contemporains, suivant l’extension que Giorgio Agamben prête à la notion de Michel Foucault. De par son appartenance aux registres juridique et pratique, voire mécanique, le terme dispositif est ainsi tout indiqué pour désigner les interventions multiples pratiquées par les romans du cycle sur le discours social. Mais afin de décrire cette visée du dispositif, sans doute faut-il rappeler ce qui le constitue. Il importe d’abord de dire que ce n’est pas la narration qui change, à un rythme variable et le plus souvent au sein d’une même phrase, mais la focalisation, identifiée par une description (« Et Renata levait la tête » ; « et le juge descendait vers le hall » [SO, 210 et 35]) ou un monologue rapporté (« et Mère se demanda » [SO, 134]). Si chaque roman paraît privilégier quelques voix particulières (Renata et Mère pour Soifs, Samuel et Daniel pour Dans la foudre et la lumière, etc.), appartenant le plus souvent à la famille immédiate de Mère et de sa fille Mélanie, dans l’ensemble, les voix proviennent toutefois des milieux sociaux et des horizons idéologiques les plus divers, qu’on pense au pasteur noir Jérémy et à ses enfants, au juge Claude ou au cercle de poètes et de critiques entourant Daniel et Mélanie, sans compter les prostitués, les réfugiés en provenance des îles environnantes (Cuba ou Haïti) ou les jeunes migrants tentés par le fondamentalisme. Il est donc étonnant de constater que certains critiques discernent une « vision politique [15] » à partir des énoncés des romans du cycle, voire un quelconque « message de Blais [16] », alors que la fonction du dispositif vise au contraire à ce que ces discours se chevauchent et s’entrelacent, se contredisent, même, sans pourtant entrer en dialogue les uns avec les autres [17]. La pluralité qu’un tel dispositif donne à voir, c’est du moins l’hypothèse que j’aimerais soutenir, reste par conséquent confinée à un état pré-politique à l’intérieur des limites des romans du cycle. Aussi, pour bien circonscrire l’objet de cette représentation, faut-il sans doute s’arrêter sur la notion de « polyphonie », souvent utilisée par la critique, savante ou journalistique. Ce terme d’origine musicale a, on le sait, été défini par Mikhaïl Bakhtine à partir du commentaire d’une oeuvre que Marie-Claire Blais a beaucoup fréquentée, celle de Dostoïevski [18]. Notion désignant la « pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes [19] » qui traversent les romans de Dostoïevski, celles des différents héros étant « aussi valable[s] et entièrement signifiant[es] que […] le mot de l’auteur [20] », la polyphonie est la forme romanesque d’un « dialogisme » à l’origine beaucoup plus lointaine et dont le principe, clairement identifiable dès l’apparition du « dialogue socratique », établit le lieu de la vérité « entre les hommes » plutôt que « dans la tête d’un seul [21] ». Suivant ce principe, Kristeva avait raison de le remarquer, le dialogisme propre au roman polyphonique ne réside pas simplement dans le dialogue entre les différentes voix qu’il donne à lire mais entre le sujet « et la voix de l’autre [22] », c’est-à-dire aussi bien entre le sujet et les voix qu’il expose qu’entre son dispositif et l’Autre qu’il appelle au-delà de sa clôture. Il y a ainsi une parenté certaine entre ce principe dialogique et la conception « non souveraine » de la liberté que l’on retrouve chez Hannah Arendt. En effet, pour Bakhtine, « le dialogue est le but », et non un moyen : « une voix ne finit rien, ne résout rien [et] deux voix sont un minimum de vie, d’existence [23]. » De même, on sait que la pluralité est pour Arendt la condition minimale du politique, seule à même de produire une action inattendue, c’est-à-dire non prévue par le régime des fins propre à un quelconque idéalisme. C’est aussi au sein d’une telle pluralité que pourrait apparaître la « liberté politique [24] », de nature collective, donc, qui pour la philosophe est à la fois « initiante » et « non souveraine [25] », ce qui signifie qu’elle doit s’en remettre à la parole des autres qui lui font face pour exister.

Voyons maintenant ce qu’il en est de la polyphonie du cycle. On a déjà relevé que la pluralité mise en oeuvre par le dispositif polyphonique demeure en puissance, limitée à l’espace de la représentation et pour cette raison toujours à la recherche de son Autre pour véritablement « initier » quelque chose, ouvrir un second espace qui serait celui de la délibération proprement dialogique. Car il faut le remarquer, les différentes voix, au sein des romans du cycle, ne se rencontrent que rarement, s’entrelaçant plutôt sur le mode de la juxtaposition à moins de provenir du même milieu social. La structure dialogique, dès lors, si elle est esquissée par le dispositif des voix, repose en définitive sur la communauté des lecteurs, seuls à même de discerner les divers discours et leurs différends idéologiques, de les confronter les uns aux autres pour ainsi faire une réalité effective d’une pluralité que les romans donnent à voir en négatif.

Il existe pourtant un rare exemple d’interaction qui, par le malentendu qu’il provoque, peut faire office de paradigme. On se rappellera que, dans le deuxième volet, Samuel rencontre au coin d’une rue de New York une jeune itinérante qu’il nomme la Vierge aux sacs. Dans ce qui, à ses yeux, s’apparente à un délire, elle prophétise alors l’écroulement des gratte-ciel de New York (DFL, 93). Si Samuel oppose d’abord à ces imprécations un déni plutôt banal, dans le contexte où elles prennent place, il en ira autrement après les événements que l’on sait, qui font office de rencontre traumatique avec le réel et entraînent un bouleversement considérable du rapport au monde chez le danseur. Le troisième volet le représente hanté par le visage de ceux qui ont chuté des tours en flammes, parmi lesquels il croit avoir reconnu Tanjou, de même que par la Vierge aux sacs, qu’il recherche de manière obsessionnelle, tout en travaillant à la chorégraphie d’Arnie Graal tirée des mêmes événements. Marchant un jour dans le parc, Samuel y va d’une réflexion fort instructive devant la femme qui se trouve à la place qu’occupait l’itinérante lors de leur rencontre : « on aurait dit que, comme la Vierge aux sacs, elle était en retrait de toute demande, sidérante parce que sans voix […]. » (ACD, 130-131) Tout porte à croire que la Vierge aux sacs acquiert de la force du fait de son absence ; elle devient, comme celle qui lui succède, « sidérante » par son silence mais est aussi paradoxalement écoutée, voire appelée, ce qui ouvre un espace dialogique spectral, décalé dans l’après-coup et donc reporté à l’extérieur du dispositif même. Ainsi, l’Autre, dans les romans du cycle, ce n’est pas celui qui se cache derrière ceux qui parlent, mais celui qui entre en dialogue avec la pluralité produite par cette multiplicité.

La « douloureuse oisiveté » d’une île

Quittant le caractère proprement formel de ce dispositif, c’est maintenant aux limites de l’espace représenté que je voudrais m’intéresser, puisque c’est à partir de telles limites que l’on peut trouver une signification à la pluralité négative que révèle ce dispositif. Si, comme on l’a vu, il semble hasardeux de se saisir de tel ou tel discours aux fins de l’interprétation, il s’agit donc d’être attentif au montage qui les donne à voir. L’ouverture de Soifs, à cet égard, est exemplaire. On sait que le personnage de Renata, très présent dans ce premier volet, incarne la « soif » du titre qui désigne aussi bien son désir que son souci viscéral de justice. Avocate dans ce roman (elle deviendra juge par la suite), mariée à un juge, Claude, elle ne cesse de remettre en question la peine capitale, toujours en vigueur dans nombre d’États américains. Mais au-delà de ces prises de position, qui certes contribuent à la tonalité générale des romans, ce qui importe, il me semble, c’est la position stratégique d’une telle préoccupation en ouverture du cycle. C’est d’ailleurs en regard de cette ouverture que l’on peut déceler au mieux le rôle de l’île dans le choix des lieux de représentation.

Personne n’ignore que la petite île des Caraïbes, jamais nommée mais dont l’appartenance aux États-Unis est soulignée à plusieurs reprises par les romans du cycle, partage plus d’un trait avec l’île de Key West, où Marie-Claire Blais réside depuis plusieurs années, et qui lui offre un « point de vue privilégié » pour « écrire cette marche du monde [26] », comme Pascale Montpetit en fait la remarque après s’être entretenue avec l’auteure. L’île est donc à la fois au coeur de ce monde en effervescence, synecdoque d’un pays de contrastes — « terre de lait et de miel » (SO, 164) pour Edna, la mère du rescapé Julio, et pour d’autres lieu de tensions raciales avec ses « Blancs Cavaliers de l’Apocalypse [et] de la suprématie blanche surgis de leur invisible enfer » (SO, 87) —, et à l’écart, lieu de refuge espéré pour les uns, de repos ou de loisir pour d’autres, et même lieu d’agonie pour Jacques, le spécialiste de Kafka atteint du sida. C’est cette distance indéterminée que vient expliciter l’ouverture du roman dans son rapport à la Loi :

Ils étaient ici pour se reposer, se détendre, l’un près de l’autre, loin de tout, […] le juge avait dû maintenir son verdict de culpabilité avant son départ, mais ce n’était pas cette juste sentence qui inquiétait sa femme, […] il y avait cela, qui était toujours au milieu de leur étreinte ou de leur colère, […] l’exécution d’un Noir inconnu dans une prison du Texas, la mort par injection létale […]

SO, 13 ; je souligne

Le cycle inauguré par Soifs s’ouvre donc sur une interruption, un repos, une « douloureuse oisiveté » (SO, 17) qui est aussi l’après-coup d’une « juste sentence » mise en contraste avec une exécution capitale interprétée comme une injustice, dans la mesure où le prévenu n’aurait pas bénéficié d’une défense pleine et entière en raison d’une inégalité sociale toujours présente, plus de trente ans après les revendications des Noirs pour les droits civiques (revendications dont l’écrivaine a été témoin [27]). Ce repos du juge, qui devient le prétexte à une réflexion sur les dispositions de la Loi, ouvre ainsi un espace où celle-ci voit son application suspendue, et où il est possible de la discerner de manière légèrement décalée. Il faut d’ailleurs soupeser ce statut de la Loi avec attention puisque la distance prise à son égard par Claude et Renata se manifeste de nouveau à la toute fin du roman, comme s’il fallait souligner le caractère temporaire de cet éloignement, qui coïncide ainsi avec les frontières tant de l’île que du livre : « […] loin de tout, ils étaient ici, Renata et Claude, pour se reposer, se détendre l’un près de l’autre, le juge ayant maintenu son verdict de culpabilité […] » (SO, 313) ; « […] et Renata lisait ces mots d’une lettre de Claude, c’était la fin de sa convalescence, […] guérie, qu’elle revienne poser sa candidature de juge, il la soutiendrait […] » (SO, 297). La durée du roman correspond ainsi à la durée de la convalescence de Renata comme à une posture de retrait qui les a tous deux mis à distance d’une fonction, non sans que quelque chose ait dévié légèrement de sa course [28], et de la Loi en tant que telle, qu’ils s’apprêtent à rejoindre.

Et c’est l’ensemble de la représentation qui paraît s’inscrire dans cette logique d’une suspension indéterminée mais qui n’en affecte pas moins les coordonnées spatiotemporelles du roman — pour s’en tenir ici à Soifs —, notamment l’unité de temps qui épouse la durée d’une fête constamment rappelée de trois jours et trois nuits. Cette fête aux allures de carnaval, avec ses chars allégoriques et ses personnages costumés, contribue d’ailleurs à l’ambiguïté générale de la représentation, puisque les travestissements qu’elle donne à voir, suivant le changement parfois accéléré de focalisation du dispositif énonciatif, peuvent se doter d’un nouveau sens en fonction de celui qui les regarde, comme le révèle cette séquence où Daniel, lors de la réception dont il est l’hôte, remarque de l’autre côté de la clôture qui ceinture sa propriété une « Ombre » qu’il identifie d’abord comme étant la « femme de l’un de ces Blancs Cavaliers », avant de voir dans l’enfant qui l’accompagne vêtu d’une « robe qui sembl[e] cousue à son corps, sous le drap blanc de la cagoule, […] un enfant costumé pour les fêtes comme on en vo[it] défiler beaucoup » (SO, 269-270). La fête permet donc tous les masques, mais éveille aussi toutes les craintes, comme le montre Jenny, dans la suite du passage, qui, loin de voir dans les mêmes figures des costumes de carnaval, entend plutôt sortir de ces « têtes sournoises [qui] sont dissimulées sous des cagoules, […] ces mots sifflés dans les crachats, […] Nègres, nous allons tous vous lyncher » (SO, 270). Par son ambiguïté constitutive, l’île permet donc à nombre de figures en provenance d’un passé truffé d’injustices de se rappeler au souvenir du présent sous le voile d’une fête qui tient le sens suspendu. Ainsi, loin de n’être qu’un thème parmi d’autres, cette figuration de la Loi ou de l’injustice (selon le point de vue d’où il est abordé) qui ouvre Soifs — et avec elle l’ensemble du cycle — est à mettre en rapport avec deux de ses enjeux les plus criants : celui, esquissé plus haut, du politique, et celui du double endettement du présent.

Dette et exigence actuelle de réparation

Si l’injonction méthodologique qui accompagne la pluralité propre au dispositif polyphonique du cycle amène à éviter de favoriser l’une ou l’autre de ses voix, la révolte qui imprègne la tonalité générale des romans est indéniable. Le défi, que la critique n’a pas toujours relevé, consiste donc à intégrer cette révolte à l’analyse, à la mettre au centre de l’investigation, sans pour autant se limiter à prolonger les énoncés des différents romans chargés de lui prêter un objet. S’il se révèle indispensable de prendre certains de ces énoncés pour point de départ, il est encore plus déterminant d’interroger la logique qui imprègne l’espace de la représentation suivant la problématisation de la Loi qu’effectuent les romans du cycle. Car s’il y a un motif qui, par sa cohérence et sa constance, laisse sa marque sur la trame, c’est celui de l’exigence irrépressible de justice qui, loin de se limiter à quelques situations bien précises, reçoit une extension indéfinie dans la voix de Renata :

mon destin est un destin incompréhensible et informe, je n’étais pas prévue dans les plans de Dieu, quelle sensation de douloureuse oisiveté l’avait poussée à dire à son médecin, enlevez cette tumeur maligne, […] ses sens ne seraient-ils pas toujours trop pauvres pour savourer ce monde qui était le sien, […] un magnifique jardin, fragmenté, brisé, mais c’était le sien.

SO, 17

Cette figure du monde comme jardin brisé n’est pas sans évoquer un certain messianisme et l’exigence d’achèvement qu’il soutient dans sa traversée de l’histoire. Car pour qu’il soit « brisé », il a fallu qu’une unité prévale, dans l’histoire ou dans ces « plans de Dieu », et l’exercice de « gardiens » de la Loi, que remplissent Renata et son mari, implique par conséquent soit de rétablir cette unité, soit de « maintenir ce qui existe ou ce qui [est] menacé [29] ». On peut d’ailleurs se demander ce que signifie cette imprévisibilité perçue par Renata quant à la place qu’elle occupe dans ce monde, car celle-ci lui donne paradoxalement tout « loisir » de travailler à son renouvellement. Dans la foulée des travaux de Gershom Scholem, Agamben rappelait récemment que « le caractère peut-être essentiel du messianisme est justement le rapport particulier qu’il entretient avec la Loi [30] ». Car si nombre de récits de la littérature talmudique ou kabbalistique — et Kafka à leur suite — s’interrogent sur la validité de la Loi aux jours du Messie, c’est avant tout parce que celle-ci fait office de rempart, qui par définition se révèle toujours insuffisant. De ce point de vue, le souci de justice de Renata — et l’urgence dans laquelle l’exigence éthique se manifeste dans le cycle — face à ce « jardin » fragmenté et brisé fait écho à cette insuffisance de la Loi vécue sous le signe du messianisme.

C’est cette inadéquation du monde et de la Loi qui permet de comprendre en quoi le politique envisagé depuis cet éclairage messianique se révèle sous une épaisseur temporelle inédite. Car Gérard Bensussan le rappelle avec à-propos, « le messianique ne désigne à proprement parler ni un état ni une époque ni même une communauté à venir, mais la teneur infime d’une action ou d’un événement porteur d’éternisation […] [31] ». Cette transcendance de l’événement ne se limite pas à en conserver la trace dans une quelconque mémoire ; ce qui lui donne son caractère extra-temporel réside plutôt dans ce qu’engage cette mémoire de l’événement, dans l’exigence de réparation qui fait de l’attente un affect proprement contemporain, voire actuel : « le messie ne peut venir qu’aujourd’hui car il est par lui-même la levée des prières qui ne peuvent plus attendre [32] ». C’est dans ce « ne-plus-pouvoir-attendre » que la composante politique fait son apparition dans la logique messianique qui traverse les romans du cycle, à partir d’une demande d’émancipation immédiate et pourtant constamment ajournée, qui ne serait « que promise [33] », écrit Bensussan, mais toujours réclamée, et donc attendue, « aujourd’hui » même.

Cette exigence de justice, « éternellement vivante » (SO, 114), comme le dit Mère d’une photographie qui en rappelle l’objet, traverse les romans du cycle et donne au présent toute son épaisseur temporelle, puisque nombre de voix se montrent attentives au poids d’une dette en attente de rachat. Cette dette ineffaçable apparaît d’abord aux yeux de Claude, pour qui « on ne rachetait jamais les fautes de ses pères » (SO, 15), de Renata, ensuite, qui réfléchit au fait que « nos visages ne sont pas complètement à nous [et remontent] des ravages de temps qui nous ont précédés, des cruautés de l’histoire » (SO, 19), avant de migrer aux quatre coins du cycle pour faire du trauma la structure la plus propre à la catégorie du présent. De la mémoire des camps à celle de l’esclavage, aux effets toujours présents, comme l’expose avec véhémence Petites Cendres, obligé de se prostituer (« comme vous, ces hommes du Ku Klux Klan sont encore libres, […] j’abdique, je renonce, mais un jour vous aurez le châtiment » [ACD, 248]), les différentes voix du cycle ne cessent ainsi de renvoyer la réparation des fautes en provenance du passé à un au-delà qui se fait pourtant pressant. Ce présent doublement endetté, ce qui permet de le lier non à un passé à recueillir — dont le sujet aurait maintenant la charge, suivant la « psychologisation de la mémoire [qui] a donné à tout un chacun le sentiment que, de l’acquittement d’une dette impossible, dépendait finalement son salut [34] » —, mais à ce qui dans ce passé appelle une réponse, nécessairement utopique, donc à venir, fait des romans du cycle le promontoire parfait pour apercevoir le présentisme contemporain. Daniel, cet écrivain qui progressivement substitue l’action à l’écriture pour tenter de préserver le futur, notamment écologique, incarne d’ailleurs à la perfection ce double endettement qui enserre le présent, lui qui énonce peut-être de la manière la plus forte la continuité du passé au sein du présent : « Les enfants héritent du passé de leur père, même si ce passé ne leur est que partiellement révélé […] » (ACD, 79), tout en oeuvrant, dans les derniers romans du cycle, à la préservation de l’environnement. Ce que le roman met constamment en cause, aussi bien dans ses énoncés que dans le choix de son matériau, c’est donc le refus d’assumer une dette en provenance du passé, même si cette dette se confond avec la part insue propre à tout réel traumatique.

Cette structure de trauma, qui noue le passé aux événements du présent, est, on le sait, idéalement représentée par les nombreuses références artistiques — à la danse, à la peinture ou à l’écriture — qui traversent chacun des romans du cycle et sur lesquelles je voudrais brièvement m’arrêter avant de conclure. On se souvient sans doute du différend qui oppose Samuel au chorégraphe Arnie Graal, qui lui reproche de ne voir dans la lente chute des corps qu’il met en scène que les seuls vestiges de la « dramatique actualité du présent » (ACD, 226), c’est-à-dire de s’en tenir à la seule face, nécessairement présente, du visible [35]. On se souvient que Samuel est littéralement hanté par des fantômes dont on ignore la provenance — au contraire des avions qui atterrissent sur la table de sa cuisine et des « attentats qui [ont] élu domicile entre ses murs » (NR, 92) —, victimes de tortures et de sévices divers (ACD, 287). La danse est donc pour lui une manière de prêter un corps à ce qui revendique une présence dans l’instant, d’offrir la force d’un événement à ce qui erre dans une temporalité indéterminée. Ces fantômes revendiquent un visage, appartiendraient-ils à un événement auxquels ils n’ont eu aucune part. On retrouve ce même jeu fait de présence et d’absence, de tyrannie du présent propre à l’image, dans l’évocation de deux oeuvres aux esthétiques opposées mais qui soulignent de manière critique l’occultation des vestiges du passé au sein de leur représentation. Celle d’Andy Warhol, d’abord, dont les portraits de personnalités célèbres et de produits de consommation avaient déjà fasciné Marie-Claire Blais lors de sa première immersion en terre américaine, est évoquée pour sa capacité à figurer la captation dont les objets qu’elle représente sont capables (PDE, 26-27). On peut également penser aux débris de toute sorte, « lambeaux de chiffons, carcasses de petits animaux » (DFL, 47), cimentés et soudés par Mark et Carmen, rencontrés par Daniel dans sa résidence d’artiste en Espagne, à l’égal des oeuvres de Rauschenberg évoquées par Samuel (NR, 95), et qui forment pour ainsi dire l’autre face, soit les vestiges délaissés par le discours social dans l’établissement du contenu d’une mémoire du contemporain. C’est donc à travers la démarche de ces artistes, autant représentés que simplement évoqués par l’écrivaine, sans parler des Étranges années, ce roman commenté à satiété par le cercle de critiques et d’écrivains qui entourent Daniel, que Marie-Claire Blais résume au mieux cette cohabitation incongrue du passé et du présent appelée à formuler la réparation exigée et attendue dans la soif.

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J’ai suggéré plus tôt, à partir d’une proposition de Tiphaine Samoyault, que les romans du cycle permettaient de créer une mémoire du présent, expression à entendre comme ce geste de l’écriture qui discerne parmi le chaos des événements ceux qui sont appelés à devenir objet de la mémoire du futur. Mais on peut encore considérer cette figure singulière de la mémoire d’une tout autre manière. On l’a vu précédemment, le dispositif polyphonique crée une communauté plurielle qui fait écho à la diversité de classes et d’origines de l’espace politique, mais dont le principe dialogique n’est représenté qu’en puissance, en attente de son Autre. Si l’on peut considérer, avec Jacques Rancière, qu’« il y a de la politique […] dans toutes les formes de lutte, d’action, d’intervention qui réaffirment la décision sur les affaires communes comme étant l’affaire de n’importe qui, et comme la démonstration de l’égale capacité de n’importe qui [36] », on peut soutenir que c’est précisément ce postulat de l’égalité qui fait défaut, dans l’univers social représenté par Blais, tout en étant appelé par la forme même de son dispositif. Cette politique du roman qui reste à venir est ce qui permet de mesurer l’écart entre ce qui est et ce qui ne peut plus attendre, comme les nombreuses voix du dispositif s’appliquent à le répéter. La mémoire du présent que le cycle Soifs met en oeuvre, avec sa constante intrication des différentes modalités du temps, cerne donc une capacité à recevoir l’actualité des événements à partir des exigences léguées par ce qui n’a toujours pas trouvé sa résolution.