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L’enfant bafoué, maltraité, battu semble hanter l’oeuvre de Michael Delisle. En effet, que ce soit dans son dernier récit, Tiroir no 24, où le petit orphelin Benoit n’arrive jamais à se donner une vraie famille et a le visage et une partie du corps brûlés dans un incendie ; dans Dée, où la toute jeune maman de dix-sept ans, Audrey, répète sur le corps de son bébé les sévices qu’elle a subis à peine quelques années plus tôt ; dans Le désarroi du matelot, où un jeune garçon, tué par un homme, laisse son empreinte spectrale sur les personnages ; dans Fontainebleau, où les gamins du quartier sont livrés à leur désoeuvrement et à leur bêtise ; dans Le sort de Fille, où la violence sexuelle, l’inceste et la cruauté sont très présents, Michael Delisle met en scène la jeunesse comme temps d’un crime perpétré contre l’enfant, crime que ce dernier répétera, très tôt, de façon tout à fait symptomatique, sans vraiment s’en apercevoir, en s’en prenant à lui-même ou à autrui.

C’est en ce sens que, chez Delisle, l’enfance est mise à mort ou encore avortée. L’enfant est réduit à répéter sans cesse ce qu’il a vécu et subi, sans qu’il y ait pour lui la possibilité de sortir d’une temporalité qui semble s’être figée, qui s’est enrayée et qui n’arrive qu’à se rejouer indéfiniment. Ce sont les enjeux de ce temps offert par l’enfance que nous nous proposons d’analyser ici.

L’enfance battue et assassinée ferait partie, selon nombre de sociologues, de l’imaginaire québécois et aurait été inhérente à la perception de la « Grande Noirceur ». Sa représentation aurait suscité une impulsion collective de quitter une période violente et autoritaire. On songe alors à l’histoire d’Aurore Gagnon, la petite fille qui a été tuée après avoir été rouée de coups par sa marâtre, en 1920. Cette histoire viendrait en 1952, au moment où sort le film La petite Aurore, l’enfant martyre [1], inscrire dans des scènes que l’on a lues comme l’expression d’une terrible injustice la violence faite à l’enfant dans le Québec religieux et prémoderne. Elle va marquer, dans son adaptation au cinéma, un tournant historique important où la révolte peut s’instaurer contre un état de fait. Le film de Jean-Yves Bigras tâcherait en effet de dénoncer les humiliations, les coups et les blessures infligés à une société. C’est en tout cas cette interprétation qui en aurait garanti le succès, selon de nombreux commentateurs.

La scène inaugurale de la modernité ?

Comme l’écrit Jean Gaudreau [2], pour le spectateur du film de 1952, qui revient donc sur un fait divers qui a eu lieu trente ans plus tôt, « le régime totalitaire imposé par la belle-mère d’Aurore, c’est beaucoup la “grande noirceur des Québécois” [3] ». Le film de 1952 soulignerait, mettrait en récit et construirait une aliénation nationale, par l’intermédiaire de la fustigation et de la mort d’une petite fille qui, une fois constatées et dénoncées, donneraient naissance à un combat contre l’ignorance.

Si beaucoup de films et de récits modernes nous ont habitués à réfléchir sur les conséquences historiques et sociales du sort réservé aux enfants et à construire un récit qui permettrait une émancipation ou qui apporterait une explication historique à certains actes accomplis plus tard par une génération d’adultes traumatisés durant leur enfance, les romans de Delisle s’éloignent en partie de ces considérations. Il n’y a pas chez Delisle de réelle pensée de cet assassinat de l’enfance dans ce que celui-ci pourrait engendrer comme conséquences sociales.

Michael Delisle ne tente pas de façon manifeste de montrer la naissance de quelque chose à travers ses visions de l’enfance. On ne peut parler de manière claire, au sujet de Delisle, de réflexion sur une génération, parce que son travail s’intéresse particulièrement aux enfants qui n’ont pas pu devenir les adultes d’aujourd’hui. C’est éventuellement au lecteur et à la critique d’imaginer quel rapport de cause à effet pourrait être établi entre d’une part les enfants nés à la fin des années 1950 ou au début des années 1960, au commencement de la modernité québécoise, et d’autre part les adultes qui sont en 2010 quinquagénaires et sexagénaires.

En ce sens, le critique Michel Biron, dans la lecture qu’il a faite de Dée [4], a cédé à la tentation de l’explication historique et a montré de manière convaincante comment il y aurait un réquisitoire contre le Québec dans les textes de Delisle. Pour Biron, il y a une scène constitutive d’un avenir dans Dée. Il écrit :

[Dans ce roman,] la vie elle-même […] est atteinte, vidée de sens, livrée à la pauvreté la plus complète. Nous sommes pourtant à l’aube de la modernité, dans une banlieue qui deviendra le symbole de la réussite sociale pour les générations futures. La modernité, symbolisée par la transformation de la boue en asphalte, n’aura pas tenu ses promesses. Ce n’est pas le Québec obscurantiste de Duplessis qui est mis en cause ici. C’est le Québec moderne, celui qui a cru à l’American way of life. C’est le Québec d’aujourd’hui [5].

L’argument de Biron est le suivant : le progrès s’instaure sur une nouvelle scène où un traumatisme fondateur semblable aux violences du duplessisme prendrait une ampleur que Delisle révélerait. Alors que nous aurions pu croire que la modernité en avait fini avec le traumatisme infantile et qu’elle avait instauré un nouvel ordre des choses où l’enfant québécois pouvait échapper aux mauvais traitements causés par l’ignorance, il semble à Biron que le Québec contemporain repose sur une horreur fondatrice que Delisle pointe du doigt. Si le critique a vraisemblablement raison de penser que Delisle s’attaque à la modernité qui s’est installée au Québec dans les années 1960, il nous est plus difficile de penser que Delisle condamne de façon aussi engagée le monde contemporain et surtout qu’il pose les années 1960 et les éventuels traumatismes qu’elles ont engendrés comme scène inaugurale d’un avenir qui est maintenant notre présent. En d’autres termes, est-il possible de lire Delisle autrement que dans une perspective historique et sociale qui mettrait avant tout en question notre monde contemporain ?

En fait, l’écrivain s’intéresse très peu, dans son travail, à l’actuel. Ses récits restent en quelque sorte arrêtés sur cette enfance lointaine que les livres figent. Nous pourrions être étonnés de constater chez Delisle cette « gêne » à mettre en scène un devenir historique. C’est sur les êtres qui ne peuvent pas participer au progrès et à la marche du temps que se penchent les récits de l’écrivain. Il donne à voir ceux et celles qui ont été pris ou qui se sont trouvés perdus dans le passage du Québec traditionnel au Québec contemporain. Dans une entrevue très courte, Delisle dira en ce sens :

Mes romans traitent souvent de personnages qui n’arrivent pas à suivre dans une période de transition. Chez les historiens, on aime les héros du changement ; je comprends ce goût pour la « figure d’incarnation » de son époque, mais pourquoi négliger ceux qu’on pourrait appeler les « martyrs de la transition », les incapables qui créent une force d’inertie, les résistants qui s’accrochent au passé, qui échouent dans la nouvelle vie qu’on leur propose ? Raconter leur histoire est aussi fascinant et, peut-être, plus instructif [6].

En fait, ce que les enfants deviennent beaucoup plus tard fait peu partie des récits de Delisle. S’il y a chez lui un discours sur la banlieue, qui pourrait faire entrevoir à ses personnages, de façon dérisoire, un meilleur avenir, nous sommes vite surpris par la présence d’êtres qui semblent être installés hors de ce mouvement de l’Histoire, en marge de celui-ci.

Le non-advenu devient alors un mode d’être au monde pour les personnages. Pourtant, ce terme de « non-advenu » rend mal le fait que rien, de toute façon, ne pouvait advenir ou naître pour ces êtres qui ne semblent exister que de façon immédiate, aléatoire, sans avoir été dépositaires d’un vrai futur.

L’enfant impensé

L’avorton est l’objet d’intérêt de Delisle. Les enfants qu’il décrit sont en fait des êtres qui ne viennent jamais à terme, qui sont étouffés dans l’oeuf. Les mères dans Dée font beaucoup pour se débarrasser de leur foetus ou pour empêcher leur bébé de grandir. C’est le cas de la tante Esther, « qui sautait en bas d’une table avec des talons hauts pour décoller l’enfant qu’elle portait » (D, 68). C’est aussi le cas de Dée qui, la nuit, en regardant « le ventre du bébé monter et descendre au rythme de sa respiration » (D, 107), chuchote : « Meurs… Meurs… Meurs donc… » (D, 107) Patrick Coleman l’a noté avec justesse : semblable au chien dans le roman Dée que l’on a nommé Puppy bien qu’il soit appelé à grandir et à ne plus ressembler à son nom, l’enfant chez Delisle ne devient jamais adulte [7]. Dée, par exemple, qui a dû perdre ou se faire arracher ses dents pourries, se retrouve souvent, alors qu’elle est adolescente, la bouche sans dentier, en attente d’une prothèse. Candide et enfantine, elle montre alors à certains moments ses gencives nues, pareilles à celles des bébés (D, 86).

Le petit être chez Delisle est condamné à se fixer dans son enfance, à ne pas la quitter. Il n’a pourtant rien en commun avec l’enfant éternel au sens où Jung [8] le définit : un enfant merveilleux, intérieur, que chaque individu garde intact en soi et avec lequel l’adulte peut renouer pour retrouver sa vérité. Au contraire. Aucun mythe d’une pureté ou d’une conservation d’une authenticité de l’enfance n’a cours dans les récits de Delisle. D’ailleurs, les enfants, victimes de nombreux sévices, sont loin d’être innocents et se retrouvent facilement en position de bourreaux. Les petits sont simplement impensés. Ils restent pris dans leur jeunesse, parce que personne n’a imaginé pour eux un avenir. Et lorsqu’un futur leur est présenté, celui-ci semble par avance ridicule et grotesque.

La mère anglophone de Dée passe son temps dans la cuisine de sa maison, à fouetter les mouches avec sa tapette à mouches et à compter en anglais les insectes morts : « One million and two » (D, 14), dit-elle, alors que le père de ses enfants est devant la soue à cochons que la Ville lui demande de détruire pour bâtir les égouts. Un jour, la mère s’arrête un instant pour dire à sa fille, en examinant sa tapette « gommée de purée jaune et d’ailes brillantes [:] Someday, […] this will be yours. » (D, 15) Ce legs d’une maison bâtie sur une soue à cochons, infestée de mouches à tuer qui, ironiquement, sont là par millions (contrairement aux rares dollars dans la demeure), parodie en quelque sorte tout héritage et montre combien l’avenir est peu reluisant pour les enfants.

Cette promesse avortée de l’avenir, on la retrouve aussi dans Tiroir no 24. Le couple Cyr va chercher un enfant à l’orphelinat, alors qu’il a déjà une fille. Benoit est choisi par ses parents adoptifs pour sa jolie voix de petit chanteur qu’ils ont entendue lors d’un concert. C’est d’ailleurs soeur Musicale qui avait remarqué la voix de Benoit. Or, cette double « élection » de Benoit par la religieuse et par les Cyr, ce moment de choix, de reconnaissance d’un futur possible pour l’enfant qui aurait dû inscrire une nouvelle ère, n’apportera rien. L’élection de Benoit est constatée en pure perte. Si les aventures du garçon chantant ont rendu Benoit fébrile et engendré chez lui un certain espoir, ces espérances, ces récits sont sans importance : l’enfant ne sera jamais chanteur. Il se retrouvera en marge de la société, le visage brûlé, ne travaillant pas vraiment, recevant le bien-être social et se prostituant un peu ; il sera même renié par ses parents. La quatrième de couverture nous invite à réfléchir sur cette impossibilité de faire advenir le futur comme réalisation d’une promesse que le passé aurait pu formuler : « Pourquoi l’ont-ils choisi lui ? » y est-il écrit. Ce choix, qui a été lu par Benoit comme potentialité, comme puissance du développement temporel, ne révélera aucun sens.

De manière générale dans Dée, la narration souligne, par son silence, le manque de support discursif et réflexif en ce qui concerne les gestes qui ont été faits contre les enfants ou encore par eux. Elle ne soutient pas les actes violents par un métadiscours qui en penserait les conséquences. De même, l’inceste frère-soeur, tante-neveu, mère-fils, la bestialité ou encore la violence sexuelle ont lieu sans qu’il y ait la moindre tentative dans le récit de présenter les causes de tels actes ou encore de mener une réflexion manifeste sur les conséquences de possibles traumatismes. Les choses semblent simplement arriver, faire irruption dans la narration. Le lecteur voit des faits et des scènes se suivre, et rien n’advient qui pourrait être perçu comme un événement. Le temps semble simplement accueillir des faits qui ne sont pas vraiment datés et qui n’inscrivent rien.

Ainsi, la jeunesse ne peut être le berceau d’aucun devenir, d’aucune constitution du moi puisqu’elle se présente comme un temps non symbolisé, laissé à lui-même, dans une vacuité, un vide symbolique. Les enfants restent soumis à des sévices dont personne, pas même eux qui les vivent, ne songe à se préoccuper. Dans cet ordre du monde, les parents ne peuvent pas être tenus responsables de la vie de leurs enfants, pas plus que du mal qu’ils leur font. Les parents n’ont pas de système pour punir les petits ni pour les récompenser : il n’y a pas de réelle éducation. Dans un même geste, la mère de Dée gifle sa fille « pour la serrer contre elle tout de suite après » (D, 40).

Pour les gamins qui peuplent les récits de Delisle, la jeunesse n’est donc pas du tout encadrée par les parents et la société de l’époque, et les mauvais traitements, bien qu’ils se fassent insistants, restent arbitraires et non pensés. Ils arrivent, apparaissent dans une société qui semble ne pas avoir de réelle interrogation sur la place de l’enfant et qui entretient, en marge du discours officiel sur le progrès, un rapport à l’avenir plutôt trouble, sans conviction.

Dans la banlieue de Fontainebleau, les enfants s’ennuient et vaquent à des occupations sans importance « parce qu’il n’y a rien d’autre à faire en juillet » (F, 14) ou parce que « c’est juillet comme la mort » (F, 27), comme insiste à le proclamer le narrateur. De même dans Dée, les jeunes sont désoeuvrés sans que personne pense à leur faire faire quelque chose d’agréable ou d’édifiant. Ils ne manifestent eux-mêmes aucun intérêt pour ce qui leur arrive. Le mot « indifférent » apparaît pour qualifier une petite Dée qui n’arrive pas à s’intéresser au monde : « Dée s’est endormie presque immédiatement, indifférente, et toute la journée a passé. » (D, 27) Ce déroulement d’un temps sans sens, sans lendemain autre que la répétition des journées, sans direction ni transcendance est très présent tout au long du récit.

Les enfants semblent tout simplement pousser et s’éteindre sur le fumier de la vie moderne, à proximité de la « dompe [9] » (D, 12). La vie a lieu sans reposer sur une quelconque intention, une rationalité. Ils sont alors ballottés par le temps qui se déroule anarchiquement et violemment, sans que personne le pense ou se révolte contre cet état de fait. Ainsi passe la jeunesse. Le devenir historique de ces êtres élevés dans les années 1960 apparaît alors comme un non-accomplissement.

Le déroulement d’un temps naturel

Comme le dit la mère anglophone de la petite Dée, quand lui arrive un petit malheur : « [I]t was written. » (D, 40) Cette phrase fait écho à celle de Dée qui, au moment où elle découvre qu’elle a ses premières menstruations, annonce à sa mère : « I’ve got the curse. » (D, 31) Le temps se déroule sous le signe d’une inéluctabilité qui, si elle peut prendre la forme de la fatalité, n’est absolument pas sacrée ni divine. La vie entière s’établit sur le constat de faits qui ne peuvent être changés et qui doivent simplement être constatés par les protagonistes et le lecteur. Si le discours revêt un tour que l’on pourrait penser hérité de la religion par ses aspects résignés quant à un sens des choses inconnu, auquel il faut obéir, il nous semble juste de préciser que c’est grâce à l’idée d’une soumission à une nature, à un ordre biologique indiscutable que se comprend davantage le comportement des êtres et particulièrement celui des enfants. La mère adoptive de Benoit emploie pour nommer son fils un mot qui va dans le sens d’une race poussant seule, s’engendrant sans qu’elle ait un but ou une raison d’être. Ce mot renvoie aussi au règne animal : « Je monte pesamment et, au moment où j’ouvre la porte de la cuisine, le mot surgit. Il y a longtemps que Mme Cyr ne m’avait pas traité d’engeance. […] Ce soir, le mot revient. Je suis une engeance. » (T, 54-55) « Engeance » s’employait à l’origine pour parler d’une race d’animaux et vient du verbe « engier » qui, en ancien français, signifiait « accroître, faire pulluler ». On dirait ainsi que les Cyr n’ont pas pu ou voulu inclure Benoit dans leur famille, que le petit a grandi spontanément sans qu’il ait été marqué par un quelconque ordre symbolique, par une singularité humaine que ses parents auraient dû, tout au moins, lui donner en l’adoptant.

Les difficultés d’un bios pour l’être humain

L’inscription du biologique et d’une temporalité déterminée par une incapacité des êtres à penser au-delà de ce qu’ils vivent ou à déplorer ce qu’ils vivent, nous la retrouvons de façon encore plus directe dans les comparaisons de la petite Dée à un animal. Elle miaule quand elle parle, nous dit la narration (D, 17). Le médecin qui est respecté par la mère de Dée et qui est appelé Doc est en fait un vétérinaire. Dée boit dans le seau du chien, dort comme une ourse (D, 119), et le fils qu’elle aura à dix-sept ans sera pour elle très semblable à son Puppy, puisqu’elle doit s’occuper de nourrir et de nettoyer l’un et l’autre. La narration est très claire là-dessus : « Dée a changé la couche du bébé et, en chemin pour le lit de l’enfant, elle a mis son pied nu sur un étron du chien. » (D, 84) La similitude entre l’enfant et le chien est ici établie, puisque ces deux êtres sont avant tout pour Dée des producteurs d’excréments. En ce sens, l’inceste que vit en permanence Dée, les viols qu’elle subit sont dans l’ordre des choses au sein du monde animal. La violence omniprésente ne relève d’aucune conscience et n’appelle aucune idée de révolte ou de progrès social. Dée a des caresses étranges et sexuelles avec son chien et elle laisse celui-ci lui renifler le pubis, mais peut-on vraiment parler de bestialité, alors que Dée est elle-même souvent comparée à une bête et que ni elle ni la narration ne semblent avoir conscience d’aucun interdit qu’elle transgresserait ? Quel est le droit ou quelle est la responsabilité des animaux dans le monde ? Quelle temporalité se met en place pour ceux qui sont sans cesse comparés à des bêtes ? C’est à ces questions que répondent en quelque sorte les récits de Delisle. Se donne alors à penser le temps animal, un temps qui ne peut s’offrir que comme anhistorique.

Nous serions ici proches, dans la représentation des enfants-bêtes chez Delisle, de la pensée heideggérienne qui finalement réduit l’animal à la vie, au sens biologique du terme. Le mouvement, les perceptions, les pulsions seraient réduits chez l’animal à des fonctions. En ce sens, l’animal est privé du monde ou encore pauvre en monde, vit dans une « Benommenheit » (engourdissement, hébétude) qui enlève aux bêtes comme aux plantes le sentiment biographique, le sens, le possible et le déploiement du monde. La vie alors a lieu sans direction et se déroule à l’abri, en marge du temps historique. Or, c’est à ce non-devenir, qui ressortit en général aux animaux pour les Occidentaux, que nous convie la pensée de l’enfance chez Delisle. Il ne faut pas imaginer ce temps animal comme un état de grâce ou un temps sacré, préservé et idyllique à l’abri de l’Histoire. Nous nous retrouvons bien plutôt dans un espace où la vie n’arrive pas à sortir d’une immédiateté pour laquelle on ne saurait concevoir aucun sens, hors d’une immanence.

Le spectacle d’un passé abîmé

Dans ce lieu sans avenir, obstrué, où se meut sans but l’enfant, le lecteur occupe une place singulière. Celui-ci est obligé de constater et de regarder la décomposition infinie d’une société qui voit quelques-uns de ses enfants pris dans les filets d’un temps qui n’avance pas et qui fonctionne même comme un agent de décomposition.

Dans Dée, la petite fille qui donne son surnom au titre du roman va contempler à la dompe les « tas d’immondices faites de conserves, de raccords de plomberie, de bouteilles brunes, de cendres, de chiens abattus, de pelures, de ciseaux cassés » (D, 12). « C’est là que Dée [a] trouvé Foxy, les restes d’un collie, gisant sous une porte d’auto. La carcasse avait des poils roux autour des yeux, des dents brillantes. Les flancs avaient été carbonisés. » (D, 12) Or, il semble que Dée ne soit pas la seule à devoir s’attarder sur le spectacle du décomposé. C’est à la contemplation du cadavre et du désagrégé, du temps qui se déroule de façon chaotique, mais vers une décomposition certaine, que Delisle convie le lecteur.

Comme Dée le fait avec les restes de la chienne, le lecteur se retrouve à devoir regarder ce qui se présente comme abjection et décomposition, et il s’y attarde. Il a devant lui le spectacle de l’enfance violentée, de sévices de toutes sortes, et il ne lui est pas donné, comme nous l’avons souligné plus haut, par un métadiscours explicatif ou par une promesse d’un futur meilleur, de sortir de l’espace que constitue son regard épouvanté.

Semblables aux photos que le narrateur regarde dans Fontainebleau, les images du temps de l’enfance chez Delisle composent un tableau saisissant. On pourrait avancer ici que l’importance des photos dans certains récits de Delisle nous donne la possibilité d’établir un parallèle entre l’effet de l’image et l’effet du texte. Il y a chez l’écrivain un réel souci de comprendre le regard que l’on peut avoir sur le passé et que la photo, comme mise en abyme dans le récit, révèle ou construit. Chez Delisle, très souvent, le regard du lecteur reste sidéré par la laideur des moments de l’enfance et il ne lui est pas donné d’imaginer un dénouement à cette vie perpétuellement entravée et avortée. Cette fascination devant des images riches en morts, en abus, en incestes, en objets pourrissants, en étrons, en visages défigurés, en moments désagréables n’est pas sans rappeler ce qu’écrit Murielle Gagnebin dans son essai Fascination de la laideur. L’en deçà psychanalytique du laid [10]. La force de captation des récits de Delisle résiderait ainsi dans l’arrêt sur image de scènes qui n’ont pas la possibilité de devenir autres avec le temps. Elles sont condamnées à se répéter et à se décomposer sans sens, de façon aléatoire. Or, comme pour Gagnebin qui voit dans la représentation de l’horrible un souci humain ouvrant sur une origine qui doit encore faire signe et sens, suivant en cela une lecture heideggérienne du laid, il nous semble qu’il est possible de repérer une profondeur proposée par la laideur du monde que présente Delisle. La sublimation du laid qui pourrait donner accès à une connaissance ou à une révélation, à un sens historique n’a pas lieu, mais il n’en reste pas moins que quelque chose se passe qui mérite notre attention.

Le sentiment qui envahit le lecteur en regard des objets chus que sont les enfants et leur monde dans les récits est bien sûr ambivalent et se situe entre fascination et répugnance. Mais ce sentiment ne parvient jamais à dépasser l’aspect mort-né, pourrissant de l’enfance. Delisle n’embaume pas ce temps anhistorique, il ne lui donne pas davantage une aura en en faisant la scène originelle d’un futur, mais bien plutôt (et paradoxalement) le fixe, par l’écrit, comme les images le font, dans sa désagrégation originelle. Ce n’est pas le temps qui passe qui a détruit un passé idyllique. Le passé, en lui-même, est pris indéfiniment dans sa violence intrinsèque et il se donne à contempler, aussi terrible fût-il, dans les photos ou encore dans les livres de Delisle qui le décrivent.

En effet, les sujets des photos présentes dans Fontainebleau, où le narrateur passe à travers les souvenirs de son enfance, sont déjà atteints d’une désespérance et d’une absence de beauté propre qui empêchent le lecteur de construire le passé comme grandiose. Sur l’une des photos décrites dans le texte, le narrateur peut voir et ainsi donner à voir au lecteur un monde déjà morose et par avance compromis :

Au fond, on voit, de gauche à droite, une fenêtre sans rideau donnant sur une pièce vide, de la brique bien découpée, une porte de bois sur un passage vide — le numéro civique -76- en blanc sur un fond qu’on suppose marine et encore de la brique tranchante. Sur le palier du perron, une femme blonde visiblement enceinte est assise en amazone. […] Elle flatte un gros chien. Le chien est laid. […] Le verso de la photo est sérieusement maculé de fond de teint. On peut y lire 17 ans, enceinte 7 mois écrit à la mine. La maison est ostensiblement vide et neuve.

F, 20

La répétition de l’adjectif « vide », qui par trois fois revient dans ce court extrait, l’accumulation de détails précis comme la laideur du chien, la saleté du verso de la photo et les dix-sept ans de la jeune fille déjà entamés par une grossesse montrent combien le passé est toujours déjà marqué négativement et n’autorise aucune sublimation par le souvenir. Il reste intact dans ce qu’il peut avoir de gâché, de déchu.

Le récit alors ne se donne pas comme ce qui permet au passé de se reconstruire ou encore de se réagencer. Il n’y a pas de reconstitution de l’histoire par l’écrit ou par l’image, à moins que l’on ne cède à un désir de faire des descriptions de Delisle des scènes inaugurales de notre présent. Si le passé est là, dans les photos comme dans les récits de Delisle, c’est qu’il apparaît dans ce qu’il a été, non pas comme promesse de ce qu’il est devenu, mais dans sa décomposition sans fin qui n’appartient pas à l’Histoire du Québec et qui est bien plutôt inhérente à son origine plurielle et souvent mortifère.

Or, si la critique, comme on l’a vu plus haut, a besoin de construire à partir de l’oeuvre de Delisle une Histoire du Québec, s’il y a une nécessité vitale, justifiée et même juste de tenter de réinscrire les livres de Delisle dans une perspective historique et de leur donner un sens, et si ces derniers se prêtent peut-être à ce jeu, il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire de penser un regard actuel (celui du lecteur) qui ne serait pas simplement tourné vers le futur du passé et vers ce qui est notre contemporanéité. Ce rapport au temps n’est pas sans rappeler le « Ça a été » que Barthes pose dans La chambre claire [11] comme étant au coeur du sentiment que déclenche la photographie. Oui, les années 1960 ont été, mais Delisle nous refuse de les penser, de les regarder au futur antérieur : elles n’auront pas été. Elles ne se déploient pas dans le futur qui leur appartiendrait. C’est en fait la tentative de faire revivre le temps dans ce qu’il comporte d’incohérence et d’avenir impossible qui est au centre du travail de Delisle. Faire revivre le temps dans ce qu’il peut avoir de non programmé et d’incertain, au moment où il a été vécu. Faire revivre le temps comme résistance à l’explication a posteriori qu’en donnera l’Histoire.

Le récit delislien montrerait le passé comme anachronisme, comme en marge d’un temps historique qui a conduit au présent et qui ne le composerait pas par rapport à un « maintenant ». En nous conviant donc à un arrêt sur ces images en décomposition, Delisle nous permet de sortir de l’Histoire nationale pour avoir accès au temps et à sa mécanique, qui n’est pas seulement d’être en synchronicité avec la marche du progrès. Semblables au fonctionnement de l’image que Georges Didi-Huberman décrit dans son essai Devant le temps [12], les récits de Delisle déchirent le cours normal de l’Histoire et tentent d’ouvrir le temps à un grand nombre de rythmes hétérogènes qui dévoilent des anachronismes même dans le passé. Et c’est par la fascination, la sidération que constituent la laideur et le vide des scènes que s’établit pour le lecteur ce rapport à un passé sans sens. Le passé refuse alors de se soumettre à l’Histoire qui a toujours un rapport de maîtrise à ce qui a été et qui pose que tout ce qui a lieu n’est que la préfiguration du futur.

Didi-Huberman rappelle que Walter Benjamin, dans Paris, capitale du xixe siècle [13], parle des liens entre le passé et le présent ainsi : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt [14]. » Le rapport à la volonté de restituer un passé qui n’est pas simplement pensé comme faisant partie du mouvement qui va vers ce qu’il a pu devenir est posé de façon très claire par Delisle.

C’est alors la question de l’engramme, mot qui apparaît à la fin de Fontainebleau (F, 123), qui devient constitutive de la pensée du souvenir pour l’écrivain. En neurophysiologie, l’engramme est la trace organique de la mémoire dans le cerveau. Le souvenir chez Delisle est avant tout marquage du corps. Le passé a laissé une inscription sur le corps, de la même façon que l’image s’est inscrite sur le papier photographique. Or, les récits chez Delisle se construisent souvent autour de ces marques et coups que le corps a subis et qu’il donne à voir. Dans Tiroir no 24, Benoit Cyr aura le visage défiguré par un incendie qu’il a lui-même perpétré au moment du passage vers l’âge adulte. Son visage et son corps brûlés sont décrits dans le texte, à deux reprises, comme étant « monstrueux » (T, 120, 123). Quand sa soeur le croise à l’hôpital, au chevet du père, un an après sa défiguration, elle crie : « Mon Dieu, c’est épouvantable… » (T, 126), alors que sa mère adoptive est « sidérée » (T, 126). Benoit parle lui-même de sa peau « fascinante » (T, 123), tandis que sa « joue gauche a l’air d’un mastic », que son sourcil est « pelé » et qu’il n’a plus qu’un « reste d’oreille » (T, 122). C’est précisément cette sidération devant l’épouvantable qui ne propose aucune dialectique temporelle, qui ne préfigure aucun avenir possible que Delisle semble mettre en scène pour le lecteur. La blessure qu’a infligée sans trop le vouloir ou sans s’en apercevoir une époque à quelques êtres des années 1960 laisse une cicatrice pour laquelle il n’y a pas d’effacement progressif.

Dans Fontainebleau, la question de l’absence de cicatrisation des coups et blessures infligés au corps est aussi très présente. Le corps a déjà été marqué et, en quelque sorte, ne peut plus se trouver atteint de façon à effacer ses marques. Cette manière de penser la cicatrice empêche celle-ci de se transformer ou encore d’être modifiée par la maladie ou par une cause extérieure. Dans la description que le narrateur fait d’une cicatrice, le récit montre bien le caractère ineffaçable de la marque et la nécessité de la donner à voir au lecteur :

La hauteur maximale de la cicatrice fait 3,5 cm et le repli blanc de la petite convexité fait 0,4 cm dans son plus large. La lésion naît presque au centre du sourcil gauche et monte verticalement jusqu’au pli supérieur du front ; à cette hauteur, la marque courbe vers la gauche. Quand le front est plissé, les entailles de suture deviennent visibles. Quand le front est gardé lisse, seul le sillon blanc est apparent. Depuis des années, cette trace résiste à toutes les infections cutanées et à tous les hâles de juillet.

F, 114

Les récits de Delisle présentent des moments « marquants » du passé, des marques indélébiles, non dialectiques, des inscriptions à même le corps qu’aucune Histoire, qu’aucun futur n’a pu résorber, effacer ni même accueillir. C’est au lecteur d’accepter de se tenir devant le récit, comme devant le temps (pour reprendre les mots de Didi-Huberman), comme devant une image violente qui interrompt le cours de la représentation de l’Histoire englobant tout a posteriori. Le récit des années est alors vraiment, comme le dit Benjamin, « une dialectique à l’arrêt ». Il fait peut-être appel à une compréhension qui demande de réfléchir sur l’avenir du Québec de l’époque, mais il est surtout ce que le Québec n’a pas pu accueillir dans son Histoire et qui ne peut se montrer que sous une forme violente, répugnante, voire monstrueuse. C’est ainsi et seulement ainsi que, pour Delisle, le passé peut être évoqué par la littérature.