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Originaire de Timmins, en Ontario, Patrice Desbiens est connu et reconnu comme une voix poétique incontournable du paysage littéraire de la francophonie canadienne, y compris au Québec, où il réside depuis 1988. Il compte à son actif une trentaine de recueils et un grand nombre de poèmes parus dans divers collectifs et périodiques, ses premiers poèmes dans des journaux torontois datant de 1968, alors qu’il n’avait que vingt ans. Après quelques plaquettes publiées par la suite à compte d’auteur au Québec, Desbiens se fait remarquer par des recueils qui contribuent, à partir de 1977, à l’essor des éditions Prise de parole de Sudbury. Avec L’homme invisible/The Invisible Man, publié en 1981, Desbiens sera désormais considéré comme une figure emblématique des déchirements linguistiques et des grandes et petites misères de la condition franco-ontarienne. C’est ainsi qu’on l’a souvent lu aussi bien au Québec qu’en Ontario français, mais au fil du temps, ce discours dépressif du minoritaire voué à l’exclusion linguistique et sociale s’est montré l’indice d’une condition contemporaine plus large, celle de l’individu assiégé par les forces du néolibéralisme et de la société de consommation, confronté à la solitude urbaine, au déracinement, à une perte de sens ayant souvent pour seule réponse l’ironie et le sarcasme. Il y a à cet égard une actualité de Desbiens, qui s’est traduite d’une façon exemplaire par le choix vestimentaire que Catherine Dorion, députée de Québec solidaire et elle-même poète, a fait à l’occasion de son discours inaugural à l’Assemblée nationale en décembre 2018 : elle portait un t-shirt arborant en dégradé multicolore le nom du poète de Sudbury[2]. Décrié par les uns, applaudi par les autres, le geste audacieux de Dorion, en plus d’attirer l’attention des médias, a entraîné une hausse spectaculaire dans les ventes du t-shirt conçu par l’écrivain Mathieu Arsenault, qui s’est réjoui de la visibilité ainsi procurée à Desbiens et à « [sa] poésie très proche du monde[3] ». S’il est tout le contraire d’un militant politique, Desbiens fait en effet entendre une voix en laquelle plusieurs reconnaissent une forme de résistance poétique et provocatrice au pouvoir des élites en même temps qu’elle témoigne d’une manière paradoxale, souvent désopilante, d’habiter tant la quotidienneté que l’univers médiatique et culturel.

Mais c’est tout autant par son style, son registre poétique propre, que Patrice Desbiens affirme sa présence. Alors que la plupart des poètes de sa génération, issue de l’après-guerre, ont adopté un niveau d’écriture d’où sont d’ordinaire exclus le ton familier, l’oralité crue et les particularismes québécois ou canadiens-français (c’est le cas de la majorité des poètes associés à des éditeurs québécois comme Le Noroît et Les Herbes rouges), Desbiens a imposé un ton qui, s’il pouvait paraître assez singulier dans les années 1980 et 1990, s’est largement répandu dans la jeune poésie comme d’ailleurs dans une partie importante de la chanson. Parolier de talent, interprété notamment par Chloé Sainte-Marie et Richard Desjardins, Desbiens trouve par son langage de nombreux échos dans la jeune poésie, non seulement chez des poètes de l’Ontario français comme Éric Charlebois ou Sonia Lamontagne, entre autres, mais aussi chez les Québécois David Goudreault, Shawn Cotton ou Nicolas Lauzon, et d’une manière plus révélatrice encore, parmi toute une génération de jeunes femmes rassemblées aux Éditions de l’Écrou, telles Maude Veilleux, Marie Darsigny et Daphné B., qui pratiquent une écriture syncopée, hyperréaliste, où l’on habite plus fréquemment la cuisine et la salle de bain que les beaux paysages, où les bars sont moroses, les baises trop souvent tristes et la lasagne déjà froide avant qu’on la mange. Plus largement, quiconque fréquente la poésie de Desbiens trouvera familières des images comme « les sapins dansent en slow motion » dans le premier recueil de Marie-Andrée Gill, ou ces « jolies filles aux cheveux hydratés/sentant la clinique happy » que l’on croise chez la jeune Chloé Savoie-Bernard[4]. Bref, même si la voix de Desbiens conserve quelque chose d’inimitable et que la notion d’influence est à prendre avec précaution, il ne fait aucun doute que sa manière abrupte, dépouillée jusqu’à la pauvreté et résistant à toute esthétisation, a ouvert un territoire poétique que les plus jeunes sont portés à explorer.

L’objectif principal du présent dossier est toutefois d’aller au-delà de cette observation qui demeure somme toute superficielle. Comme le remarquait avec justesse Robert Dickson, son vaillant confrère en poésie à l’époque où commençaient à s’activer les énergies créatrices de l’Ontario français, la poésie de Desbiens fascine par sa capacité de « transforme[r] une matière verbale assez limitée en complexité et significations multiples[5] » et de nous faire à la fois « rire et pleurer et ricaner et rager[6] ». Simplicité et complexité : cette dualité explique certainement que la réception de Desbiens ne se limite pas à la sphère populaire et médiatique. Sans doute est-il vrai que le registre lisible, très direct, de cette écriture se prête tant à la mise en chansons qu’à divers spectacles ou mises en scène, à des récitals ou même à des adaptations théâtrales. Le spectacle-hommage à Desbiens présenté à Montréal au cabaret Lion d’Or à l’occasion des soixante-dix ans du poète, en septembre 2016, n’était à cet égard qu’un nouvel exemple de la résonance vocale et scénique de sa poésie. Qui plus est, non seulement l’oeuvre n’a cessé d’être accueillie et lue par une abondante critique journalistique, mais elle fait aussi l’objet, surtout depuis les années 1990, de nombreux articles savants, de mémoires et de thèses universitaires qui en étudient la teneur et les retentissements.

Pourtant, en dépit de cet engouement certain d’un lectorat diversifié, engouement qu’illustre parfaitement la bibliographie dressée dans le présent numéro par Mathieu Simard avec la collaboration de Jean Marc Larivière, aucune publication d’envergure conviant à un regard croisé sur l’oeuvre du poète ne lui a encore été consacrée, ce qui semble suggérer une certaine ambiguïté de la critique savante. On est en droit de s’étonner qu’il n’existe ni monographie, ni dossier thématique, ni volume issu d’un colloque qui traitent exclusivement de l’écriture riche et retentissante de Desbiens. Ce dossier de Voix et Images entend donc combler une lacune importante. Il a également pour ambition d’inciter à un renouveau du discours critique sur une oeuvre poétique trop souvent recluse dans des lectures programmatiques qui n’y voient que le signe d’une aliénation collective des Franco-Ontariens. Non pas qu’elle y soit étrangère, mais l’y claquemurer serait en limiter excessivement la portée.

Le confirment avec finesse les cinq articles de fond de ce dossier, dont chacun pointe vers de nouvelles pistes de recherche. Marc André Brouillette se propose, en ce sens, d’examiner un certain nombre de « postures vocales » qui prennent corps dans l’oeuvre du poète. Il montre non seulement comment ces postures sont conditionnées par des tensions productives émergeant de l’opposition entre poésie et roman, mais encore comment elles ancrent des « interactions discursives » entre « une pluralité de sujets pensants[7] », instaurant par là un esprit de communauté entre le sujet énonciateur et son entourage. Thierry Bissonnette, pour sa part, s’intéresse aux manifestations et aux effets de « décalage » qui informent l’écriture de Desbiens. En étudiant des procédés formels de décalage dans sa versification, notamment ceux liés à l’enjambement, le chercheur met en lumière que la tonalité qui relève de pareils décalages formels contribue à moduler le leitmotiv du décalage existentiel, pris au sens d’inadéquation ou de non-coïncidence de soi à soi-même, et cela, de façon à en dégager, malgré tout, un espace de (sur)vie. Alors que Brouillette et Bissonnette s’attachent respectivement à explorer les versants vocaux et tonals de l’oeuvre de l’auteur de Désâmé[8], Frédéric Rondeau en aborde les dimensions narratives. À l’aide de la notion de « montage dynamique d’hétérogénéités », qu’il emprunte au philosophe et historien français Georges Didi-Huberman, Rondeau fait voir que, si la poésie de Desbiens s’avère narrative, cette narration se doit, pour le poète, d’être discontinue, brisée, « choppée[9] ». Or, en dépit de ses qualités composites, précise le critique, l’oeuvre de Desbiens affiche une cohérence en ce qu’elle met de l’avant des expériences partagées et, partant, une commune humanité. L’article de François Paré traite également d’expériences partagées, celles des séquelles globalisantes et invalidantes du capitalisme sur les groupes minoritaires, dont les Franco-Ontariens constituent, chez Desbiens, l’incarnation première. En commentant subtilement les forces déchaînées des logiques capitalistes, Paré analyse la condition minoritaire non pas dans l’optique d’une forclusion politique ou institutionnelle, mais dans celle d’un dénuement économique et symbolique. Il élucide de la sorte à la fois la « précarité dynamique[10] » propre aux sujets marginaux et le rôle qu’y joue la machinerie complexe du simulacre. Le tour d’horizon critique ici proposé de l’oeuvre de Desbiens s’achève par le texte de Lucie Hotte, qui mène une réflexion sur sa consécration. À cet effet, la chercheuse scrute tant sa réception journalistique que son impact dans le milieu artistique. Il en ressort, en définitive, la nature éminemment ambivalente de l’accueil réservé à la vaste production du poète, état de fait que Hotte attribue à l’« esthétique de la pauvreté » que Desbiens mobilise d’une oeuvre à l’autre.

Si ces cinq études attestent la polyphonie de la voix poétique de Desbiens, si elles font apparaître la grande variété de thèmes, d’interrogations et de motifs qui s’en dégagent, elles font également état d’une constante qui la traverse et qui transparaît même dans la suite d’« Inédits » que l’auteur a bien voulu fournir au profit du présent numéro : devant les expériences rêches d’un quotidien strié d’indigences et à l’affût d’éclaircies, la « tendresse » s’offre, dans la poésie de Desbiens, toujours et encore comme « [l]a seule adresse[11] ». On s’en aperçoit surtout lorsque son personnage-poète se met à l’écoute du « ronron de la vérité[12] » et qu’à cette fin, malgré « la douleur des décennies[13] » et « le Velcro déchirant de la vie[14] », « l’hymen de [s]on coeur/s’ouvre au/jour[15] ».

Quoique Desbiens n’affectionne pas trop les rapprochements que son oeuvre appelle peu ou prou, il est difficile de ne pas s’arrêter sur le clin d’oeil qu’il fait à Anne Hébert, dans le touchant poème qui porte le nom de celle-ci dans les « Inédits ». Certes, tant par le ton que par les thèmes abordés, les oeuvres de Desbiens et d’Hébert semblent déclasser toute tentative d’analogie ou de rapprochement. On verra que, dans l’entretien qu’il nous a accordé, Desbiens lui-même ne se prive pas d’un rapprochement tout aussi improbable avec Marguerite Duras, apparemment à des années-lumière de son oeuvre. Dans le cas d’Anne Hébert, ne retrouverait-il pas un écho de sa propre marginalité par rapport au lieu d’origine, lui qui a quitté le terreau natal pour le Québec, comme l’a fait Hébert partie écrire à Paris ? En outre, malgré l’énorme écart des registres langagiers, l’écriture poétique de Desbiens n’a-t-elle pas l’économie et la dureté stylistique qui étaient celles du Tombeau des rois[16], concourant ainsi à un commun refus du lyrisme coulant, expansif, où se fait fréquemment valoir une certaine poéticité ? Enfin, le refus tantôt amusé, tantôt indigné que manifeste Desbiens à l’endroit de tant de lectures savantes où il ne voit qu’une sorte de délire interprétatif ne vibre-t-il pas au diapason de ces propos d’Anne Hébert : « La poésie ne s’explique pas, elle se vit. Elle est et elle remplit[17] » ?

Tout porte à croire que le poète des Conséquences de la vie[18] et de La fissure de la fiction[19] considère la poésie, avant toute chose, comme une manière d’être, comme une façon dynamique d’appréhender le monde de tous les jours, et non comme un objet de pensée à saisir, à immobiliser et à disséquer, à la manière d’un papillon… Cette conception de la poésie, ou bien cette façon d’être poète, qui paraît opérer en porte-à-faux du travail intellectuel, aurait-elle contribué, du moins en partie, au fait qu’il a fallu attendre un demi-siècle avant de trouver réunies en un seul volume plusieurs études portant sur l’oeuvre de l’un des poètes les plus prolifiques et les plus originaux de l’Amérique francophone ? Il est permis de le penser.

Ce dossier, en tout état de cause, se veut un premier effort collectif de sonder une oeuvre qui, depuis ses débuts à la fin des années 1960 jusqu’à nos jours, réussit la prouesse de faire et dire beaucoup en peu de mots. Cette économie, jointe à un ton abrupt et direct, peut aisément donner au lecteur une impression de prosaïsme, de transparence et d’évidence. De plus, une fois que l’on a lu trois ou quatre recueils de Desbiens, on peut croire un peu trop aisément se trouver en terrain connu, en présence d’un complice dont on connaît les manières, les motifs récurrents, les tics, les blagues, les sautes d’humeur. Nous avons beau ne pas partager le même univers, ce complice nous y attire et nous y plonge grâce à la proximité séduisante de sa voix, et il nous en impose le cadre et les règles de telle manière que ce monde nous devient très familier. C’est cette impression de connu que ce dossier espère remettre en question, même si nous n’ignorons pas que le poète sur lequel nous nous penchons entretient volontiers des réserves à l’égard de la critique, surtout de nature universitaire. Nous assumons dès lors sans mauvaise conscience le côté paradoxal de ce dossier. Car, si Patrice Desbiens continue de faire le bonheur de ses lecteurs et de produire une oeuvre abondante, nous faisons le pari de la prendre au mot et au sérieux, de nous mesurer à ce qui en elle nous déroute, nous surprend, et qui, sous une apparente simplicité, recèle des sens nouveaux, éclaire les soubassements de notre quotidienneté et projette une conscience complexe et lucide sur notre réalité contemporaine.