Corps de l’article

Le roman phare de Laure Conan[1] se distingue par la coupe singulière de son arc narratif : entre la première partie, constituée d’un échange épistolaire qui découvre les différents intervenants du récit, et la seconde, empruntant essentiellement la forme du journal intime d’Angéline, se trouve une courte séquence extradiégétique à l’intérieur de laquelle se joue tout le drame de l’héroïne. Dans ces quelques pages relayées par un narrateur omniscient surviennent deux événements fatidiques — un bête accident de chasse emporte M. de Montbrun, et une chute sur le pavé, causée par la faiblesse de l’orpheline endeuillée, la défigure irrémédiablement — qui changent de façon drastique le cours du récit. La critique a souligné le caractère improbable, quelque peu factice du ressort narratif qui enlève à Angéline son père et sa beauté, et la conduit à rompre ses fiançailles avec Maurice, refroidi à la vue du visage abîmé de sa promise, mais prêt malgré tout à honorer son engagement. Défiant les paramètres du roman réaliste, ces deux retraits précipités — le décès du père et l’éviction du fiancé — qui recentrent le récit autour d’Angéline marqueraient selon E. D. Blodgett l’impatience de l’auteure à révéler son héroïne[2], mais n’éclairent pas davantage le sens profond derrière cette lésion inguérissable dont Conan affuble son personnage principal. « Artifice romanesque[3] » destiné à éliminer le fiancé, comme le soutient Lucie Robert, ou encore « “prétexte” littéraire permettant à l’auteure de soustraire son héroïne au rôle traditionnel d’épouse et de mère[4] », comme le suggère Patricia Smart, la défiguration d’Angéline s’avère d’autant plus suspecte qu’elle se décline en deux variantes : le texte original évoque une tumeur qui résiste à tous les traitements alors que la version remaniée parle plutôt de contusions provoquées par un choc violent. Le seul point commun entre les deux moutures se trouve dans la mention d’une mystérieuse « opération » qui échoue à restituer à l’héroïne des traits réguliers, comme si la médecine de l’époque était sans recours face à cette blessure qui dépasse les lois naturelles. C’est ce qui a notamment encouragé la critique à y voir le fruit d’un châtiment divin. Madeleine Gagnon replace dans le schéma de la tragédie classique ce qu’elle conçoit comme une « invraisemblable blessure au visage », avançant « que ses punitions ou malheurs se mesurent à la faute commise […][5] ». Or il faut considérer, à l’instar de Smart, que la disgrâce physique de la jeune femme comporte aussi une dimension positive, agissant « comme une poussée vers la libération, puisqu’elle débarrassera Angéline de sa beauté stéréotypée et l’amènera vers l’écriture[6] ».

Le présent article se propose de mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle la défiguration d’Angéline, l’affranchissant d’une représentation essentiellement construite par le regard des autres, lui permet de se construire une image propre par l’écriture et constitue par là un geste éminemment libérateur, vecteur de renouveau jusque dans la forme même du roman. Notre analyse se distinguera cependant des lectures féministes consacrées (notamment celle de Patricia Smart) en reportant l’importance du geste de défiguration sur la structure du roman ; nous postulons que la fracture du cadre narratif répond de la blessure identitaire vécue par l’héroïne. Il s’agira de ne pas se laisser piéger par la négativité implicite au concept de défiguration, de voir au-delà de la valeur privative contenue par le préfixe dé-, pour considérer les options offertes par cette réorganisation du schéma actanciel. Nous envisagerons en effet cette transformation non pas seulement comme la marque d’une perte ou d’une déconstruction de la figure, mais comme une opération de re-figuration, qui ouvre le champ des possibles sur le plan de la destinée d’Angéline, tout comme dans le médium romanesque qui accueille ce parcours singulier. Dans un ouvrage portant sur Artaud, Beckett et Michaux, Évelyne Grossman invite de même à reconnaître dans la défiguration non pas un acte purement destructeur, mais « une force de création qui bouleverse les formes stratifiées du sens et les réanime[7] ». Pour Katerine Gagnon, qui s’intéresse aux stratégies langagières dans l’oeuvre de Pierre Guyotat, la défiguration ressortirait davantage à « un usage intensif de la figuration elle-même et de l’ensemble de ses possibilités plastiques[8] ». De fait, nous postulons que la transformation physique de l’héroïne l’autorise à se réaliser autrement que par le mariage et l’obéissance à la loi du Père, mais qu’elle offre aussi à l’oeuvre une voie de sortie du roman par la mise en valeur d’une écriture de l’intime qui déroute les conventions romanesques et fait de la fragmentation sa nouvelle poétique. Nous nous intéresserons donc à l’extension de cette transfiguration sur l’ensemble de l’oeuvre, considérant que tout le monde de Valriant, à la suite d’Angéline, subit les contrecoups de la mort de Charles : le jardin paradisiaque qui borne la propriété des Montbrun et le personnage de Mina feront également l’objet de mutations significatives. Nous nous livrerons à cette démonstration en trois temps : en étudiant d’abord la dynamique du portrait à l’oeuvre dans le roman pour montrer la pression immense portée à la figure d’Angéline ; en replaçant ensuite l’importance de son enlaidissement dans la chaîne événementielle de ce roman où la beauté est attaquée de toutes parts ; en dépliant enfin le motif de la défiguration sur le plan de la forme même de l’oeuvre, et de son inscription dans le genre romanesque.

LE MONTBRUNAGE : UN HÉRITAGE CONTRAIGNANT

Dans la correspondance entre les protagonistes, Angéline, bien que contribuant à l’échange de façon minimale, se trouve dès le départ au coeur de toutes les tractations. La beauté d’Angéline, plaide Mina, doit être le point focal de l’attention générale : « Tenir la plus jolie fille du Canada cachée dans un village de Gaspé, c’est un crime. Bien éclipsée je serais, si elle se montrait ; mais n’importe, l’honneur national avant tout. » (AM, 155) Objet d’admiration, elle est convoitée par Maurice, qui porte aux nues sa beauté, et enviée par Mina, qui ne cesse de se déprécier lorsqu’elle se compare à son amie. Cependant, sa fonction se limite à être celle qu’on regarde, comme le remarque d’ailleurs André Brochu : « [P]resque nulle part dans la première partie qui correspond au temps du bonheur, Angéline ne figure comme sujet de l’action : elle est toujours vue à travers les yeux des autres ; les rares lettres d’elle qui y figurent n’impliquent pas une participation véritable à la progression de l’oeuvre[9]. »

Si la dernière partie, narrée à la première personne, octroie enfin à Angéline le privilège d’être celle qui observe et consigne, il n’empêche que l’histoire, qui progresse par jeux de regards, piliers de la progression narrative, découvre la dimension visuelle prédominante du roman. Claudine Potvin mentionne à ce propos : « Bien que l’allusion aux portraits agisse comme un détail dans le roman, c’est malgré tout sous le paradigme de la portraiture, de la figuration, voire du reflet (l’image de soi) que Conan élabore les désirs et la chute d’une jeune femme aux prises avec les attentes de son entourage[10]. » Peut-être moins un détail qu’il n’y paraît, la référence au portrait contribue à soutenir l’obsession de l’image qui règne dans le roman. C’est le portrait de M. de Montbrun qui est évoqué le plus souvent, surtout par Angéline, dans une tentative pour garder contact avec le défunt :

J’ai mis son portrait au-dessus de la cheminée. Je n’en ai jamais vu d’une ressemblance si saisissante. Parfois, quand je le contemple, à la lueur un peu incertaine du foyer, je crois qu’il s’anime, qu’il va m’ouvrir les bras, mais c’est l’illusion d’un moment, et aussitôt, je le revois mort, enseveli, couché dans le cercueil sous la terre, avec mon crucifix et l’image de la Vierge entre ses mains jointes.

AM, 217

Si le portrait agit comme succédané du père pour l’orpheline en deuil, qui avoue lui parler et le pleurer chaque soir, agenouillée devant lui dans une posture de prière, il sert surtout, à l’intérieur même du récit, à rappeler l’immense ressemblance que partagent M. de Montbrun et sa fille. À l’inverse, le portrait de la mère d’Angéline, rarement évoqué, permet d’accentuer la similarité entre la jeune femme et son père :

De retour au salon, elle me montra le portrait de sa mère, piquante brunette à qui elle ne ressemble pas du tout, et celui de son père, à qui elle ressemble tant. Ce dernier m’a paru admirablement peint. Mais depuis les causeries artistiques de M. Napoléon Bourassa, dans un portrait, je n’ose plus juger que la ressemblance. Celle-ci est merveilleuse.

AM, 142

Ce qui capte d’abord l’oeil des personnages lorsqu’ils observent des portraits, c’est l’effet de ressemblance, soit, d’une part, le degré de similitude qui existe entre le modèle et sa représentation, comme Angéline le souligne abondamment quand elle scrute l’image de son père (« ce portrait que j’aime tant, non pour le mérite de la peinture, dont je ne puis juger, mais pour l’adorable ressemblance » [AM, 82]), ou, d’autre part, la ressemblance entre Angéline et M. de Montbrun, que la réussite du portrait fait ressurgir. Le père et la fille avaient d’ailleurs l’habitude de se regarder dans le miroir pour admirer leur ressemblance : « [D]epuis que je suis au monde j’entends dire que je lui ressemble, et toute petite je le faisais placer devant une glace, pour étudier avec lui cette ressemblance qui ne lui est pas moins douce qu’à moi. Délicieuse étude ! que nous reprenons encore souvent. » (AM, 169) Une frappante similarité, donc, que les personnages ne se lassent pas de commenter et qui va même au-delà de la dimension physique, ce qui inspire à Mina un terme particulier pour témoigner du phénomène : « Angéline ressemble plus que jamais à son père. Elle a ce charme pénétrant, ce je ne sais quoi d’indéfinissable que je n’ai vu qu’à lui et que j’appelle du montbrunage. » (AM, 174 ; souligné dans le texte)

Du reste, si l’héroïne ressemble énormément à son père et pas du tout à sa mère, le texte ne lui reconnaît pas de traits physiques spécifiques. Même si les personnages se pâment sans arrêt devant la beauté de la jeune femme, il s’avère impossible de trouver au cours du roman une description étayée d’Angéline, tant sa beauté n’est jamais rendue qu’en métaphores plus ou moins efficaces : « [L]a plus belle rose que le soleil ait jamais fait rougir ne mériterait pas de lui être comparée. » (AM, 141) La lumière du père, véritable dieu-soleil, se réverbère sur la fille qui apparaît constamment « dans la vive lumière », semblant retenir sur elle « tout l’éclat, toute la fraîcheur, tout le charme, tout le rayonnement du matin » (AM, 153). La lumière et le soleil[11] sont fréquemment évoqués dans les passages où Maurice s’épanche sur la grâce de sa promise :

L’adorable campagnarde ! elle n’a plus son éclatante blancheur de l’hiver dernier. Elle est hâlée, ma chère. Hâlée ! que dis-je ? n’est-ce pas une insulte à la plus belle peau et au plus beau teint du monde ? Je suis fou et je me méprise. Non, elle n’est pas hâlée, mais il me semble qu’on l’ait dorée avec un rayon de soleil.

AM, 142 ; souligné dans le texte

Angéline est donc une beauté admirable mais fragile, soumise aux périls menaçant de renverser l’équilibre de Valriant. La mort du père jette l’obscurité sur son monde, et la laideur, comme un accès de réalisme, reprenant ses droits sur cette terre idyllique, y fait irruption. Lorsque Charles de Montbrun s’éteint, la jeune femme ne peut que dépérir, enlaidir ; son extase presque mystique perd alors sa seule raison d’être. La jeune femme endeuillée s’isole dans sa chambre, optant résolument pour le couvert des ombres : « On ouvrit les volets, et je tenais ma figure cachée dans les oreillers, pour ne pas voir la lumière du soleil qui me faisait horreur, parce que mon père ne la verrait plus jamais. » (AM, 208) Angéline se replie dans la solitude, pour s’abandonner à la douleur d’avoir perdu son père mais aussi pour cacher au monde la vue de son visage, limitant ses contacts avec autrui car elle ne peut soutenir la compassion et la pitié qui lui font « si douloureusement sentir le malheur d’avoir perdu [sa] beauté » (AM, 209). Néanmoins, cet enlaidissement qui la plonge dans un désespoir profond, pétri par l’horrible sentiment « de se savoir repoussante, de n’avoir plus rien à attendre de la vie » (AM, 208), permet à Angéline d’envisager une existence qui ne soit pas dictée par l’autorité des hommes, où elle ne passerait pas de fille à épouse sans réel pouvoir sur sa destinée. Délivrée de son rôle initial d’« objet d’échange[12] » pour les protagonistes masculins, elle peut désormais vivre selon ses propres termes et exprimer sa pensée intime en accédant à l’écriture.

En outre, déchirant le voile des apparences, la défiguration instruit la jeune femme d’une grave vérité : « Âme très haute, elle n’avait point compris combien la perte de sa beauté l’exposait à être moins aimée. » (AM, 205) En dévoilant au grand jour la fragilité des sentiments de son fiancé, l’enlaidissement d’Angéline change radicalement sa perception du monde : « N’aimait-il donc en moi que ma beauté ? Ah ! ce cruel étonnement de l’âme. Cela m’est resté au fond du coeur comme une souffrance aiguë, intolérable. » (AM, 199) Ce faisant, la défiguration devient le lieu d’une double perte : perte des illusions de l’héroïne quant à l’amour et à la fidélité des hommes ; et perte du lien avec le père, dont le visage d’Angéline ne porte plus l’empreinte. Si leur ressemblance n’existe plus qu’à l’état théorique, figée dans leurs portraits respectifs, cette dernière disparition s’avère néanmoins nécessaire, puisque sans elle, Angéline n’aurait jamais pu prendre la gouverne de son propre destin.

L’ÉDEN DÉPÉRISSANT

Nombreux sont ceux qui ont lu dans la malédiction d’Angéline la conséquence de sa chute et son expulsion du paradis, et suspecté la jeune femme de nourrir des sentiments immodérés, voire coupables à l’égard de son père[13]. Or, force est de constater que le paradis lui-même se corrompt à la suite du drame qui frappe le personnage principal : tout se passe comme si, à l’instar de l’union du couple qui se démantèle, privée de la protection du père, l’endroit même où l’amour de Maurice pour la jeune femme avait pris racine se trouve durement affecté par le décès de M. de Montbrun. La description de Valriant renvoie au concept du locus amoenus[14] ou lieu amène, un morceau de rhétorique typique de la littérature latine classique, également très présent dans la tradition médiévale. Le sort de ce paradis terrestre, d’où tout l’univers romanesque tire sa cohérence, apparaît étroitement lié au destin d’Angéline, qui y trône comme « la reine des roses » (AM, 201), fleur suprême parmi les fleurs. Si le jardin de Valriant remplit aisément les critères du locus amoenus — soit la présence d’arbres, d’herbe et d’eau —, il s’agit d’un lieu qui touche au merveilleux et qui est propice aux apparitions célestes : c’est lorsque Angéline, baignée de lumière, apparaît entourée d’une aura éblouissante que Maurice perd toute contenance et lui déclare son amour. La luxuriante végétation du jardin semble s’épanouir de concert avec les sentiments heureux des futurs époux, et le texte insiste sur la comparaison avec l’Éden :

Il est difficile, quoi qu’on fasse, de trouver beaucoup à redire à ce mariage ; et vraiment c’est une belle chose que cet amour qui grandit ainsi au grand soleil, en toute paix et sécurité. Puis, autour d’eux, tout est si beau.
Sans doute, rien n’est plus intérieur que le bonheur. Mais tout de même, quand Dieu créa Adam et Ève, il ne les mit pas dans un champ désolé. Maurice s’accommoderait parfaitement d’un cachot, mais sceptique, vous ne croyez plus à rien. Vous dites qu’il en est de l’amour comme des revenants : qu’on en parle sur la foi des autres. Que n’êtes-vous à Valriant ! Il vous faudrait reconnaître que l’amour existe — qu’il y a des réalités plus belles que le rêve.

AM, 174

Gage de l’amour croissant des jeunes gens, le jardin est d’une magnificence telle qu’il convertit les sceptiques et assainit même les âmes les plus frivoles, jouant ainsi un rôle-clé dans la conversion morale de Mina. Cette dernière, qui dédaigne d’ordinaire les espaces verts, se laisse séduire par le charme mystique du jardin, au point que l’immersion dans cet environnement aux « air[s] de paradis » (AM, 175) l’enveloppe « d’un parfum salubre qui finira par [la] pénétrer » (AM, 174) et lui fait renoncer de fait à « reprendre la chaîne de [s]es mondanités » (AM, 174). Le jardin prospère à l’état le plus naturel possible, la main de l’homme ne l’ayant point transformé, ce qui impressionne tout particulièrement Mina. Le départ de Maurice pour la France, où il doit terminer ses études, coïncide avec l’arrivée des premiers froids, qui métaphorisent la séparation des fiancés : « Les gelées ont déjà bien ravagé le jardin. Cette belle verdure que vous avez tant regardée, tant admirée, d’un jour à l’autre, je la vois se flétrir. Je vais la voir disparaître et cela m’attriste. C’est la première fois que l’automne me fait cette impression. » (AM, 198) L’altération du jardin annonce le changement qui s’opérera dans le coeur de Maurice et, partant, le drame de la rupture : « Hélas ! Valriant ne mérite plus son nom. C’est une pitié de voir le jardin […]. Mon cher, le noyer sous lequel tu as fait ta déclaration est dépouillé comme les autres. Ces vents d’automne ne respectent rien. » (AM, 201) Semblable à l’arbre cédant devant les intempéries, l’amour de Maurice pour Angéline n’est pas à l’abri de la tempête qui se trame, et ne résistera pas aux assauts du destin. Le jardin apparaît de même complètement transformé après la mort du père, dont l’éclat ne peut plus rayonner sur sa propriété pour la faire prospérer :

Je regardais le pauvre arbuste, qui n’a plus, à bien dire, que ses épines, et je pensais au jour où Maurice me l’apporta si vert, si couvert de fleurs.
Que reste-t-il de ces roses entrouvertes ? que reste-t-il de ces parfums ?
Fanées les illusions de la vie, fanées les fleurs de l’amour ! Pourquoi pleurer ? Ni les larmes ni le sang ne les feront revivre.

AM, 215

La mention de la sécheresse revient de façon récurrente lorsqu’il s’agit de décrire le jardin après la tragédie ; les plantes se meurent et le « beau rosier », symbole de l’amour perdu de Maurice, « sèche sur pied ». Dans les moments de doute et de regret auxquels elle succombe parfois, Angéline est tentée de rappeler Maurice mais se ravise aussitôt : « [O]n ne va pas à l’autel couronnée de roses flétries. » (AM, 251) De la même façon, la vue de la nature ne suffit plus à apaiser les tourments d’Angéline après la mort de son père : « J’essaie faiblement de me reprendre à l’aspect charmant de la campagne, mais “le soleil des vivants n’échauffe plus les morts”. » (AM, 233)

Le dépérissement du jardin montre l’effondrement d’un système qui florissait sous la gouverne du père, mais dans lequel la jeune femme n’était qu’un joli accessoire, une rose parmi les roses. Comme une chambre d’écho, le jardin répercute la défiguration d’Angéline, convoquant la nécessité d’une tabula rasa au moment où disparaît sa figure tutélaire. Dès lors, avec le royaume du Père en ruines et le visage ravagé de l’héroïne (lequel problématise la réminiscence de l’image paternelle), les conditions apparaissent propices à la recréation du monde. Comme le montre Katerine Gagnon, la défiguration peut devenir un acte d’affranchissement, qui ouvre la voie à un discours revendicateur : « La parole neuve dont le texte exhibe le difficile accouchement appartient ainsi à un sujet de révolte et de transgression, et rencontre son désir de “se recomposer” un corps qui ne serait plus structuré par l’Oedipe[15] […]. » Dans la première partie du roman, la jeune femme, sans volonté propre, était réduite à sa ressemblance avec son père, ou encore renvoyée à la Vierge, à qui d’ailleurs elle était « vouée » depuis sa naissance et dont elle revêtait les couleurs virginales, le blanc et le bleu — un autre héritage lourd à porter. Véhiculant un idéal de pureté et de chasteté dans le mariage, la représentation de la Vierge, récurrente dans le roman, se confond aussi dans l’image de Mina, alors que celle-ci attend l’heure de sa consécration au Seigneur.

LA BEAUTÉ MALMENÉE

Le personnage de Mina subit, à l’instar d’Angéline, une transformation importante au cours du roman. Jeune femme coquette entretenant un goût pour la parure, dépeinte comme une « jolie mondaine » (AM, 253), Mina débarque à Valriant avec de nombreuses malles de chiffons qui lui attireront la désapprobation et les taquineries de M. de Montbrun. Piquée au vif par les remarques du père d’Angéline, qui estime qu’elle possède « trop de liberté et pas assez de devoirs » (AM, 153), et lasse des mondanités et des prétendants sans envergure, elle se tourne au final vers Dieu et entre au couvent. Une conversion morale et religieuse qui s’accompagne également d’une transformation physique : Angéline déplore avec émotion que la « superbe chevelure [de Mina tombe] sous le ciseau monastique », et que son « charmant visage » (AM, 230) soit désormais engoncé par une guimpe de toile blanche et un voile noir. Il s’agit d’une autre forme d’altération physique, qui ne prive pas à proprement parler Mina de sa beauté, mais relègue celle-ci au second rang. La cérémonie de profession religieuse s’assimile alors à un mariage : coiffée d’un scapulaire que le texte compare à une « toilette de mariée », Mina vit ses « noces sacrées » (AM, 217) avec « Celui qu’elle a choisi » (AM, 219), c’est-à-dire Dieu. Mina, d’abord associée à une « fille d’Ève », finit aussi par perdre sa figure et se confondre avec la Vierge : « [C]e n’est pas l’image de la Mina d’autrefois qui domine dans mes pensées ; c’est celle de la vierge qui dort là-bas sous la garde des anges, en attendant l’heure de sa consécration au Seigneur. » (AM, 219) Autrefois consciente de ses charmes, Mina se dépouille de sa vanité, troquant les salles de bal pour les couloirs du couvent, alors qu’Angéline, une fois sa beauté détruite, y paraît plus que jamais sensible :

Quand j’avais la beauté, je m’en occupais très peu. L’éloignement du monde, l’éducation virile que j’avais reçue, m’avaient préservée de la vanité.
[…]
Mais si fragile, si passagère qu’elle soit, la beauté n’est-elle pas un grand don ?

AM, 252

En esquintant la trop grande beauté de la jeune femme, l’épreuve de la défiguration la libère donc d’une représentation essentiellement forgée par son entourage et lui assure enfin le contrôle de sa propre image grâce à l’écriture. Le roman dévoile un monde dominé par l’autorité masculine, où la beauté fonde la valeur des femmes et leur assigne un rôle dont elles ne peuvent s’extraire, sinon en l’abdiquant (comme Mina le fera) ou en s’en voyant dérobées. Cette problématique — la beauté comme piège ou entrave — informe tout le roman, au point que la défiguration d’Angéline, inévitable, est annoncée dans le roman par divers signes. L’infortune est ainsi déjà prophétisée lors d’une promenade à cheval, où la monture d’Angéline s’emballe et passe près de la projeter sur les cailloux. Fort secouée, elle est conduite chez une famille de paysans qui l’aident à se remettre de ses émois :

[…] Vous l’avez paré belle, répétait sans cesse la digne femme, si vous étiez tombée sur les cailloux, vous étiez morte.
— Oui, défigurée pour la vie, ajoutait la jeune fille, qui avait l’air de trouver cela beaucoup plus terrible.
[…]
Ma toilette finie, elle me présenta un petit miroir, et me demanda naïvement si je n’étais pas heureuse d’être si belle — si j’aurais pu supporter le malheur d’être défigurée.

AM, 245

Cet exposé sur la fragilité de la beauté, qui fait écho aux lamentations des personnages devant le jardin dépérissant, revient sous maintes formes dans le roman et est aussi abordé par Angéline dans son journal intime : « Mon père disait qu’aimer une personne pour son extérieur, c’est comme aimer un livre pour sa reliure. Lorsqu’il y avait quelque mort dans le voisinage : “Viens, me disait-il, viens voir ce qu’on aime, quand on aime son corps !” » (AM, 252) Mina avait déjà mis en garde son frère trop hypnotisé par l’éclatante beauté de sa fiancée pour apprécier son âme à sa juste valeur, et Angéline, pressentant étrangement le retournement du fiancé, avait aussi prié Maurice d’assurer son amour sur des bases plus solides : « [A]imez-moi en Dieu et pour Dieu afin que votre coeur ne se refroidisse jamais. » (AM, 198) Le roman invite donc à un questionnement sur la valeur de la beauté, réflexion qui s’engage à partir d’Angéline mais se nourrit aussi des cas de deux autres protagonistes féminines, Mina Darville et Véronique Désileux. La perte de beauté du personnage principal se reflète dans le sort tragique de cette dernière, orpheline affligée d’une grande laideur et dont M. de Montbrun fut le bienfaiteur, s’acquittant des lourdes dettes qui l’auraient empêchée de garder son logis. Désignée dans le roman comme « la pauvre disgraciée », Véronique Désileux partage avec Angéline un destin taillé dans la réclusion et l’amertume en raison d’un visage repoussant. Sa laideur, comme celle de l’héroïne, n’est jamais décrite avec précision, bien qu’elle soit donnée comme suffisamment importante pour inspirer « une répulsion bien grande » (AM, 221). Or Véronique Désileux, contrairement à Angéline, n’a jamais été choyée par la nature, et se range elle-même parmi « ceux qui n’ont jamais été aimés […], les êtres disgraciés » (AM, 222). Cette corrélation est reprise par Angéline elle-même, persuadée que sa laideur l’empêchera à jamais de connaître l’amour : « Il n’a pu m’aimer défigurée, et quel homme l’eût fait ? » (AM, 215) Comme le montre Claudine Sagaert dans son ouvrage Histoire de la laideur féminine, l’association entre laideur et célibat se retrouve abondamment dans la littérature du xixe siècle, alors que le personnage de la vieille fille est souvent dénué de charmes, coupable de sa laideur comme de n’avoir pas trouvé mari. La célibataire qui décide de le demeurer reçoit un traitement similaire, soupçonnée de mettre en danger l’équilibre social en refusant de se soumettre au rôle attendu :

Par contre, si le célibat ne relève pas toujours d’une disgrâce physique, quelle explication trouver au fait qu’une belle jeune fille choisisse délibérément de vivre sans homme ? Le célibat comme voeu d’indépendance peut-il être acceptable ? Nullement pour l’époque, car la célibataire, si elle n’a pas privilégié sa carrière, a du moins refusé le mariage et la maternité. Assimilée à un être improductif, considérée comme digne du rebut, et inutile à la société, qu’elle soit vieille fille ou célibataire par choix, elle est nécessairement laide moralement[16].

Véronique Désileux, qui pourtant a « un grand coeur » (AM, 221), confie avoir souvent fait les frais de ces préjugés et avoir « vécu sans amitié, sans amour » (AM, 224). De fait, ce consensus — impossible d’aimer une femme laide — est si bien intégré par les personnages féminins que nulle ne songe à le remettre en question, acceptant la laideur comme une tare insurmontable et la solitude comme seule voie possible pour elles. Le retrait du monde, d’ailleurs, forme le point d’attache de l’existence des trois femmes du roman, Angéline, Mina et Véronique, qui traversent toutes, à divers degrés, l’épreuve de la laideur ou du déclin de la beauté.

UN ROMAN DÉFIGURÉ ?

La défiguration d’Angéline signe le refus d’une beauté oppressive qui la réduisait à n’être qu’un fac-similé du père : « [E]ntre nous la ressemblance morale est encore plus grande que la ressemblance physique. » (AM, 169) Épreuve associée au temps du malheur, la perte de sa beauté se conjugue avec l’effacement de l’image paternelle. En même temps, elle s’offre aussi comme un nouveau canevas qui, débarrassé des traits du père, est prêt à accueillir une nouvelle identité. C’est par l’entremise de l’écriture que la jeune femme pourra remodeler sa propre image, une image qui ne sera plus soumise à des correspondances réductrices ni à l’obsession de son entourage pour une beauté de toute façon condamnée à s’étioler. Ainsi, la défiguration a pour corollaire la réalisation, par l’héroïne, de son autoportrait, menée dans la deuxième partie de l’oeuvre par le truchement du journal intime, forme inusitée dans le roman canadien-français du xixe siècle.

Ce changement de configuration narrative au sein même du roman entraîne des répercussions importantes sur le tissu du récit. Ainsi le canevas mis en place au début, qui développait des thèmes assez courants de la littérature de cette époque — glorification de la nature et apologie de la vie rurale vécue dans un paradis terrestre qui s’oppose en tous points au monde urbain, infatué et superficiel ; promotion des valeurs familiales de respect et de soumission envers la figure paternelle ; amour chaste et pur des futurs époux toujours tournés vers Dieu —, est brutalement laissé en plan lorsque commence le journal d’Angéline. Celui-ci fait plutôt place à l’isolement mortifère de la jeune femme, où les figures du père et de l’époux se mêlent dans une languissante complainte sur l’amour perdu — Madeleine Gagnon parle à ce sujet d’un « oedipe limpide[17] ». La transition de la forme épistolaire au journal intime transforme la manière dont la vie d’Angéline de Montbrun est dévoilée, alors qu’elle devient sa propre (et principale) interlocutrice, qu’elle se délaisse dans l’exercice de l’introspection de tout relent de pudeur ou de réserve quant à l’expression de ses sentiments. Le rétrécissement du champ focal autour du personnage principal mène à l’élaboration patiente de son autoportrait, où les émotions ressenties par l’héroïne et ses réflexions sur Dieu, le deuil, la beauté, constituent la matière première du texte. Ce faisant, la dernière partie du roman ne livre pas de réelles péripéties ; elle se constitue pour l’essentiel de passages où la narratrice revient sur les récents événements et révèle les tourments qui agitent son âme.

Ainsi, l’oeuvre innove encore par son lyrisme et son exposition souvent violente des humeurs de l’héroïne désespérée, se démarquant en cela des autres textes de la même période[18], de facture plus sobre : « La structure fragmentée du roman, avec son utilisation de la forme épistolaire et du journal intime, rompt dramatiquement avec la narration omnisciente des autres romans de l’époque, et communique de façon voilée un contenu également subversif[19]. » De fait, le texte se montre « [é]trangement moderne dans son hésitation[20] », repoussant tour à tour le mariage et l’engagement religieux sans parvenir toutefois à assumer de plain-pied sa prise de position : « Plein de contradictions, il semble s’approcher infiniment de ce qu’il veut dire, comme si ce dire était interdit, inavouable. Chaque phrase de rébellion étant suivie d’un désaveu couché dans la rhétorique pieuse de l’époque, le roman est loin de la linéarité du roman traditionnel[21]. » Cette révolte, certes timide, est engagée à un double niveau : l’enlaidissement d’Angéline l’affranchit du rôle banal d’épouse auquel l’auraient cantonnée les moeurs de l’époque ; or, remodelant le schéma actanciel de l’histoire, la laideur annonce aussi la radicale nouveauté du roman par rapport à ce qui se faisait à ce moment. Tout se passe comme si la narration prenait acte de la blessure identitaire d’Angéline, de l’éclatement de son être construit d’abord par les perceptions de ses proches, puis intégrait la fragmentation au coeur même du récit, à travers le mouvement d’une âme brisée qui cherche à recoller les morceaux d’elle-même, à réaliser elle-même son portrait. Ces carnets portent d’ailleurs bien leur nom de « feuilles détachées », puisqu’ils montrent moins de cohésion encore que l’échange épistolaire de la première partie ; malgré leur forme fragmentaire, les lettres contribuaient à la progression du récit. Les entrées du journal d’Angéline sont parfois très courtes — un paragraphe ou quelques lignes tout au plus — et recueillent davantage des impressions et des souvenirs, consignés au quotidien, que des événements cheminant vers une issue salutaire. À partir du moment où l’idylle des deux amoureux semble au-delà de tout secours, et où le futur d’Angéline paraît à la fois anéanti et ouvert à tous les possibles, l’auteure privilégie un mode narratif qui se nourrit d’interrogations d’ordre spirituel, appelées, par nature, à demeurer inachevées. S’il faut concevoir, à l’instar de David Le Breton, la défiguration comme une « déchirure du sentiment d’identité[22] », force est de constater qu’Angéline explore cette blessure dans l’espace du texte, creusant toujours plus loin cette quête d’elle-même en ne faisant plus reposer, comme jadis, la reconnaissance de soi sur ses interactions avec autrui. Il ne s’agit dès lors plus de résoudre le conflit, d’obtenir réparation pour les souffrances endurées en cernant un horizon d’espoir : la jeune femme est déterminée à vivre pleinement « cette heure de déchirement » (AM, 211), à s’abîmer dans la tristesse et les souvenirs plutôt que de chercher à réintégrer le monde. L’oeuvre, de fait, écarte tour à tour les solutions proposées, se dépouillant progressivement de tous les éléments qui pouvaient encore l’attacher au romanesque, pour s’aligner davantage sur le modèle des confessions. Angéline de Montbrun s’offre à cet égard comme une oeuvre défigurée, qui « ne ressemble à rien de ce qui s’était écrit auparavant au Canada[23] », exploitant dans la forme romanesque même le pouvoir de défiguration qui préside au destin d’Angéline.

+

La défiguration d’Angéline, qui s’inscrit dans la chaîne causale enclenchée par la mort du père, constitue ainsi un événement majeur au sein du récit, au point d’en redessiner le cours. À bien des égards, la figure tutélaire de Charles de Montbrun s’assimile à celle d’un dieu, veillant sur la prospérité de son domaine, protégeant les jeunes amoureux, gouvernant d’une main généreuse sa communauté. Son décès signe donc le renversement du système sur lequel reposait l’harmonie de Valriant, et entraîne une grave conséquence sur le monde romanesque, à savoir l’introduction de la laideur dans le récit. La ruine de la beauté d’Angéline de même que le flétrissement du jardin bornant la propriété des Montbrun surviennent comme deux fléaux affligeant un univers privé de son principe ordonnateur.

C’est dans la perte de sa beauté, garante de l’amour et de l’admiration éperdue du fiancé et promesse de l’union qui la comblerait en tant qu’épouse et mère, que l’héroïne peut finalement gagner un statut autre que celui prescrit pour son sexe. Le visage dévasté, vêtue de noir dans la poursuite de son deuil éternel, renonçant à prendre le voile faute d’en sentir fermement l’inclination, Angéline ne mène rien de moins que sa propre révolution, une révolution qui se répercute même jusque dans la forme du roman. La laideur propage de fait un contenu subversif par rapport aux conventions de l’époque, rendant impossible la soumission de l’héroïne au rôle d’objet d’échange, qui passerait sagement du père à l’époux. Alors que la libération passe pour Angéline par le truchement de sa laideur, stigmate d’une autonomie arrachée à prix fort (la mort du père et l’abandon du fiancé), pour Mina, elle s’accomplit par l’abandon de sa féminité et de son pouvoir de séduction, troqués pour le voile religieux, autre forme de désengagement face au mariage, qui n’est plus, aux yeux des deux jeunes femmes, la seule possibilité de se réaliser. Si Angéline de Montbrun est peut-être le premier personnage de la littérature québécoise à vivre la laideur comme émancipation du fardeau matrimonial auquel l’assujettit sa condition de femme, d’autres personnages féminins viendront à sa suite : pensons par exemple à Angélina Desmarais dans Le Survenant de Germaine Guèvremont ou à Édith dans La fille laide d’Yves Thériault. En épousant à peu près le même destin que l’héroïne de Laure Conan, elles réaffirmeront ce désir d’accès à une existence où leur statut ne transite plus par le mariage.