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VOIX ET IMAGES Nous avons envie d’ouvrir cet entretien en soulignant la singularité de votre oeuvre dans le paysage littéraire québécois. Il nous semble que vous êtes une force tranquille. Vous publiez de façon espacée, en moyenne aux quatre ans, des livres dont on souligne systématiquement la puissance d’évocation. Vos oeuvres sont brèves, et abordent avec simplicité des enjeux complexes — dont on aura l’occasion de reparler — dans une forme qui rappelle parfois la novella, une catégorie éditoriale peu fréquentée au Québec, mais importante aux États-Unis. Comment ce rythme et cette ampleur se sont-ils imposés dans votre écriture ?

LISE TREMBLAY Quand j’ai pris ma retraite, j’ai écrit deux livres en deux ans. Le rythme était déterminé par mon travail. Il faut que je sois touchée par quelque chose pour m’engager dans l’écriture. Si je ne suis pas touchée, je n’écris pas. Je suis une fille d’ouvrier, et, la job, c’est l’affaire la plus importante ; l’art vient après. Je pense que mon rapport à l’écriture est teinté de mes racines familiales. L’écriture, c’est super important, mais gagner ma vie l’est encore plus. Je sais que ça vient de mon enfance, ça fait partie de ce que je suis. L’écriture me prend du temps, parce que réfléchir prend du temps. Je dois être sûre de moi : je travaille beaucoup mes textes. Je peux passer trois semaines sur une phrase ! Si je ne suis pas contente du mot de la page 92, je peux y revenir souvent. Il faut prendre son temps. Il n’y a rien qui presse dans la publication. À la limite, quand je suis contente d’un livre, il pourrait ne pas être publié et ça ne serait pas grave. Quand je suis très contente de l’objet et de ce que j’ai réussi à faire, ça me convient. Produire une oeuvre, une vraie, prend du temps. Là, je suis en train de travailler sur un recueil de nouvelles. C’est long ! Je ne publie pas immédiatement quand c’est fini. Mes éditeurs n’ont pas le droit de publier tout de suite. Ça prend un an avant que j’accepte, que je sois sûre de mon coup.

VOIX ET IMAGES Pour expliquer le rythme des publications, vous mentionnez d’entrée de jeu être une fille d’ouvrier. Est-ce que cet héritage-là engendre une éthique d’écriture particulière ? Est-ce qu’il est à l’origine de la poétique de vos oeuvres ?

LISE TREMBLAY Ta classe sociale d’origine détermine tout. Je suis une fille d’ouvrier et je vais passer ma vie avec une vision de fille d’ouvrier. Je ne suis pas niaiseuse : j’ai lu des livres, mais quand il y a une différence sociale, je la sens. Ma façon d’être ne peut pas être autre chose. Ce n’est ni une revendication ni une honte, mais une réalité. Pour moi, le travail, c’est important. Je suis habitée par cette exigence du travail bien fait. Ma position sur le monde et ma vision du monde seront toujours celles-là, même si je suis devenue écrivaine, même si je n’ai pas la vie de mes parents. J’analyse le monde de ce point de vue.

VOIX ET IMAGES Vous percevez l’écriture comme un travail avant tout. Est-ce pour cela que vous avez peu écrit en revue, peu participé à des démarches collectives ?

LISE TREMBLAY Je n’aime pas avoir des commandes : je ne suis pas bonne là-dedans. C’est tout. Ça ne fait pas de bons textes. Vous m’avez demandé un inédit pour ce dossier : il est bon parce qu’il est destiné à mon prochain recueil. Je ne fais pas beaucoup de démarches fondées sur une circonstance extérieure à mes projets. Quand j’enseignais, je n’avais pas le temps. L’enseignement me prenait la peau, les os et le coeur. J’haïs les commandes. Je pense que je n’ai jamais dit oui. Je n’aime pas répondre à un thème ; l’écriture est plus fondamentale pour moi.

VOIX ET IMAGES Dans ce cas-là, comment les histoires, les thèmes ou les sujets d’écriture arrivent-ils à vous ; comment s’imposent-ils, si ce n’est jamais de l’extérieur ? Qu’est-ce qui fait que, tout d’un coup, il y a une histoire qui demande à être écrite ?

LISE TREMBLAY Il faut que quelque chose vienne me toucher. Ça peut être une phrase à laquelle je me mets à penser, que je ressasse. En ce moment, j’écris des nouvelles qui ont toutes des liens entre elles, des nouvelles qui portent sur la trop grande importance que les femmes accordent à l’amour. Ce sont des histoires où elles sont prises avec l’amour. J’ai entendu trop d’histoires terribles de femmes pour qui la réalité ne correspondait pas aux attentes ; des histoires épouvantables de femmes qui créaient leur propre malheur. J’entends une première histoire, une deuxième, une troisième, et là je me mets à écrire. Tous mes livres sont nés comme ça. Pour L’habitude des bêtes, c’était un homme derrière chez moi qui voyait des loups partout. C’est un menteur et un fabulateur : il me raconte ses fabulations, il pense que je le crois. Ses récits ont commencé à m’occuper l’esprit, je me suis demandé de quoi il parlait, pourquoi il disait des faussetés, pourquoi il s’est chicané avec un autre voisin, et là l’histoire m’est venue. C’est comme ça que les sujets s’imposent. Vraiment, ça s’impose. J’ai une histoire qui me trotte dans la tête depuis que j’ai commencé à enseigner, il y a trente ans. Je vais m’y mettre après le recueil de nouvelles. J’avais trente ans, je viens d’en avoir soixante-deux, et ça me roule encore dans la tête ! À un moment donné, je dois l’écrire, sinon je vais sauter ! Je dis toujours que les histoires, on les porte et elles naissent ; ce sont elles qui s’imposent. Il y a des écrivains qui fabriquent des histoires. Je n’en suis pas capable.

VOIX ET IMAGES Justement, des éléments dans votre oeuvre reviennent d’un texte à l’autre, d’un genre à l’autre : dans le récit, dans les nouvelles, dans les fictions. Des mots, des scènes, des histoires qui se répètent. Est-ce le réel qui insiste, qui échappe à la fabrication ? Est-ce que les répétitions nous mènent sur la piste de l’autofiction ?

LISE TREMBLAY Sauf pour Chemin Saint-Paul, qui est un récit, je ne pense pas faire de l’autofiction. Il y a des projections de moi dans mes livres, comme dans la nouvelle « Élisabeth a menti » : c’est une prof menteuse, une projection de moi. J’ai mes préoccupations, comme cette histoire qui me trotte dans la tête depuis trente-deux ans. C’est l’histoire d’une immigration ratée : ce n’est pas mon parcours, mais c’est aussi un peu moi. Chemin Saint-Paul, c’est moi. C’est un récit. En fait, c’est de l’autofiction dans le sens où il s’agit d’un récit qui présente ma vision des choses, ce n’est pas la réalité. Dans ma famille, il y en a qui ont pété les plombs après avoir lu le livre, mais le livre, ce n’est pas la vérité, c’est ma vision des choses. Le livre est souvent loin de la réalité, et loin du livre que j’avais imaginé. Je dis toujours que le livre imaginaire est super bon et que le livre réel est très ordinaire.

VOIX ET IMAGES Vous dites que des membres de votre famille ont « pété les plombs ». Ce petit danger là, qui est lié aux représentations, à l’effet de l’écriture, est-il au coeur de votre démarche ? Sans qu’il soit question de provocation, avez-vous le désir de mettre en scène des récits qui vont suffisamment troubler les lecteurs et les lectrices, les remettre en question ?

LISE TREMBLAY Je pense qu’un artiste qui ne dérange pas n’en est pas un. Il faut être en mesure d’élaborer une pensée qui ne corresponde pas au discours ambiant ou à la norme imposée. Mais je ne le fais pas pour provoquer à tout prix. Quand j’ai publié La héronnière, j’ai eu des menaces de mort. Des menaces réelles : j’ai été frôlée à 100 km/h sur une route de village. La seule chose vraie dans La héronnière, c’est le meurtre des oiseaux. Tout le reste, c’est de la fiction. Mais je révélais l’inconscient du village. Il se passe la même chose depuis que je suis revenue au Saguenay. J’en étais partie depuis trente ans. J’y ai maintenant une petite maison sur le bord d’un lac. Il y a de vieilles cousines de ma mère qui me dévisagent à l’épicerie, d’autres qui m’agressent, qui me disent : « T’as pas d’affaire à dire ça ! » Ah non ? Je n’écris pas pour provoquer, mais mon écriture provoque quand même. Si j’écrivais des histoires de couples vivant sur le Plateau Mont-Royal, je ne recevrais pas de menaces de mort. La campagne et la région offrent des histoires beaucoup plus intéressantes que la ville. Victor-Lévy Beaulieu s’installait à sa fenêtre, ouvrait les rideaux et regardait dehors : de là, il pouvait remplir des milliers de pages sans problème. Parce que la dimension humaine n’est pas la même en région. À Montréal, je ne suis rien pour les gens. Chez moi, autour du lac, je suis l’écrivaine de Montréal. J’entends ma vie racontée autour de moi. J’ai une maison un peu étonnante par rapport aux standards de la région ; des hommes en chaloupe disent : « Elle vient de par icitte, mais elle restait à Montréal. Elle écrit des livres pis elle a construit sa maison toute seule. » J’entends mon histoire. Des fois, j’ai envie de dire que ce n’est pas tout à fait ça ; je laisse faire ! Les personnages y sont grandioses. C’est lié à la géographie. Au Saguenay, le paysage est dur : il faut être fait fort pour tenir l’hiver là-bas. Les gens sont confrontés à plus grand qu’eux tous les jours, c’est épeurant ! Le fjord, ce n’est pas la rue Saint-Denis ! Tu es confronté à quelque chose qui peut t’avaler, à quelque chose qui peut te tuer… Comme dans tous les romans américains qui se déroulent dans le Sud profond, ou dans l’Ouest. J’ai l’impression d’être dans une fresque où il se passe des aventures incroyables. C’est comme ça que j’entrevois l’écriture. Mon lieu d’écriture est presque toujours la campagne parce que je trouve les gens qui y vivent fascinants.

VOIX ET IMAGES En écho à l’effet produit sur des lecteurs et lectrices — par exemple les menaces de mort —, est-ce que les réactions ont eu un effet sur votre manière d’écrire par la suite, de raconter les histoires ? Aviez-vous une volonté de creuser le filon qui vous importait, les enjeux qui venaient vous toucher, quitte à assumer les effets que ça provoque ?

LISE TREMBLAY Les réactions des gens ne m’ont pas affectée dans l’écriture, mais c’est sûr que, des menaces de mort, c’est tannant un brin ! Ça enlève un peu de naïveté, je crois. J’étais naïve. Je pensais sincèrement que personne ne lisait mes livres, mais ce n’est pas vrai [rires] ! Pour les membres de ma famille, c’est plus dur. La publication suscite des réactions émotives très fortes, surtout dans le cas de Chemin Saint-Paul. J’ai vu des lecteurs acheter six exemplaires de ce livre pour en donner autour d’eux. Ce n’est pas un livre qui laisse intact. Il faut être vieux pour le lire. Chemin Saint-Paul est un livre pour une personne de mon âge.

VOIX ET IMAGES Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Qu’est-ce qui, dans ce livre-là, rejoint les gens de votre génération ?

LISE TREMBLAY Quand les parents meurent, il y a un besoin énorme de faire le point. Ce n’est pas anodin que tous les écrivains fassent des livres après la mort de leurs parents. Tous ceux que je connais de ma génération l’ont fait. Dans mon cas, j’avais besoin de mettre un terme à ma relation avec mes parents. Maintenant, la relation est finie. Quand les parents meurent, c’est paradoxalement très libérateur. Très libérateur. Un enfant de vingt ans qui se fait écraser par une voiture, c’est atroce, mais un parent de quatre-vingts ans qui meure, c’est assez libérateur. Je suis capable de le dire. Ça libère.

VOIX ET IMAGES Le passé familial occupe une place centrale dans chacun de vos livres. Vos oeuvres parlent du passé, mais le plus souvent avec une écriture au présent. Nous nous demandions comment vous négociez le chevauchement de ces deux temps-là.

LISE TREMBLAY J’écris au présent la plupart du temps en faisant référence au passé. C’est complexe pour les correcteurs et pour moi, en raison des temps de verbes. Parfois, je m’en arrache les cheveux. Je le fais quand même parce que je crois que le passé explique le présent. On traîne toujours notre passé avec nous. Les histoires, quand je les raconte, elles sont passées pour moi, alors je les écris, mais au présent. C’est assez compliqué à corriger, je le sais. Parce qu’il y a un souffle, et aussi parce que j’écris à voix haute, pour le rythme.

VOIX ET IMAGES La soeur de Judith est le cas le plus exemplaire à cet égard. Il s’agit d’une narration d’enfant non conventionnelle : le présent de l’écriture semble surgir de temps à autre, comme s’il cohabitait avec le présent de la narratrice. Mais il n’y a aucune incohérence, plutôt un mélange des temps qui rappelle comment l’enfance s’inscrit de manière indélébile en chacun, comme un éternel présent ou bien comme un passé jamais tout à fait terminé. C’est le seul de vos romans qui adopte la perspective d’un enfant ; pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

LISE TREMBLAY C’est tellement dur ! Je ne le ferai plus jamais. Je sais que c’est réussi, mais j’ai tellement travaillé ! Il faut l’entendre, l’enfant. Il ne faut pas que la narratrice enfant dépasse son horizon. Elle rapporte les paroles des adultes — « ma mère a dit ça » — et elle les met aussi en doute ; un enfant, ça écoute ce que l’autre dit. J’ai trouvé cette tâche épouvantable. Mais je sais que c’est bien réussi. Ce n’est pas mon meilleur livre, mais c’est un livre plus facile dans lequel il y a beaucoup d’humour. Je pense qu’on n’est pas loin de 18 000 ventes, c’est énorme pour une inconnue comme moi ! C’est un gros succès, mais ce n’est pas mon meilleur livre. Mon meilleur, c’est La pêche blanche. La soeur de Judith a été difficile à réaliser, mais ce n’est pas un grand livre. L’habitude des bêtes, c’est un beau petit livre doux. Le lecteur est roi et maître : vous pouvez trouver que La soeur de Judith est mon meilleur livre, et c’est très correct. Mais ce n’est pas ce que je pense.

VOIX ET IMAGES Qu’est-ce que vous affectionnez particulièrement dans La pêche blanche ?

LISE TREMBLAY C’est mon favori parce qu’il est empreint de poésie. La poésie est la chose la plus ardue à réaliser en littérature. Je n’ai aucun talent pour écrire de la poésie, et je trouve que, dans La pêche blanche, je suis arrivée à faire quelque chose de poétique. J’étais très fière de moi !

VOIX ET IMAGES Vous avez déjà dit que l’idée derrière La pêche blanche était de décrire et — à la limite — de chanter la lumière du Saguenay.

LISE TREMBLAY Oui, c’était l’idée.

VOIX ET IMAGES Avez-vous l’impression d’avoir approché cette lumière ? Vous l’avez décrite à partir de deux points de vue — celui d’un personnage (Robert) qui est sur place et qui la voit, et celui d’un autre (Simon) qui en est éloigné, et donc en a une conscience qui est celle de la remémoration, du manque, du vide. Est-ce que l’importance de la lumière dans le roman vient d’une double posture, entre confrontation et désir ?

LISE TREMBLAY Je ne pense pas que j’ai tout à fait réussi, mais c’était mon but. C’est ça, mon but, dans la vie. C’est peut-être pour ça que je trouve qu’il s’agit de mon livre le plus poétique. Il y a là-bas une lumière incroyable. La lumière du Nord, c’est une autre lumière. Ce n’est pas la même qu’à Montréal. C’est beau. Le fjord, à six heures le matin, c’est impressionnant ; c’est une lumière dure. Je voulais m’en approcher, la décrire. Dans le cas de Robert, il est clair qu’il est impossible pour lui de s’en détacher. Le fjord agit comme un aimant. Cette emprise vient avec une sorte de honte. Il se cache pour surveiller le fjord. Pour Simon, c’est plus complexe. Il essaie de s’en éloigner, mais le Saguenay est en lui, c’est un état. Dans le fond, cela représente deux postures et, évidemment, c’est paradoxal. Mais le paradoxe, c’est le lieu de la littérature. Ça ne se résout pas. Ça s’exprime.

VOIX ET IMAGES Vous dites qu’atteindre cette lumière est votre but dans la vie. Il s’agit d’une affirmation étonnante. Est-ce que l’écriture relève d’un choix ou d’une nécessité ?

LISE TREMBLAY Je ne fais pas d’argent avec mes livres, c’est mon espace de liberté. J’ai besoin de mettre plusieurs choses par écrit, sinon je deviendrais trop pleine d’émotions. Ce n’est pas un choix, l’écriture. Je ne me suis pas levée un matin en me disant : « Je vais être écrivaine ! » Non, ça ne marche pas comme ça. Si c’était un choix, j’aurais fait autre chose. Ce n’est pas un choix. Dans mon cas, c’est une nécessité.

VOIX ET IMAGES À partir de quel moment avez-vous su que l’écriture allait prendre une place considérable dans votre vie ?

LISE TREMBLAY Je l’ai toujours su, mais pas avec des mots. J’avais une mère qui voulait beaucoup qu’on aille à l’école. Ma mère était relativement cultivée pour son milieu, mais être écrivaine ne faisait pas partie de mes choix de carrière. Mon destin, c’était de faire un cours professionnel et de marier un gars de l’usine à papier. Ma vie aurait peut-être été moins compliquée. C’est ce que faisaient les filles de mon âge. J’ai un destin contrarié, une vie que je n’ai jamais pensé avoir. Jeune, je comprenais la narratrice de La détresse et l’enchantement quand elle dit vouloir une vie « agrandie ». On n’était pas dans la pauvreté du tout, mais on était du monde ordinaire, pas riches. Mon milieu n’était pas propice à cette ambition, ce n’était pas prévu. C’était la Révolution tranquille. Je suis allée à l’école, et l’éducation m’a menée là. Quand j’ai commencé à étudier en littérature, c’est comme si j’avais trouvé le Saint-Graal, j’aimais ça comme une folle, c’était de la passion pure ! Ça en est encore une. Arriver à l’UQAM en littérature a changé ma vie. J’ai appris des choses, c’était merveilleux, je n’ai pas honte de le dire. L’institution a été très importante pour moi. Elle n’a pas fait de moi une écrivaine, mais elle a rendu ce chemin possible.

VOIX ET IMAGES À cet égard, la première publication, L’hiver de pluie, a été déterminante. Pouvez-vous nous expliquer les circonstances de sa parution ?

LISE TREMBLAY Il s’agissait de mon mémoire de maîtrise. Le jour, je suis allée porter mes trois copies à l’UQAM. Le soir, j’étais étendue sur mon divan, et le téléphone a sonné à 23 h 30. C’était André Vanasse, qui avait commencé à lire mon manuscrit dans le métro et qui m’annonçait vouloir me publier. Sur le coup, j’ai pensé que j’avais oublié de fournir un document. Je ne savais même pas qu’il avait une maison d’édition !

VOIX ET IMAGES C’étaient les débuts de XYZ.

LISE TREMBLAY Exactement, il venait de l’acheter. Je n’étais même pas au courant ! C’était un gros coup pour une étudiante, et beaucoup de chance, aussi.

VOIX ET IMAGES Quel effet une réaction aussi enthousiaste à la lecture de votre premier texte long a-t-elle provoqué ?

LISE TREMBLAY Je n’en revenais pas ! Je n’ai pas fait la maîtrise pour ça. Je voulais obtenir un papier pour enseigner au cégep. Je m’étais dit : « Si c’est pas bon, c’est pas bien grave. » Dans le fond, c’était pour avoir un diplôme. Pour une fille d’ouvrier, c’est parfait. L’institution m’a reconnue, oui. J’ai réfléchi à ça plus tard : sur le coup, je n’en revenais pas. Vanasse avait écrit sur l’enveloppe dans laquelle il m’avait envoyé les épreuves : « Lise Tremblay, romancière. » Je ne suis pas capable d’en parler sans avoir une larme, c’était inimaginable. Et quand j’ai gagné le Prix du Gouverneur général pour La danse juive, l’enveloppe n’avait pas de timbre, parce qu’elle venait de la reine, et qu’elle est dispensée d’en mettre. Je vivais sur la rue Plessis, en plein centre-ville de Montréal. Le facteur n’en revenait pas que je vive dans cette piaule-là et que je reçoive une lettre de la reine. L’institution a permis ça, je suis capable de le reconnaître. À l’UQAM, Daniel Chartier a beaucoup fait pour ma carrière. Je l’appelle « mon agent ». Je suis consciente de ce qu’il a fait pour moi. Je crois que, pour les gens de ma classe sociale, l’école publique, c’est fondamental. Elle permet à quiconque de faire ce qu’il veut, de réaliser ce qu’il n’a jamais imaginé faire, ce qui est mon cas. Ça a vraiment été une révélation ; je n’avais pas fait ces études pour publier. Par la suite, Leméac est venu me voir. Je n’ai jamais eu besoin d’envoyer un manuscrit chez un éditeur. C’est de la chance. Je ne suis pas partie de XYZ parce que j’étais fâchée ; j’ai expliqué à André Vanasse que je ne pouvais pas passer ma vie à travailler avec un professeur, ce n’était pas bon pour moi. Il fallait que je lâche mon père. Il fallait que je vole de mes propres ailes. Aux funérailles de Miron, il m’a dit : « Je t’ai pardonné. »

VOIX ET IMAGES Puisque vos réponses convergent très souvent sur la piste familiale et que vous évoquez la figure du père pour parler d’un éditeur, l’occasion semble parfaite pour vous questionner plus directement sur la famille. Celle-ci est un motif important dans votre oeuvre, et les familles représentées sont toujours éclatées, dysfonctionnelles. Nous avons remarqué que vous faites parler les fils, les filles, les pères, mais que la voix narrative n’est jamais assurée par la mère.

LISE TREMBLAY Jamais ? C’est très intéressant… J’ai bien fait de venir vous rencontrer ! Comment faire pour traduire le discours d’une personne qui a un problème de santé mentale et qui ne perçoit pas la réalité ? Marie-Sissi Labrèche l’a fait, mais la mère agissait. Je peux faire agir la mère, comme dans La soeur de Judith, mais la faire penser, c’est plus ardu.

VOIX ET IMAGES C’est comme si la parole maternelle venait toujours de l’extérieur, toujours entendue, remâchée par la voix narrative. Vous utilisez souvent des voix homodiégétiques qui nous donnent accès à des flux de pensée, comme dans La danse juive, mais il ne s’agit jamais de la pensée de la mère.

LISE TREMBLAY Il y a des mères, mais en effet elles ne parlent pas en tant que mères. Elles parlent en tant que femmes ayant des rapports avec les hommes. Le propos de mes livres, ce n’est jamais la maternité. J’ai le sentiment que ce n’est pas possible d’aborder ce sujet. Je n’ai jamais eu le désir de le faire non plus. Ma mère était une personne très intelligente. Son flux de paroles venait de l’inconscient. Elle avait raison souvent. C’était une illuminée. En même temps, elle était très souffrante et très complexe. C’était toujours l’inconscient qui parlait. Quand elle parlait d’une personne, elle la révélait. Elle était méchante. J’ai ça en moi. Je fais plus attention qu’elle. Si je disais tout ce que je pense, je serais en prison ! C’est aussi bien que je reste dans le bois… Ce côté de ma mère n’est pas transposable en voix narrative. Ce serait du délire, ça jaillirait. Il n’y aurait pas de dehors. Mais ça pourrait être très drôle, très vrai, très méchant. Comme écriture, ce n’est pas possible. Je ne l’ai jamais fait parce que je pense que c’est inconcevable. C’est de cet ordre-là.

VOIX ET IMAGES Votre écriture, marquée par l’ellipse, par la répétition de termes chargés, par le ciselage et la précision de la phrase, va complètement à l’inverse de ce discours maternel que vous évoquez. Est-ce dire que vous proposez une forme de contrôle qui répond au désordre qu’elle incarne ?

LISE TREMBLAY L’instance maternelle dans l’écriture, je pense que c’est extrêmement important. La mère est un moteur de fiction. En fait, peut-être que mon désir d’écriture est celui de mettre les choses en ordre. La parole de ma mère, c’était du jaillissement, c’était désordonné. Honnêtement, je ne crois pas qu’il s’agisse de contrôle, mais avant tout d’une sorte d’esthétisme. C’est de l’ordre d’une préférence. La meilleure façon dont je peux expliquer cela, c’est que le texte me vient souvent dans une tonalité, et cette tonalité se développe presque toujours dans une phrase courte, retenue. C’est le son du texte.

VOIX ET IMAGES Dans un entretien à la sortie de La danse juive, vous disiez créer vos personnages féminins en vous inspirant des hommes de votre vie et vice versa. Vous ajoutiez qu’il s’agissait d’éviter les règlements de compte, et que le livre sur la mère était encore à écrire. Avec Chemin Saint-Paul, est-ce que le livre sur la mère est écrit ?

LISE TREMBLAY Dans Chemin Saint-Paul, je parle de ma mère, mais pas de ma vraie mère ; je parle de celle diminuée, et non de la folle à lier, celle qui est drôle. Ma mère est devenue démente — elle l’a toujours été, mais, à la fin de sa vie, elle a sombré dans le néant d’une façon très étonnante. Elle ne voulait plus écouter la radio ni regarder la télévision. Elle ne voulait plus de lumières ni de sons. Elle restait assise et elle s’est défaite du monde. Avant qu’elle soit très démente, c’était un personnage. C’est vrai que j’utilisais des personnages masculins pour en parler, parce que je me sentais plus en sécurité. Je ne sais pas si je vais faire un livre sur ma mère, peut-être un jour… Se pacifier avec cette image maternelle, c’est du travail…

VOIX ET IMAGES Dans Chemin Saint-Paul, vous dites qu’écrire, c’est en quelque sorte utiliser la parole contre les explosions de colère de la mère. Est-ce qu’écrire permet de cadrer sa version de l’histoire ?

LISE TREMBLAY C’est une mise à distance. Écrire permet de mettre des choses à distance, de se déplacer. C’est un métalangage : mettre des mots sur la réalité permet de s’analyser, de se détacher, de mettre de l’ordre aussi. Je suis bien mieux dans ma peau aujourd’hui qu’à trente-quatre ans. Ça ne se compare pas, ce sont deux mondes. L’écriture m’a vraiment permis d’avancer. Pour moi, écrire un livre, c’est comme poser une pierre ; chaque livre est comme une pierre.

VOIX ET IMAGES La figure maternelle, surtout dans La soeur de Judith, est associée à la honte. Mais la honte n’épargne aucun personnage, aucun narrateur. La honte est nommée. Souvent, les personnages disent : « J’ai honte », « Elle me fait honte », etc. Mais est-ce qu’on peut aussi penser la honte comme un motif d’écriture ? La honte, est-ce que ça engendre l’écriture ou bien ça inhibe ? Est-ce que vous écrivez pour désamorcer la honte, pour vous en détacher ?

LISE TREMBLAY J’ai vite eu honte de ma mère. Parce qu’elle n’était pas normale. Dans le quartier, on me le disait, et on riait de ma famille. Ma mère faisait pousser des champignons de Paris. On vivait dans un quartier résidentiel, une mini-banlieue. Un petit gars qui s’appelait Marcel Boulianne — je me souviens encore son nom — avait dit : « Ta mère va tous vous empoisonner avec ces champignons-là ! » [rires] À sept ans, quand un garçon un peu plus vieux que toi te dit que ta mère veut t’empoisonner avec des champignons, tu as honte. Maintenant j’en ris, mais c’était honteux. La honte vient de là. Je n’ai plus honte de ma mère.

VOIX ET IMAGES Dans votre oeuvre, la honte est certes liée à la famille, mais aussi à la culture, aux classes sociales. Cette honte socioculturelle définit les personnages. Est-ce que ce type de honte empêche les personnages d’agir ? Nous pensons particulièrement à Robert dans La pêche blanche, qui est immobilisé dans l’impuissance.

LISE TREMBLAY Pour mon personnage de Robert, on voit qu’il cache sa différence, sa peine. Il se retient. Sa retenue le comprime, et c’est même vrai dans son corps. Il est comprimé dans ses vêtements. Pour ne pas éclater, il ment. C’est la voie qu’il choisit. Ce n’est pas ce qui arrive dans La pêche blanche, mais ce type de personnage pourrait aussi éclater dans la violence. Je trouve que, dans les régions, les gens sont comme ça. Chicoutimi, c’est la conformité. Chicoutimi, c’est blanc, blanc, blanc. Tout le monde est pareil. C’est comme si la pensée était imposée. Si tu ne penses pas comme tout le monde, tu es rejeté. La conformité est très importante dans les petits milieux. Chicoutimi est une ville très stratifiée sur le plan social. Il y a une femme de médecin qui s’est suicidée parce que son mari l’a quittée pour une plus jeune. Elle perdait son statut de femme de médecin, et toute sa vie était basée là-dessus. C’est un drame terrible qui s’est produit pour une niaiserie, à mon avis. Je me dis : si tu perds ton chum et que tu ne peux pas vivre sans homme, va-t’en vivre à Québec, inscris-toi sur un site de rencontre ! Les gens accordent beaucoup d’importance au statut social. L’avis de décès était intéressant, ce n’était pas indiqué qu’ils étaient séparés : c’était « sa conjointe », et elle « laissait dans le deuil » ses enfants. Elle avait tout misé sur son mariage, et perdre ça, c’était perdre sa vie. À Montréal, ce genre d’histoire passe inaperçue, mais pas à Chicoutimi. Pour elle, c’était la honte. Ça montre bien comment la conformité y est encore importante.

VOIX ET IMAGES On pourrait parler des rapports hommes-femmes, justement, et de sexualité dans votre oeuvre. Il est souvent question de femmes qui laissent leur mari pour vivre leur désir ailleurs, il est aussi question de femmes qui ne veulent rien savoir de la sexualité, par exemple Louise dans La pêche blanche. D’autres personnages sont marginalisés, comme la coloc de L’hiver de pluie à cause de son lesbianisme. Dans L’habitude des bêtes, dès l’incipit (« Elle ne voulait pas avoir l’air d’une femme, ni d’une femme ni d’un homme. »), il est question d’un personnage asexué, qui ne désire pas faire la rencontre de la sexualité même à travers son propre corps. C’est une nouveauté dans votre oeuvre, pouvez-vous nous en parler ?

LISE TREMBLAY Oui, elle veut être « rien ». Mais je ne pense pas qu’elle n’ait pas de rapports sexuels. C’est une histoire vraie — ce n’est pas une personne proche de moi, mais c’est une histoire que j’ai entendue. Elle veut être « rien », mais « rien » veut dire pas de sexualité affichée ; elle veut être neutre. Je pense que, dans le roman, il y a un petit indice qui signale qu’elle pourrait être lesbienne — elle tient par la main une femme plus vieille. Mais c’est un indice. La sexualité est rarement le sujet de mon travail.

VOIX ET IMAGES Mais le corps est important.

LISE TREMBLAY Ah, le corps est très important ! Je trouve que le corps, c’est l’enjeu premier. Quand on est bien dans son corps, on peut s’occuper d’autres choses. J’ai eu de gros problèmes de poids quand j’étais plus jeune, ce n’est plus le cas maintenant. C’est sûr que, si ton corps est une entrave, ta vision du monde en est changée. J’ai fait une thérapie avec treize femmes, et ensuite j’ai écrit La danse juive, à partir des histoires que j’avais entendues. C’étaient des histoires à tout casser ! Une femme nous avait raconté que sa mère, pour lui faire manger de la viande, lui mettait des morceaux de chocolat dans la bouche. C’est une enfance détruite. Elle pesait 500 livres. J’ai écrit ce livre-là parce que je trouvais que c’était important d’en parler. J’aurais pu passer ma vie à faire des livres où des folles parlent toutes seules.

VOIX ET IMAGES La danse juive fait d’ailleurs figure d’exception en ce qui a trait à l’expression du désir. Il semble y avoir plus de femmes désirantes que d’hommes désirants dans vos oeuvres. Pourtant, la sexualité est le plus souvent abordée par le point de vue masculin d’hommes laissés à eux-mêmes. C’est un renversement du regard, disons, patriarcal, qui fait en sorte de révéler autre chose de la sexualité féminine, souvent basée sur le désir provoqué, pour mieux camper un désir éprouvé.

LISE TREMBLAY Mais je pense que les femmes sont désirantes aussi. C’est pour ça que je trouve que le rapport à la sexualité n’est pas problématique dans mon oeuvre ; je le trouve normal ! Je pense que les femmes ont du désir, ont des fantasmes. J’ai déjà entendu un réalisateur québécois dire que les fantasmes des femmes, ce sont des soupers à la chandelle : non ! Il y en a qui ont des fantasmes pas mal plus violents ! Si on ne donne pas la parole aux femmes, comment peut-on savoir ce qu’elles veulent, ce qu’elles n’aiment pas ? L’aliénation, c’est un grand problème que j’essayais d’expliquer à mes étudiants. En littérature québécoise, l’aliénation est centrale. Quand tu es aliéné, tu ne sais pas que tu es aliéné. La sexualité de la femme a été aliénée à celle de l’homme ; ta façon de t’habiller, ce n’est pas nécessairement la tienne. C’est celle qu’on t’a montrée, c’est celle que tu as apprise, c’est celle que tu as vue, que tu as reprise en toi.

VOIX ET IMAGES Vous nous disiez plus tôt que votre prochain recueil mettra en scène des personnages féminins qui ont trop aimé. Est-ce que représenter de tels rapports hommes-femmes vous donne l’impression de nager à contre-courant ? Que ça va à l’encontre des attentes de la critique ?

LISE TREMBLAY Un peu ! Je ne sais pas comment le livre sera reçu. Je suis une écrivaine, pas une théoricienne ; je ne veux rien montrer. Mais je veux raconter des histoires où des femmes se mettent dans des situations de vulnérabilité et finissent par les accepter. C’est le summum de l’aliénation. Ce n’est pas pour valoriser cette aliénation que j’écris ces histoires. Au fond, c’est une réflexion sur le patriarcat. Je ne suis pas contre le féminisme dans le texte, mais les femmes de mon recueil ne sont pas très féministes. Par exemple, l’une d’elles est quittée, et cet événement fait d’elle une artiste. Ce ne sont pas des nouvelles pour valoriser le féminisme ni pour le dévaloriser. Ce sont des nouvelles pour évoquer…

VOIX ET IMAGES Des trajectoires subjectives ?

LISE TREMBLAY Voilà ! Mais il n’y a pas de dimension délibérément idéologique derrière. Je suis féministe. Je n’ai pas trop eu à me battre, pas comme ma mère ou mes tantes. On n’en est plus là, quoiqu’il faut être vigilantes. Mais mon livre n’est pas féministe, il raconte des histoires de femmes victimes de leurs rêves de princesses et de princes charmants. Ces femmes finissent toujours par payer la note. Ça va faire réagir. Peut-être que je me trompe.

VOIX ET IMAGES Relire l’ensemble des textes pour préparer l’entretien nous a permis de voir que dans votre oeuvre, même si on évoque la ville — que ce soit Montréal ou Québec, ou la réelle banlieue, ou le Saguenay —, il y a toujours une représentation du bungalow. Il y a donc une mise en scène de ce qu’est la banlieue, du petit milieu fermé, replié, où la question de la conformité se pose à tous les personnages, comme s’ils étaient pris dans les rets de la conformité. Est-ce un désir délibéré de raconter la vie ordinaire, avec les culs-de-sac qui en découlent ?

LISE TREMBLAY Je pense que la source du malheur humain se situe dans la volonté de se conformer à quelque chose qu’on n’est pas. Beaucoup de personnes sont malheureuses parce qu’elles veulent se conformer. Le secret du bonheur, c’est d’accepter que c’est impossible. Les pulsions humaines sont trop fortes. On est des êtres pulsionnels. La conformité peut être rassurante, mais elle est un piège. Je pense aussi que ça vient de mon enfance. Nous vivions dans un petit bungalow d’un quartier ordinaire. Mais c’est comme si on n’arrivait jamais à être comme les autres. Sans doute à cause de la personnalité de ma mère. Je crois que ça nous a mis en marge. Aujourd’hui, j’ai la certitude que personne n’y arrive vraiment, et, même à l’époque, presque toutes les mères du quartier étaient médicamentées.

VOIX ET IMAGES Vos personnages sont à la recherche d’une liberté qui s’incarne dans une quête de lieux à soi. Pour cela, ils vont déambuler, vouloir fuir, ou encore construire un abri, l’habiter, l’organiser, le mettre en ordre, selon une expression que vous avez souvent employée. Cet espace de liberté oscille entre un désir d’aventure et un désir de repli. Voyez-vous cette dichotomie dans votre écriture ?

LISE TREMBLAY C’est très représentatif de ma vie réelle aussi. J’oscille toujours entre ces deux réalités. Mais l’écriture me pousse vers cela. Écrire est un acte très solitaire, et, quand on publie, on est exposé. J’imagine que je finis par trouver un peu d’équilibre entre ces deux postures.

VOIX ET IMAGES Vos personnages vivent la fuite comme de petites transgressions. Pensons par exemple à Robert qui va s’asseoir dans un diner au bord de l’autoroute pour fuir ses responsabilités. C’est comme aller au milieu de nulle part. Dans La pêche blanche, vous écrivez : « Partir règle tout, c’est ma seule foi. » Est-ce que le territoire marginalisé mis en scène exige cette fuite ?

LISE TREMBLAY Oui, je pense que c’est ma façon de voir le monde. La fuite, des fois, c’est la seule solution. Quand je suis partie en appartement, je fuyais. Je pense que, des fois, c’est une bonne solution. Tout le monde dit qu’il faut affronter ses problèmes ; à l’occasion, c’est mieux de se sauver. Je vis dans le bois. Aller à Chicoutimi, j’haïs ça. Pas parce que c’est Chicoutimi, mais parce que c’est une petite ville. Quand j’y vais, je crée des réactions. J’ai probablement une attitude un peu urbaine. Je n’aime pas les petites villes. Je vais y faire l’épicerie et je me sauve. Je trouve que les gens sont enfermés, c’est le mot. Ils doivent sortir de cet enfermement-là. Dans le temps de mon père, la ville, c’était l’espace de perdition par excellence ; on disait qu’il n’y avait que les putains qui allaient vivre à Montréal ou des filles de mauvaise vie. Quand je suis partie étudier à l’UQAM, il y avait une petite connotation. Le danger, c’était l’autre, l’ailleurs.

VOIX ET IMAGES Une telle représentation de Montréal énoncée du Saguenay implique que le territoire a une large dimension imaginaire. Cette dimension se frotte au réel dans vos textes. Il y a toujours ce conflit-là, dans votre oeuvre, entre la représentation imaginaire du lieu et le lieu concret. Vous avez dit que vous étiez une immense lectrice. Nous aimerions savoir comment vous vous servez du savoir livresque pour représenter le Nord, pour en décrire la solitude.

LISE TREMBLAY Le Nord, c’est le territoire de mon enfance. Les écrivains qui en parlent m’intéressent tout le temps. Je ne viens pas de Montréal ni d’Outremont, je viens d’un endroit où les gens ont des quatre-roues, des trucks ; un endroit où on ne se parle pas. Je suis allée au Festival America il y a deux ans, et j’ai participé à une causerie avec un jeune écrivain canadien-anglais, Dave W. Wilson. Il disait : « Moi, j’écris des livres sur du monde qui parle pas. » J’ai ajouté : « Moi aussi. » La nordicité, c’est beaucoup de solitude. Je suis allée plusieurs fois en Suède depuis que mes livres y sont traduits. Les Suédois ont leur propre façon d’habiter le Nord. Ce sont de grands mélancoliques. Ça m’a fait réfléchir sur notre nordicité. Fréquenter les autres écrivains m’aide à me comprendre et à me retrouver. Quand je lis Russell Banks, ça me rassure. Mon père conduisait une niveleuse, il déblayait le chemin pour les gars de la compagnie forestière. Il se levait à deux heures du matin le lundi, et il partait tout seul dans le bois. Mon père était amoureux fou de ces paysages. C’est un imaginaire qui me ramène à l’enfant que j’ai été. Mes oncles travaillaient dans le bois, à trois heures de voiture au nord de Chicoutimi. Les arbres sont hauts, c’est d’une beauté hallucinante. Cet espace-là m’habite. Dans les nouvelles que je suis en train d’écrire, une des femmes reste à Baie-Comeau, une autre va mourir dans le Bas-du-Fleuve, une autre s’en va à l’île d’Anticosti, une autre est étudiante à Montréal et rencontre un professeur d’université de province, le suit et s’enfonce dans Chicoutimi avec lui. C’est très différent, mais le Nord est encore là. Au coeur de l’écriture.

VOIX ET IMAGES Une autre dimension de cette nordicité réside dans le rapport aux animaux. Dans votre oeuvre, l’animalité révèle une tension entre la ville et la région. La cruauté animale, présente dans La héronnière et dans L’habitude des bêtes, indique-t-elle qu’on ne vit pas en paix avec la faune dans le Nord représenté dans vos livres ?

LISE TREMBLAY Il n’y a pas de paix dans le Nord. Les chasseurs veulent tuer les orignaux et obtenir un trophée. Je ne suis pas contre la chasse quand elle est faite de façon honnête. Mais il y en a qui sont malhonnêtes et qui chassent avec des lumières, la nuit. Il y a du braconnage. Pour certains hommes, la chasse est vécue comme une prise de pouvoir. Pierre Perrault l’avait bien vu. C’est violent, tuer un animal. Il n’y a pas de spiritualité reliée à cette chasse-là. Il y en avait chez les Amérindiens, mais il n’y en a pas chez eux. Ces hommes deviennent violents. Les chasseurs ne sont pas tous pareils, mais certains sont méchants. Un orignal, ce n’est pas facile à tuer quand tu le fais honnêtement. Un orignal, c’est très sensible, ça ne voit pas bien, mais ça sent. Il faut que la bête ait la chance de ne pas se faire prendre. Le rapport à la nature est plus violent sur mon territoire qu’à Montréal. À Montréal, je trouvais que la neige n’avait pas l’air d’arriver du ciel, mais de pousser sur le trottoir. Il n’y a pas d’hiver, à Montréal. Ce n’est pas un hiver.

VOIX ET IMAGES C’est toujours l’hiver dans vos livres.

LISE TREMBLAY Ce n’est pas moi qui l’ai dit : « Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver ! » L’hiver est important ici. Au Saguenay, tu ne peux pas en faire abstraction. Ça modifie toute ta vision du monde. C’est la même chose en Suède. Là-bas, c’est beaucoup moins froid. À trois heures de l’après-midi, il fait noir ! Pour eux, l’hiver, c’est la noirceur. C’est saisissant !

VOIX ET IMAGES Vous avez évoqué la Suède à quelques reprises. Comment en êtes-vous venue à y être traduite ?

LISE TREMBLAY Ma traductrice, Elin Svahn, a trouvé La héronnière dans une librairie à Paris et elle s’est dit : « Ça ne se peut pas que ça ne soit pas traduit en suédois ! » Elle n’avait pas de contrat, elle l’a traduit elle-même et elle l’a envoyé à un éditeur. C’est un coup de chance.

VOIX ET IMAGES Suivez-vous la réception critique de vos livres là-bas ?

LISE TREMBLAY Oui, mais c’est dur de lire les critiques ! Ça marche bien. J’ai participé au Stockholm Literature Festival, c’était vraiment impressionnant ! On était au Musée d’art moderne, et une actrice du théâtre national, Gunnel Fred, a lu une partie de Chemin Saint-Paul. Il y avait 200 personnes dans la salle. J’ai lu un petit extrait en français, mais c’était pour elle qu’ils étaient là. C’était vraiment quelque chose ! C’est stimulant, voir son oeuvre circuler comme ça !

VOIX ET IMAGES Vous avez dit tout à l’heure que vous avez l’impression d’écrire sans avoir l’institution au-dessus de votre épaule, mais en même temps, l’institution vous travaille au corps, si on veut, parce qu’elle vous met dans des catégories : l’écriture de la banlieue, de l’hyperréalisme, de la désespérance, d’un régionalisme nouveau, etc. Comment vous situez-vous par rapport à ces catégories ?

LISE TREMBLAY Je n’ai pas de contrôle là-dessus. J’ai beaucoup reçu de l’institution, j’en suis consciente. Au Salon du livre de Québec, lors d’une table ronde à laquelle je participais, il était question de néoterroir. Ça fait longtemps que je fais du néoterroir ! J’étais avec des jeunes et je disais : « Je suis rendue à la mode ! » Tous les gars autour de la table n’avaient même pas trente ans ! Je n’ai jamais été à la mode et, tout d’un coup, je l’étais ; j’étais fière ! Ce que l’institution fait de mon travail, c’est valorisant, ça me flatte l’ego jusqu’aux oreilles, mais c’est tout. Je n’y pense jamais. Je ne pense même pas au fait que je suis écrivaine. Tant mieux, s’il y a une bonne réception critique. Mais je n’y pense pas.

VOIX ET IMAGES Vous dites que vous êtes à la mode maintenant : peut-être est-ce justement parce que vous avez ouvert la voie à la nouvelle génération, que vous avez fait la mode ?

LISE TREMBLAY Je ne sais pas. Je sais que Christian Guay-Poliquin travaille sur La héronnière dans sa thèse de doctorat. J’ai peut-être eu une petite influence sur lui. Son livre Le poids de la neige est très bon, d’ailleurs. Là, je vois bien que j’ai eu un petit impact, mais je n’y pense jamais. Il y a une époque où j’écrivais des livres sur la région quand tout le monde écrivait sur Montréal. Je me suis déjà fait dire par un écrivain que je folklorisais la littérature québécoise. J’étais enragée sur le coup. L’important est de faire son oeuvre et de laisser faire le reste, pour ne pas s’assécher. C’est l’oeuvre qui compte. J’aimerais écrire encore deux ou trois livres pour pouvoir dire que j’ai fait une petite oeuvre. Mon travail, c’est de faire de bons petits livres. C’est sûr que l’institution peut aider, qu’aller à l’UQAM m’a aidée. Aux États-Unis, il y a des universités pour les écrivains ; ici, ça ne fait pas longtemps que la création littéraire occupe une place à l’université.

VOIX ET IMAGES Vous avez d’ailleurs été une des premières à être inscrite dans un programme de création littéraire et à ouvrir la possibilité que le mémoire en création devienne une publication.

LISE TREMBLAY Faire des études améliore tes textes. Avec Louis Hamelin, on a été les premiers à sortir de l’UQAM et à publier. Les jeunes publient souvent leur mémoire en création maintenant. Ils sont coachés, c’est comme le hockey. Avec de bons coachs, ça va mieux. Prends Kevin Lambert, c’est sûr qu’il est bon : il étudie là-dedans. Il apprend avec les meilleurs, c’est sûr qu’il est meilleur.

VOIX ET IMAGES Et votre expérience d’enseignement au collégial, métier que vous avez exercé durant la majeure partie de votre vie, vient-elle alimenter l’écriture ? Ou, au contraire, est-ce que ça a ralenti la production de l’oeuvre ?

LISE TREMBLAY Ça m’a fait gagner ma vie. Est-ce que ça a contribué à mon oeuvre ? En tout cas, j’ai pu prendre des congés des fois. Je vais être très honnête : j’étais super bonne professeure, mais j’ai trouvé ça dur. J’enseignais pour gagner ma vie, et j’y ai pris beaucoup de plaisir, parce que j’étais assez star. Pas parce que j’écrivais, mais parce que j’étais une bonne prof. Ça se battait pour venir dans mon cours. J’aimais beaucoup la littérature. Les étudiants venaient voir une folle qui parlait des livres. C’était de la passion pure. Quand une personne passionnée leur parle, ils embarquent. Au début de la session, je disais : « La littérature, ça sert à rien. » À la fin de la session, la dernière question d’examen — c’était volontaire — c’était : « À quoi sert la littérature ? » Des fois, ils se mettaient à écrire des réponses de trois ou quatre pages. Ils voyaient que je les avais fait avancer. Je n’ai jamais voulu faire de mes étudiants des écrivains ni leur faire aimer l’écriture. Je voulais les faire réfléchir, les confronter à la vision d’autrui. Je voulais les faire penser. Je sais que j’ai fait la différence pour certains d’entre eux, une différence vitale. C’est une expérience humaine, l’enseignement. Ça me faisait gagner ma vie. Je ne pense pas que ça ait nourri mon oeuvre, non. Ce qui a nourri mon oeuvre : ma différence et ma folie.