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Celui qui sort du peuple en est sorti. Il ne peut plus retourner que par le détour du livre. Mais comment garantir le livre sans le retour vivant au peuple dont il provient[1]

La vie qu’on mène réellement dans cette maison de la colline ou ailleurs, dans des maisons équivalentes, personne ne la connaît, même pas le juge[2].

Ce n’est un secret pour personne que la critique littéraire au Québec a pris acte de la recrudescence des régions dans un nombre important de productions contemporaines apparues depuis la fin des années 1990 environ. Le phénomène aurait d’abord été constaté dans un numéro spécial de la revue Liberté intitulé « Les régions à nos portes » en 2012, il serait allé s’amplifiant dans les années subséquentes en intégrant les espaces périurbains et exurbains, avant de faire l’objet d’une première tentative de synthèse savante tout récemment dans les pages de Voix et Images[3]. De nouveaux vocables ont fait leur apparition : néoterroir, régionalité, etc. Dans ce contexte, je ne voudrais retenir qu’un seul détail et m’en servir comme tremplin pour la réflexion à suivre. On chercherait en vain, dans les diverses publications autour de ce renouveau critique, autre chose qu’une mention distraite des ouvrages de Lise Tremblay comme exemplaires du phénomène. Et encore, de telles mentions sont rares.

Pourtant, plus de la moitié de son oeuvre, depuis La pêche blanche en 1994, est consacrée à un réinvestissement explicite des espaces régionaux et exurbains de la province. Peut-être Tremblay est-elle arrivée un petit peu trop tôt ? Peut-être encore demeure-t-elle trop rébarbative lorsque lue sous cet angle ? La seconde option est prometteuse. En effet, quand un certain Québec culturel cultive encore son arrière-pays comme un réservoir d’authenticité où les rapports sociaux seraient aussi sincères qu’est supposé exaltant le contact avec la nature et les bêtes, Lise Tremblay nous montre plutôt la mesquinerie des petits voisinages, la peur de l’autre, la pauvreté du quotidien réglé par les activités saisonnières, la cruauté simpliste des ragots et l’omerta qui, ultimement, régule les petites communautés régionales. Son oeuvre est habitée par une violence appelant des épithètes comme « blême » ou « glauque » que peu d’écrivains ou critiques aujourd’hui, distraits par leurs efforts pour mettre à distance le conservatisme idéologique des terroirs d’antan, semblent enclins à associer à l’écriture des régions contemporaines. À la rigueur, il est possible qu’aucun autre écrivain au Québec n’ait comme Lise Tremblay la témérité de mettre à nu les composantes et la dynamique actuelles de ce qu’on appelait autrefois « un monde arriéré ».

Comme le suggère son titre, cet article entend examiner l’idée de territoire dans l’oeuvre de Lise Tremblay à partir de formes de mise en langage qui n’ont rien de glorieux, mais dont le rôle dans la construction imaginaire des espaces régionaux contemporains au Québec ne devrait nullement être sous-estimé. L’hypothèse est la suivante : l’oeuvre de Lise Tremblay laisserait voir dans sa poétique même que ce qu’on appelle « régionalité[4] » en littérature n’est pas tributaire d’une mise en forme de l’expérience du lieu comme on le croit souvent, mais relève plutôt de la mise en forme de réseaux langagiers parmi d’autres dont le rôle et l’évolution dans les récits dessinent une image cohérente et crédible de la régionalité. Il s’agit donc de montrer que, chez Tremblay, ces réseaux langagiers ne produisent pas leur authenticité en convoquant une langue qui collerait mieux qu’une autre aux lieux et aux pratiques régionales ; ils le font plutôt selon une dynamique d’appartenance et d’éloignement qui s’établit entre les instances discursives (narration, personnages) à même la langue littéraire. En cela, l’oeuvre de Lise Tremblay peut en éclairer d’autres qui aujourd’hui, dans leur rapport aux régions, reposent implicitement sur les mêmes procédés.

Cet article comporte deux parties. Il présente d’abord une brève discussion sur le rôle des réseaux langagiers dans les débats concernant l’authenticité des récits contemporains de la régionalité québécoise, discussion qui pointe vers la notion de « rumeur » en tant que force de production du régional dans l’imaginaire culturel. Dans un second temps, on porte un regard croisé sur les livres La héronnière[5], La soeur de Judith[6], et L’habitude des bêtes[7] pour en arriver à identifier des réseaux langagiers dominants chez Tremblay et qui dépendent de la communication par ouï-dire. On verra ultimement que ce que Tremblay recherche avec la mise en scène littéraire de ces réseaux langagiers n’est pas une manière de dire, mais avant tout une manière de voir : une manière de voir les régions québécoises qui reconnaît la persistance de la rumeur comme processus langagier et communautaire les faisant sans cesse émerger et réémerger au présent comme objets de controverse dans l’imaginaire littéraire de la province.

L’HOMME (QUI A VU L’HOMME) QUI A VU L’OURS

Comment définir cette idée de réseaux langagiers sis à même le discours littéraire et dont la forme serait productrice d’authenticité dans la représentation des régions au Québec ? Comment d’autre part situer leur importance dans les débats afférents ? J’ai brièvement abordé la question ailleurs[8] en utilisant l’expression populaire « l’homme qui a vu l’ours » pour désigner un des régimes dominants de la production d’authenticité du régional dans la culture francophone au Québec.

L’expression se rattache à l’ancienne importance de l’oralité en tant que ligne de démarcation certes réductrice, mais fort influente dans l’imaginaire culturel entre la ville et les campagnes. Elle repose sur l’accord implicite voulant que l’authenticité et la véracité d’un récit soient tributaires avant tout d’un rapport du dire au faire exempt d’intermédiaire ou de médiation. L’instance qui a vu et expérimenté de première main est l’instance qui dira vrai. C’est donc aussi une affaire de légitimité. Mais c’est une affaire de légitimité sise dans la langue, dans la construction même du discours. L’homme qui a vu l’ours est celui qui a « droit de citer » — et par là aussi « droit de cité » — non seulement parce qu’il a vécu l’expérience du danger, mais avant tout parce qu’il a été sur place et en est revenu. Partant, il peut bien embellir son récit de toutes les fleurs de rhétorique qu’il voudra ou lui conférer une dimension littéralement plus grande que nature, celui-ci ne risquera pas la défaveur puisqu’il restera le récit né d’une instance qui connaît de première main l’odeur des bêtes et des sous-bois.

Or comme le veut l’expression quand elle se fait boutade, on aurait en réalité toujours affaire à « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours », le degré supplémentaire de séparation faisant que le témoin originel demeure quasiment toujours élusif. Ne subsistent que des traces. Une distribution des rôles se dessine ainsi, où sont reconduits implicitement les clivages antiques entre la parole et la lettre. Le récit de seconde main devient dans ce nouveau contexte une espèce de pis-aller. L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, c’est, si on veut, le poète au sens ancien, c’est l’aède qui rapièce les fragments de paroles dignes de foi glanés çà et là le long de son parcours. Parcours accompli dans un espace conceptuel (telle ou telle région dans l’imaginaire collectif) et qui ne deviendra territoire en littérature qu’au terme du rapiéçage, quand chaque instance de parole rapportée et chaque point de correspondance entre le savoir-dire et le savoir-faire auront été idéalement rassemblés dans le texte. De ce point de vue, suivre la rumeur revient très exactement à dessiner un territoire[9].

Ainsi l’expression « l’homme qui a vu l’ours », lorsque considérée comme dispositif de discours, devient le point d’ancrage dans le réel à partir duquel toute forme de récit qui entend de près ou de loin témoigner de l’authenticité d’un lieu peut s’autoriser à prendre de l’expansion sans risquer un discrédit complet. Pourquoi le récit de seconde main ne serait-il pas taxé d’illégitime ? Parce que s’il est vrai qu’il n’incarne pas le point d’adéquation idéal, sans médiation aucune, entre la réalité de l’expérience et les mots à même de la dire, il peut à tout le moins réclamer pour son compte une proximité, une familiarité avec l’espace territorial où tout cela a lieu[10]. L’auteure qui écrit la région doit y avoir été et en connaître au minimum sa topographie, sa toponymie. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a là, en germe, toute une pensée des rapports du langage à l’authenticité des espaces régionaux. Pierre Jourde, en France, a parlé à ce sujet d’une croyance au réel « comme à une sorte de soubassement originel, infrangible, qui pourrait trouver naturellement à s’exprimer. Le mythe d’une autorité du réel, susceptible de régenter la parole[11] ». Face aux campagnes, ajoute-t-il, le mythe est susceptible d’accroître son intensité, car on pense qu’il y « a moins d’intermédiaires entre la nature et soi, entre soi et soi. Dans le pays des ancêtres, en foulant les chemins et les champs, c’est sur soi-même que l’on marche. Plus on est autarcique, plus on est authentique[12] ». Mais, avec l’homme qui a vu l’ours, on doit ajouter, comme on l’a dit plus haut, la plus grande réduction possible des intermédiaires entre ce qu’on sait et ce qu’on fait.

Cette pensée où le littéraire et le territorial seraient entrelacés pour le meilleur ou pour le pire est une pensée qui reconnaît à la rumeur un rôle constitutif dans le tracé des territoires imaginaires de la régionalité. L’homme qui a vu l’ours, c’est ni plus ni moins que l’origine territoriale de la rumeur. Entendons par là que c’est un point d’intersection produit par le discours et qui transmet le sentiment de la plus étroite correspondance possible entre un topos et une praxis. Tout récit qui reprendra à son compte ce sentiment de correspondance intime s’efforcera d’en reproduire non pas l’enracinement au lieu, mais plutôt l’enracinement dans un savoir-faire qui symbolise le lieu au regard de l’extérieur. Pour ce qui nous occupe spécifiquement ici, ce qu’on appelle l’origine de la rumeur est le point d’un discours littéraire où la narration ne se contenterait pas de déployer « les mots pour le dire », mais s’emploierait à fixer aussi, dans un même mouvement, ces mots à l’image d’un savoir-faire indéniable et à l’abri de toute discussion. Mais la rumeur est par nature territoriale. Ainsi, il ne suffit que d’un pas et de quelques relais supplémentaires dans le discours pour que le savoir-faire se mue en un « savoir-habiter » ne souffrant à son tour le besoin d’aucune justification.

Dans le cadre du renouveau critique sur la régionalité littéraire au Québec, il ne faut pas hésiter à qualifier la dynamique susmentionnée de cruciale puisqu’elle constitue encore aujourd’hui une des plus impérieuses lignes de partage entre les représentations de l’urbain et du régional. On n’a pas coutume de s’attendre à ce que l’auteure situant son récit en ville mette en évidence des liens de proximité entre les mots et les gestes, une sorte d’atavisme urbain dans lequel elle puiserait légitimement afin d’atteindre à un discours qui soit à l’abri de la suspicion critique. Or il semblerait qu’une telle attente soit toujours d’actualité en regard de la régionalité aujourd’hui. « L’écriture contemporaine de la région implique […] soit une convocation de la tradition, soit un traitement des conditions de vie immédiates dans les régions, notamment les régions ressources[13]. » L’écriture de la régionalité, même aujourd’hui, doit en passer la plupart du temps par une mise en examen des liens entretenus par ceux qui parlent avec les lieux dont ils parlent. En plus des questions habituelles de vraisemblance, la mise en forme d’une crédibilité dans le discours lui-même semble requise. Fait important : cette crédibilité n’est pas une affaire de nomenclature comme c’était le cas dans la littérature nationale (« les mots d’ici pour les choses d’ici »). Elle n’implique pas non plus d’appels renouvelés à l’enracinement identitaire, à tout le moins pas d’un point de vue politique. Mais si la critique et à plus forte raison les auteurs ont pris soin de larguer toutes les amarres qui évoqueraient le souvenir de l’enracinement identitaire en terre franco-québécoise, cela n’implique pas qu’on se soit pour autant départi du mythe de l’authenticité du régional. C’est pourquoi on peut supposer que la crédibilité de la régionalité en littérature dépend plutôt des réseaux langagiers qui se verront tissés avec plus ou moins de bonheur entre l’expérience, la praxis et le discours. Voyons deux exemples extraits du dossier spécial de la revue Liberté avant de passer à l’oeuvre de Lise Tremblay en tant que telle.

Raymond Bock, dans son texte « Mélange de quelques-uns de mes préjugés », a sans doute offert le cas du plus grand écart imaginable entre un point de vue discursif et le territoire auquel il fait référence, cela sans toutefois abandonner le sentiment d’appartenance, aussi diffus soit-il, qui lie le point de vue littéraire à son objet géographique et lui confère par là une forme de désir, d’attirance confuse quoique se sachant profonde, voire immémoriale. Bref Raymond Bock l’écrivain ne se présente pas comme un touriste quand il écrit sur son rapport aux territoires québécois et nord-américains. Cela dit, son texte accumule les signes de distanciation non pas d’abord entre le point de vue narratif et les référents territoriaux auxquels il se rapporte, mais plus précisément entre le point de vue narratif et le savoir-faire qui ferait de celui-ci un garant de l’habitabilité des espaces en question. C’est une démarche consciente dans le texte. Bock se situe dans un avion au retour d’Islande alors qu’il survole la Côte-Nord québécoise, « après [avoir] regardé un film sur l’écran encastré dans l’appuie-tête du siège d’en avant[14] ». Il fait état au début de sa réflexion de ses connaissances livresques étendues quant à l’histoire nord-américaine, celle des premières colonies notamment. Puis il mentionne qu’à l’approche du Québec, il se sent revenir chez lui, « bien que [sa] représentation du territoire […] ne corresponde pas du tout à ce qu’il voit[15] ». Il se met alors à songer à l’immensité de cette Amérique qu’il ressent au plus profond de lui-même comme une réalité vécue par procuration totale, dans une confusion des repères temporels et géographiques qui confine à la dépersonnalisation :

Il est difficile de ne pas se sentir écartelé jusqu’au déboîtement par des trames superposées qui tirent chacune dans leur direction. C’est un amalgame complexe de stéréotypes, de cartographie, d’histoire, de politique, de discours imagologique, d’idées qu’on se fait, qu’on s’est fait faire de soi-même, des autres, du paysage, des saisons, de tout, si bien qu’on se demande comment il se peut que le sentiment si évident d’un ici-chez-soi émane d’un équilibre si fragile. […] J’ai eu beau me sentir chez moi quand j’ai survolé la Côte-Nord en avion, la vérité est que je n’y ai jamais mis les pieds, et que le jour où je les y mettrai, je ne serai jamais qu’un organisme exogène de passage[16].

L’homme qui a vu l’ours n’est nulle part présent dans ce texte de Raymond Bock. Le dispositif du cockpit d’avion, des écrans, de l’altitude et de la désorientation propre au voyage moderne produit un réseau langagier refermé sur lui-même, dans lequel la narration ne peut que s’abîmer en circonvolutions autour d’un point fixe. En résulte le sentiment d’une « porosité » constitutive du territoire jointe à une impression d’immensité qui confine à l’abstraction des images et à la déréalisation de tous repères. Détail éloquent : Bock ne se refuse pas à évoquer l’ascendance familiale, mais, quand il le fait, c’est uniquement pour, du haut des airs, « remerci[er] [s]on père de [lui] avoir légué sa bonne vision[17] ».

Les mêmes enjeux sont traités d’une façon diamétralement opposée par Samuel Archibald dans « Le néoterroir et moi ». En tant qu’écrivain associé par la critique à la nouvelle inspiration régionale, il choisit de se décrire en des termes qui le font correspondre quasiment en tout point à « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours », c’est-à-dire, comme on le sait maintenant, à la deuxième instance suivant le point originel de la rumeur, celle qui prend à charge le rapiècement du dire et du faire. Au milieu de son texte, Archibald rapporte une anecdote familiale :

À la fin du mois de septembre, cette année, ma belle-mère Nadia, laissée seule au camp à cent kilomètres dans le bois par mon père qui travaillait en ville, préparait tranquillement une soupe aux gourganes quand elle a vu par la fenêtre un petit buck de trois ans marcher à découvert dans le chemin, entre la forêt et le lagon. En maîtrisant à grand-peine son excitation, elle a pris la 30.06 sur le divan, l’a chargée et a tiré l’orignal depuis le chalet, à travers la fenêtre ouverte, en perçant dans le moustiquaire un trou en feu d’un pied de large. L’animal a fait un pas avant de s’effondrer. Quand Nadia est sortie pour le saigner, elle s’est aperçue que la balle lui avait sectionné la carotide. […] Après, elle a appelé mon père sur le VE2 qui est monté à toute vitesse[18].

L’histoire n’est pas incroyable. Mais d’aucuns pourraient tout de même dire qu’elle est trop belle pour être vraie. Or voilà : il s’agit pour l’écrivain Archibald, qui précise pourtant n’avoir en rien été témoin de l’événement, de conférer à son discours quelque chose de plus que la simple véracité. Il lui faut construire une authenticité dont la valeur tiendra dans le partage délibéré entre deux mondes. Celui du savoir-habiter et l’autre, extérieur, indéfini, mais où se tient potentiellement une bonne partie du lectorat. Dans le premier monde, l’auteur et un certain bassin de lecteurs se sentiront comme chez eux dans un récit émaillé sans plus d’explications de mots et d’expressions comme « camp », « soupe aux gourganes », « buck », « 30,06 », « tiré », « saigner », « VE2 », en plus de l’image rugueuse et doucement héroïque d’une carabine de chasse négligemment laissée à traîner sur un divan.

Ce sont tous là des signes du savoir-faire. Ils sont attribués d’abord au personnage de Nadia comme une science infuse, endémique au lieu. Ils sont reconduits ensuite dans le texte de l’écrivain qui sait les reconnaître et les rassembler afin de recomposer ce tableau cynégétique et lui conférer l’épaisseur d’un lieu immémorial où les actions n’ont guère besoin de raisons explicites. Quelques lignes plus loin, Archibald ajoute une maille supplémentaire au réseau langagier de l’appartenance au lieu quand il écrit qu’en s’acheminant vers la carcasse, sa belle-mère « a pensé exactement comme pensent les Indiens » à propos de la chasse. Un nouveau relais dans la rumeur ajoute une nouvelle couche dans la profondeur de l’authenticité du lieu. Enfin, l’auteur ratifie et signe : « Moi, je sais tout ça, et je crois comme eux. » Il a suivi la rumeur jusqu’à son point le plus proche de l’origine, celui où le geste inattendu de sa belle-mère a répliqué un de ces gestes ataviques qui donnent sa consistance humaine au lieu régional. Suivant cela, l’espace est devenu lieu qui est à son tour devenu image sélective d’une appartenance au territoire avec cet approfondissement progressif de la rumeur d’une belle-mère sachant chasser en pleine autarcie. Même dans sa cuisine, où s’étale au passage sa connaissance des gourganes, elle n’oublie pas l’enseignement des premiers et plus légitimes habitants du continent. Et la boucle est définitivement bouclée lorsque l’écrivain-narrateur, qui maniait déjà avec aisance le vocabulaire plus ou moins spécialisé lié aux gestes décrits, s’avoue partie prenante de ce monde de faits et gestes « plus grands que nature[19] ».

LISE TREMBLAY ET LES TERRITOIRES BLÊMES

Lise Tremblay a raconté avoir reçu des menaces de la part des habitants du village où elle passait ses étés et dont elle s’était inspirée pour l’écriture de La héronnière[20]. Sans vouloir établir de rapports directs entre la vie et la fiction, il demeure néanmoins difficile de ne pas y voir une forme de concrétisation du regard littéraire posé sur les territoires régionaux par Tremblay dans toute son oeuvre. C’est un regard qu’il serait trop expéditif de qualifier simplement d’« extérieur » aux lieux décrits. S’il est vrai que certains narrateurs chez Tremblay sont présentés comme étrangers et plus ou moins mal versés dans les coutumes locales (celles des nouvelles « Élisabeth a menti » et « La beauté de Jeanne Moreau » dans La héronnière ; celui de L’habitude des bêtes), d’autres sont carrément habitants des lieux où se déroulent les récits (ceux des nouvelles « La roulotte » et « La héronnière » ; celle de La soeur de Judith). L’enjeu n’est donc pas de mieux connaître pour mieux raconter. La connaissance du territoire, son arpentage par le regard littéraire, n’est pourtant pas refusée à l’instance narrative des textes de Tremblay ; seulement, c’est une connaissance parcellaire et, plus significatif encore, une connaissance qui s’avoue dans la grande majorité des cas dépendante de chaînes de communication précaires et invérifiables, où les élisions, les ellipses et les silences tiennent le haut du pavé. Il est manifeste au premier coup d’oeil que Lise Tremblay n’a pas choisi une langue jugée plus proche des choses, donc plus authentique, afin de mettre en scène la régionalité. Mais le langage de ses textes, c’est-à-dire leur poétique en tant qu’elle nous enjoint de penser avec eux, demeure malgré tout un langage de la régionalité. Comprenons par là qu’il se confond avec ces réseaux de ouï-dire entre les personnages et les événements ; c’est un langage qui piste, file, et s’essaie avec un bonheur variable à suivre les tracés qui en résultent — tracés qui, ultimement, dessinent à eux seuls le territoire de l’intrigue, ce qu’on serait tenté d’appeler ailleurs son fonds culturel.

Il y a quelque chose de systématique dans l’emploi du ouï-dire comme élément structurel du récit chez Tremblay, à commencer par ce que les individus savent les uns sur les autres et qui, souvent, leur tient lieu d’unique relation. La héronnière et L’habitude des bêtes sont les textes qui présentent ce dispositif le plus clairement. Le narrateur de la nouvelle « La roulotte », directeur de la pourvoirie locale, est habité par un ressentiment froid et confus. Sa femme, Nicole, l’a quitté deux ans plus tôt. Il ne peut s’empêcher de ressasser l’influence qu’aurait exercée sur elle une « amie de la ville » :

Elle connaissait beaucoup de monde. On l’avait même vue à la télévision. Elle avait parlé de l’histoire des villages de la région. Elle avait l’air d’en connaître un bout là-dessus. Mon beau-frère m’a dit que c’est sûr que c’est à cause d’elle que Nicole est partie, qu’elle lui a mis des idées dans la tête. Il n’y a pas longtemps qu’il me l’a dit. Lui et ma soeur en avaient entendu parler au village. Tout le monde sait que ce n’est pas bon de laisser les étrangers trop s’approcher.

H, 15

La conclusion du passage est attendue : dans le petit village, il convient de craindre le monde extérieur et ses émissaires. Mais il faut voir comment est mis en forme le personnage déclaré « étranger » : « on l’avait vue à la télévision » ; « elle avait l’air d’en connaître » ; « mon beau-frère m’a dit que c’est sûr que c’est à cause d’elle » ; « lui et ma soeur en avaient entendu parler au village ». Durant toute la nouvelle, l’homme éconduit s’emploie à reconstituer les événements et les acteurs ayant provoqué sa solitude. Or il n’a accès à aucune rencontre ni action directe. Tout est supposition, impression, préjugé, racontar ; en bref, ce sont là les ressorts narratifs de qui est immobilisé autour du point fixe et extrêmement limité de ce qu’il connaît de première main. Le rapport oblique de la narration aux acteurs du drame dessine ainsi un réseau (télévision — avait l’air de — beau-frère — soeur — tout le monde) qui constituera la seule authenticité et du drame, et de l’étrangère, et, enfin, du territoire où cela se déroule. À l’arrivée, ce qu’on appelle territoire n’est rien d’autre que le petit tracé élémentaire d’un homme frustré et désillusionné dans l’indistincte cambrousse de l’imaginaire des régions.

La nouvelle « Élisabeth a menti », dans La héronnière également, présente une narratrice qu’on imagine proche de l’auteure en ce qu’elle habite principalement la ville et n’a qu’un rôle d’estivante dans le village. Celle-ci relate ses visites auprès de la prénommée Élisabeth qui, pour sa part, est issue du lieu. La structure est similaire qui enfile un à un, dans le regard de la narratrice, les indices de ce que peut bien être la nature véritable d’Élisabeth. On se permet cette fois de recueillir au petit bonheur tant leur répartition est systématique dans le texte. Élisabeth « [tire] une grande fierté de son amitié avec les étrangers estivants » (H, 52) ; « on aurait dit qu’elle avait honte, une sorte de honte archaïque attachée à la condition de paysan  (H, 53) ; « elle […] verse alors […] une sorte de gibelotte faite de légumes et de viandes non identifiables » (H, 53) ; « elle a eu deux filles. Elles vivent dans des villes éloignées et ne manifestent aucun intérêt pour ce village perdu » (H, 55) ; « [ses] sentiments avaient cette profondeur, la profondeur des émissions sentimentales qu’elle écoutait » (H, 56). Tout indique que l’action de cette nouvelle se déroule dans le même village que celle de « La roulotte ». Or le territoire est différent. Celui où se déploie la relation entre les deux femmes est plus que jamais poreux. Il est composé premièrement par les traits sommaires lancés vers d’autres géographies possibles dans la description d’Élisabeth (« étrangers estivants » ; « villes éloignées » ; « village perdu »), ensuite par ses savoirs et relations propres (« grande fierté de son amitié avec les étrangers » ; « honte archaïque » ; « sorte de gibelotte » ; « elle a eu deux filles »), et enfin par les rares signifiants topographiques décrivant dans le texte la position du domicile de la narratrice face à celui d’Élisabeth. Cette fois par contre, le territoire tracé par ces réseaux langagiers débouche sur une forme de conclusion. La narratrice se permet de juger en dépit du caractère explicitement minimal du tableau qu’elle a recomposé dans son regard : « J’ai fini par comprendre que la vie d’Élisabeth était cimentée par le sentimentalisme et la haine. » (H, 56) Ce jugement lui-même minimaliste que la narration se permet comme une prérogative est un trait récurrent de l’écriture de Tremblay. C’est le regard surplombant de qui a reconstitué un visage communautaire à partir d’informations glanées en plusieurs endroits et au petit bonheur la chance. C’est la tentative de transformer le principe rumeur en poétique littéraire.

Le roman L’habitude des bêtes est semblable à La héronnière en ce qu’il présente un narrateur urbain venu s’établir à la campagne. Son point de vue est scrutateur et il entretient une même perplexité devant les espaces opaques de sa régionalité. Toutefois il ne dispose pas d’une dent aussi acérée pour le jugement. Il s’est établi à la campagne à la suite de diverses déconvenues personnelles qui l’ont soustrait à la joie et ont fini par lui enlever jusqu’au désir du lendemain. Partant, les réseaux langagiers à travers lesquels émerge la territorialité particulière de ce récit sont sans doute plus circonspects qu’ailleurs dans l’oeuvre de Tremblay ; cela dit, ils n’en sont pas moins révélateurs de son principe d’ensemble :

Mina possède un immense téléviseur. Rémi dit qu’elle écoute les nouvelles, jour et nuit, même celles des postes en anglais. Mina parle anglais comme français. Rémi me le répète souvent. C’est une des choses dans la vie qu’il trouve admirables. Pour lui, il faut être une sorte de génie. Mina avait vécu à Toronto une trentaine d’années. Elle avait divorcé, elle était revenue au Québec et elle avait ouvert son dépanneur avec l’argent du divorce. Mina aussi est une étrangère, elle ne vient pas de la région. Selon Rémi : « de quelque part dans le Bas-du-Fleuve, on n’a jamais su vraiment ».

HB, 32

Ce passage est encore plus à même d’illustrer le pouvoir de construction territoriale des réseaux langagiers. Ce n’est pas d’un seul personnage qu’on fait ici le portrait, mais plutôt de trois. Tremblay enchaîne une suite de traits fulgurants entre les signes d’une ouverture au monde et à l’urbain chez Mina (téléviseur ; nouvelles ; anglais comme français), l’isolement culturel du villageois Rémi (l’admiration du bilinguisme ; son association au « génie » ; « quelque part dans le Bas-du-Fleuve »), et les connaissances de seconde main du narrateur (« Rémi dit » ; « Rémi me le répète souvent » ; « pour lui » ; « selon Rémi »). Cette triangulation entre les trois personnages est assez fidèle à la structure relationnelle qui régit tout le roman dans la mesure où le narrateur n’entretient guère d’autres relations locales que celles avec Rémi et Mina. Ainsi, les échos du lieu, ceux de la chasse, du braconnage, de l’écosystème déséquilibré et d’une violence honteuse qui éclate peut-être chaque saison au-delà de la lisière des grands bois, lui parviennent à peu près exclusivement à travers ces deux canaux. Le roman, guidé rappelons-le par un point de vue unique, est tissé à même ces échos et résonnances. D’ailleurs, comme c’est si souvent le cas chez Tremblay, rien de ce qui couve sous les apparences n’y éclate réellement. Le territoire de L’habitude des bêtes est une régionalité prise dans le faisceau étroit, mal informé, et qui plus est démissionnaire du regard d’un homme en fin de parcours et qui n’a plus rien à perdre ni à gagner.

Citons comme troisième et dernier exemple le roman La soeur de Judith dont l’objet est la vie des premières banlieues fraîchement poussées sur les terres agricoles de la région du Saguenay dans les années 1960, telle que perçue par le regard d’une préadolescente. On suggérera sans risque d’erreur que c’est un roman davantage marqué par le souci de Tremblay de pointer les silences socioculturels où ont été relégués de grands pans de la condition féminine. En ce sens, l’espace dans le roman est, bien plus qu’ailleurs dans l’oeuvre, pré-investi de sens : c’est l’espace d’une aliénation féminine historique dont le Québec commence à peine à éprouver la dimension et le scandale intergénérationnels. L’invisibilité de cette aliénation, nous suggère Tremblay, vient de ce qu’il a été comme enchâssé au coeur de cet autre espace, plus consensuel et surtout plus abstrait, de la vie ordinaire. Mais on se surprend à parler encore d’espace ici. Le mot est certes utile pour le constat sociologique et la critique culturelle féministe auxquels nous invite Tremblay. Cependant il ne l’est pas pour saisir comment le roman nous fait voir la disposition des moments et des instances d’aliénation les uns par rapport aux autres, ainsi que la façon dont leurs images respectives auraient pu vraisemblablement circuler, se raconter, s’échanger sur le fond de la petite périurbanité d’époque. À quoi ressemble la territorialité de La soeur de Judith ?

Madame Bolduc buvait de la bière en cachette et avait tout un système pour ne pas que son mari la surprenne. C’est ma mère qui l’avait expliqué à mon père. J’étais au sous-sol mais j’avais tout entendu. Elle buvait ainsi depuis la mort de sa mère parce qu’elle n’arrêtait pas de dire qu’elle n’avait plus le droit de vivre. […] Notre voisin d’en face avait la réputation de vivre avec deux femmes, la fille et sa mère. Elles ne sortaient jamais et passaient leurs étés à s’occuper de leurs platebandes. Elles étaient habillées pareil, toujours en robe et toujours avec un tablier à fleurs. Elles ne parlaient à personne dans le quartier sauf à ma mère.

SJ, 20-21

Tremblay dessine bien plus la rumeur d’un voisinage de banlieue que sa forme typique. L’alcoolique boit en cachette ; ni nous, ni son mari, ni sans doute la narratrice elle-même ne sauront quel est son « système ». De fait cet élément du récit existe uniquement dans le relais discursif entre la mère l’expliquant au père alors qu’ils sont — configuration des premiers bungalows oblige — à portée de voix de leur fille narratrice installée « au sous-sol ». La narration glisse ensuite sans raison explicite à la mention d’un autre voisin connu pour « sa réputation », et dont il est dit que les deux femmes partageant sa vie « ne sortent jamais » et « ne parlent jamais à personne ».

La claustration des personnages féminins est un motif récurrent dans le roman, lequel octroie un surplus de valeur au regard de la narratrice, qui, elle, est un personnage bien mobile. En outre, sa récurrence permet à nouveau d’insister sur le caractère défaillant, voire tout à fait déficient chez Tremblay, du rapport entre le dire et le faire, dont la légitimité est constitutive du territoire dans la logique régionaliste de l’homme qui a vu l’ours. L’aliénation féminine prend la forme d’un point spatial extrêmement limité (la maison, au mieux les platebandes) à partir duquel est égrenée la poignée de caractéristiques constitutives des femmes du voisinage. Elles-mêmes n’ont pas une parole accessible de première main. Elles tirent leur consistance du qu’en-dira-t-on, des fragments de rumeur parvenus aux oreilles de la narratrice, ou encore des figures impénétrables qu’elles font aux abords de leur demeure au gré de rares sorties.

Lisette est la seule vraie amie de ma mère, mais la plupart du temps elles ne se parlent qu’au téléphone même si elle habite à une dizaine de minutes de marche. Lisette ne sort jamais. Elle passe sa vie dans un boudoir que son mari a arrangé pour elle. Elle y a sa télévision, ses revues qu’elle reçoit par la poste et qu’elle appelle ses abonnements. […] Ma mère affirme que Lisette est la femme la plus intelligente du quartier et la plus instruite.

SJ, 53

Ce dernier passage nous fait voir combien le bagage des personnages, surtout dans le cas de La soeur de Judith, est lui-même construit par suppositions et conjectures. Lisette vit enfermée avec sa télévision et ses magazines. Cela n’empêche pas la mère de la narratrice, qui ne lui parle qu’au téléphone, de lui attribuer des connaissances culturelles impressionnantes. La véracité d’une information de nature aussi spéculative a-t-elle même son importance dans le récit ? Les femmes dans le roman ne sont-elles que des cas de figure ? La soeur de Judith laisse deviner une topographie bien connue de l’aliénation banlieusarde, sommes-nous tenté de dire, et qui plus est une topographie ayant conservé des villages la propension à faciliter l’indiscrétion et les ragots. Bien sûr, mais ce n’est pas suffisant. L’aliénation féminine ne gagnera que peu de choses, si ce n’est davantage d’abstraction théorique, à se voir appréhender par ses aspects les plus consensuels. Ce sont des territoires spécifiques qu’il est question dans La soeur de Judith. Chacun rassemble les signes, les indices, les traces que laissent voir le parcours, le regard et l’intelligence d’une jeune narratrice qui, bien avant de pouvoir échapper à sa condition, s’efforce de construire du sens dans un espace qui, pour elle, n’a rien de typique puisqu’elle est tout occupée à y vivre et à tenter d’y faire du sens. La seule authenticité qui lui est permise est celle des réseaux actantiels et langagiers qu’en transposant dans son discours littéraire elle parvient à dégager de l’espace d’une périurbanité régionale qui, comme les autres lieux exurbains dans l’oeuvre de Tremblay, est restée sauvage, c’est-à-dire étrangère à l’idée même d’authenticité en tant qu’elle découle de notre intelligence langagière. Les territoires que Tremblay trace en échafaudant différents réseaux langagiers dans ses pages, puis en donnant l’impression d’en suivre la rumeur, sont des territoires qu’on qualifiera, en fin de compte, de blêmes. Non pas parce qu’ils seraient dépourvus d’intérêt, et encore moins parce que l’écriture les aurait falsifiés afin d’en augmenter l’incompréhension ou la violence. La territorialité dans l’oeuvre de Lise Tremblay est blême parce qu’en dépit de tous ses silences, ses raccourcis et ses blancs, elle tend vers l’élimination du mystère que le désir d’authenticité voudrait préserver entre les faits et les gestes de ses habitants.

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Il s’avérerait pléonastique, et qui plus est indigent du point de vue critique, de conclure en disant que Tremblay nous donne une vision désenchantée du monde régional québécois. En réalité, ce que fait Lise Tremblay, c’est aller chaque fois à l’origine de la rumeur afin d’en anéantir le mystère. Cela veut aussi dire faire taire dans la rumeur toute possibilité de mise en légende ; et c’est ce que le parcours de la narration refuse au territoire même qu’il représente. Dans les récits de la régionalité de Tremblay, la narration est toujours observatoire en même temps qu’elle est rapailleuse, l’exemple de La soeur de Judith occupant le haut du pavé en ce sens[21]. La rumeur que s’échangent les personnages du village — ou avec eux les différents narrateurs —, une fois rassemblée dans la lumière blême du récit, perd tout son mystère ; elle cesse d’être rumeur. La héronnière d’où naît le drame dans le récit éponyme n’est pas autre chose qu’un de ces lieux dont le mystère a été liquidé puisque le regard narratif l’embrasse dans toutes ses dimensions et jusque dans sa profondeur, littéralement dans son terroir :

La héronnière est derrière, dans le marais, à une dizaine de milles au pied de la montagne. […] On y allait jamais parce que ça sentait trop mauvais et on a toujours appelé ça le marais des fantômes. Faut dire que c’est un drôle d’endroit. D’abord, il y a le marécage infesté de maringouins, ensuite il faut marcher dans la vase et les excréments. Le site est plein de sapins morts et séchés debout, les pieds enfouis sous les squelettes des petits hérons.

H, 23

Il en va pareillement dans L’habitude des bêtes, où Rémi, l’homme à tout faire du village, s’occupe de l’entretien du cimetière et ne se surprend pas de voir dans la terre retournée par son excavatrice « des morceaux de tissu, des souliers, des ossements ». Tremblay ajoute : « Presque tout le temps, il savait de qui il s’agissait.  (HB, 134) C’est là, quand la rumeur qu’elle a fait courir dans ses pages se condense avant de se vider de son mythe, que Tremblay atteint à quelque chose de vraiment systématique.

On a vu dans les extraits de Bock et d’Archibald un discours de mise en forme du lieu régional semblable à celui de Tremblay, même si les visées en sont différentes, voire opposées. On se doute que, des récits qui fonctionnent sur ce modèle, il y en a des pléthores — et pas que des moindres. Mais on ne dirait pas de tous les textes qui font intervenir la rumeur dans leur poétique qu’ils doivent toujours la vider de son ambiguïté, alors que, chez Tremblay, il semble que ce soit le cas. C’est là qu’on passe avec elle de la métaphore à quelque chose d’un peu plus concret : la violence qu’on a dite glauque dans les récits, l’écriture elle-même qu’on a qualifiée de blême, voilà autant d’éléments congruents avec ce territoire régional chez Tremblay, dont le tableau des réseaux langagiers achevé par le récit fait émaner une lumière égale et comme blafarde. C’est un territoire construit sur le refus systématique de glorifier la rumeur. Parce que pour tous enfants déchus de race surhumaine que seraient les Québécois francophones, il y en a parmi eux qui le sont plus que d’autres, et qui le sont de races beaucoup moins aimables. Leur violence même est médiocre, et leurs intentions le sont aussi fréquemment. Les voir — les lire — isolément en tant que personnages entraînerait l’erreur de les penser comme des types sociaux, au même titre que l’on verrait dans leur paysage un décor et dans leur drame des thèmes, alors que ce sont leurs relations qui importent. Et donc leurs territoires. Au pluriel pour chacun d’entre eux, faut-il insister, comme sans doute pour chacun d’entre nous.