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À la mémoire de Claude Beausoleil

(1948-2020)

Un peu comme des ex-fumeurs ou des buveurs en sevrage, qui doivent réapprendre les gestes du quotidien, depuis le début de la pandémie que nous vivons, chaque fois qu’on refait une rencontre, une activité, c’est un peu comme si on la faisait pour la première fois. On hésite, on y va lentement, on s’arrête en chemin pour en éprouver l’effet, l’importance, la complexité. Rien ne va plus de soi. La vie d’abord, puis nos institutions, tout se révèle fragile, vulnérable, volatile. Du vent, voilà ce que nous sommes. Et pourtant. La poésie, où justement rien ne va de soi, est peut-être le langage dont nous avons le plus besoin en ce moment précis où nous devons réapprendre à vivre en communauté, du moins si nous voulons saisir l’occasion qui se présente à nous de changer nos comportements — en évitant cette fuite en avant qu’on nous propose sous prétexte de relancer l’activité frénétique et irréfléchie (voire pathologique) qui nous a menés là où nous en sommes aujourd’hui. Y parviendrons-nous ? Si je suis peu optimiste, je ne suis pas prête non plus à jeter l’éponge. Vigilance et espérance, méditation et action sont-elles compatibles ? Peut-on imaginer un monde où l’esprit critique et le sens de l’émerveillement aillent de pair ? Il semble que oui, si l’on en croit Normand de Bellefeuille et France Mongeau, dont les derniers livres abordent, chacun à sa façon, quelques-unes des questions fondamentales qui se posent actuellement à nous, à commencer par celle de notre rapport au langage. Or, parce que nous en avions besoin plus que jamais, privés que nous étions de la proximité et du langage corporel, mais aussi en raison de la nécessité d’inventer de nouveaux termes pour rendre compte d’une réalité inédite, la langue est probablement l’une des premières choses que le confinement a remises en question.

L’autoréflexivité est une constante de la poésie de Normand de Bellefeuille, qui s’est exacerbée dans ses plus récents livres, et Histoire du vent[1] n’y fait pas exception. On a d’emblée l’impression que ce qui retient l’attention du poète, c’est le mot poème, plus encore que la chose.

S’il se penche sur le poème comme on bute sur un mot, c’est précisément parce que le langage est à réinventer. Le mot ne suffisant plus à dire ce qu’il dit, l’écriture doit se frotter, plus que jamais, à ce qui lui résiste, à ce qui lui est étranger, alors que les textes sont pour la plupart très simples, tout à fait lisibles, apparemment dépourvus d’opacité. C’est dire que ce qui résiste est du côté du réel. Et cependant, pour ce poète insatiable et prolifique, les mots demeurent ce qui abreuve et calme, juste avant l’aube, à « l’heure des alcooliques » (12 ; il cite Stephen King), « pour quelques heures encore, avant l’irrésistible tentation… » (13) Ainsi s’attache-t-il à circonscrire son aire de jeu et de pensée, autant qu’à l’habiter, en multipliant les hypothèses qui pourraient répondre à cette question : qu’est-ce que le poème ? S’il n’arrive bien sûr à fixer aucune définition, il multiplie les tentatives[2]. En voici une :

aussi le poème est-il

une musique qui dure

une algèbre des choses simples

un arbre plutôt

qu’une constellation trop rigoureuse

52

L’ambiguïté induite par les deux derniers vers de cette citation en dit long sur l’état de la poétique de l’auteur, qui oscille entre voir le poème dans un arbre (plutôt un arbre qu’une constellation) et ne voir dans le poème qu’une constellation de mots (au sens de seulement et en guise de conclusion). C’est sur cette oscillation entre langage et réel que s’articule tout le recueil.

Dans son « Prologue », Normand de Bellefeuille raconte qu’un jour, il y a de cela quarante ans, un étudiant à qui il essayait d’en expliquer la nature lui aurait dit, sans scrupules aucun : « La poésie, pour moi, ce n’est que du vent… » (9) Or, après toutes ces années, raconter l’histoire du vent s’avérerait le but ultime du poète, ce à quoi il travaille sans arrêt. D’où vient le vent ? On ne le sait pas. Poser la question est inutile. Le vent est là. Le navigateur en a besoin, lui donne toute son attention : il l’écoute, l’observe, l’appelle, le redoute, lui obéit. Le vent commande ses actions. La poésie ne serait donc que du vent, voilà la leçon que l’étudiant, sans le savoir, aurait jadis donnée à son professeur. Mais bien que n’étant que cela – c’est là l’essentiel de la leçon –, elle serait en même temps tout cela, qui fait la présence (arbre et constellation de mots). Une présence à la détresse, en premier lieu, celle de l’enfance, qui persiste en dépit de l’âge et sans cesse refait surface. L’une des tâches du poème serait de détourner cette souffrance, par une tendance perverse peut-être (« mais sans perversion, je crois, pas de poésie » [12]), de la récupérer et, « en son meilleur état » (39), de la transfigurer.

Normand de Bellefeuille situe la poésie à la frontière entre le jardin secret que chacun porte en soi et la maison hantée que nous habitons tous. Dans le jardin se trouvent et se retrouvent les souvenirs et les rêveries de l’enfance, tandis que dans la maison hantée rôdent les fantômes de la mère et du père, mais aussi les augures de sa propre mort, à la présence de laquelle il doit s’habituer, même si la mort, dit-il, « est une difficile habitude à prendre » (44). Ainsi la répétition, figure si chère au poète, est à entendre ici au double sens de reprise et de pratique :

chaque matin

avant les poèmes

il y a des arbres

et du vent

21

Chaque matin, à l’aube, il sort de la maison et va à la rencontre de la forêt. Chaque matin, le même rituel profane le met à l’écoute des arbres, du vent qui passe entre leurs branches, des mots qui s’y faufilent et s’y prennent quelquefois, comme les songes dans un capteur de rêves. Les arbres parlent une langue étrangère, une langue qu’il lui faut apprendre et apprivoiser. C’est la langue du poème. Elle se parle à la jonction de la nuit et du jour, là où l’âge mûr tend la main à l’enfance, et la naissance à la mort. Là, la détresse n’a plus d’âge, que les arbres, inlassables vigies, accueillent avec bienveillance.

Le temps manque pour le sujet qui se tient au seuil du jour, s’exerçant d’un même élan à la mort et aux langues étrangères. Mais en même temps il s’étire, se distortionne : les années ont mille mois, les mois n’ont plus de noms et comptent jusqu’à soixante et onze jours. Les arbres seuls, auquel le poème répond, gardent la mesure du temps :

occupé à apprendre une langue étrangère

devant mes arbres

je répète :

« l’heure de la vie est peut-être arrivée »

celle des arbres et du poème

car tous les matins

avant l’heure des mots

voici l’horloge de mes arbres

car chaque matin

à ma manière

inventer un nom à tous ces arbres

pensée pure et douloureuse

alors seulement

l’écriture devient

la véritable sentinelle

extrême et insolite

de ma douleur

31

Si ce livre est sous-tendu par une quête de poésie, il s’agit d’une quête patiente, et je dirais même résignée. Parfois, rien ne se lit que l’attente, le questionnement, presque sans objet, l’impossibilité, comme si certains matins, les arbres, le vent restaient muets, et que ce silence seul valait d’être consigné dans ce « journal incertain » (49) :

le poème est un genre ivrogne

qui ne rime à rien

que suicide à l’oeuvre

double impossibilité

de vivre et de mourir

67

Parole liminaire, le poème s’approche au plus près de la mort sans toutefois y succomber. Il se tient pareillement au bord du chaos, lequel sans cesse menace, et contre quoi il sert de rempart[3]. Tout vient avec son double inversé, dans cette parole tendue entre les pôles, ou à cheval sur eux, comme empiétant sur la nature des choses. Le poème est le « lieu de tous les paradoxes/de toutes les incompréhensibles beautés/de chacun de ses mots » (73). Entre l’enfance et la vieillesse, le vivre et le mourir, il se présente tel un espace-seuil, un lieu où se mouvoir tout en demeurant immobile, un laboratoire où s’écrit le faux, la fiction, autrement dit l’histoire. Multipliant les hypothèses, le sujet y remue les éléments du réel, les déplace en tous sens afin d’en mesurer la force de résistance, d’en faire vibrer la caisse de résonance :

être choyé par le poème

et à l’aube parfois

y inventer

une théorie des émotions

simple et pratique

une théorie de la réalité

71

+

Je ne sais si France Mongeau, elle aussi professeure de littérature, a reçu une semblable leçon de poésie d’un de ses anciens étudiants, mais on pourrait le croire, tant L’ouvrage lilas de la steppe[4] présente d’affinités avec Histoire du vent. Bien qu’investissant des paysages contrastés (la forêt, à proximité et familière pour de Bellefeuille/la steppe, lointaine et étrangère pour Mongeau), les deux auteurs nous convient à des expériences semblables. L’ouvrage lilas de la steppe s’inspire librement de la très belle nouvelle de Tchekhov[5], d’ailleurs cité en épigraphe[6]. Donnant le ton au recueil, la citation concerne le ciel, auquel réfère le lilas du titre[7] :

Le mot steppe claque dans ma bouche. Cherche ma langue et sa nuit. C’est tendre étranger.

Ainsi je veille aux échappées de la douleur. J’entrelace les fils de l’horizon.

Multiples tresses au creux des mains.

11

Comme chez de Bellefeuille, le mot retient d’emblée l’attention, apparaissant dans toute sa matérialité. À lui seul il fait paysage, travaille l’imaginaire et la chair même, comme la steppe travaille l’imaginaire du petit Iégorouchka (le protagoniste de La steppe), que la narratrice accompagne et auquel elle s’identifie, et dont le poème veille sur la douleur. L’apprivoisement de ce paysage étranger se fait donc par le langage. À l’instar de son modèle, cette avancée toute méditative emprunte à l’écriture viatique, à la différence que ce voyage, cette traversée, ce pèlerinage est entièrement imaginaire, étant avant tout une oeuvre de lecture, celle du récit de Tchekhov auquel les poèmes font écho — ou plutôt qu’ils prolongent.

En dialogue avec le récit, le poème entre dans la fiction, s’invente des personnages. Se représentant en bergère, la narratrice avance dans la plaine entourée de son troupeau de bêtes. De tous les personnages, le plus important est certainement le paysage lui-même, dont la poète apprend à décoder les signes. Contrairement à la forêt, tout en verticalité, où les arbres sont appréhendés en groupe et sur un mode possessif (« mes arbres », écrit de Bellefeuille), ici chaque élément est considéré singulièrement et souvent personnifié, ce qui colle au caractère horizontal et dépouillé de la steppe, où chaque rencontre tient de l’événement :

J’entreprends ce voyage sans la connaissance exacte du parcours. Sans esquisses ni verbes. Mais un arbre solitaire dès les premières lignes. Un peuplier à la fine silhouette.

Son encyclopédie.

Un ordre complexe se déploie dans l’ambition de la plaine.

20

Ce qui permet de survivre à la rudesse du lieu se cache dans le langage du paysage qu’il importe d’apprendre à lire[8]. Cette connaissance du seul arbre qu’elle rencontre et dont elle finira par embrasser l’identité[9] la met sur la voie du passé. Non seulement son propre passé, celui de l’enfance qu’elle partage avec Iégorouchka, mais un passé beaucoup plus ancien, celui de la Terre, car dans la steppe, le temps, comme l’espace, s’étire à l’infini. Déliant les mémoires, remuant les langues et mélangeant les espèces, la steppe donne accès à des savoirs immémoriaux : « J’écoute la conversation entre les herbages. Ciguë. Carex. Langage sauvage des fleurs recommencées par la pierre. » (24) C’est ainsi que la bergère devient « le petit garçon du récit de Tchekhov qui voyage apeuré et heureux à la fois » (24), mais aussi bien l’oiseau qui plonge dans le paysage et qui sait entendre « les idées promises par le ciel » (42) :

La plaine de l’enfance monte en moi au contact de la steppe. Ses champs sa soif.

Comme l’oiseau je perçois le souffle du paysage.

31

Paysage démesuré qui sécrète une impression d’extrême lenteur, la steppe n’est-elle pas en effet un lieu propice à évoquer l’enfance ? Convaincu qu’il ne saurait surpasser Gogol dans sa description, mais tout de même désireux de renouveler l’art du paysage, Tchekhov a eu bien raison de la présenter à travers les yeux d’un enfant, son émerveillement, ses souffrances, ses terreurs. C’était sans doute la meilleure façon de la rendre aussi vivante. Car vivante elle est, éminemment. Mais il faut prendre garde de ne pas s’attacher de trop près à Tchekhov, car on en vient alors à regretter le caractère un peu trop laconique des poèmes – comme si le modèle les maintenait dans une forme de retenue ou de recueillement admiratif –, et à espérer qu’ils eussent osé aller plus loin dans l’évocation des femmes et la belle rêverie autour du tissage de la laine (métaphore de l’écriture), deux motifs presque absents de la nouvelle et dont Mongeau se saisit avec beaucoup de finesse :

La steppe est une mer intérieure devenue fuseau. Pur songe en marge de l’horizon. Violence souterraine pigmentée de lumière.

Elle se montre telle la navette du métier où le temps se tisse perle cuir coton et laine.

Des intentions tracées à la pointe du crayon.

37

Les ouvrages des femmes (tressage, tissage, couture), qui couvrent et protègent du froid, de la pluie, des monstres de la nuit (on pense à Iégorouchka sous sa natte durant le violent orage), sont d’humbles ouvrages. Ce sont des oeuvres de patience et de foi dans la puissance du recommencement :

Chaque matin je recommence.

40

Je vais chaque jour chargée de laine et de verbes. Les images forment leur belle arborescence de phrases.

50

La steppe est ma répétition.

63

Mais la retenue dont font preuve les poèmes vient certainement aussi de la nature du paysage. À l’instar du désert, la steppe incite au silence et au recueillement. Et à l’horizon qui s’étale à perte de vue, la mort inéluctablement finit par poindre : « La mort s’infiltre par l’horizon pareille à l’enfance venue nous noyer. » (45) La plaine invite donc à « [m]archer jusqu’à la mort » (15), une mort qui se présente une fois de plus comme acolyte de l’enfance, presque son double. Cependant, plutôt que de provoquer la hantise, elle apparaît presque reposante — qu’on songe au lilas du titre —, la disparition passant par une lente et douce dissolution dans le paysage, une « chute tendre » (50). Plus elle approche du terme du voyage, plus la narratrice aspire à « [e]ntrer dans le renoncement. Devenir pays lune ou soeur d’asile. Disparaître » (59). Or ce qui disparaît ainsi n’est qu’une identité parmi d’autres. Une fois devenue oiseau ou peuplier, la voyageuse peut « tenir la main de la mort jusqu’à l’obscurité » (54).

« Je couds en ce vocabulaire où n’existe que le corps de la nuit. » (64) Ce beau vers nous parle du tressage du jour et de la nuit. La nuit fait place au jour ; le jour fait place à la nuit. C’est là une évidence. Une de plus. Comme les mots qu’on échange quotidiennement, et dont le sens soudain se trouve altéré. Comme tant de choses sur lesquelles désormais nous butons. Or voici que, l’espace d’un poème, on tient la nuit entre nos mains, tel le corps tremblant d’un oiseau blessé, incapable de prendre son envol, et qui nécessite toute notre attention et nos soins. L’une des immenses qualités de la nouvelle de Tchekhov est de nous faire vivre aussi intensément cette fugace transition. Les livres recensés ici partagent cette qualité. En nous rendant sensibles à la complexité de la lumière, à sa façon bien à elle d’épouser la matière, de la moindre composante du paysage jusqu’à sa plus vaste étendue, ils nous font participer au miracle de la naissance du jour.

La lumière de l’aube, comme le dit si bien France Mongeau, est « [u]ne vivante alerte » (78). Une alerte, comme celle que lance le virus qui fait rage en nous obligeant à tout revoir depuis le début. Si les arbres, ainsi que l’écrit Normand de Bellefeuille, sont « l’autre nom de l’enfance » (45), la poésie l’est sans doute aussi. En ravivant notre intimité avec la nature, qui sait si ce rappel à l’enfance ne nous indique pas la voie à suivre ? Après tout, comme l’affirmait Levinas, nous sommes des êtres in-finis, mais dont l’in-finitude même les ouvre à l’Infini. Puisse donc la poésie informer cette période où notre rapport au temps et à l’espace se trouve bouleversé, en nous invitant à y voir, plutôt qu’un motif de frayeur ou d’angoisse, une ouverture aux possibles.

Du recueillement. De la lenteur. Des oreilles et des yeux grand ouverts. Et devenir ces voyageurs « que le langage invente », comme l’écrivait Claude Beausoleil[10], des voyageurs immobiles portés par le sens renouvelé du langage, une façon plus respectueuse, plus amoureuse de voir le monde et de nous y trouver. Voilà ce que je nous souhaite à l’issue de cette douloureuse expérience.