Résumés
Résumé
Les romans québécois du début du xxe siècle sont généralement lus dans une perspective endotopique. Le plus souvent, il s’agit de montrer qu’ils confortent une propagande régionaliste/nationaliste qui prône l’enracinement sur le territoire québécois. Cette vulgate s’impose tout particulièrement lorsqu’il est question des romans du terroir. Or, une lecture plus nuancée est-elle possible ? Le présent article tente de répondre à cette question à partir d’un roman au titre particulièrement évocateur : Restons chez nous !, publié en 1908 par Damase Potvin. La lecture traditionnelle considère qu’il s’agit d’un « roman à thèse » qui a servi de « prototype à quelque soixante-dix romans agriculturistes » (DOLQ). Or, l’exotopie qu’on y trouve est-elle forcément réductible à faire valoir la thèse ? Peut-on y relever ce que la théoricienne Susan Rubin Suleiman appelle « les failles » du roman à thèse ? Et le cas échéant, de quoi ces failles sont-elles significatives ?
Abstract
Early 20th century Québécois novels are generally read from an endotopical perspective. Most often, it is about showing ways in which they reinforce a regional/national propaganda that extols the settling of Québécois territory. This vulgate is especially relevant when considering regional novels. However, is a more nuanced reading possible? The present article attempts to respond to that question as it relates to a novel with the particularly evocative title, Restons chez nous!, published in 1908 by Damase Potvin. The traditional reading posits that it is a “roman à thèse” that served as a “prototype for more than seventy regional novels” (DOLQ). Nevertheless, must the exotopia found there be limited to emphasizing the thesis? Is it possible to discover in it what Susan Rubin Suleiman calls “the weaknesses” of the roman à thèse? If so, in what ways are those weaknesses significant?
Resumen
En general, las novelas quebequesas de principios del siglo XX se leen desde una perspectiva endotópica. La mayoría de las veces se trata de demostrar que refuerzan una propaganda regionalista/nacionalista que preconiza el arraigo en el territorio quebequense. Esta vulgata es particularmente frecuente cuando se trata de novelas del terruño. Pero, ¿es posible una lectura más matizada? Este artículo intenta responder esa pregunta a partir de una novela con un título particularmente evocador: Restons chez nous! (¡Quedémonos en casa!), publicada en 1908 por Damase Potvin. Tradicionalmente, la novela de Potvin ha sido descrita como una «novela de tesis» que sirvió de «prototipo para unas setenta novelas agriculturistas» (DOLQ). Pero, la exotopía que contiene, ¿es necesariamente reducible a hacer valer la tesis? ¿Es posible identificar lo que la teórica Susan Rubin Suleiman denomina «las fallas» de la novela de tesis? Y si es así, ¿son importantes esas fallas?
Corps de l’article
Le roman à thèse le plus autoritaire, s’il est interrogé d’une certaine façon, finit par contester sa propre autorité[1].
Les romans québécois du début du xxe siècle sont généralement lus dans une perspective endotopique. Le plus souvent, il s’agit de montrer qu’ils confortent une propagande régionaliste et nationaliste qui prône l’enracinement sur le territoire québécois. Cette vulgate s’impose tout particulièrement lorsqu’il est question des romans du terroir. La parabole archétypale de l’enfant prodigue n’est jamais bien loin pour interpréter ces derniers. Si l’on quitte la terre paternelle, c’est inexorablement pour mieux y revenir, repentant et disposé à se conformer aux diktats d’une idéologie traditionaliste.
Or, une lecture un peu plus nuancée est-elle possible ? Peut-on prendre en considération le désir de départ et l’attrait pour l’ailleurs exprimés dans ces fictions sous un autre angle interprétatif [2] ? J’aimerais me risquer ici à cet exercice à partir d’un exemple particulièrement prégnant, à savoir un roman dont le titre est foncièrement évocateur : Restons chez nous !, publié en 1908. La lecture traditionnelle qui s’est imposée, pour ne pas dire verrouillée, au sujet de cette oeuvre de Damase Potvin considère qu’il s’agit d’un « roman à thèse » qui a servi de « prototype à quelque soixante-dix romans agriculturistes échelonnés sur plus de quarante ans[3] ». Aux yeux de plusieurs, le titre à lui seul témoigne d’une exhortation visant à retenir au pays les Canadiens français attirés par l’exode aux États-Unis. Mais l’appel de l’ailleurs qu’on y trouve est-il forcément réductible à faire valoir la thèse ? Peut-on y relever ce que Susan Rubin Suleiman (1983), dans un ouvrage peu récent mais qui n’a pas perdu sa pertinence, appelle « les failles » du roman à thèse ? Et le cas échéant, de quoi ces failles sont-elles significatives ? En somme, peut-on revisiter cette fiction « autoritaire[4] » en cherchant à y activer certaines virtualités non encore actualisées ?
Rappelons d’abord brièvement l’histoire que raconte le roman. Paul Pelletier, fils unique de l’agriculteur et colonisateur Jacques Pelletier, désire partir pour les États-Unis dans l’espoir d’y faire fortune, ce qui lui permettrait de rentrer ensuite au pays en étant délesté des travaux de la terre et d’une vie de privations qui le rebutent. Malgré le chagrin qu’il cause à sa mère, à son père et à sa fiancée, rien ne parvient à le dissuader de cet incoercible besoin de partir. Sa vie à New York n’est toutefois pas celle espérée, loin de là. Avec un emploi de débardeur, il peine pendant deux années à subvenir à ses besoins. Attiré un temps par les tavernes, puis désillusionné de tout espoir, il songe à rentrer au pays, mais décide de quitter New York pour l’Europe, où il espère un avenir meilleur. Mal lui en prit, les occasions de gagner sa vie y sont encore plus rares qu’en Amérique. Aussi se résigne-t-il à revenir à la maison, mais est emporté par la grippe typhoïde en arrivant à New York. Son vieux père, n’ayant plus de successeur, vend alors sa ferme, tandis que sa fiancée, Jeanne, entre chez les religieuses.
La lecture traditionnelle de ce roman, je le rappelle, considère qu’il établit « la trame fondamentale qui servira d’argumentation non seulement à Potvin, mais aussi à presque tous les autres romanciers du terroir[5] ». Cette trame, nous dit Maurice Lemire, se décline en deux points : « La terre représentée comme un espace parfait génère la vie et le bonheur. S’en éloigner, c’est se vouer au malheur quand ce n’est pas à la mort[6]. »
Voyons ce qu’il en est en portant attention à cette dichotomie entre l’ici et l’ailleurs. Mais rappelons d’abord un principe qui nous guide. Comme l’a montré Suleiman, si à thèse que soit un roman, il laisse généralement dans son sillage des failles plus ou moins nombreuses : « Il y a toujours des éléments qui tendent à perturber et à désorganiser un système, que ce soit le système du genre […] ou celui de sa description », et ces « éléments “impurs” introduisent des possibilités de rupture, d’interférences entre des discours ou des structures incompatibles[7]. » Mais surtout ces éléments instiguent ce qu’elle appelle, bien avant les approches possibilistes d’Yves Citton[8] ou de Pierre Bayard[9], la liberté du lecteur :
En évoquant, si indirectement que ce soit, la possibilité d’autres lectures et le statut relatif de toute interprétation (et a fortiori de toute vérité « absolue »), le roman à thèse permet de prendre conscience de sa propre liberté. La revanche de l’écriture n’est peut-être pas autre chose que la liberté du lecteur[10].
En somme, le roman à thèse est autant un phénomène de lecture que d’écriture, et il est possible d’y relever soit des éléments en trop (« débordement »), soit des éléments en moins (« réticence ») susceptibles de lui faire dire un peu plus que ce qu’il est programmé à dire. Voyons donc l’opposition entre l’ici et l’ailleurs.
« LA TERRE REPRÉSENTÉE COMME UN ESPACE PARFAIT » ?
Le roman de Potvin argue sans conteste que la campagne canadienne constitue l’espace le plus approprié pour les Canadiens français. Mais il est loin d’en faire « un espace parfait ». Certes, le narrateur ne manque pas une occasion de rappeler que la vie y est simple et noble, mais le récit laisse parfois entrevoir une contrepartie pour le moins inattendue. Au premier chef, s’il n’y a pas à s’étonner que le personnage principal, qui éprouve la « soif de voyages et d’inconnu[11] », soit peu attiré par les travaux de la terre, il en va un peu autrement, considérant le contexte terroiriste de l’époque, de la véhémence avec laquelle il dénigre ces travaux. En effet, à quelques reprises, il se livre à un réquisitoire en règle contre la vie agraire, d’abord auprès de sa fiancée :
— Oui, Jeanne, je dois vous quitter, c’est irrévocablement décidé ; rien ne peut plus me retenir, rien… ni l’âge avancé de mon père, que je vais laisser seul, ni la faible santé de ma pauvre mère, ni même ton amour, ma Jeanne ; c’est atroce, n’est-ce pas, ce que je te dis là ?… Mais c’est irrésistible chez moi, ce départ. D’ailleurs, vois-tu, c’est pour notre bonheur à tous que je pars ; nous sommes pauvres ; et cette pauvreté me pèse… Je gagnerai de l’argent, beaucoup d’argent et je reviendrai dans deux ans, dans trois ans ; nous serons riches, nous nous marierons, et comme nous serons heureux ! J’achèterai une terre toute défrichée que je donnerai à ferme, car, tu le sais bien, je n’aime pas les travaux des champs, je ne peux m’y faire… […] [N]e me parle plus de culture, à présent, je t’en prie ; c’est un métier que j’abhorre ; et, d’ailleurs, ce n’est pas un métier que celui dans lequel on ne peut réussir qu’à la condition de se priver de tout…
RCN, 11
La lecture traditionnelle du roman de Potvin tend généralement à associer le désir de Paul à un « appel de l’inconnu » ou à « un rêve illusoire[12] », voire à une « tentation[13] » à laquelle il n’a pas su résister. Selon Dominique Garand, le jeune homme ne quitte pas la ferme par nécessité mais par simple « goût de l’aventure[14] ». Maurice Lemire va plus loin encore. Selon lui, l’intrigue « est tellement dépouillée que le romancier ne recourt même pas à un agent corrupteur pour introduire le mal dans l’Éden. Le fils est en même temps agent et médiateur[15] ». Pourtant, chaque fois que le narrateur lui donne l’occasion de prendre la parole, Paul ne cesse d’exhorter son entourage à comprendre sa détresse : « — Tu les aimes, toi, ces travaux, Jeanne ; à moi, ils me répugnent et je n’en veux plus ; je veux les fuir en m’en allant loin, bien loin, aux États-Unis. » (RCN, 12) Il y a ici un paradoxe en tension. Afin de condamner les aspirations du personnage, le récit choisit de les rapporter par le truchement du discours direct. Or, comme le signale Suleiman, lorsque des paroles sont rapportées « d’une façon assez détaillée et assez exacte – par le moyen du discours direct, par exemple –, [elles] peuvent acquérir un accent “vrai” qui agit contre la condamnation qu’elles sont censées provoquer[16] ». Autrement dit, en cherchant à donner un peu de texture au personnage, le récit évoque ses tourments et ses rêves, ce qui peut contribuer à activer un « système de sympathie[17] » à son égard, à le rendre attachant, sinon sujet à identification. Bien que les commentaires ultérieurs du narrateur mettront en exergue la naïveté du personnage, ils ne réussiront pas complètement à lever une certaine contradiction entre ce que nous voyons de lui et ce que le narrateur nous incite à penser à son sujet. Voici un autre exemple de la détermination exprimée par le protagoniste :
— On ne vous a pas trompé, monsieur le curé, je dois partir, en effet, et je suis bien décidé, dès le commencement de janvier, après les Fêtes, je prendrai la route des États-Unis… Voyez-vous, monsieur le curé, c’est plus fort que moi ; je m’ennuie ici, c’est bien triste à dire, allez, je n’aime pas la terre non plus, j’en suis même dégoûté et je n’y saurais rien faire de bon… Tout m’ennuie vraiment ; cette monotonie dans le travail, cette lenteur à avancer, à faire son chemin, ce train-train d’une vie que l’on passe à peiner, cette routine, enfin, d’un travail sans joie, sans amusement, sans distraction, je ne puis plus supporter cela… […] Et puis, voulez-vous que je vous le dise, monsieur le curé, j’ai vingt et un ans et cette soumission quasi instinctive à des parents qui sont bien bons pour moi, mais qui représentent l’autorité que je ne puis plus souffrir, cette soumission, dis-je, me pèse, et il me tarde d’essayer mes ailes, d’être livré à moi-même, enfin, de prendre les moyens qu’il me plaira et que j’aimerai pour gagner ma vie, pour avancer un peu, pour sortir d’une condition que nous faisons obscure volontairement…
RCN, 63-64
N’est pas en cause une simple lubie dénuée de discernement, mais plutôt la nécessité de remédier à une situation endémique, la pauvreté, et un viscéral besoin d’autonomie, d’accomplissement et d’individuation. En un sens, on retrouve ici la situation initiale propre au parcours du héros, qui se caractérise par un « arrachement à la banalité de la vie » et par l’appel de la « réalisation éclatante de soi[18] ». Mais le dégoût de Paul pour les travaux de la terre ne manque pas d’étonner. Ce débordement n’est pas chose courante dans la production terroiriste. Le citadin du roman Jean Rivard, le défricheur, Gustave Charmenil, n’a que des éloges pour la vie agricole. Même Vincent Douaire, qui dans le roman Nord-Sud (1931) en soupèse les bons et les mauvais côtés, est moins véhément que Paul Pelletier à l’égard des travaux de la terre. Ce n’est que dans le roman Maria Chapdelaine de Louis Hémon, notamment avec la fameuse diatribe de Lorenzo Surprenant dénonçant « la misère » des habitants, que l’on trouve plus de virulence[19]. Ajoutons, au passage, que dans la discussion avec le curé, Paul déplore la tendance à opposer une idéalisation de l’ici et un dénigrement de l’ailleurs : « Je vous demande pardon, monsieur le curé, mais vous voyez tout en noir… Ici, tout est rose, au contraire, tout, et il n’y a que des princes ; là-bas des esclaves, des parias… » (RCN, 66) Bien entendu, le curé réfutera cet argument comme tous les autres, mais on peut malgré tout se demander si cette dichotomie, en étant nommée, ne s’en trouve pas en partie discréditée. Concession de pure forme ou réelle nuance à envisager ? Cela dit, les récriminations de Paul sont sans doute nécessaires à la psychologie du personnage et à la justification de son ardent désir de partir, mais d’autres personnages du roman de Potvin vont également admettre, à mots à peine couverts, que la vie d’ici comporte son lot de misères. À titre d’exemple, Jeanne, la fiancée de Paul, reconnaît qu’« il est tout naturel qu’un cultivateur doive toujours travailler plus que les autres et se donner moins d’agréments dans la vie » (RCN, 12).
Parallèlement à ces remarques des personnages, divers phénomènes laissent entrevoir l’imperfection et la précarité de la vie paysanne. Je n’en donne ici que quelques exemples. D’abord, on apprend au début du récit que le père, Jacques Pelletier, a eu trois garçons : « De ces trois enfants, deux, les deux aînés, lui furent enlevés par la mort, dans un âge où ils commençaient à l’aider un peu. Ce fut une de ses plus rudes épreuves, qu’il supporta, du reste, en bon chrétien. » (RCN, 16) Doit-on comprendre ici que la vie sur la terre n’est pas garante d’une meilleure longévité que celle de l’ailleurs, et cela à deux pour un, si je puis dire, considérant que la famille perd deux fils à la campagne et un en exil ? En outre, on peut se demander si Potvin ne compromet pas l’efficacité de sa thèse avec une intrigue de l’enfant unique qui ne correspond aucunement à la réalité des familles nombreuses de l’époque. Comme le mentionne Aurélien Boivin, « s’il avait mis en scène une famille nombreuse, Potvin aurait, du coup, détruit la thèse qu’il entendait défendre. Avec une famille nombreuse ne se posait plus l’épineux problème de la succession[20] ». Tout en cherchant à témoigner du réel à l’aide de divers procédés (ex. : rappels historiques sur la colonisation du Saguenay, dimension documentaire des chapitres XIV et XV au sujet des motifs de l’émigration des Canadiens aux États-Unis, allusions à des statistiques et à « une étude publiée dernièrement par le département du commerce et du travail des États-Unis » [RCN, 124], etc.), Potvin n’échappe pas au factice de la pratique romanesque. Autant dire que ce que Béatrice Laville constate au sujet des « fictions autoritaires » s’applique fort bien ici. Que doit-on penser en effet d’un roman qui se détourne de la réalité tout en nous enjoignant d’agir sur celle-ci ? « N’est-ce pas une manière de réaffirmer le caractère de pure affabulation du propos et de rester finalement dans la sphère unique de la fiction[21] […] ? » « Restons chez nous », ou plutôt restons dans la fiction ?
La précarité des habitants est aussi un élément de débordement à considérer. Ainsi, même quand un cultivateur parvient à bien s’établir, rien n’est pour autant acquis. Alors que le père Pelletier jouit d’une certaine aisance sur sa terre toute faite, un incendie détruit bientôt tout son bien et l’oblige à recommencer son échinant travail de colonisation :
Tout fut détruit : maison, grange, écurie, chevaux, porcs, bêtes à cornes et moutons. En une heure, l’oeuvre de toute une génération de travailleurs venait de s’effondrer… Jacques Pelletier fut atterré par ce désastre subit, imprévu, auquel il n’aurait même jamais pensé. C’en était assez, vraiment. Tout à l’heure riche cultivateur, il est obligé de demander aux voisins, à présent, l’hospitalité pour lui et sa famille.
RCN, 20
Tout se passe comme si la vie d’ici ne semblait possible qu’en se contentant du strict minimum. Même par prétérition, le narrateur laisse entrevoir le labeur qui attend le père Pelletier : « Ne nous attardons pas à suivre toutes les luttes, à compter toutes les sueurs de l’ancien paroissien de La Malbaie aux prises avec le coin de la forêt qu’il avait acheté à son arrivée, dans la paroisse de Bagotville, et qui devait être plus tard “sa terre” […]. » (RCN, 30)
Enfin, les rigueurs du climat de même que l’isolement des habitants sont également évoqués, et cela à quelques années près de ce qu’on retrouvera dans le fameux roman Maria Chapdelaine de Louis Hémon, que l’on dit avoir marqué une nette rupture dans la production terroiriste, notamment en cessant d’idéaliser la vie sur la terre – roman dont Potvin, on le sait, fut un grand admirateur[22] :
Oh ! les tempêtes de l’hiver canadien ; ceux-là savent ce qu’elles recèlent d’horrible qui, dans la nuit et la solitude, à des milliers d’arpents de toute habitation, se sont trouvés ensevelis dans le tourbillon, paralysés par le froid, allant à l’aventure, à pied, ou traînés par de pauvres chevaux épuisés, aveuglés et ne marchant plus que la tête baissée, se laissant guider au petit bonheur, menaçant à chaque instant de s’abattre…
RCN, 76
Ces quelques éléments tendent donc à démontrer que cet « espace parfait » et supposément édénique[23] avec lequel on tamise constamment le sens démonstratif du roman de Potvin gagnerait peut-être à être un peu nuancé. Qu’en est-il maintenant de l’ailleurs ?
« S’EN ÉLOIGNER, C’EST SE VOUER AU MALHEUR » ?
Dans cet ailleurs, Paul va tomber de Charybde en Scylla, de déchéance en déchéance, et finir par perdre la vie, mais non sans avoir malgré tout vécu à ses yeux une expérience enrichissante. Détaillons un peu en portant attention à ce qui représente peut-être, pour reprendre l’expression de Suleiman, des « éléments impurs » susceptibles de favoriser une lecture différente de celle généralement convenue.
Comme on pourra le voir dans la présente partie, les représentations de l’ailleurs dans le roman ne sont pas toujours sans équivoque. Bien entendu, pour arrimer ces représentations à une impression tangible de tentation et/ou de désillusion, encore faut-il faire miroiter quelques attraits évanescents. La façon dont le narrateur rapporte les « rêves obsédants » (RCN, 34) de Paul en témoigne :
Non, ce sont plutôt de grandes routes poudreuses, qu’il parcourt, allègre et joyeux, puis, au bout, des villes bruyantes et grouillantes, aux mille et mille clochers, aux toits éclatants ; des villes avec leurs bruits d’enfer, avec leurs faubourgs dangereux, leurs quartiers qui nous rendent muets d’admiration, leurs boulevards bordés d’arbres et de restaurants somptueux, leurs ruelles même, où l’on doit voir tant de choses curieuses et drôles ; et il se sentait emporté à toute vitesse, vers ces inconnus…
RCN, 34
L’allusion à ces rêves sera suivie du départ de Paul, dont la description est également sous-tendue par une certaine ambiguïté. Malgré l’« immense tristesse » (RCN, 73) à laquelle elle donne lieu, la séparation suscite une intervention du narrateur qui semble en partie la rendre justifiable :
Se quitter !… c’est le mot qui remplit toute la vie, et pourtant on a bien de la peine à s’y habituer. Plus on se quitte et plus il est douloureux de le faire… C’est une des dures lois de la nature. Tout doit se dire adieu dans la nature, tout meurt, tout disparaît, tout s’en va. Ce que nous aimons le plus, ce que nous admirons davantage finit toujours par nous dire un éternel adieu. Il n’est pas jusqu’au plus petit être de la création, jusqu’à l’insecte, jusqu’à la plus humble fleur, se revêtant avant de nous quitter, à l’automne, des teintes les plus variées, afin de se mieux faire regretter, qui ne soient soumis à cette loi commune d’une séparation plus ou moins prolongée, quand elle n’est pas éternelle…
RCN, 88
On s’attendrait à ce que le départ de Paul soit présenté comme une exception, mais il relève plutôt d’une loi de la nature. Il en résulte un effet de débordement et de réticence dans la mesure où le sens de l’événement n’est pas strictement réduit à soutenir la portée démonstrative de la thèse. Or, un tel excédent de sens peut nuire à la « bonne » interprétation. À la limite, le départ de Paul se subordonne à un destin et à une fatalité tragiques et, en ce sens, ne semble plus strictement tributaire d’une question de libre choix pour le personnage.
Le narrateur commente également le ressenti de Paul, un ressenti qui, loin d’être stigmatisé, trouve sa raison d’être dans une légitime quête d’individuation :
Aujourd’hui, il s’en allait avec […] un autre sentiment qu’il ne s’expliquait pas très nettement encore, un besoin de changement inhérent à tous les êtres qui se transforment. Il lui semblait qu’il avait vécu jusqu’alors au fond d’une affreuse chrysalide et qu’aujourd’hui, seulement, il naissait à la liberté. Il lui tardait d’essayer ses ailes… En quittant la maison, comme il l’avait fait, c’était la première fois qu’il accomplissait un acte personnel, et, après avoir passé toute son existence à obéir aux volontés de ses parents, à suivre docilement la vie banale où le poussaient les circonstances, il était heureux de se livrer […] à quelque chose, enfin, qui lui appartenait en propre, que personne ne lui avait soufflé…
RCN, 98
Non moins que de rapporter les paroles d’un personnage, évoquer sa vie intérieure et ses motivations est aussi « une technique connue de l’illusion de personne[24] » susceptible de le rendre attachant. Visiblement, le narrateur ne cherche pas à condamner la quête bien compréhensible et naturelle d’autonomie du jeune homme. C’est plutôt le moyen qu’il choisit pour mener cette quête qui pose problème et qui doit servir de contre-exemple. Tout le récit, initiatique à sa façon, doit alors consister à l’amener à prendre conscience de son erreur, et conséquemment à le désavouer aux yeux du lecteur. En fait, ce dernier sera d’autant plus convaincu du bien-fondé de la thèse que le personnage auquel il s’identifie s’y convertira. Mais la détermination et la persévérance dont Paul fait preuve donnent par moments lieu à une forme de discordance dans le dispositif serré des redondances. Tout en contribuant à alimenter et à relancer l’intrigue, sa résistance risque de susciter tout autant la compassion du lecteur. À titre d’exemple, après deux années d’éprouvantes tribulations à New York, la traversée de l’Atlantique pour se rendre en Europe est l’occasion de faire à nouveau entendre un discours qui entre en contradiction avec le système programmatique de l’oeuvre :
La traversée fut heureuse, Paul en ressentit les bons effets. La griserie de la marche, les brises de la mer, l’enivrante sensation d’être emporté toujours de plus en plus loin vers des pays qu’il ne connaît pas et où il espère trouver la réalisation d’un rêve […] jetèrent un baume sur les plaies de son âme mise à nu par ce départ. Il vécut même, durant ce voyage, des heures délicieuses dont il se promit de garder le souvenir toute sa vie…
RCN, 199
Il sentait tout à coup un afflux de sève, une avidité d’agir, de se mêler à la foule des hommes et de se donner plus de peines, de faire plus d’efforts, d’être plus homme, enfin. […] Sans doute, durant ces longs derniers mois, il avait souffert ; sans doute, il avait dépensé beaucoup de force sans profit, mais au moins il avait vécu… il avait vécu un temps d’épreuves qui est utile, qui forge l’âme pour la vie…
RCN, 200-201
On remarquera le cheminement du personnage, animé d’abord d’un sentiment qu’il ne s’explique pas jusqu’à un état de conscience à l’égard d’une expérience acquise qui le convainc de poursuivre son rêve. Encore une fois, bien que la rhétorique tonitruante du narrateur précise par la suite ce qu’il faut penser de l’expérience de Paul, elle ne réussit pas totalement à faire taire la résistance murmurée de ce dernier[25]. En un sens, le roman à thèse prend toutes les allures d’un roman d’apprentissage qui retarde la leçon attendue que le personnage devra fatalement tirer de son expérience tragique. Le schéma typique doit ultimement mener à une transformation radicale du protagoniste. Subsiste malgré tout une subtile contradiction dans cette « structure d’apprentissage exemplaire » qui, de positif, devient ici négatif, pour reprendre les catégories de Suleiman (1983).
Revenons maintenant à New York. Quel portait nous en donne la narration ? Contre toute attente, un portrait en partie nuancé. Dans son ouvrage Le roman du territoire, publié en 1987, Bernard Proulx était sans doute l’un des rares commentateurs à oser affirmer à l’époque que, dans Restons chez nous !, « les nombreux passages consacrés à la métropole américaine ne sont pas aussi noirs que le voudrait la doctrine[26] ». En effet, symbole à la fois de « prospérité matérielle » (RCN, 130) et « d’illusions » (RCN, 132), ville d’or et ville de fer, New York suscite tout autant l’admiration et la méfiance du narrateur. Cette ambivalence s’impose et amène ce dernier à départager les « forts » des « faibles » :
Les États-Unis peuvent, à la vérité, être bonne mère pour les hommes ambitieux et à grandes vues, soit qu’ils veuillent jouir du fruit de leur existence passée, soient [sic] qu’ils aient une fortune à faire ou à refaire et qui se sentent capables de nager dans les eaux troubles ; mais les faibles ont bien peu de chances de se frayer une route en luttant contre la marée turbulente de ces villes.
RCN, 133
Ce passage peut laisser perplexe. Le narrateur relègue Paul au rang de faible « petit Canadien » (RCN, 164). Pourtant, pour acquérir sa « liberté individuelle » (RCN, 156) et sortir de l’indigence, le jeune homme fait preuve d’audace, d’ambition et de persévérance. Il quitte ses proches, se lance dans l’inconnu pour combler un manque, apprend l’anglais, trouve du travail, et parvient peu à peu à nommer ce qu’il éprouve, ce qui, signale le narrateur, n’est pas commun chez les paysans (RCN, 170 et 172). Certes, la témérité du jeune homme est présentée comme de la naïveté, mais on peut se demander si Paul n’est pas méritoire, sinon héroïque, d’avoir au moins tenté d’accéder au statut des hommes ambitieux et forts, à « ce monde de géants » (RCN, 140).
Par ailleurs, au moment même où Paul s’efforce de s’adapter aux difficultés de sa nouvelle vie, on apprend que la situation sur la terre des Pelletier n’est guère plus facile. Voici ce que la mère écrit à son fils :
Mon cher fils, je tenais à te dire que nous sommes bien dans la peine depuis bientôt un an que tu es parti ; on dirait vraiment que la prospérité ainsi que la joie nous ont quittés avec toi. L’année est dure par rapport aux grandes pluies qui sont tombées cet été et qui ont fait manquer complètement la récolte ; à vrai dire, il n’y a que la pièce de terre neuve du côté de la route qui nous a rapporté quelque chose.
RCN, 168
En cherchant à rendre coupable l’exilé, le récit atteint plus ou moins sa cible dans la mesure où le malheur de la famille n’est pas uniquement le résultat du départ de Paul, mais aussi celui des aléas de la vie agraire. Ainsi, même en condamnant vivement l’exotopie, le roman ne parvient pas à désamorcer entièrement l’une de ses grandes caractéristiques qui consiste à porter un regard critique sur l’endotopie. En un sens, le texte en dit un peu plus que ce qu’il s’escrime à dire. À cet égard, comment expliquer que Paul, accablé de malheurs pendant plus de deux années, tarde tant à se décider à revenir dans le giron de la terre natale ? Est-ce par orgueil, par fierté, par entêtement, ainsi que veut bien nous le faire croire le narrateur, ou parce que le doute continue de le tenailler ? Faut-il en déduire que les travaux de la terre lui semblent à ce point une option de dernier recours ? Fait à remarquer à ce sujet, le roman ne propose pas de retour au bercail. Contrairement aux héros qu’on retrouve dans plusieurs romans fidèles au canevas du roman du terroir, celui de Potvin meurt en exil à l’âge de 25 ans, loin des siens, avec comme seule sépulture, dans « un coin perdu du cimetière d’un hôpital catholique de la métropole américaine » (RCN, 243), une petite croix de bois noir. Bien entendu, rien n’est épargné pour rendre la scène attristante à souhait et faire du fautif un exemple négatif, mais encore une fois, et au risque de surinterpréter le roman, même la mort semble correspondre à ce que le jeune Paul recherchait. Un peu plus tôt, en effet, le narrateur parlait de lui comme d’un grand enfant gâté qui donnait l’impression d’invoquer « “la mort libératrice”, ni plus ni moins qu’un héros de tragédie » (RCN, 85).
La critique traditionnelle a souvent insisté, avec raison, sur le fait que l’ailleurs dans le roman de Potvin reste un moyen plutôt qu’une fin. Mais de quel moyen s’agit-il ? Les commentateurs sont unanimes : un moyen d’idéaliser la campagne canadienne et de dénigrer la ville. C’est ce qui amène Dominique Garand à parler d’un « roman faussement initiatique » : « [L]e héros, parti de chez lui, semble-t-il, avide de curiosité, reste complètement imperméable à ce que New York peut lui offrir. En fait, son périple ne sert qu’à démontrer que tout est parfait “chez nous” et que l’exil ne peut entraîner que souffrance et privation[27]. » Antoine Sirois estime pour sa part que le roman, « en dépit de son souffle agriculturiste, réussit à traduire le parcours initiatique, à la fois intérieur et extérieur, du héros antique, en particulier dans la phase de descente aux Enfers, figurés ici par New York[28] ». Qu’en est-il ? La quête du protagoniste se limite-t-elle à promouvoir le « restons chez nous » du titre ? Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir levé toute ambiguïté avec un heureux et salutaire retour aux travaux des champs [29] ? S’agit-il plutôt, comme le héros le laisse lui-même subtilement entendre, de « fuir » ces travaux auxquels il ne saurait jamais s’adapter, de s’insurger contre un mode de vie traditionnel contraignant ? Le cas échéant, visiblement, cet objectif semble atteint. Or, c’est bien parce qu’il ne revient pas et qu’il meurt en ayant incarné un idéal de liberté que ce personnage se révèle intéressant et significatif. Certes, l’avertissement est on ne peut plus clair au sujet des dangers que comporte « la terre maudite de l’exil » (RCN, 172). Et en apparence, la défaite de Paul est sans appel. Pourtant, comme le mentionne l’anthropologue Jean-Pierre Albert,
la notion de défaite joue à des échelles différentes, au point qu’un même événement est susceptible d’être requalifié en fonction du contexte dans lequel on choisit de le penser. Ainsi l’échec ponctuel qui conduit le héros à la mort peut, selon les cas, apparaître comme un sacrifice nécessaire à la victoire finale ou un baroud d’honneur sans retombées immédiates[30].
La question est donc de savoir alors de quelle victoire il pourrait s’agir, si tant est que l’on puisse parler de victoire.
UN HÉROS À RÉHABILITER ?
La vie est un champ de bataille où naissent les héros qui meurent pour que l’on vive[31].
Que peut-on déduire de la présente lecture ? D’abord, il faut s’empresser de rappeler qu’il ne s’agissait pas ici de contester le fait incontournable que le roman Restons chez nous ! soit un roman à thèse agissant comme un viatique pour endiguer une émigration massive des Canadiens aux États-Unis et, partant, promouvoir « le salut économique et social de la race canadienne-française par l’agriculture[32] ». Mais si dans un roman qu’on dit foncièrement autoritaire il est possible de relativiser la fameuse opposition traditionnelle entre l’idéalisation d’un ici (et en particulier de « la campagne, perçue comme un lieu privilégié, idéalisé, rédempteur, qui assure bonheur et prospérité[33] ») et le dénigrement d’un ailleurs (« espace maléfique[34] » s’il en est), n’y a-t-il pas lieu de subodorer des possibilités de relecture pour d’autres oeuvres qui mettent en scène cette opposition ? On le sait, de la Nouvelle-France à nos jours, plusieurs ont signalé à quel point le nomadisme et la mobilité sont inhérents à l’identité québécoise. On se rappellera la fameuse remarque d’Alfred DesRochers commentant les vers d’Éva Senécal :
À ce point de vue, les vers de Mlle Senécal, tendus vers le Rêve, vers l’espace, vers les pays exotiques, traduisent avec infiniment plus de fidélité la mentalité de notre peuple que ceux des régionalistes étroits. Quand la critique officielle exige des écrivains canadiens qu’ils s’en tiennent à leur petit pays, elle ne tient pas compte de l’essence même de notre mentalité. Elle oublie que nous sommes un peuple sédentaire par la seule force des choses, et non par tempérament. C’est la partie la plus nomade du peuple français qui colonisa le Canada. […] Au fond de chacun de nous sommeille un désir de tenter l’inconnu, de partir[35].
Pour sa part, Annette Hayward, qui a procédé à un examen méticuleux de la polémique opposant les « exotiques » et les régionalistes au cours de la période 1900-1920 et de la poésie qui en émanait de part et d’autre, signale l’importance de l’ailleurs dans la production littéraire de l’époque :
Indépendamment de l’allégeance du poète, le thème de la tentation de l’ailleurs revient fréquemment. On le rencontre dans « Envolée » de la régionaliste Blanche Lamontagne comme sous la plume de l’« exotique » René Chopin dans « Le double voyage ». Il est permis de se demander si le rêve de l’ailleurs, de l’évasion, qu’on associe souvent aux « exotiques », ne serait pas en fait un trait caractéristique de la littérature canadienne-française qui prévaudrait en dépit de l’appartenance à une école littéraire[36].
Or, même dans un roman en apparence univoque comme Restons chez nous !, on perçoit la manifestation de cette mentalité dont parle DesRochers et de cette « tentation de l’ailleurs » que relève Hayward. Et lu à l’aune de cette exotopie, le roman de Potvin peut nous dire des choses un peu différentes de ce à quoi on le réduit constamment. Certes, les nombreuses épreuves auxquelles Paul est confronté pendant son voyage, et plus encore sa mort à l’étranger, visent explicitement à dissuader le lecteur de se lancer dans une pareille aventure. Mais tel n’est pas tout à fait le sentiment du personnage, à qui le voyage apparaît comme « un temps d’épreuves qui est utile, qui forge l’âme pour la vie » et qui lui permet même de vivre « des heures délicieuses dont il se promit de garder le souvenir toute sa vie ». Bref, le roman établit un rapport dialectique entre la fidélité à soi et la fidélité à la nation, entre, d’une part, les idéaux et les espoirs de Paul et, d’autre part, les remontrances et les admonestations répétées du narrateur. Si la lecture, ou la non-lecture, que l’on fait généralement de ce roman insiste sur le point de vue engagé du narrateur, elle ne semble pourtant pas avoir retenu celui du personnage. Oui, les malheurs de Paul, sa résignation in extremis et sa mort donnent raison au narrateur, mais on peut se demander si le roman, qui raconte la quête d’un ailleurs où vivre dignement et librement et qui a servi de prototype à de nombreux romans régionalistes dans la première moitié du xxe siècle, ne laisse pas transparaître en creux une donnée subjacente, d’autant plus révélatrice qu’elle est combattue. Cette donnée concerne le paradoxe entre un ici considéré comme un « espace parfait » et le désir, sinon la nécessité[37], de « s’en éloigner », de le quitter pour un ailleurs rêvé et compensatoire.
De fait, dans les premières décennies du xxe siècle, de plus en plus de romans mettront en scène des personnages pris « d’une rage de courir le monde[38] », « convaincu[s] de la nécessité de partir[39] », atteints de « la fièvre d[es] voyage[s][40] », voyages vers « la liberté et le vaste monde[41] » par lesquels chacun espère s’extraire de « cette morne hébétude de la stagnation[42] » et vaincre « le dégoût d’une existence étriquée[43] ». On pourrait ici multiplier les exemples :
Le vrai soleil était celui de la Californie. Quel voyage plus merveilleux pouvait s’offrir à lui ? S’en aller dans un pays aussi éloigné, aussi différent, se déplacer pendant des semaines et des mois, voir la mer, les tropiques, une autre végétation, que pouvait-il imaginer de mieux [44] ?
La semaine prochaine, je partirai pour l’Europe. Peut-être même visiterai-je l’Orient. Je veux me prêter à toutes les beautés du monde, en tirer le maximum d’exaltation possible[45].
Croupir dans un coin quand l’univers évolue, se renouvelle me semble un crime. Ne se soucier que d’accomplir le même programme à l’infini ! Mais c’est assommant. Donc, je suis parti un soir de cafard ; je me suis embarqué et me voilà à Delhi[46].
Certes, dans le contexte contraignant de l’époque, la portée de ce désir d’ailleurs est souvent atténuée ou récupérée dans les romans, entre autres par une fin moralisatrice ou par la victimisation des personnages agentifs hors norme, mais non sans avoir permis au préalable à ces personnages d’exprimer un manque, un besoin d’émancipation ou d’affirmation. Les récriminations, qui visaient au xixe siècle « l’encombrement des professions libérales[47] », pointent l’indigence et la monotonie contraignantes de la vie sur la terre dans des romans comme Restons chez nous ! et Nord-Sud, et cibleront bientôt l’amour déçu[48] et la condition des femmes[49]. Or, à travers la propension à rêver l’ailleurs, à y investir des idéaux même hors d’atteinte et vains, n’est-ce pas la possibilité d’imaginer, voire d’espérer l’avènement d’un monde différent qui est esquissée ?
« Chacun porte en soi son “Survenant”[50] », disait Germaine Guèvremont. Pourrait-on également dire que chacun de nous porte en soi un Paul Pelletier ? N’est-il pas temps de réhabiliter ce personnage « martyr » qui demande sans doute à ne pas être mort pour rien ? Bien qu’il s’agisse d’un héros tragique méconnu, n’incarne-t-il pas au début du xxe siècle une quête de « liberté individuelle » (RCN, 156), un « amour effréné de la liberté » (RCN, 17) qui, indirectement, témoignent d’un héritage et annoncent prophétiquement un avenir ?
Parties annexes
Note biographique
PIERRE RAJOTTE est professeur titulaire au Département des arts, langues et littératures de l’Université de Sherbrooke et codirecteur du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture au Québec. Il est l’auteur de deux livres, Les mots du pouvoir ou le pouvoir des mots (l’Hexagone, 1991) et Aux frontières du littéraire. Le récit de voyage au xixe siècle (Triptyque, 1997; avec la collaboration d’Anne-Marie Carle et de François Couture), et de divers articles publiés dans des revues canadiennes et européennes. Sont également parus sous sa direction les ouvrages Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec (Nota bene, 2001) et Le voyage et ses récits au xxe siècle (Nota bene, 2005). Depuis plus de trente ans, il est coauteur de la série La vie littéraire au Québec, publiée aux Presses de l’Université Laval, une série d’ouvrages (six volumes parus et un septième à paraître) qui propose une relecture de l’histoire littéraire du Québec.
Notes
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[1]
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1983, p. 285.
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[2]
Voir d’autres exemples de relectures dans : Pierre Rajotte, « Défaire un lit de Procuste : relecture et enseignement de la littérature du terroir », Marie-Andrée Beaudet, Micheline Cambron et Lucie Robert (dir.), La littérature comme objet social II. Mélanges offerts à Denis Saint-Jacques, Montréal, Nota bene, coll. « Études culturelles », 2019, p. 43-72.
-
[3]
Maurice Lemire (dir.), Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, t. II : 1900 à 1939, 2e édition revue, corrigée et mise à jour, Montréal, Fides, 1987, p. xxiii.
-
[4]
Béatrice Laville, Une poétique des fictions autoritaires. Les voies de Zola, Barrès, Bourget, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Sémaphores », 2020, 328 p.
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[5]
Maurice Lemire, « Restons chez nous ! », Maurice Lemire (dir.), Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, t. II : 1900 à 1939, p. 959.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, p. 243.
-
[8]
Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, 363 p.
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[9]
Comme le mentionne Alexandre Gefen, « l’histoire possibiliste de Pierre Bayard et de ses épigones va jusqu’à poursuivre des solutions non réalisées et à les modifier pour répondre à des interrogations personnelles, en concevant l’oeuvre littéraire non comme un fait textuel, mais comme un programme ouvert à la lecture ». Voir Alexandre Gefen, L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, Corti, coll. « Les essais », 2021, p. 61.
-
[10]
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, p. 279.
-
[11]
Damase Potvin, Restons chez nous ! Roman canadien, Québec, J. Alf. Guay, Librairie française, 1908, p. 39. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle RCN suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
-
[12]
Aurélien Boivin, « Le roman du terroir », Québec français, no 143, automne 2006, p. 35.
-
[13]
Antoine Sirois, « La cité maudite : New York. Restons chez nous ! de Damase Potvin », Antoine Sirois, Mythes et symboles dans la littérature québécoise, Montréal, Triptyque, 1992, p. 45.
-
[14]
Dominique Garand, Accès d’origine, ou pourquoi je lis encore Groulx, Basile, Ferron…, Montréal, Hurtubise HMH, coll. « Constantes », 2004, p. 42.
-
[15]
Maurice Lemire, « Restons chez nous ! », p. 959.
-
[16]
Susan Rubin Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive, p. 248.
-
[17]
Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1992, p. 111.
-
[18]
Philippe Sellier, Le mythe du héros, Paris, Bordas, coll. « Univers des lettres Bordas. Recueil thématique », 1985, p. 14.
-
[19]
« C’est de la misère, de la misère, de la misère du commencement à la fin. On dit souvent qu’il n’y a pour bien réussir sur la terre que ceux qui sont nés et qui ont été élevés sur la terre : comme de raison… Les autres, ceux qui ont habité les villes, pas de danger qu’ils soient assez simples pour se contenter d’une vie de même. […] Quand je remonte par icitte à chaque voyage, venant des États, et que je vois les petites maisons de planches perdues dans le pays, si loin les unes des autres […]. Batêche ! Je me sens tout découragé pour vous autres, moi qui n’y habite plus, et j’en suis à me demander comment ça se fait que tous les gens d’icitte ne sont pas partis voilà longtemps pour s’en aller dans des places moins dures, où on trouve tout ce qu’il faut pour faire une belle vie, et où on peut sortir l’hiver et aller se promener sans avoir peur de mourir… » Louis Hémon, Maria Chapdelaine, Montréal, Fides, 1980, p. 119.
-
[20]
Aurélien Boivin, « Le roman du terroir », p. 36.
-
[21]
Béatrice Laville, Une poétique des fictions autoritaires, p. 297.
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[22]
« Enchanté de la lecture de Maria Chapdelaine, Potvin se chargera de l’interpréter. Il ira jusqu’à en tirer une adaptation dramatique. » Bernard Proulx, Le roman du territoire, Montréal, Service des publications de l’Université du Québec à Montréal, coll. « Les Cahiers du Département d’études littéraires », 1987, p. 138.
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[23]
Voir notamment l’article d’Antoine Sirois, dans lequel il est question de « jardin des délices » : « La cité maudite : New York. Restons chez nous ! de Damase Potvin », p. 45.
-
[24]
Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, p. 111.
-
[25]
D’autant que le narrateur lui-même semble par moments hésiter à trop sévèrement condamner Paul : « Ne jugeons pas trop vite les exilés et les errants dont les souffrances, les joies, les impressions tourmentées nous sont inconnues. » (RCN, 181)
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[26]
Bernard Proulx, Le roman du territoire, p. 150. Proulx signale quelques paradoxes propres au roman de Potvin : « La ville demeure un repoussoir, mais l’image qu’en donne le roman s’avère plus ambiguë que jamais ; cette ambiguïté porte aussi sur les symboles de la vie moderne. » Ibid., p. 153.
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[27]
Dominique Garand, Accès d’origine, ou pourquoi je lis encore Groulx, Basile, Ferron…, p. 43.
-
[28]
Antoine Sirois, « La cité maudite : New York. Restons chez nous ! de Damase Potvin », p. 50.
-
[29]
C’est justement l’approche que privilégiera Potvin dans son roman L’appel de la terre (1919), où le héros, Paul Duval, après une déconvenue à la ville, revient finalement à la campagne un soir de Noël, au grand bonheur de sa famille et de sa voisine Jeanne Therrien, qu’il consent à épouser. Damase Potvin, L’appel de la terre. Roman de moeurs canadiennes, Québec, Imprimerie de L’Événement, 1919, 186 p.
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[30]
Jean-Pierre Albert, « Pourquoi les héros nationaux sont-ils souvent des vaincus ? », Patrick Cabanel et Pierre Laborie (dir.), Penser la défaite, Toulouse, Éditions Privat, coll. « Regards sur l’histoire », 2002, en ligne : https://hal-univ-tlse2.archives-ouvertes.fr/hal-01653216/document (page consultée le 21 avril 2023).
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[31]
Boris Cyrulnik, Ivres paradis, bonheurs héroïques, Paris, Odile Jacob, 2016, quatrième de couverture.
-
[32]
Aurélien Boivin, « Le roman du terroir », p. 32.
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[33]
Ibid.
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[34]
Antoine Sirois, « La cité maudite : New York. Restons chez nous ! de Damase Potvin », p. 48.
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[35]
Alfred DesRochers, Paragraphes, Montréal, Librairie d’Action canadienne-française, coll. « Les jugements », 1931, p. 156-157.
-
[36]
Annette Hayward, Le conflit entre les régionalistes et les « exotiques » au Québec (1900-1920), thèse de doctorat, Montréal, Université McGill, 1980, f. 532.
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[37]
Le passage vers l’ailleurs peut parfois même apparaître comme un gage de réussite dans certains romans. Par exemple, dans le roman Robert Lozé publié en 1903, Robert-Errol Bouchette laisse clairement entendre que c’est précisément parce qu’il a quitté le Québec pour les États-Unis que le frère du héros, Jean Lozé, a pu connaître le succès et la richesse. Dans le roman L’oeil du phare (1923) d’Ernest Chouinard, le protagoniste Jean Pèlerin s’adonne aux États-Unis à l’étude des réactions électrothermiques et s’enrichit grâce à son travail à la Cincinnati Bridging and Steel Works. Le roman Allie (1936) de Joseph Lallier raconte également le retour au pays d’un héros qui a fait fortune à l’étranger, et notamment en Afrique où il a vécu une vingtaine d’années.
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[38]
Lucie Clément, En marge de la vie, Montréal, Éditions Albert Lévesque, coll. « Romans canadiens », 1934, p. 89.
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[39]
Pierre Dupuy, André Laurence, Canadien français, Paris, Librairie Plon, 1930, p. 239.
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[40]
Hervé Biron, Poudre d’or, Montréal, Éditions Fernand Pilon, coll. « Les Alouettes », 1945, p. 10.
-
[41]
Léo-Paul DesRosiers, Nord-Sud, deuxième édition, Montréal, Les Éditions du Devoir, 1943 [1931], p. 124.
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[42]
Ibid., p. 106.
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[43]
Ibid., p. 186.
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[44]
Ibid., p. 107.
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[45]
Rex Desmarchais, L’Initiatrice, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1932, p. 11.
-
[46]
Lucie Clément, En marge de la vie, p. 89.
-
[47]
Jean-Charles Falardeau, Notre société et son roman, Montréal, Éditions HMH, coll. « Sciences de l’homme et humanisme », 1967, p. 43.
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[48]
À titre d’exemple, « l’appel des pays lointains et inconnus, lieux ensoleillés et chauds […], des pays d’éternels printemps […], dans un ailleurs haut en couleur et plein d’exotisme », constitue dans la poésie féminine une façon de compenser l’amour déçu et désenchanté. Voir Corinne Bolla et Lucie Robert, « La poésie “féminine” de 1929-1940 : une nouvelle approche », Atlantis, vol. IV, no 1, automne 1978, p. 58-59.
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[49]
« Moteur de l’introspection », nous dit Adrien Rannaud dans son ouvrage sur les écrits au féminin des années 1930, « le voyage […], la mobilité spatiale, synonyme de mobilité identitaire, matérialise le désordre de la psyché féminine et, a fortiori, remet en question les fondements de la condition des femmes ». Adrien Rannaud, De l’amour et de l’audace. Femmes et roman au Québec dans les années 1930, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Nouvelles études québécoises », 2018, p. 73.
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[50]
« Chacun porte en soi son “Survenant”, cette partie toute intime de l’être qui se révolte de la routine de son petit quotidien et qui part, un moment, vers le vaste monde du merveilleux, des rêves impossibles, et qui revient, et qui repart, éblouie, déçue… » Germaine Guèvremont, « Au pays du Survenant », La Revue moderne, vol. XXXIX, no 1, mai 1957, p. 12.