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Les livres dont il s’agit ici, Rang de la dérive[1] de Lise Tremblay et La jeune fille des négatifs[2] de Véronique Cyr, posent de deux façons différentes une question cruciale pour notre temps : le personnel est-il aussi politique qu’on le clame depuis que l’idée a été implantée par la New Left intellectuelle, militante et anglophone au cours des années 1960 ? Quitte à tuer tout nouveau débat dans l’oeuf, je répondrai aussitôt que oui. Mais cette première question, mille fois réitérée, en dissimule toujours une autre, plus foncière : qu’entendons-nous au juste par le terme « personnel » ? Si le mot désigne l’envers du « public », alors la chose est très bien en apparence, quoique paradoxale en vérité. Nous sommes construits dans notre personne même par des discours institutionnalisés dont les incarnations publiques et sociales – patriarcat, racisme, sexisme, et j’en passe – sont réelles, systémiques et indéniables. Soit. Mais quand les deux grands domaines de l’existence, le for intérieur et la société sont investis de la sorte, existe-t-il encore un en-dehors du politique ? Tout ne devient-il pas politique ? Il n’en manque pas, parmi nous, pour dire que oui. Or dans ce cas, c’est le mot « politique » qui perd son sens. Comment définir un mot si celui-ci désigne tout, et qu’il est impossible de le mettre en rapport avec ce qu’il n’est pas ? Revenons donc au mot « personnel ». Quand il désigne la vie privée, et que nous croyons cette vie, la nôtre, exempte d’influences déterminantes de nature politique, c’est nous qui sommes alors bel et bien dans un déni sans appel (avant, on avait les mots de bourgeois·e, ou pis, de petit·e-bourgeois·e pour qualifier cela). Cependant qu’en est-il de ce qu’on appelle encore « l’intime » ? Je sais que les idées d’intimité ou d’intimisme ont pendant un temps – et beaucoup dans les pages de la présente revue – été les fers de lance de l’histoire littéraire au Québec alors qu’elle se débattait avec la production des années 1980 et 1990. Mais ce n’est pas de cette intimité que je parle. Trêve de questions, passons aux exemples qui nous sont donnés par les livres examinés ici.

Une femme se sent envahie par la vieillesse. Ses beaux jours sont passés. Les aventures qui ont constitué sa vie, à commencer par le couple, avec la distance, ne lui semblent pas tout à fait être des échecs, mais sont comme aplanies, égalisées, à l’instar de la plage délavée où elle marche pour occuper ses jours. Elle est déjà tombée deux fois depuis le matin. Elle rentrera seule avec ses souvenirs et recommencera le lendemain. C’est un personnage du livre de Lise Tremblay, qui en contient quatre autres similaires. La narratrice de Véronique Cyr, quant à elle, est une femme alitée dans un hôpital de Montréal. Elle a trente-neuf ans. Ce sera son premier enfant, s’il parvient à naître, et si elle survit à l’épreuve. L’enfant veut venir au monde trop tôt, le terme « complications » est ici un euphémisme. Le corps de la femme a déjà beaucoup servi, elle a voyagé, elle a travaillé, elle a connu des liaisons, elle a connu des violences qui ont fait se convulser puis s’effondrer ces liaisons, ses yeux ont beaucoup lu, ses mains ont déjà beaucoup écrit, son esprit et son coeur ont conçu l’amour, de la poésie aussi. Maintenant, un foetus croît en elle. Il devra sortir coûte que coûte. Cette femme n’a plus que deux certitudes : d’abord, la vie est plus puissante, c’est-à-dire plus sauvage et impétueuse et viscérale que tout ce qu’elle a connu jusqu’alors. Ensuite, si elle en ressort non plus en tant que femme mais en tant que femme et mère, elle devra écrire un nouveau livre sur son expérience. Le livre qu’elle conçoit est La jeune fille des négatifs. Sommes-nous avec ces deux exemples dans le politique ? Oui et non. Oui, car les deux autrices sont on ne peut plus au fait des agressions et des mensonges socialisés sous l’empire desquels évolue la condition féminine depuis toujours, et rien n’empêche de lire leurs livres avec cet oeil, on y gagnera déjà beaucoup. Non, car ce que nous donnent leurs deux livres existe aussi sur un plan autrement plus profond que ceux de l’existence publique et de la construction de la personne. Nous sommes dans une intimité immense, celle de la solitude des premiers comme des derniers jours, qui est aussi une forme d’universel.

Lise Tremblay est une autrice établie, dont chaque livre bref depuis L’hiver de pluie en 1990 a accompli le tour de force d’une intensité considérable exprimée avec la plus grande économie de moyens qui soit. À ce chapitre, elle n’a jamais déçu. Elle a été saluée par le Prix du Gouverneur général en 1999, et son oeuvre attire désormais, comme il se doit, les lectures savantes (un dossier sur elle a récemment vu le jour dans Voix et Images[3]). Lise Tremblay écrit sur des destins de femmes. J’insiste : elle n’écrit pas des épisodes, ni des histoires, mais des destins au sens fort du terme. Rang de la dérive marque encore le coup. Ses cinq textes ont des narratrices aux noms différents, mais ayant chacune plus d’années derrière elles que devant. Elles ont en commun d’avoir été trahies par des hommes qu’elles ont cru aimer. Quatre d’entre elles sont venues s’ensabler dans les paysages reculés de l’arrière-pays. La vieillesse les a fait entrer en elles-mêmes, si bien que leurs paroles intimes passent en deçà de leurs jours comme un torrent unique. Peu importe le point de vue de ses narratrices et la brièveté relative de ses livres, Tremblay nous fait ressentir combien il est à la fois terrible et dérisoire qu’une existence de femme dans l’époque qu’on s’est évertué à dire moderne puisse, à l’approche du dernier rivage, se voir ramasser en une poignée de phrases laconiques, taillées jusqu’à l’os. Son écriture évoque le gris ; la lucidité qui y court de bout en bout n’a pas d’équivalents contemporains. Il se trouve que dans une autre vie, au hasard de contrats d’enseignement, j’ai eu l’occasion de côtoyer brièvement Lise Tremblay dans le cégep où elle a passé sa carrière. Le croiriez-vous : je n’ai que très rarement, peut-être jamais, croisé une personne dotée d’un tel talent naturel de raconteuse. Un débit diluvien, un sens inné de la tournure expressive, le plaisir de l’exagération exprimé dans toutes les phrases, une compréhension intuitive des caractères, une faconde régionale sans fond (elle est originaire du Saguenay), et hilarante avec ça, à vous faire rouler en bas de votre chaise. Encore aujourd’hui, je n’arrive pas à réconcilier cette personne avec un livre comme Rang de la dérive, ni avec aucun de ses précédents. À moins que la truculence, ce talent si sous-estimé de nos jours, ne soit que la partie émergente des âmes qui refusent de s’engloutir entière dans la solitude de l’intime.

On dit fréquemment que la grande égalisatrice en société est la mort. Lise Tremblay préfère encore parler des vivant·e·s, mais c’est in extremis. Un personnage du livre, Constance, dit : « quand je n’en peux plus de penser je tisse, et quand je n’en peux plus de tisser je pense » (25). C’est son existence, ce à quoi elle s’est réduite. Depuis La soeur de Judith en 2007, l’oeuvre de Tremblay s’est tournée résolument vers la vieillesse. Il ne s’agit pas toutefois de la grande vieillesse. Elle écrit sur la vieillesse qui s’impose quand on n’est plus en mesure de s’accrocher encore à l’idée d’âge mûr sans risquer le ridicule. Au-delà de l’adolescence, puis de la vie dite active, on oublie couramment qu’il existe d’autres âges qui sont encore des âges de transition dans une vie. Parvenu à ce stade, l’intime resurgit au grand air. La finitude qui égalisera tout se devine à l’horizon, mais elle est pour l’heure à distance négociable. De fait, chez Lise Tremblay il y a pléthore de grandes égalisatrices qui émergent avant la mort. L’arrière-pays, si cher à son oeuvre, en représente une, car dans l’arrière-pays c’est le Québec en entier qui ne se comprend plus, qui n’est plus que territoire. L’abandon, mais également l’atavisme en sont d’autres – « J’avais très peur, je ne voulais pas sombrer ainsi. Dans ma famille, les femmes étaient abandonnées et elles sombraient. » (111) La suite des lignées et des histoires familiales laisse courir en elle bien plus que de la sagesse et la promesse de réminiscences consolatrices au coin du feu. La biologie est une force implacable qui les englobe, et les histoires des un·e·s comme des autres, souvent, n’accèdent jamais au statut de légendes. Mais la plus prégnante parmi ces grandes égalisatrices chez Tremblay est la honte, une honte qui ne connaît pas de consolation.

Les narratrices de Rang de la dérive vivent au quotidien avec la honte. Dans le premier texte surtout, il y a cette femme qui souffre d’avoir lié sa vie à celle d’un professeur d’université de province plus âgé qui, dans ses heures de gloriole intellectuelle, l’avait séduite en tant qu’étudiante. Comme de raison, il ne faisait là que reconduire la comédie perpétrée auparavant avec une étudiante plus ancienne qu’il avait quittée avec enfants et tout le reste une fois passée sa date de péremption sexuelle. La narratrice s’occupe désormais de ce professeur devenu vieillard et qui, à l’instar d’une certaine modernité québécoise – « il fait partie d’une génération bénie qui a connu des années exceptionnelles » (17) –, le nie et essaie encore de briller avec la « langue beige » (15) des universitaires. Sa vie à elle, ce qu’elle conserve de vrai, se déroule ailleurs, dans la honte, et dans ce qu’elle a la témérité de nommer « haine » sans pouvoir s’en départir. Il n’est pas conseillé de camper des personnages littéraires au crépuscule de leur existence à partir de semblables émotions. Pourtant les mots « honte », « haine », « folle », « faille » se trouvaient déjà, et fréquemment, dans les livres précédents de Tremblay, en particulier dans Chemin Saint-Paul, où elle narrait le destin de sa propre mère écrasée par le poids de son hérédité. Ils ont valeur de leitmotive. Ce sont des mots employés à défaut de cris, in extremis encore. Tremblay le sait : dans la solitude du for intérieur, le langage ne fait guère office que d’approximation.

Toute ma formation universitaire a été traversée par les auteures féministes. Je n’étais pas inconsciente. Je connaissais les ressorts du patriarcat, ce que voulait dire l’aliénation. Je connaissais tous les pièges qui guettent les femmes. J’ai l’impression, avec le recul, qu’il y avait une faille. Visiblement, je portais cette faille comme on porte un gène.

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Mais voilà la force, ou plutôt la lucidité, qui sourd des retranchements de l’intime : quand notre destin commence à pâlir, quand nous avons intégré la défiance et la résistance requises devant toutes les violences systémiques qui ont contribué à pétrir la matière dont nous sommes fait·e·s, il subsiste un reste. La vie n’est, absurdement, pas encore finie. À cet égard, l’oeuvre entière de Tremblay résonne comme un gigantesque : « Que faire ? » Rang de la dérive fournit une réponse : « J’ignorais à l’époque que c’était tout ce qu’on pouvait faire avec la vieillesse, s’y résigner. » (44) La résignation est ce qui arrive quand la possibilité même d’être consolé·e a disparu. Mais la résignation n’est pas démission. Chez Tremblay du moins, elle inaugure un temps où l’on devient engagé avec les souvenirs au même titre qu’avec les choses. Il en va ainsi de la distinction entre la personne et l’intime. Alors que la modernité qui a naguère infléchi leur destin vient s’épuiser dans les marges géographiques du territoire et que la grande vie des décennies passées claudique, les cinq narratrices de Rang de la dérive retrouvent une forme de solidarité dans la clairvoyance que leurs souvenirs concentrés page après page nous font connaître. Vous vous direz que c’est un peu tard pour elles. Je vous mettrai au défi de faire mieux, le temps venu. Gardons à l’esprit ceci : pour les personnages de Tremblay comme pour vous et comme pour moi, il n’y aura que les paysages et le territoire, « si grands qu’on en arrive à être fatigués » (25), qui subsisteront dans un jour lointain, quand tout ce qui nous fait vivre, mais aussi tout ce qui nous empêche de dormir, s’en sera allé.

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Dans La jeune fille des négatifs de Véronique Cyr, il n’y a pas de paysages à proprement parler. L’espace même y a été « instrumentalis[é] et appropri[é] » (98) par un oncle faiseur de land art. Cet oncle est la figure de proue de la légende familiale. Il avait suscité autrefois l’admiration de l’adolescente romantique que la narratrice dit avoir été, mais son souvenir comme ceux des autres ascendants reviennent sous un tout autre jour à partir de l’unité des grossesses à risque où elle et son fils sur le point de naître traversent l’une des plus grandes épreuves qui soient : « césarienne d’urgence » ; « une chance sur deux de mourir » (16). Pas de paysages donc. Par contre, il y a des oiseaux, de la paille, des briques, du cuir, des machines médicales, du sang, des injections, des écoulements et des fuites, des corps mis à nu, une machette, des hurlements, une « fatigue vieille comme la terre » (102) et des « objets toxiques » (26). Il y a aussi des poèmes. Je vous entends dire : mais ne sommes-nous pas ici dans la section « Roman » des chroniques de la revue ?

Il est vrai que Véronique Cyr, et c’est tout à son honneur, aurait sans doute pu occuper les pages où mes collègues parlent de poésie. C’est au titre de poète que son oeuvre l’a au demeurant fait connaître depuis le milieu des années 2000. La jeune fille des négatifs a connu un bon succès depuis sa parution ; on pressent en outre que c’est un livre-jalon aux yeux de son autrice. Il ne s’agit ni d’un poème, ni d’un roman. C’est un livre dans lequel un poème se transforme en roman, sous les yeux mêmes de celle qui l’écrit. Déjà, c’est une idée forte. Mais cela ne resterait qu’un dispositif littéraire, comme on aime à le dire dans les classes de baccalauréat, si cette transformation n’était pas à la fois imprévue et absolument nécessaire. Imprévue parce qu’à la lecture on voit peu à peu apparaître des notes prosaïques au bas des pages, notes qui bientôt deviennent des paragraphes, puis enfin un monologue au sein duquel toute la vie de l’écrivaine jusqu’à l’accouchement est retracée à partir d’une poignée de souvenirs aussi marquants que violents. Nécessaire parce que, parmi ces souvenirs, il n’y en a pas un qui n’entre en résonance avec des événements que d’aucuns diraient trop extrêmes pour la poésie. À commencer par la natalité elle-même : « Vingt-huit ans jour pour jour après le féminicide de Polytechnique, je suis alitée dans la clinique de grossesse à risque élevé de l’hôpital Sainte-Justine et je ne dois pas bouger. » (75) J’ai dit que le texte revisitait les jalons ayant mené à une vie d’écrivaine, puis de mère. Mais j’ajoute qu’il consigne aussi l’apprentissage opiniâtre, toujours entravé, peut-être jamais complété, d’une vie féministe pour une Québécoise de la classe moyenne née à la fin des années 1970 dans une famille dont les parents se sont trouvés assis entre les deux chaises du passé catholique (traumatisme pour le père) et de la révolution sexuelle (trahison pour la mère et la tante, alibi pour tous les autres). Véronique Cyr insiste sur ce point, qui nous fait rejoindre les considérations du début de cette chronique : « J’éprouvais un immense sentiment de culpabilité de joindre ainsi l’intime et le collectif. Je trouvais cette posture élitiste et désarçonnée. J’étais qui pour parler de tout ça dans mon art confessionnel ? » (98) Tu n’étais pas plus mal placée qu’un·e autre, voudrait-on lui répondre. Sur ton lit d’hôpital, terrifiée d’être anéantie par la naissance à venir, tu as nul doute connu ton intimité la plus profonde. Le féminisme dont il est question ici n’est pas une posture ni une construction intellectuelle, encore moins une étiquette pour s’attirer l’approbation. C’est d’abord un besoin, ensuite un destin. Et en dépit des réserves parfois coupables de sa narratrice, il n’y a pas une page du livre de Véronique Cyr qui ne nous le communique avec force.

On peut être avalé par les paysages immuables, on peut être avalé par tout ce qui est. La modernité littéraire québécoise y a vu une puissance enfantine. Lise Tremblay, je l’ai dit plus haut, appelle cela résignation ou vieillesse. Or chez Véronique Cyr, l’enfant n’est pas encore né. Certes, il l’est désormais pour la femme derrière le livre. Mais pas dans celui-ci. Qui plus est, la narratrice, à l’aube de la quarantaine, est loin d’être vieille. L’enfance, l’adolescence, la jeunesse et ses tribulations sont juste là, derrière, à portée de songe. Cela dit, les souvenirs qui refluent à pleine page demandent à être réinvestis, remis sur le métier de l’expérience afin de livrer leur matière vraie. On peut être avalé par en dedans aussi. C’est la clé du titre : une jeune fille a grandi avec le goût des arts, et un penchant certain pour la poésie. Fascinée par l’oncle artiste, elle s’est brièvement entichée de photographie. Du haut du prestige qui cachait encore « sa tyrannie domestique » (46), l’oncle lui avait enseigné l’importance des planches-contacts. Vous le savez si vous avez connu le monde d’avant le digital, les planches-contacts permettaient d’obtenir l’image positive des négatifs en photographie, d’où on isolait ensuite les photos individuelles, tout cela se résumant par le beau nom de « développement ». Ici, les souvenirs sont autant de négatifs dont il faut obtenir les images enfin nettes, presque vraies, délestées du trouble étrange et bicolore que leur ont imposé le temps, la distance et, pour Véronique Cyr, le déni. C’est la naissance à soi-même, c’est-à-dire à sa voix propre, qui en résultera : « elle prend la main/de la jeune fille des négatifs/et lui dit c’est clair à présent » (26). Le développement est l’enjeu du livre, celui d’un destin véritable, légitime, féministe et politique au sens fort de ces termes, à partir d’une intimité terrible, au seuil de la disparition, dont seule une personne l’ayant réellement vécue peut rendre compte.

Chez Véronique Cyr, l’enfantement biologique force la venue du récit prosaïque : « Mon corps n’appartient plus à la poésie. Il appartient au foetus. » (43) Le livre est imaginé en même temps que l’enfant vit sa gestation. Mais cette gestation s’est faite au péril de la mère qui, elle n’hésite pas à l’écrire, a d’abord considéré l’avortement. La date précise – « le 16 août 2017 » (37) – est donnée de cet avortement planifié qui n’aura pas lieu. Qu’est-ce qui s’est passé, au juste ? La poète entrée à l’hôpital n’est pas tout simplement ressortie mère romancière parce qu’elle aurait bellement choisi de donner la vie au lieu d’y mettre fin. Rien n’est aussi simple dans ce livre viscéral. Ce qui s’est passé, c’est la reconnaissance et l’acceptation par la narratrice d’une violence primordiale qui allait bientôt la traverser de part en part, avec son choix de ne rien abdiquer devant celle-ci. Le foetus est sorti enfant. « La créature prise au piège » a été « projetée de nuit sur la plage sous les étoiles » (13). La lumière des étoiles et de toutes les aubes à venir, l’air libre et le grand vent, le mystère impétueux des lendemains inconnus assureront un développement plus légitime que ne le ferait quelque chambre noire que ce soit. La jeune fille des négatifs s’en est allée au profit de la voix de la femme écrivaine parce que la violence a eu lieu. Mais cette violence qui déchire le ventre des femmes en l’absence des hommes depuis que le monde est monde, une fois acceptée, une fois traversée, permet de beaucoup mieux voir toutes les autres violences qui ont accablé, trompé, écrasé et assassiné ces mêmes femmes à travers et par-devers l’Histoire. L’auscultation de son épreuve biologique par Véronique Cyr lui fait voir les violences qui ont hanté les négatifs de sa propre petite histoire. C’est pourquoi il faut essayer de le dire mieux : la violence a probablement toujours déjà eu lieu. Et Véronique Cyr choisit de regarder cette violence de face, exactement comme la photographe l’aurait fait une fois développées ses planches-contacts. C’est pour cela qu’elle écrit, d’abord et avant tout.