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En tant qu’invités d’honneur de la Foire du livre de Francfort en 2020 et en 2021, le Canada et ses littératures furent, deux années de suite, sous les projecteurs du monde littéraire germanophone et international. Le fait que la Foire du livre de Francfort 2020 ait été victime, comme beaucoup d’autres événements, de la pandémie de COVID-19 et qu’elle ait dû être transférée dans l’espace virtuel fut à la fois un grand défi à tous points de vue et une chance : il est probable – mais ce n’est là qu’une supposition de ma part – que le fleuron commercial du marché du livre germanophone ait ainsi atteint un public plus large et plus diversifié encore qu’habituellement. Pour la littérature francophone du Canada, généralement peu visible sur le marché du livre allemand, ce fut peut-être l’occasion parfaite – davantage encore que pour la littérature anglophone du Canada – de se faire connaître auprès de potentiels lecteurs germanophones[1]. Et c’est ainsi, comme je me plais à l’imaginer, que le slogan choisi par l’invité d’honneur, à savoir « Singular Plurality/Singulier pluriel », rendit justice non seulement à la variété des produits qu’il vantait et à l’identité ou à l’image nationale préconisée, mais aussi, nolens volens, à un public possiblement plus diversifié que jamais.

Sur la page Web créée spécialement pour la Foire du livre de Francfort, Caroline Fortin, la présidente de « Canada FBM2020-2021 », a expliqué le choix du slogan comme suit :

[L]e Canada est un pays diversifié et multiculturel ; nos différences forment le tissu coloré d’un pays qui se développe en tentant de faire mieux sur tous les fronts et se dote ainsi d’industries créatives dynamiques. Le milieu canadien de la littérature n’est pas en reste : plus que jamais, il regorge de nouvelles voix et de nouveaux points de vue qui joignent de vastes publics[2].

L’appel au zeitgeist ne s’arrêta pas, cependant, à l’évocation de la diversité désirée et vécue de manière si exemplaire au Canada, notamment à travers la place éminente accordée aux littératures autochtones, migrantes ou encore LGBTQ+. Dans le pavillon virtuel, les visiteurs et visiteuses furent interpellé·e·s en particulier par l’évocation d’éléments naturels à forte charge symbolique, à savoir « l’eau », « le minéral » et « le végétal », tous associés, de manière pourtant assez diffuse, à la (sur)vie sociale, voire à la (sur)vie tout court. À ces « éléments » furent attribuées des significations métaphoriques, reliant la diversité des cultures, des imaginaires et des littératures à l’eau ; la résilience et la solidité des communautés assurées par les langues et les cultures au minéral ; et « le dédale organique » des écritures au végétal. Non moins significatifs pour l’humain, y informa-t-on les visiteurs et visiteuses, seraient, d’un côté, le « nous », se nourrissant de la poésie qualifiée d’« âme de la nation » tout en étant invariablement intrépide et transgressive ; puis également « l’horizon » que ce « nous » dépasserait « pour de plus amples perspectives. Les limites s’estompent, les possibles croissent. Pour la suite du monde[3] ».

Aficionada de la littérature québécoise depuis plus de trente ans et connaissant les grands axes de l’histoire du Canada dans son ensemble, ainsi que les récents développements dans le pays, je ne pus m’empêcher de penser, à la sortie du pavillon virtuel, que l’image de soi officielle que l’invité d’honneur vendait à un public germanophone et international tenait de la quadrature du cercle. Vouloir métaphoriquement relier ce qui par définition et de fait se rejette et se contredit, s’ignore et se nie, s’affronte et se livre à une lutte continue pour la souveraineté en matière d’interprétation me semblait relever du fantasme. Mais pourquoi ne pas donner de la place à la force de l’imagination, dont on connaît le pouvoir transformateur, et laisser au marché du livre ses stratégies de marketing !

Quoi qu’il en soit, dans ce pavillon virtuel et face à ces attributions et définitions à la fois fluides et fermes, quelque peu énigmatiques et souvent contradictoires quant aux messages qu’elles tentaient de faire passer, une nouvelle perspective s’ouvrit à moi. Je repensai à la « Neue Unübersichtlichkeit » (« nouvelle impossibilité d’une vision synoptique[4] ») récemment évoquée par Hans-Jürgen Lüsebrink pour qualifier les dynamiques actuelles au sein des études québécoises[5]. Au regard des discours développés dans le pavillon virtuel du Canada à Francfort, il me sembla que son diagnostic ne se limitait pas à la seule recherche universitaire ! Pour décrire sommairement un champ qui, à l’heure actuelle, défie le cadre traditionnel des area studies par ses allures « multivectorielles », Hans-Jürgen Lüsebrink a recours à la notion de « Neue Unübersichtlichkeit » de Jürgen Habermas, un concept dont ce dernier se servit, dès 1984-1985, pour désigner les processus de transformation dans les sociétés postindustrielles[6]. Ceux-ci entraîneraient, selon le philosophe, de profonds changements culturels, qui se traduiraient par de multiples formes de pluralisation et d’individualisation, ainsi que par la coïncidence spatiale et temporelle de contrastes extrêmes. Dès le milieu des années 1980, Jürgen Habermas se proposa donc de saisir, par la notion de « Neue Unübersichtlichkeit » et sur le plan politico-socio-culturel, des dynamiques qui, aujourd’hui, déterminent à grande échelle notre perception de nous-mêmes et du monde à travers l’expérience de la fragmentation, du décentrement, de l’ambivalence et des contraires inconciliables (y compris ceux qui constituent nos singularités individuelles).

Cependant, même si la notion de « Neue Unübersichtlichkeit » est tout à fait appropriée pour décrire des évolutions qui nous mettent au défi, voire nous dépassent (et que nous sommes tenus malgré tout de reconnaître, d’analyser et de concevoir comme parties d’un tout), nous devrions l’appliquer avec circonspection au champ de recherche qui nous concerne, à savoir les « études de littérature et de culture québécoises », vu les connotations potentiellement négatives de toute « Unübersichtlichkeit[7] », ancienne ou nouvelle. Dans tous les cas, il faut impérativement, me semble-t-il, déterminer à quoi se rapporte le diagnostic de « Unübersichtlichkeit ». Se référant aux discussions lors des « États généraux de la recherche en littérature et culture québécoises » qui se tinrent du 1er au 5 novembre 2021 à l’UQAM, Hans-Jürgen Lüsebrink retient notamment la perte d’importance des grands récits nationaux du Québec ayant pendant longtemps orienté la recherche intra et extra muros. Il évoque d’abord celui, dominant jusqu’à la fin des années 1950[8], de la résistance franco-catholique à la suprématie anglo-britannique protestante ; puis celui qui a émergé de la Révolution tranquille – ou qui l’a portée – de la nation québécoise, libérale, laïque et francophone, fière de sa langue et de sa culture[9], un récit se faisant plus discret dans le monde universitaire de nos jours tout en continuant à jouer un rôle important dans la politique québécoise. D’une certaine manière, on peut considérer le fait que ces discours nationaux ont fortement marqué les études de littérature et de culture québécoises en Allemagne et en Autriche jusqu’à la fin des années 1990 comme une réussite de la diplomatie du savoir et de la culture. Ainsi l’on sut, dans les deux pays et pendant une très longue période – on constate un intérêt croissant pour le Québec (et le Canada) en Allemagne et en Autriche à partir de la fin des années 1970[10] –, selon quels critères « postcoloniaux » il fallait étudier un corpus ou un phénomène québécois, si l’on tenait à être à la pointe de l’actualité.

En parlant de « Neue Unübersichtlichkeit » au sujet des études actuelles en littérature et en culture québécoises, Hans-Jürgen Lüsebrink renvoie, en tout état de cause, à « de nouveaux champs de recherche » dans ce domaine, notamment ceux liés aux études de genre, aux études féministes, aux questions de trans- et d’interculturalité, de migration et de diversité, d’intersectionnalité et enfin, dernier point mais non des moindres, à tout ce qui concerne les Premières Nations et qui implique de nouvelles formes participatives de recherche non pas sur, mais avec les représentants des peuples autochtones[11]. Mais la notion de « Neue Unübersichtlichkeit » est-elle vraiment bien choisie pour désigner la différenciation que Hans-Jürgen Lüsebrink observe dans les études québécoises (et avec elle la multiplication, la diversification et le déplacement des « zones de combat » sociodiscursives, y compris les réflexions littéraires sur ces zones de combat) ?

Dans un article sur « Les études québécoises à l’ère du numérique et de la mondialisation », Claude Hauser se propose, de son côté, de parler de « glissements de récits » pour décrire les dynamiques actuelles. Il se demande notamment « [q]uel type d’études québécoises est en effet à promouvoir prioritairement à l’étranger », tout en constatant que le « récit fondamental », à savoir celui de la nation québécoise relevé également par Hans-Jürgen Lüsebrink,

tissé par les rapports entre le culturel et le social, prend aujourd’hui des accents différents de ceux qui l’ont constitué à l’époque de la Révolution tranquille. Tout en continuant à représenter un socle fondamental pour l’identité et la société québécoise contemporaine, ce récit et ses valeurs sont aujourd’hui réinterprétés et diffusés à l’extérieur du Québec sous l’influence de nouvelles priorités et préoccupations[12].

Si, ailleurs dans son article, Claude Hauser retient à juste titre que « la littérature reste le domaine le plus dynamique dans les études québécoises à l’étranger[13] », ce sont, en effet, surtout les « glissements de récits » (vers ceux de la migration, de la diversité, de la nordicité, de la responsabilité écologique et surtout de l’autonomisation des personnes LGBTQ+ et des Premières Nations) qui, en Allemagne et en Autriche, marquent les études actuelles sur la littérature et la culture québécoises. Il convient toutefois de noter que, dans l’espace germanophone comme partout ailleurs, bien entendu, les études littéraires classiques se sont beaucoup transformées au cours des trente dernières années, devenant un champ de recherche multiforme et interdisciplinaire adhérant à une conception très large de la littérature et intégrant, notamment dans les philologies de langues étrangères et souvent dans une perspective comparatiste, l’analyse de films, de photographies, de bandes dessinées, de chansons, etc. Et, comme dans d’autres pays, elles se sont ouvertes également aux champs d’investigation variés des études culturelles, c’est-à-dire que les chercheurs et chercheuses travaillent souvent à la croisée des études de la littérature avec celles du genre, de l’espace, de la mémoire, du trauma, de l’affect ou du care, pour ne nommer ici que quelques exemples. Ainsi, les « glissements de récits » constatés par Claude Hauser dans le champ des études en littérature et culture québécoises doivent sans doute être pensés dans leurs rapports aux ouvertures disciplinaires esquissées – ce dont le titre des « États généraux de la recherche en littérature et culture québécoises » du mois de novembre 2021 tint compte bien sûr.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour les études en littérature et culture québécoises dans les pays germanophones, notamment en Autriche et en Allemagne ? Si l’on veut les apprécier à leur juste valeur, il faut d’abord les contextualiser. Rappelons donc, dans un premier temps, ce que constatèrent à leur propos Ingo Kolboom et Peter Klaus en 2001 et, quelque 20 ans plus tard et sous d’autres auspices, Ursula Mathis-Moser (2022)[14] : qu’il s’agisse des études canadiennes (francophones et anglophones) ou, plus spécifiquement, des études en littérature et culture québécoises, elles continuent à représenter un phénomène en marge des disciplines universitaires, contribuant traditionnellement aux area studies, à savoir, en première ligne, les sciences politiques, les sciences historiques ou encore les disciplines philologiques, c’est-à-dire, en l’occurrence, les études anglaises/américaines ou les études romanes. En effet, il n’existe dans aucune université allemande ou autrichienne de cadre institutionnel ou curriculaire qui, indépendamment des champs d’intérêt et de l’engagement de chercheurs et chercheuses et d’enseignant·e·s individuel·le·s, assurerait aux études en littérature et culture québécoises une continuité dans le temps. En l’espace de 20 ans, rien n’aurait donc changé véritablement, si ce n’est que la légitimité des area studies a de plus en plus été remise en question en raison de leur orientation nationale (voire nationaliste) et que le français – et c’est là un détail important pour toutes les études qui requièrent la connaissance de la langue française – a perdu de son importance symbolique et institutionnelle, ce qui a entraîné une baisse continue et plus récemment considérable du nombre d’étudiant·e·s en études françaises ou apprenant et parlant le français.

Pour autant, les études en littérature et culture québécoises existent bel et bien en Allemagne et en Autriche, elles sont enseignées[15] et ne cessent de se réinventer d’une génération universitaire à l’autre et en dialogue avec les thèmes et les théories qui, sur un plan international et parfois décalés dans le temps, parfois dans une surprenante simultanéité, animent les sciences humaines et sociales dans leur confrontation avec le monde dans lequel nous vivons. Deux publications récentes – en langue française[16] – illustrent la diversité des débats et des thématiques abordées au sein des études en littérature et culture québécoises en contexte germanophone : retenons, d’un côté, la thèse d’habilitation d’Alex Demeulenaere, L’ethos auctorial dans la littérature québécoise contemporaine. Postures et formes d’intervention dans l’oeuvre de Jacques Godbout, Jacques Poulin et Yvon Rivard, qui relance la question de la place de l’écrivain·e dans le débat public depuis la Révolution tranquille et analyse, à partir des concepts de « posture » et d’« ethos », la « scénographie de l’écriture » dans les oeuvres de Godbout, Poulin et Rivard et la manière dont, chez ces auteurs, « les structures d’identification collective se fissurent et sont réécrites dans des écritures de l’individualité[17] » ; de l’autre côté, la thèse de doctorat Agentivité queer. Une conceptualisation transdisciplinaire de féminités queer dans le film et le militantisme à Montréal et à Berlin de Charlotte Kaiser. L’autrice retrace les logiques d’exclusion à la fois de l’hétéronormativité et de l’homonormativité et se propose d’explorer l’agentivité d’individus antinormatifs à travers l’analyse de « la transgression de genres cinématographiques, de contextes culturels et de disciplines scientifiques[18] ». Concevant les films (de fiction ou docu-fictionnels) ainsi que les webséries qui constituent son corpus comme une sorte de « diagnostic de l’état actuel d’une société[19] », elle déclare avoir comme objectif d’éclaircir, dans une approche intersectionnelle, les enjeux identitaires ainsi que les pratiques résistantes de femmes queer à Montréal et à Berlin.

L’approche comparatiste et transdisciplinaire qui caractérise le travail de Charlotte Kaiser n’est pas un cas isolé dans l’espace germanophone. Ainsi, la thèse de doctorat de Judith Lamberty, Le goût de la diversité linguistique. Création, promotion et réception de romans hétérolingues de Suisse romande et du Québec[20], couronnée du prix d’excellence du Québec en 2023, s’inscrit, tout en traitant un sujet très différent, dans une trajectoire similaire et typique de l’approche comparatiste souvent choisie au sein des études romanes dans les pays de langue allemande. Cela dit, au-delà de cette tradition comparatiste propre à la philologie romane dans les pays germanophones, l’approche inter- et transdisciplinaire chère à l’Association des études canadiennes depuis sa fondation en 1980 n’est certainement pas étrangère au fait que plusieurs chercheurs et chercheuses optent pour une approche comparative ou comparatiste et tiennent à réunir, notamment dans les études en littérature et culture, des perspectives canadiennes anglophones, francophones et, plus récemment, autochtones également[21]. Depuis la publication du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada en décembre 2015 et sous l’effet du changement climatique de plus en plus perceptible ainsi que d’une nouvelle sensibilité à la fragilité de l’écosystème mondial, les littératures et cultures autochtones font l’objet d’une attention particulière, notamment dans l’enseignement universitaire et scolaire. Elles apporteront certainement une nouvelle dynamique aux études en littérature et culture québécoises dans les pays de langue allemande dans la mesure où elles ajouteront une nouvelle donne aux confluences littéraires et culturelles québécoises – ce sera d’ailleurs le sujet d’une séance organisée par Dagmar Schmelzer (Université de Ratisbonne) et Karen Struve (Université de Brême) dans le cadre du Frankoromanistentag de 2024 sur les « Aspects inter- et transculturels de l’extrême contemporain au Québec ».

Dans son article cité plus haut, Ursula Mathis-Moser se demande ce qui à l’avenir légitimera l’existence des area studies – études en littérature et culture québécoises incluses – dans le contexte allemand et autrichien et au-delà. Il ne fait aucun doute pour elle que les area studies critiques doivent se considérer nécessairement comme transnationales et transculturelles si elles désirent défendre leur place dans le paysage universitaire actuel. Mais elle mise aussi sur un renouvellement de perspective qui compterait moins

sur la spécificité d’un pays que sur ce que ce pays – à l’heure de la mondialisation – contribue d’idées, de concepts, de méthodes, de créations artistiques, mais aussi d’inventions et de réalisations matérielles concrètes au savoir commun. En d’autres mots, il s’agit moins de mettre en valeur ce que les disciplines apportent à la connaissance d’un pays que de valoriser ce que ce pays, cette région apporte d’expertise(s) aux disciplines[22].