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Ancrée depuis plusieurs décennies dans le paysage universitaire québécois[1], la recherche-création y occupe aujourd’hui une place de choix ; elle y attire nombre d’artistes en formation, parfois venu·e·s spécialement de l’étranger pour bénéficier de nos programmes. En littérature, cette pratique se distingue à la fois de la creative writing états-unienne, orientée vers la méthode et la technique[2], et de la tradition française, qui a tendance, en dépit de programmes de plus en plus nombreux ouverts à la création, à continuer de romantiser la figure de l’écrivain, lequel ne saurait tirer son art de l’école. Discipline hybride, récente et perpétuellement en construction, la recherche-création littéraire telle que nous la pratiquons autorise aujourd’hui mémoires et doctorats, mais elle est encore décriée (serait-ce pudiquement) par les tenants d’un conservatisme qui se voudrait rigoureux, ou mise à toutes les sauces pour attirer le public, rendre plus attractifs des départements de lettres soucieux de recruter une nouvelle « clientèle », et abriter éventuellement toutes sortes de projets dont la singularité les désigne comme inclassables. Ce conflit ontologique ne date pas d’hier, et si la recherche-création est aujourd’hui légitimée par son succès public et les institutions universitaires qui l’ont adoptée, elle est encore et toujours sommée de faire ses preuves.

Le paradoxe qui régit notre discipline, paradoxe intrinsèque qui unit et oppose les arts et leur enseignement, a été commenté dans de nombreux ouvrages, colloques, revues[3] : un écrivain, plus généralement un artiste, ne tire pas sa légitimité de ses diplômes. Introduire à l’université des pratiques artistiques revient à y accueillir une forme d’incertitude. Marc André Brouillette a étudié ce phénomène et ses débats avec précision et acuité dans un récent article[4]. Il y est question de l’éternelle défiance à l’endroit de la recherche-création, et de l’irréconciliable contradiction épistémologique entre un savoir rationnel et un savoir expérientiel, toujours déconsidéré.

Ce savoir, ou cette expérience, n’appartient pas au champ traditionnel de l’érudition : peut-on tout de même le transmettre ? Puis-je enseigner quelque chose d’un savoir-faire acquis par la pratique, tandis que mon art consiste souvent à remettre en question ce que je sais ? Mon savoir n’est pas savant. Peut-être puise-t-il dans le doute, le mouvement, la porosité, l’essentiel de ce qui fait, à mes yeux, sa valeur[5].

Au moment de présenter ce dossier, je me fais un devoir de délaisser ma plume d’écrivaine pour me conformer à la prose académique à laquelle je me crois conviée. L’ironie de ma situation me saute aux yeux : elle pointe précisément le paradoxe que je voudrais décrire, et que mes prédécesseur·e·s ont nommé, exploré, domestiqué, mais qui se manifeste à quiconque adopte cette inconfortable posture de s’asseoir sur deux chaises à la fois : comment concilier une pratique artistique « à part entière » (telle que l’entendait un récent slogan de l’UNEQ[6]) et l’exigence institutionnelle ?

On n’écrit pas pour se conformer, quelle que soit l’injonction. Littéralement, « s’exprimer » implique de déborder ses propres limites, de projeter l’intérieur sur une surface autre, et quelque chose en moi se crispe, se cabre, dès lors que l’écriture doit répondre à des règles, se restreindre à un cadre, s’y lover docilement jusqu’à le remplir, comme une pâte à gâteau finit par épouser les bords de son moule. Lorsque j’écris pour l’université, quelque chose en moi se fait pâte à gâteau. Je me scinde alors en deux entités aux volontés distinctes : l’une veut persévérer dans cette condition malléable, afin de satisfaire mes pairs ; l’autre rumine sa révolte et crève d’envoyer une brique du mur dans le mur. C’est ainsi que je me figure parfois la condition de l’enseignant-chercheur-créateur, artiste institutionnel résistant à l’institution, se fantasmant quelquefois cheval de Troie au sein de l’académie, mi-pâte, mi-brique, ou plutôt, entièrement brique d’être si désespérément pâte.

Ainsi le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) définit-il la recherche-création, qu’il reconnaît en tant que discipline à part entière, dans ses programmes officiels[7] :

[T]outes les démarches et approches de recherche favorisant la création qui visent à produire de nouveaux savoirs esthétiques, théoriques, méthodologiques, épistémologiques ou techniques.

[…]

[I]l n’est pas de recherche-création sans allées et venues entre l’oeuvre et le processus de création qui la rend possible et la fait exister.

Cette définition met en évidence, au-delà de la complémentarité des deux pratiques, leur constant dialogue, le trait d’union qui les lie.

En 2006, dans le collectif La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique[8], dont l’enjeu était déjà ontologique, épistémologique et méthodologique, la « recherche création » apparaissait sans trait d’union. Les propositions interdisciplinaires très riches de Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec, le beau texte de Jean Lancri « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi[9] », permettaient déjà de poser les jalons d’une discipline à part entière, qui se révèle bien plus qu’une addition ou un compromis entre ses deux composantes.

L’académie n’est pas toujours d’accord avec elle-même : au moment de me délivrer son certificat, sésame qui me permettra de passer à l’action, le comité d’éthique de mon université souhaiterait pouvoir distinguer ce qui, dans mes projets subventionnés, relève de la recherche et ce qui relève de la création. Je peine à lui faire entendre que ces territoires en moi ne sont pas clôturés, que c’est leur dialectique, leur dynamique, leur jeu, qui fonde notre discipline. Ainsi que le propose Pierre Gosselin,

[d]ire qu’une des caractéristiques importantes de la recherche en pratique artistique tient au fait qu’elle est réalisée par des praticiens en art peut sembler banal si l’on ne saisit pas vraiment ce que cela implique. En fait, cette caractéristique est d’une grande importance, car elle précise le point de vue à partir duquel le discours est élaboré. […] Qu’il soit motivé par le désir de parler de la pratique artistique, des oeuvres ou de tout autre objet, c’est en tenant compte de son point de vue particulier de praticien que le chercheur en pratique artistique doit le faire[10].

Les contributrices de ce dossier sont des artistes qui pensent leur discipline depuis la pratique, même lorsqu’elles s’efforcent de la théoriser, ou de produire un discours critique sur les oeuvres des autres. « Une orientation de recherche qui n’engagerait pas la plénitude du geste créateur risquerait de “s’académiser”[11] », remarque Marcel Jean. Telle que nous la pratiquons aujourd’hui, la recherche-création en littérature est une « pratique qui va et vient continuellement entre, d’une part, le pôle d’une pensée expérientielle, subjective et sensible et, d’autre part, le pôle d’une pensée conceptuelle, objective et rationnelle[12] » ou, pour le dire avec Lancri, « entre conceptuel et sensible, entre théorie et pratique, entre raison et rêve[13] ». Cette ambiguïté rend sans doute notre discipline suspecte au royaume du savoir. « Il se pourrait, en effet, que le propre de l’art soit de jeter le trouble dans la pensée. […] Il se pourrait que l’art de notre temps suppute les défaillances des règles qu’il se choisit. […] Il se pourrait que le moment de l’artiste soit précisément ce moment où enfin il s’abandonne, où il délaisse le programme des conduites qu’il s’est fixé[14]. »

Peut-on évoquer la recherche-création sans se donner pour mission d’en définir encore les enjeux et les contours ? Ce paradoxe fondamental que nos prédécesseur·e·s ont tâché de définir, nous voudrions ici tenter de l’assumer et de l’incarner, c’est-à-dire ne plus nous demander ce que c’est, la recherche-création, mais la montrer à l’oeuvre, dans ses formes diverses, du roman à l’essai, de l’écriture scénique au carnet de bord, de l’exploration à l’interprétation, de l’éclosion du désir à la synesthésie de la lecture. Pratique souvent intermédiale, transdisciplinaire, autothéorique, recourant à la première personne pour faire état d’une expérience intime des matériaux qu’elle travaille, sa liberté n’a rien d’évident et son exigence se joue peut-être selon d’autres modèles que ceux qui font traditionnellement autorité dans nos amphithéâtres. Créer, c’est toujours aussi inventer un modèle alternatif, le justifier à nos propres yeux, dépasser la mimésis pour tenter d’accéder à la performance, dans une écriture dont nous verrons bien si elle parvient à réaliser le projet initial ou si, le voyant se dérober, elle trouvera dans son chantier déserté de nouvelles pistes à explorer.

Nous faisons le pari, ici, de dire « je », de raconter ce que nous travaillons, et comment la matière que nous manions nous travaille en retour. Tout n’est pas décidable, tout n’est pas rationnel : s’affrontent des forces qui ne parviennent pas toujours à s’harmoniser pour entrer dans les cases du savoir. Le potentiel heuristique de cette combinaison parfois hasardeuse est pourtant plus fort si l’on accepte de n’en pas toujours connaître le parcours à l’avance.

Dans l’accompagnement des étudiants aux cycles supérieurs, pour évoquer cet aller-retour entre pensée conceptuelle et expérientielle, j’utilise parfois l’image de l’escalier japonais : un pied après l’autre, avançant alternativement à droite puis à gauche, on parvient peut-être à lier, de manière sinon cohérente, du moins intuitive, ce que la pratique fait à la théorie et inversement. Il s’agit aussi d’un mouvement de pensée qui prend le temps de se projeter alternativement dans deux champs différents.

La recherche en amont et en aval de la création est aussi une éthique. Ce qu’ont en commun les pratiques créatives des chercheuses-créatrices sollicitées pour ce dossier est cette exigence de combiner liberté et conscience du geste créatif.

À titre personnel, la part de la recherche me semble garante de mon indépendance comme écrivaine : nous pouvons ne pas être des artistes académiques parce que notre recherche, par certains côtés, accepte de l’être, et nous sert d’ancrage dans l’institution. Cet engagement nous porte à restituer une part de notre travail selon une méthodologie parfois moins souple que nous le souhaiterions, mais qui garantit notre liberté : notre désir est seul maître à bord lorsque nous nous engageons dans un projet d’écriture. L’université ne dicte ni nos sujets ni notre poétique. La « nuit » peut alors venir nous travailler « en étoile » sans que l’on ait à s’en défendre. C’est cette liberté, cette singularité de la pratique que j’ai invité mes collègues à mettre en mouvement dans le présent dossier.

Frédérique Bernier pose dans son texte « Pas rien » la question de l’objet : que cherche-t-on, quand on cherche en écriture ? Quel est notre aleph ? Sous sa plume vibrante et sensible, l’autrice de Hantises livre une réponse à la fois singulière et universelle, touche ce moment où l’on crève la « surface communicationnelle de la langue » à dire ce qui ne se dit pas entre deux portes rationnelles.

Kateri Lemmens, en dépliant son propre itinéraire de chercheuse-créatrice, met au jour la spécificité d’une démarche qui implique l’être entier : sources, errances, tâtonnements… Elle incarne dans son texte « Miettes, forêts, chemins et squelettes dans le placard : l’essai, la recherche-création et la littérature » cette recherche toujours en train de se faire et plaide pour un essai à même la vie, journal de création, carnet de bord qui rend compte en même temps qu’il explore, un cheminement qui autorise les dérapages, les reprises, les retours sur soi.

Dans son texte « Construire des espaces théâtraux où se sentir voir et entendre. Récit de pratique d’une écriture de plateau voulant s’adresser d’abord aux sensations des spectateur·rice·s », Anne-Marie Ouellet retrace le parcours de sa compagnie L’Eau du bain, qui participe du renouveau du théâtre au Québec. L’écriture de plateau, collaborative, est omniprésente dans la création théâtrale contemporaine, particulièrement du côté du théâtre documentaire, expérimental, qui convoque des non-acteurs et des dispositifs participatifs. L’itinéraire de recherche collective qui est restitué ici, tourné vers la sensation, témoigne de l’ouverture à l’autre et, en premier lieu, au public qui en recevra l’impression directe.

J’ai essayé dans « L’exercice fictionnel au défi du désir » d’interroger le moteur de la démarche créatrice, le désir qui la précède et l’accompagne, ce désir que je tente de capturer lorsqu’il se manifeste, pour le faire durer le temps nécessaire à l’achèvement du texte. La question du désir, sa dynamique paradoxale lorsqu’il s’agit de remplir une attente qui lui préexiste, et la menace de sa déprise, traverse l’ensemble de ce dossier.

Je souhaitais, enfin, ouvrir le champ de notre réflexion à l’extérieur du Québec afin d’accueillir un regard transversal sur notre pratique. La rencontre avec François Bon, informelle et libre, sans langue de bois, nous permet de revenir sur l’histoire récente de l’écriture créative en contexte éducatif, à la fois en France et au Québec, du point de vue d’un pionnier des ateliers d’écriture, qui plaide à la fois pour le travail du texte, le terrain, et l’incarnation des textes par des figures d’écrivains qui y ont joué leur vie, loin de la recherche-création institutionnelle, mais toujours dans sa marge active.

Chacune de ces voix ne veut pas représenter davantage qu’elle-même. L’ensemble donne, j’espère, une idée de la pluralité des démarches engagées au nom de cette pratique qui est la nôtre, et dont la labilité permet d’ouvrir une faille dans la certitude des savoirs institutionnels, d’envisager le vertige du dessaisissement non comme un danger, mais comme une ouverture des possibles.