Corps de l’article
Dans son passage à l’écrit, que reste-t-il du corps sinon sa mémoire, si tant est que celle-ci ait été consignée ? Son inscription dans un temps suspendu, celui de l’écriture littéraire, un temps à rebours de la vie et de l’histoire qui, pourtant, porte la possibilité même d’une incarnation, ou d’une « en-corporation » faudrait-il dire, question de rejeter la dimension religieuse du premier terme, est-elle possible ? Puis, dans l’écriture de l’Histoire, que reste-t-il des corps autochtones et racisés, des corps féminins, voire des corps qui refusent la binarité du genre ? Que peut la littérature pour redonner vie, souffle et voix aux personnes autochtones, à leurs histoires, à leurs luttes, à leurs résistances lorsque cette littérature suppose une corporalité et une oralité initiales dans la mise en scène théâtrale par exemple ? Si, au cours des quinze dernières années, on assiste à une réémergence fulgurante des littératures et des arts autochtones au Québec, à laquelle s’ajoutent régulièrement de nouvelles voix, c’est précisément parce que la littérature peut quelque chose, parce qu’elle est un outil pour contrer l’effacement, un moyen de réinscrire la présence du corps et de réécrire et réimaginer l’histoire au présent et au futur. Parmi ces nouvelles voix qui, par l’écriture, s’élèvent, voire se relèvent contre le silence historique, contre l’effacement des corps et des identités, qui s’élèvent aussi pour remettre en question les stéréotypes, les préconceptions culturelles, raciales et identitaires et donner à entendre, à voir et à lire d’autres manières de penser l’autochtonie dans son historicité et dans sa contemporanéité, il faut compter celles de l’artiste pekuakamilnu Soleil Launière et de la dramaturge anichinabée Émilie Monnet, qui ont chacune, à la suite de performances sur scène, publié une oeuvre théâtrale percutante en 2023 : Akuteu (Launière) et Marguerite, le feu (Monnet). Tantôt par une écriture qui fait se croiser le poétique et le théâtral dans une construction complexe et nuancée de l’identité (Akuteu), tantôt par l’alliance des luttes noires et autochtones dans la réécriture de l’histoire coloniale et de l’esclavage en Nouvelle-France (Marguerite), ces textes renouvellent considérablement les formes et les thèmes chers aux littératures autochtones les plus actuelles.
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Alors que d’aucuns ont suggéré que Kuessipan de l’écrivaine innue Naomi Fontaine avait provoqué « un petit séisme[1] » dans le paysage littéraire autochtone et québécois au tournant des années 2010, j’ai envie de prédire, une dizaine d’années plus tard, qu’Akuteu, dans sa transposition particulièrement efficace à l’écrit dans la collection « La Nef » des Éditions du remue-ménage, produira une nouvelle secousse et même, plus qu’un après-choc, un véritable ébranlement du corps, de l’identité et du littéraire. Filant la métaphore de la suspension comprise à même le titre du livre, qui signifie « quelque chose est suspendu. Accroché, juché[2] », Akuteu est plus qu’une version écrite d’un spectacle théâtral : c’est une performance littéraire sur papier, une oeuvre qui incarne, par le geste de l’écriture et à même la page du livre, par un travail stylistique et formel, le mouvement de la suspension. La suspension déborde en effet la thématique pour se faire véhicule poétique et textuel. Akuteu est ainsi une oeuvre inclassable, à la croisée des genres, à entendre ici tant dans ses aspects littéraires que sexuels, qui sont tous deux matérialisés dans un refus du normatif et de la binarité imposée. Toute tentative de saisie de ce texte, celle-ci comprise, est nécessairement lacunaire tant il nous file entre les doigts, nous conduisant là où nous ne pensions pas qu’il nous amènerait. Mais je tente tout de même l’exercice, chronique oblige !
Ponctué de quelques illustrations de l’artiste atikamekw Meky Ottawa représentant un orignal se relevant, puis se mettant en mouvement jusqu’à sa suspension finale dans le tissu textuel, celle de sa carcasse accrochée dans le garage du père après la chasse, Akuteu aborde de manière décomplexée la relation intime d’un·e locuteur·rice vis-à-vis de son corps propre, un corps autochtone sans nécessairement être racisé, c’est-à-dire sans être perçu, par la majorité blanche, comme autochtone justement. Le sujet « passe », c’est-à-dire peut prétendre être une personne blanche, ne pas être ilnu, façonnant ainsi une relation complexe au corps, mais aussi à l’identité ethnique, à la légitimité de cette identité, celle-là même qui est constamment remise en question au contact des autres. Qu’est-ce qui est en effet attendu d’une personne autochtone dans les médias, à la télé, au cinéma, dans les salles de classe, incluant celles de nos universités ? Un certain faciès, une couleur de peau, un savoir ancestral, idéalement spirituel, encore intouché, une connaissance infaillible de la langue tout aussi ancestrale qui viendrait attester la légitimité de la personne, de sa culture même lorsque son corps lui fait défaut ? Mais qu’en est-il lorsque ces attentes ne sont pas satisfaites ? Comment se construit alors le sujet, voire son autochtonie en relation à soi et à l’autre ? Ces questions difficiles et souvent malaisées, Soleil Launière les articule directement, sans ambages. Elles sont posées à un lectorat allochtone et autochtone tout à la fois, ce qui pourra occasionner une réception plurielle de l’oeuvre, une compréhension différente selon la posture depuis laquelle on lit. Ces interrogations animent la lutte du sujet locuteur qui s’élabore au fil des mots et par eux en une expérience littéraire sensible :
37De ma fenêtre, je travaille à ne plus détourner le regard.
Je m’essouffle à essayer de me battre encore me battre encore encore, again again / un souffle sans fin me pogne dans le corps, direct in the core value system / systemic changes, tes politiques de marde, ton leadership de marde, ta génération de marde / je m’essouffle à essayer de me battre encore me battre encore, ne détourne pas le regard / je me bats en corps me bats bats bats en crisse / plus capable d’entendre l’ignorance d’une génération blindfolded / j’entends mes tantes me dire « tu passes », passes, passer, passer blanche, white passing, the wild card to speak speak, speak up / encore encore ne pas détourner le regard / crier crier haut, fort se battre battre battre / sans arrêt systemic changes breaking the freaking norm / sortir de la norme NORMALISER / passer passer passer, être fatigué·e, pouvoir se taire, privilège privilège privilégié·e de passage peau blanche / changement de système, se taire taire taire encore et encore, encore ne pas détourner le regard / educate them do not STAY SILENT / shut your eyes /
Silence.
Ce fragment donne à lire, à travers une poétique de la juxtaposition sémantique et linguistique comme dans la rupture répétée du rythme qui se matérialise dans l’usage des nombreuses barres obliques, la lutte intérieure, le combat identitaire qui se réitère, encore et encore, en plus de s’écrire dans le corps faisant office, par un jeu de mots, de la répétition elle-même : encore devient en corps. C’est sur ce corps marqué (ou non marqué de son autochtonie – d’une autochtonie fantasmée par l’autre allochtone) que se joue la répétition qui trouve, dans ce fragment et même en l’absence du corps réel sur le papier, un lieu d’inscription, c’est-à-dire d’en-corporation textuelle. Et c’est bien là toute la force du texte de Launière, lequel, s’il récupère certains thèmes déjà explorés par les littératures autochtones des dernières années (l’identité, le colonialisme, la violence envers les femmes autochtones), renouvelle considérablement la forme, fait éclater la trame narrative et déconstruit le fragment par un texte hybride, pluriel et complexe comme l’identité qui s’y trouve non plus seulement représentée, mais bien façonnée. C’est dans l’éclatement, la rupture, le rejet de la norme et de la forme unique que s’écrit et s’en-corpore le sujet de l’énonciation.
Le corps du sujet locuteur est ainsi, tel l’orignal sur le crochet dans le garage du père, suspendu à même le texte, sa forme, ses sons, ses sens. La métaphore initiale, inscrite dans le titre, se trouve filée jusque dans le tissu textuel, provoquant ce séisme annoncé plus tôt, cet ébranlement du littéraire.
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Marguerite, le feu est aussi l’écriture d’une suspension, mais historique cette fois ; la remise en présence, sur la scène et à l’écrit, d’une figure oubliée, laissée en suspens dans des documents d’archives : celle de Marguerite Duplessis, une femme autochtone mise en esclavage sous le régime français du xviiie siècle. Émilie Monnet dit de sa pièce qu’elle est un travail de réécriture et de réappropriation historique qui met de l’avant non seulement la violence coloniale envers les femmes autochtones, mais la longue histoire de résistance de ces dernières : « C’est une façon de se réapproprier l’Histoire : combattre l’amnésie collective en faisant entendre les voix de celles qui ont été ignorées dans le passé, offrant ainsi une autre face du prisme conservée[3] », écrit-elle en préface à sa pièce. En mettant en scène une « Marguerite chorale » (9), en donnant à lire la présence historique de ce personnage hors des archives coloniales et dans la coprésence sur la scène et sur la page de plusieurs comédiennes, dans la contemporanéité de leur jeu et de leurs histoires, puis dans des jeux sonores qui, à défaut de s’entendre, se donnent à lire dans les didascalies, Monnet réinscrit au présent la violence subie par Marguerite à son époque d’abord, puis réitérée alors que de sa présence corporelle les archives coloniales, celles de son procès, n’ont conservé qu’une signature qui est peut-être ou peut-être pas la sienne. À travers les mots de la dramaturge, Marguerite est ainsi représentée comme la première femme autochtone ayant eu recours à la justice pour demander sa liberté, la première activiste, puis comme l’une des premières femmes autochtones disparues, possiblement assassinée sans laisser de traces.
Marguerite, le feu refuse ainsi de cantonner la figure féminine à son absence dans les archives de la violence et lui redonne contenance à travers les voix et les corps de femmes autochtones et de femmes noires rassemblées sur scène. Marguerite devient ainsi une figure plurielle alors qu’en elle s’incarnent toutes ces femmes réduites en esclavage dans les maisons cossues d’un Montréal d’autrefois, et qu’elle préfigure toutes ces femmes autochtones et afrodescendantes qui, encore aujourd’hui, disparaissent sans laisser de traces :
21-22Émilie
Oublie
l’histoire de l’esclavage
du commerce des femmes et des enfants
dans toutes les demeures de la rue Saint-Paul
propriétés des juges
intendants
et commerçants
des sieurs Duplessis, Parizeau, Péladeau, Dormicourt,
Couillard, Landry, Legault, Lévesque, Godbout, Sauvé,
Lesage, Gouin, Taillon, Chapleau…
Madeleine, lui coupant la parole
Appelle-moi Marguerite.
Elles avancent, telle une meute, le regard défiant.
Aïcha
Appelle-moi Marie-Marguerite.
Madeleine
Appelle-moi Margie.
Émilie
Appelle-moi Margot.
Aïcha
Appelle-moi Angélique.
Madeleine
Geneviève.
Émilie
Marianne.
Aïcha
Thérèse.
[…].
Ce passage évoque et matérialise la volonté de créer une « Marguerite chorale » de manière à montrer que le colonialisme n’est pas une affaire isolée, mais bien une structure aux racines et aux ramifications profondes. Le caractère systémique du colonialisme est ainsi ramené à l’avant-scène.
Récupérant des bribes du procès de Marguerite dénichées dans les archives de BAnQ à l’Université Laval, le texte de Monnet montre les trous laissés béants par l’Histoire officielle et les remplit par des voix de femmes et des listes qui en disent long. Alors que Launière choisit l’économie textuelle pour donner à lire le nom des femmes et des filles autochtones portées disparues depuis 1985, élaguant cette liste pour montrer combien elle demeure beaucoup trop longue même en y appliquant des filtres (éliminant celles d’avant 2000, puis 2010, puis celles qui ont plus de trente ans, etc.), Monnet utilise l’accumulation et la répétition. L’accumulation des prénoms féminins (ceux des personnes noires et autochtones réduites en esclavage) crée en effet un réseau de solidarité entre les personnes mises à l’écart de l’Histoire officielle, donnant à penser la constellation des luttes, alors que les noms des familles blanches possédant des esclaves occupent cinq pages du livre et jettent un éclairage sur un système colonial dont les échos sont des plus actuels. Parmi ces noms de famille, tous « répertoriés dans le Dictionnaire des esclaves et de leurs propriétaires au Canada français de Marcel Trudel » (59), résonnent en effet ceux d’une histoire pas si lointaine : Legault, Gouin, Lévesque, Couillard, Parizeau, Duplessis, Bourassa, pour ne nommer que ceux-là.
Or, si la pièce de Launière se transpose habilement à l’écrit, notamment en raison de sa forme éclatée et du caractère poétique du texte, celle de Monnet ne prétend pas être autre chose qu’un texte dramatique qui prend pleinement sens et forme lorsqu’il est mis en scène. Les répétitions et les listes de noms, particulièrement éloquentes en ce qu’elles donnent à lire l’étendue et la profondeur historiques du privilège des colons blancs, ponctuent le texte, ne laissant du corps des actrices qu’une trace, celle de l’imagination scénique devenue littéraire. Les lecteur·rice·s ressortiront assurément du texte avec une compréhension ébranlée de l’histoire et du paysage montréalais, qui dévoilent leurs couches temporelles de violence coloniale et genrée, mais aussi avec cette impression que les corps manquent, et donc avec une envie de voir s’incarner sur scène, en chair et en os, en souffles et en voix, cette histoire de résistance. Car c’est bien de résistance qu’il s’agit, puisque la réécriture de l’Histoire à laquelle nous convie Monnet est un embrasement, le témoignage de la force des femmes qui se trouve dissimulée dans les archives coloniales.
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Hors de l’espace scénique et investissant celui du livre, Émilie Monnet, avec sa deuxième pièce[4] publiée aux Herbes rouges, Marguerite, le feu, et Soleil Launière, avec Akuteu, s’affirment donc comme de nouvelles voix puissantes et résistantes des littératures autochtones actuelles. Leurs oeuvres, alors qu’elles se rejoignent dans une thématisation des violences envers les femmes autochtones et une mise en lumière de l’étendue de cette violence, sont on ne peut plus différentes. L’une fait éclater la forme ; l’autre, l’Histoire. Néanmoins, dans les deux textes, cette irrémédiable présence demeure, une présence du corps, du corps suspendu, un corps effacé par l’Histoire, mais se tenant debout, comme en un refus manifeste de l’absence. Les corps en scène et les corps sur la page sont des corps en résistance, des luttes en corps, pour reprendre, une dernière fois, les mots de Launière.
Parties annexes
Note biographique
MARIE-ÈVE BRADETTE est professeure adjointe au département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de leadership en enseignement des littératures autochtones au Québec-Maurice Lemire depuis juin 2022. Ses recherches actuelles abordent le plurilinguisme des littératures des Premiers Peuples au Québec comme modalité d’une histoire littéraire plurielle. Elle s’intéresse aussi à la représentation des femmes et des filles autochtones, aux violences genrées et la (re)signification des savoirs féminins, notamment dans la littérature des pensionnats. Ses travaux ont été publiés, entre autres, dans les revues Studies in Canadian Literature/Études en littérature canadienne, Les Cahiers du CIÉRA, @nalyses, Captures et Voix plurielles. Son ouvrage Langues en portage : résurgence littéraire et langagière dans les écritures autochtones féminines paraîtra en 2024 aux Presses de l’Université de Montréal.
Notes
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[1]
Monique Durand, « Carnets du Nord – Prise de parole », Le Devoir, samedi 6 août 2011, p. A1 ; Daniel Chartier, « La réception critique des littératures autochtones. Kuessipan de Naomi Fontaine », Gilles Dupuis et Klaus-Dieter Ertler (dir.), À la carte. Le roman québécois, t. III : 2010-2015, Francfort-sur-le-Main/Berne/Bruxelles/New York/Oxford/Varsovie/Vienne, Peter Lang, 2017, p. 167-184.
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[2]
Soleil Launière, Akuteu, illustrations de Meky Ottawa, préface de France Trépanier, Montréal, Les éditions du remue-ménage, coll. « La Nef », 2023, p. 21.
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[3]
Émilie Monnet, Marguerite, le feu, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Scène_s », 2023, p. 9.
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[4]
La première pièce d’Émilie Monnet, Okinum, est en effet parue aux Herbes rouges, dans la collection « Scène_s », en 2020.
