Corps de l’article

Dans un ouvrage célèbre, Robert Derathé oppose à une acception trop étroite du concept de démocratie entendu comme gouvernement du peuple chez Jean-Jacques Rousseau, un sens large, proprement moderne, rattachant Rousseau de façon critique à la tradition du droit naturel. Selon Derathé, si Rousseau pense ainsi la démocratie en son sens moderne, c’est qu’il ne la conçoit plus tant comme forme de gouvernement que forme de la souveraineté en général :

Tous les penseurs qui se rattachent à l’école du droit naturel admettent que la souveraineté a sa source dans le peuple. […] Ce qui est nouveau dans [l]a doctrine [de Rousseau], c’est l’affirmation que la souveraineté doit toujours résider dans le peuple, et que celui-ci ne peut pas en confier l’exercice aux gouvernants quels qu’ils soient. […] Avec Rousseau [la théorie du contrat social] s’oriente délibérément dans la voie de la démocratie. Le contrat social ne peut, selon lui, donner naissance qu’à une seule forme d’Etat, celle où le peuple est souverain, c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui le régime démocratique.[1]

Cette lecture classique qui identifie la démocratie au sens large chez Rousseau à la doctrine de la souveraineté populaire[2] et qui inscrit sa philosophie politique dans le sillage d’une réflexion approfondie sur le droit naturel moderne (Pufendorf, Grotius, Barbeyrac, Burlamaqui) a cependant été critiquée, notamment sous l’impulsion des travaux de l’École de Cambridge sur le républicanisme florentin[3], pour son formalisme juridique. Que la démocratie désigne un gouvernement particulier ou la souveraineté populaire elle-même, le concept reste en effet toujours formel. Bien évidemment, il est impossible de ne pas rapporter tout usage du concept de démocratie au fondement de la souveraineté populaire, c’est-à-dire au contrat social, mais il semble que l’alternative pour penser la démocratie soit comme gouvernement populaire, soit comme souveraineté populaire rend invisible un concept bien moins formel que dynamique de démocratie à l’oeuvre chez Rousseau, une démocratie qui est moins le fondement que le principe vivant du gouvernement légitime, c’est-à-dire ce qui fait bien fonctionner les institutions et les retient sur la pente de l’abus. Ce principe ne peut être pensé qu’en partant du caractère impossible de la démocratie entendue comme forme de gouvernement. Je voudrais encore montrer que la manière d’agir de ce principe se confond très rigoureusement avec l’oeuvre du législateur. De façon critique, mais explicite, ce sens du mot « principe » est inspiré de Montesquieu pour qui la vertu politique était le principe du gouvernement républicain démocratique. Cependant, le problème est qu’historiquement, le ressort incontournable de la démocratisation des institutions et de l’émulation de la vertu dans les républiques passées était la religion d’un peuple. Dans le contexte historique et moral (au sens de Sittlichkeit) de l’Europe moderne, où le christianisme rend impossible la forme antique des religions nationales, comment mettre la loi au-dessus des hommes? Comment instituer la démocratie sans « faire parler les Dieux »?

1. La démocratie chez Rousseau : simple forme de gouvernement impossible?

« A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable Démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné[4] ». En son sens le plus étroit, donc, « démocratie » nomme chez Rousseau cette forme singulière de gouvernement où le peuple entier – ou tout au moins le plus grand nombre – se réunit en assemblée pour gouverner. Ce qui fait en théorie la perfection de cette forme de gouvernement (elle dynamise plus que toute autre la vie civique, la participation des citoyens à l’intégralité du processus délibératif [5] et décisionnel de la cité) est ce qui, en pratique, la rend plus sujette à la corruption, c’est-à-dire « aux guerres civiles et aux agitations intestines[6] ». La raison en est structurelle : de façon générale, le pouvoir exécutif (le gouvernement) s’occupant des modalités particulières de l’exécution des lois est plus sujet aux abus, c’est-à-dire à l’influence des intérêts privés dans la délibération sur ses décisions, que le pouvoir législatif (le souverain) qui ne considère ces lois que dans leur généralité. Le fait de réduire jusqu’à l’annuler l’écart entre le souverain et le gouvernement rend certes possible la « meilleure constitution[7] » en droit, mais tend structurellement à faire confondre en chaque citoyen les modalités cognitives et délibératives propres aux décisions du souverain (la généralisation de la volonté dont les lois seront l’expression) avec celles propres aux décisions du gouvernement (les décrets particuliers).

Or, parce que le gouvernement prend des décisions particulières qui sont susceptibles d’avantager certains particuliers, il est ordinairement plus exposé aux abus que le souverain (dont les décisions s’appliquent également à tous, sans distinction entre les sujets du corps politique). C’est d’ailleurs pourquoi il importe que les magistrats – le corps de ceux qui gouvernent –, plus encore que le peuple en général se distinguent parmi les citoyens par leur vertu et leur sens civiques. Comme tout gouvernement, la démocratie est sujette aux abus. Mais le souverain et le gouvernement se confondant ici, et les citoyens étant aussi bien magistrats, cette forme de gouvernement expose mécaniquement plus que toutes les autres, non plus seulement le corps des magistrats, mais aussitôt le peuple entier à l’influence corruptrice des intérêts privés, c’est-à-dire aux abus. Or le peuple entier ici n’est pas seulement gouvernement, mais aussi souverain : ce sont donc non seulement les décrets qui sont exposés aux abus, mais aussitôt ces lois mêmes que le pacte social s’était pourtant efforcé d’élever au-dessus des particuliers. En démocratie, l’abus du gouvernement affecte, altère aussitôt la « substance[8] » de l’État, menace le fondement même du pacte social.

Dès lors, au-delà de l’extrême difficulté des conditions géographiques (petit territoire), démographiques (population réduite) et économiques (pauvreté, frugalité, égalité) que suppose cette forme de gouvernement, son principal défaut est qu’il faut, pour qu’elle se conserve, que les magistrats soient parfaitement vertueux et éclairés, et inséparablement que le peuple entier le soit : elle suppose donc « un peuple de Dieux[9] ». Mais quel besoin y a-t-il de protéger les lois des abus du gouvernement, quel besoin d’un législateur si les hommes sont des dieux infaillibles? La démocratie n’est possible qu’à la condition de supprimer les données du problème politique : « Trouver une forme de Gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme[10] ».

Allons cependant plus loin : si un peuple de dieux vivant selon un parfait gouvernement démocratique apprenait que ses citoyens deviendraient faillibles, la prudence les engagerait à comprendre, à la manière du législateur dont la « fonction particulière et supérieure […] n’a rien de commun avec l’empire humain[11] », que :

Si celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux lois, celui qui commande aux lois ne doit pas non plus commander aux hommes; autrement ses lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent que perpétuer ses injustices, et jamais il ne pourrait éviter que des vues particulières n’altérassent la sainteté de son ouvrage.[12]

Autrement dit, si un peuple de dieux vivant démocratiquement apprenait qu’il pourrait un jour devenir un peuple d’hommes faillibles, la prudence lui enjoindrait de séparer le corps du gouvernement de celui de la souveraineté, de sorte que si ceux qui commandent aux hommes désobéissaient aux lois, à tout le moins ils ne pussent commander aussi à ces dernières. Bref, si une démocratie parfaite était possible, qui intègre la donnée du problème politique, on pourrait supposer que son action serait aussitôt de séparer la souveraineté du gouvernement pour ne rendre que la première populaire, seule manière de ne pas risquer d’altérer la sainteté des lois, d’empêcher les hommes de leur commander au gré de leurs passions et de leurs intérêts[13]. On voit en cela que « l’emploi » du législateur chez Rousseau est rigoureusement identique à celui d’une forme de gouvernement démocratique pour un peuple de dieux qui apprendrait qu’il deviendrait un peuple d’hommes. Si le législateur doit « faire parler les dieux » et « être cru quand il s’annonce pour leur interprète », la parole des Dieux qu’il doit faire entendre et qui donnera naissance à la législation sera exactement celle de cette « démocratie impossible » – ou de cette institution primitive où il n’y avait nulle séparation entre gouvernants et gouvernés.

2. Démocratie et principe du gouvernement légitime

La démocratie chez Rousseau se résume-t-elle cependant à cette forme de gouvernement impossible? Nous voyons déjà que l’emploi singulier du législateur peut se concevoir comme l’expression de cette « démocratie impossible » pour un peuple d’hommes qui sera constitué par ses lois. Le législateur exprime les choix d’une démocratie de dieux qui reconnaît son impossibilité comme forme de gouvernement, dès lors que le peuple qui la constitue est fait d’hommes. Impossible comme forme de gouvernement pour ce peuple, elle n’en agit pas moins sur l’institution au moment où il s’agit de former la nation pour le gouvernement. C’est une réflexion sur le concept de vertu entendu en un sens politique qui nous permettra de comprendre en quoi la démocratie chez Rousseau est plus qu’une simple forme de gouvernement impossible, et autre chose que la forme de la souveraineté[14] – en quel sens elle est le principe de vie du gouvernement républicain.

Dans une incise du chapitre « De la démocratie » du Contrat social, Rousseau fait une remarque critique un peu déroutante sur le concept de vertu politique qu’il trouve dans L’esprit des lois de Montesquieu. La vertu que devrait supposer parfaite en chaque citoyen-magistrat un gouvernement rigoureusement démocratique doit bien s’entendre en un sens politique, conforme à ce qu’en dit Montesquieu, c’est-à-dire comme un principe. Un principe de gouvernement se distingue selon Montesquieu de la forme de ce gouvernement : il est l’ensemble des passions humaines qui le font agir et mouvoir[15]. Dans l’ordre inverse d’exposition de L’esprit des lois, la peur est le principe du gouvernement despotique, l’honneur celui du gouvernement monarchique, la modération celui du gouvernement républicain aristocratique et la vertu celui du gouvernement républicain démocratique. Selon Montesquieu, la vertu politique « est la vertu morale, dans le sens qu’elle se dirige au bien général », mais elle ne se confond pas avec les « vertus morales particulières », « et point du tout » avec « cette vertu qui a du rapport avec les vérités révélées[16] ». Elle consiste essentiellement en « un amour de la patrie et de l’égalité[17] », c’est-à-dire de la république en tant qu’elle est démocratique, et pour cette raison se décline en un amour de l’égalité et de la frugalité[18]. « L’homme de bien », c’est-à-dire le bon citoyen, qui intéresse Montesquieu, « n’est pas l’homme de bien chrétien, mais l’homme de bien politique, qui a la vertu politique dont j’ai parlé. C’est l’homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par l’amour des lois de son pays[19]. »

Notons d’emblée ici deux différences d’accent importantes entre Montesquieu et Rousseau au sujet de cette vertu politique. La première, c’est que là où Montesquieu souligne prudemment qu’il ne faut pas confondre la vertu civique ou politique avec la vertu chrétienne, Rousseau juge celles-ci carrément incompatibles. En effet, le véritable christianisme n’ayant, selon Rousseau, « nulle relation particulière avec le corps politique », il

laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre, et par là un des grands liens de la société particulière reste sans effet. Bien plus; loin d’attacher les coeurs des citoyens à l’Etat, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre : je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social.[20]

L’amour chrétien de l’humanité mine dans le coeur du citoyen l’amour des lois de son pays particulier, l’amour de sa patrie seulement terrestre. Les ressorts affectifs des deux vertus sont tendanciellement contraires, l’une nous attachant à une société partielle, l’autre à celle du genre humain tout entier : « Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s’aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux.[21] » Laissons cependant provisoirement de côté cette première différence – les problèmes qu’elle soulève seront discutés dans la dernière partie – pour nous concentrer sur la seconde, car elle nous permettra d’élargir le sens du concept de démocratie et de préciser ses rapports avec celui de vertu civique ou politique.

Dans L’esprit des lois, la question primordiale de Montesquieu n’était pas celle de la légitimité du gouvernement, mais celle de ses modes de fonctionnement possibles, indépendamment de sa légitimité. Or pour Rousseau, le fait d’analyser le fonctionnement des gouvernements possibles sans réflexion sur la légitimité du gouvernement conduit justement à une méprise sur le principe qui anime ces différentes formes de gouvernement lorsqu’elles sont légitimes. Ainsi, là où Montesquieu fait de la vertu politique le principe d’une forme particulière de gouvernement – celle d’une république démocratique –, Rousseau juge qu’il s’agit en fait moins du principe d’un gouvernement particulier que de celui de tout gouvernement légitime, c’est-à-dire fondé sur la souveraineté du peuple, et « dont il n’est que le ministre », « chargé de l’exécution des lois, et du maintien de la liberté, tant civile que politique[22] » :

Voilà pourquoi un auteur célèbre a donné la vertu pour principe à la République; car toutes ces conditions ne sauraient subsister sans la vertu : mais faute d’avoir fait les distinctions nécessaires, ce beau génie a manqué souvent de justesse, quelquefois de clarté, et n’a pas vu que, l’autorité souveraine étant partout la même, le même principe doit avoir lieu dans tout Etat bien constitué, plus ou moins, il est vrai, selon la forme du gouvernement.[23]

La vertu politique est le principe du gouvernement démocratique, mais cette même vertu, quoique modulée selon divers degrés, est aussi au principe de « tout gouvernement guidé par la volonté générale, qui est la loi[24] ». La forme du gouvernement démocratique, bien que jugée impossible, nous donne donc à voir dans sa manifestation la plus pure, la vertu politique qui est au principe du gouvernement légitime en général. Ainsi, bien que Rousseau préfère l’épithète « républicain » pour caractériser tout gouvernement légitime, et fonder formellement cette légitimité sur la souveraineté du peuple, il faut néanmoins dire que la vertu qui se trouve à son plus haut degré au principe du gouvernement démocratique se retrouve toujours, quoiqu’à un moindre degré, au principe de tout gouvernement légitime. L’esprit de la démocratie caractérise donc mieux le principe qui donne son mouvement à l’acte d’association dans le corps politique, principe sans lequel, quelle que soit la forme de gouvernement qu’il se donne, le corps politique ne peut subsister. La démocratie en ce sens n’est pas la personne publique constituée dans et par l’association (le corps politique ou encore la cité, la république[25]); mais elle n’est pas simplement non plus cette forme de gouvernement que Rousseau juge impossible; elle caractérise le mieux ce qui anime la personne publique, ce qui fait la manière d’être, le mode de vie de tout corps politique bien constitué, quelle que soit la forme du gouvernement.

Pour le dire autrement, le gouvernement légitime (c’est-à-dire, républicain) n’est pas nécessairement démocratique dans sa forme. Bien plutôt, de ce point de vue, il est presque nécessairement non démocratique. Néanmoins, pour fonctionner comme il se doit, c’est-à-dire d’une manière qui retienne le gouvernement sur la pente de l’abus, il faut que ce gouvernement non démocratique dans sa forme le soit dans son principe agissant. Le concept de démocratie désigne donc ici à la fois la forme impossible du gouvernement légitime et la physiologie qui lui convient.

Cette forme non démocratique évite que l’abus du gouvernement n’altère la substance même du souverain. Dans cette configuration, la subsistance du corps politique dépend moins d’une part de la perfection de la vertu des magistrats, et d’autre part de la diffusion à tout instant maximale de la vertu politique dans la nation entière – condition qui, par hypothèse, n’est pas remplie au moment du commencement historique de l’institution, avant l’effet des bonnes lois sur les moeurs de la nation (vertu) et l’entendement du peuple (lumières publiques).

Si toutefois la physiologie du gouvernement ne s’avère pas démocratique, alors l’étape précédente aura certes permis de protéger formellement la substance du souverain des abus du gouvernement, mais elle n’aura pas permis de retenir le gouvernement sur la pente de l’abus, ni de rendre possible la diffusion de la vertu dans le corps de la nation. Ainsi, comme principe du gouvernement légitime, la démocratie retient le gouvernement sur la pente de l’abus; en un sens elle agit plus primitivement que la vertu politique elle-même, puisque cette dernière apparaît comme l’effet, plutôt que la cause initiale, du fonctionnement démocratique des institutions. C’est du moins ce que je montrerai.

3. La vertu politique entendue comme effet plutôt que cause du principe démocratique de l’institution : l’exemple corse

Malgré le formalisme apparent du livre III du Contrat social, Rousseau permet bien de penser la démocratie autrement que comme pure forme du gouvernement. De fait, si on examine l’une des raisons essentielles pour lesquelles la forme de gouvernement la plus contraire au gouvernement démocratique (la monarchie), bien que compatible en droit avec une constitution républicaine, ne l’est presque jamais en fait, c’est bien le défaut d’esprit démocratique dans le fonctionnement de ses institutions :

Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix publique n’élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables, qui les remplissent avec honneur : au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font dans les cours parvenir aux grandes places, ne servent qu’à montrer au public leur ineptie aussitôt qu’ils y sont parvenus. Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince, et un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère qu’un sot à la tête d’un gouvernement républicain.[26]

Il faut bien noter ici que Rousseau n’est pas fidèle à sa propre terminologie puisqu’il oppose, à la manière de Montesquieu, gouvernement monarchique et gouvernement républicain. En réalité, ce glissement terminologique est l’indice que le gouvernement monarchique, en raison du caractère non démocratique des modes de production de ses élites, est mu par un principe tendanciellement contraire à la conservation d’une constitution républicaine. Le gouvernement monarchique est certes formellement républicano-compatible, mais tendanciellement, son fonctionnement non démocratique ne l’est pas. Dès lors, pour espérer que le gouvernement monarchique n’abuse pas d’une constitution républicaine, il est nécessaire d’en démocratiser les institutions. Autrement dit, il est nécessaire d’en conserver la forme tout en en transformant la physiologie selon le principe démocratique. Que signifie plus précisément ici démocratiser le fonctionnement des institutions? Le Projet de constitution pour la Corse en donne peut-être la formulation la plus claire au moment où Rousseau réfléchit sur la meilleure manière, lorsque les circonstances historiques le permettent, de lutter contre la pente à l’abus du gouvernement et à la dégénérescence des établissements politiques :

On veut parer à cet inconvénient par des machines qui maintiennent le Gouvernement dans son état primitif; on lui donne mille chaînes, mille entraves pour le retenir sur sa pente; et on l’embarrasse tellement, qu’affaissé sous le poids de ses fers il demeure inactif, immobile, et, s’il ne décline pas vers sa chute, il ne va pas non plus à sa fin.

Tout cela vient de ce qu’on sépare trop deux choses inséparables : savoir, le corps qui gouverne, et le corps qui est gouverné. Ces deux corps n’en font qu’un par l’institution primitive; ils ne se séparent que par l’abus de l’institution.[27]

Quelque forme que prenne le gouvernement, il n’est possible d’éviter l’abus de l’institution qu’à la condition que dans son fonctionnement le corps des gouvernants ne se sépare pas du corps des gouvernés. Insistons-y : dans son fonctionnement et non dans sa forme, sans quoi l’on retomberait ici dans les apories de la démocratie entendue « dans la rigueur de l’acception ». C’est bien ici la démocratie, comme principe plutôt que forme de gouvernement qui, sans nuire à la mobilité et à l’activité du Gouvernement, évite la trop grande séparation entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés, et retient par là le gouvernement sur la pente de l’abus. Remarquons encore : la démocratie comme principe doit bien être pensée à partir de « l’institution primitive » où la séparation entre le corps des gouvernés et le corps des gouvernants (et par conséquent aussi la séparation entre le corps du souverain et celui du gouvernement) n’existe pas. « L’institution primitive » correspond ici à la démocratie impossible qui ne conviendrait qu’à un « peuple de Dieux ». Forme de gouvernement impossible, elle n’en agit pas moins comme principe physiologique du corps politique, comme une idée motrice et régulatrice.

Cette acception de la démocratie non plus comme forme, mais comme principe du gouvernement légitime, on la trouve présente dans les pages où Rousseau évoque la vigueur[28] démocratique des pièves en Corse. Ces circonscriptions administratives communales et paroissiales sont en effet le pivot de la forme de gouvernement mixte (démocratique/aristocratique) que Rousseau envisage pour la constitution d’une république corse : « les pièves et jurisdictions particulières » que les Génois « ont formées ou conservées pour faciliter les recouvremens des impôts et l’exécution des ordres sont le seul moyen possible d’établir la démocratie dans tout un peuple qui ne peut s’assembler à la fois dans un même lieu.[29] »

Dans ces pages, Rousseau montre simultanément comment le gouvernement mixte qu’il propose transforme radicalement l’acception de ce qu’est la noblesse : à la « noblesse féodale qui appartient à la monarchie » se substitue une « noblesse politique qui appartient à l’aristocratie[30] ». Seule la noblesse politique est légitime (la noblesse féodale est en fait la forme que prend la noblesse politique par l’abus de l’institution). Le corps de cette « noblesse politique » forme bien celui du gouvernement aristocratique[31], mais précisément le principe démocratique joue à plein dans l’élection et le fonctionnement de ce corps gouvernant. La naissance ne doit en rien jouer dans l’attribution de cette distinction, c’est bien plutôt la reconnaissance populaire du mérite, des vertus et des services rendus à la patrie[32] d’un citoyen qui le distinguent dans le peuple, mais non pas du peuple : « Il ne doit point y avoir d’autre Etat nécessaire dans l’Isle que celui de Citoyen et celui-là seul doit comprendre tous les autres[33] ». Tout le peuple en droit est susceptible de s’élever à la noblesse, non par une compétition des richesses ou des honneurs militaires[34], mais par une émulation populaire de la vertu politique : le citoyen le plus susceptible d’être anobli ne se distingue pas des citoyens, mais seulement comme citoyen par excellence (par les preuves de son amour de l’égalité et des lois de son pays) au regard du peuple. Son anoblissement reposant sur une délibération et une décision collective du peuple réuni en assemblée dans chaque piève, c’est moins le pouvoir que l’onction du peuple que recherche chaque citoyen en compétition pour cet anoblissement. Surtout, le peuple doit être l’unique source de cette distinction ou élection de sa noblesse, ce pour quoi, au sein du corps aristocratique ou du gouvernement, doit régner une égalité sans distinction[35] :

[La noblesse politique], unie en un seul corps indivisible dont tous les droits sont dans le corps, non dans ses membres, forme une partie tellement essentielle du corps politique qu’elle ne peut subsister sans lui ni lui sans elle et tous les individus qui la composent égaux par leur naissance en titres en privilèges en autorité, se confondent sous le nom commun de patriciens.[36]

Ainsi, si c’est sans doute une course à l’honneur – principe propre à la forme de gouvernement monarchique selon Montesquieu – qui motive la compétition entre les citoyens désireux d’être anoblis, il faut constater que cette course cesse aussitôt au sein du corps gouvernant, les « patriciens » ne pouvant plus se distinguer entre eux. De façon corollaire, ils ne peuvent se distinguer du peuple ni par un degré supplémentaire, ni par une autre autorité, ni selon d’autres critères que les preuves de leur vertu et de leur mérite civiques. L’honneur est ainsi mis au service de la vertu par le fonctionnement démocratique de l’anoblissement, puisque les patriciens se distinguent exclusivement par les preuves manifestes de leur vertu, au regard du peuple et en son sein, à l’échelle des pièves et autres juridictions. Sans qu’ils puissent être confondus, le corps des gouvernants et celui des gouvernés ne sont pas tant séparés que l’un émane de l’autre. Et les patriciens étant de tous les citoyens les plus probablement vertueux, la procédure d’anoblissement limite autant que possible la probabilité qu’ils abusent de l’institution.

Bien évidemment, contre les préjugés de la noblesse féodale (dont les titres sont usurpés), cette démocratisation de l’anoblissement n’avilit nullement la noblesse, bien au contraire, puisque cette noblesse cherche finalement moins l’honneur que la vertu. Mais plus encore, l’honneur et le désir de se distinguer au sein du peuple produisent entre les citoyens une émulation de la vertu (un désir de se distinguer dans le peuple par sa vertu) : la vigueur de la démocratie des pièves a ainsi pour effet d’« anoblir la nation[37] ». Or, la nation pour Rousseau, c’est le peuple considéré du point de vue de ses moeurs et des opinions et croyances qui le représentent à lui-même comme un peuple dans l’histoire (ce qui produit l’imaginaire de la patrie). Anoblir la nation signifie donc bien élever les moeurs du peuple entier par une émulation de la vertu, mais inséparablement aussi élever l’idée de la patrie dans le coeur des citoyens. De ce point de vue encore, « anoblir la nation » exprime bien, au plan diffus des moeurs et de l’opinion publique, l’idée même que le peuple est souverain. La vertu politique est ici un effet de « l’anoblissement de la nation » et non pas ce qui la produit : le fonctionnement démocratique de l’institution ne forme pas le gouvernement pour la nation (sans quoi, pour produire la vertu, il faudrait la supposer déjà là), mais plutôt la nation pour le gouvernement[38].

Bien sûr, certaines conditions morales (au sens des moeurs) et historiques doivent être données pour qu’une telle entreprise soit possible : la nation révolutionnaire corse, avant d’être formée pour le gouvernement, se caractérise par « la valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté[39] ». Mais cette valeur de la nation corse[40] manifeste les qualités morales d’une nation qui n’est pas encore formée pour le gouvernement et que l’expérience des lois va considérablement modifier. En bref, cette valeur des Corses n’est pas la vertu politique que le fonctionnement démocratique des institutions (anciennement paroissiales et féodales) de la Corse doit produire et conserver. Seul ce fonctionnement démocratique des institutions permet de former, à partir de la valeur morale des Corses, les moeurs qui attachent les Corses à leur patrie et à leurs lois, c’est-à-dire d’irriguer et de diffuser la vertu politique dans le corps de la nation. La vertu politique proprement dite, ce « principe » qui, selon Rousseau, « doit avoir lieu dans tout État bien constitué » susceptible de subsister, est donc finalement moins la cause que l’effet de cette vigueur démocratique des institutions.

Quel rapport cependant entretient ici cette démocratie, qui caractérise la physiologie plutôt que la forme du gouvernement, avec la souveraineté elle-même? En quelque sens qu’on l’entende, le concept de démocratie ne peut être rapporté en premier lieu qu’au pacte d’association qui forme le peuple, la personne publique. Autrement dit, forme ou principe, la démocratie a toujours son fondement dans l’énoncé même du pacte républicain, la production du corps collectif de l’association et de son moi commun :

Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.

A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique[41]

Toutefois, on peut arguer qu’hors d’un contexte de fonctionnement démocratique des institutions, l’énoncé même du pacte d’union républicaine perd de sa performativité jusqu’à devenir lettre morte. Si le pacte fondateur est toujours républicain dans la lettre, s’il est compatible en droit avec toute forme de gouvernement simple ou mixte, si l’on peut même présumer qu’en fait la démocratie « dans la rigueur de l’acception » est la forme de gouvernement qui conduit le plus certainement à altérer la substance de l’État, il demeure néanmoins que, sans vigueur démocratique de l’institution, le pacte fondateur lui-même n’a de sens que formel. Il est alors impossible d’anoblir la nation, de produire la vertu sans laquelle l’institution est mal protégée contre ses abus ou ingouvernable[42]. Le gouvernement le plus susceptible de produire cette vertu, et de prévenir par elle le pur formalisme de la souveraineté et les abus du pouvoir exécutif, sera donc bien presque aussi certainement non démocratique dans sa forme (le corps des gouvernants se distinguant de celui des gouvernés) que démocratique dans sa physiologie (la vie démocratique de la nation permet de ne pas figer la séparation des deux corps que la forme « non démocratique » du gouvernement distingue). La forme non démocratique du gouvernement protège la substance du souverain des abus du gouvernement; le principe démocratique, en revanche, retient le gouvernement sur la pente de l’abus en anoblissant la nation.

4. L’homme et le citoyen : le problème de l’historicité de la vertu

Nous avons signalé plus haut une autre différence importante entre Montesquieu et Rousseau au sujet de la vertu politique : si Montesquieu prend soin de la distinguer de la vertu chrétienne, Rousseau va plus loin et les juge tout bonnement incompatibles. Cette proposition problématise peut-être de manière aporétique pour la modernité cette transposition de la démocratie comme forme impossible de gouvernement en principe du gouvernement légitime. Pour comprendre pourquoi, il faut reprendre la réflexion et éclairer plus précisément la relation entre démocratie et emploi du législateur, sous l’angle de la parole religieuse de ce dernier.

Ainsi, seul un peuple de Dieux serait véritablement susceptible d’un gouvernement démocratique au sens strict. Pour un peuple d’hommes, incapable d’un gouvernement si parfait, la distinction réelle du corps du souverain de celui du gouvernement est une précaution nécessaire, sans quoi l’abus du gouvernement conduirait aussitôt à l’abus du souverain et à la guerre civile. Rousseau permet ainsi de caractériser un concept de populisme[43]. Le populisme est en effet une doctrine qui confond la démocratie comme principe et comme forme de gouvernement : il véhicule l’opinion voulant que le meilleur moyen pour ne pas séparer dans le fonctionnement des institutions ceux qui gouvernent de ceux qui sont gouvernés, et donc de protéger la liberté, c’est de faire gouverner le peuple. Or c’est là au contraire le moyen le plus sûr d’abuser du souverain, de rabaisser les lois qu’on avait élevées au-dessus des hommes et de faire dépendre ces lois du jeu des passions et des intérêts. Trouver une forme de gouvernement qui mette les lois au-dessus de l’homme, c’est donc inséparablement rappeler à la nation qu’elle n’est pas un peuple de dieux capables de se gouverner en assemblée populaire. Mais c’est aussi lui rappeler que ses institutions sont pareilles à celles – démocratie de dieux se sachant devenir un peuple d’hommes faillibles – qu’elle se fût données.

Cette double exigence est difficile à transposer dans les moeurs et l’opinion de la nation, et ce plus particulièrement au commencement de l’institution, précisément avant que cette dernière ait produit ses effets (la vertu, les lumières publiques[44], l’expérience de généraliser sa volonté). Pour mettre la loi au-dessus de l’homme, il faut que par un côté le peuple, en tant qu’il généralise sa volonté et décide des lois, soit lui aussi au-dessus de l’homme; mais on voit aussitôt à quel point il est facile par un autre côté, si on ne suppose déjà l’effet d’une bonne législation et d’une forme légitime de gouvernement sur les moeurs de la nation, que le même peuple méconnaisse qu’il n’est pas un peuple de dieux, confonde les lois et les décrets particuliers, abuse de la souveraineté en se croyant imprudemment apte au gouvernement, et verse aussitôt dans le populisme.

C’est pourquoi « il faudroit des Dieux pour donner des loix aux hommes. » Cette phrase célèbre renvoie non seulement à la supériorité des qualités intellectuelles et morales du législateur[45] « pour découvrir les meilleures règles qui conviennent aux nations », mais aussi au fait qu’il faut que le législateur produise une sorte d’analogue de l’effet des lois sur les moeurs, qu’il forme l’idée du peuple dans la nation avant même que le gouvernement ait commencé d’agir. Or cela, il doit le faire sans pouvoir se substituer ni à la magistrature ni à la souveraineté, sans pouvoir s’appuyer sur aucune autre autorité que celle d’une parole qui, le peuple n’étant par hypothèse pas encore éclairé par l’effet des lois, peut moins convaincre l’intelligence que persuader le coeur. Le législateur doit se sentir capable de faire parler les dieux, de faire entendre à une nation informe, qui ne se sent pas même encore exister comme peuple, la décision qu’elle eût prise (en matière de lois, d’institutions, de forme de gouvernement etc.) si, démocratie de dieux elle se sût sur le point de devenir peuple d’hommes faillibles. « Faillibles » n’est d’ailleurs pas assez fort ici, car les hommes auxquels s’adresse le législateur connaissent si peu l’effet des bonnes lois, qu’il faut supposer qu’ils ont comme tout à fait oublié leur institution primitive – la démocratie des dieux. Il s’agit d’hommes dont les coeurs ne peuvent encore être attachés à leur patrie et à leurs lois (vertu); d’hommes qui n’ont pas l’expérience de généraliser leur volonté particulière pour délibérer comme citoyens (lumières publiques); d’hommes qui ne savent pas distinguer les actes du souverain de ceux du gouvernement. La langue que doit dès lors parler le législateur ne peut être celle des sages, mais seulement celle qu’entend le vulgaire, le peuple sans les lumières publiques :

Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en sauraient être entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée; chaque individu, ne goûtant d’autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu’il doit retirer des privations continuelles qu’imposent les bonnes lois. Pour qu’un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’Etat, il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles.[46]

Dans le moment primitif de l’institution, donc, le génie et l’emploi du législateur consistent non seulement en sa prévoyance, mais aussi en l’effet de sa persuasion sur un peuple dont les lois n’ont pas encore formé les moeurs et les lumières. Or cette persuasion, c’est nécessairement dans ces conditions celle d’une parole religieuse :

Le législateur ne pouvant employer la force ni le raisonnement, c’est une nécessité qu’il recoure à une autorité d’un autre ordre qui puisse entrainer sans violence et persuader sans convaincre.

Voilà ce qui força de tous temps les Pères des Nations de recourir à l’intervention céleste et d’honorer les Dieux de leur propre sagesse.[47]

Le miracle de la langue du législateur, c’est de produire un analogon de l’effet des lois avant qu’elles puissent agir. Cette fonction politique de la parole religieuse du législateur n’a de sens chaque fois qu’à la stricte échelle d’un peuple, d’une société particulière et non de celle du genre humain tout entier. Le discours religieux des premiers législateurs était donc celui d’une religion strictement nationale et la volonté générale était celle d’un peuple et non celle du genre humain[48] :

La religion considérée par rapport à la société, qui est ou générale ou particulière, peut aussi se diviser en deux espèces, savoir la religion de l’homme et celle du citoyen. La première, sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et simple religion de l’Evangile, le vrai théisme, et ce qu’on peut appeler le droit divin naturel. L’autre, inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires : elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois; hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle étranger, barbare; elle n’étend les devoirs et les droits de l’homme qu’aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des premiers peuples, auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou positif.[49]

Le caractère exclusivement national de cette religion (« les départements des Dieux étaient, pour ainsi dire, fixés par les bornes des Nations[50] ») est essentiel à la formation de la vertu des citoyens des républiques selon Rousseau, car cet attachement religieux de la nation à ses dieux fait la vigueur de son patriotisme et produit cet extraordinaire changement dans la nature humaine qui est le grand legs des premiers législateurs :

Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature.[51]

Ainsi, le discours de la religion nationale supplée initialement à l’absence des lois pour produire ce sentiment d’existence commune qui prépare les moeurs de la nation à la vertu, c’est-à-dire à l’amour de la patrie et des lois. L’institution d’un peuple avec ce « droit divin civil ou positif » a pour condition de représenter l’homme « hors de la nation » comme « infidèle, étranger, barbare », soit encore de s’aliéner de la grande société du genre humain pour ne se sentir exister que dans la société partielle. Toute guerre entre les nations était aussi bien une guerre théologique[52]. La volonté générale, comme concept du droit politique, repose donc sur un patriotisme exclusif qui puisait dans la force du sentiment religieux. La conséquence, c’est que la vertu des citoyens antiques, c’est-à-dire la condition de la subsistance d’un peuple, s’apparentait à un véritable fanatisme de la patrie. Sur ce point, la première version du Contrat social est tout à fait explicite :

Dans tout Etat qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit pas à l’immortalité de l’âme point de vie à venir est nécessairement un mauvais citoyen lâche ou un fou; Mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie du bonheur de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ces visions à ce fanatique et donnez lui ce même espoir pour prix de la vertu l’amour vous en ferez le plus grand des hommes un vertueux un vrai Citoyen.[53]

Le concept de vertu des républiques antiques est en ce sens inséparable d’une forme de fanatisme déplacé : l’espoir de la vie à venir en devenant pour ce fanatique le prix de la vertu ou de l’amour de la patrie fait de lui un vrai citoyen. L’intrication du théologique et du religieux dans l’oeuvre des législateurs antiques est jugée par Rousseau à la fois bonne et mauvaise :

bonne en ce qu’elle réunit le culte divin et l’amour des loix, et que faisant de la patrie l’objet de l’adoration des citoyens, elle leur apprend que servir l’Etat c’est servir Dieu. […] mauvaise en ce qu’étant fondée sur l’erreur et sur le mensonge elle trompe les h[ommes,] les rend crédules et superstitieux, et noye le vrai culte de la divinité dans un vain cérémonial. Elle est mauvaise encore quand devenant exclusive et tirannique elle rend un peuple sanguinaire et intolérant en sorte qu’il ne respire que meurtre et massacre et croit faire une action sainte de tuer quiconque n’admet pas ses dieux et ses loix.[54]

Il n’est peut-être pas possible de dire plus clairement que la vertu politique des républiques antiques, de par l’origine même de l’institution, a certes pour qualité d’attacher plus vivement qu’aucune autre le citoyen à la patrie et aux lois, mais qu’il n’y a rien de plus contraire aux Lumières et à la religion naturelle de l’homme – telle que Rousseau en propose sa version dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » au Livre IV d’Émile – que le ressort religieux, c’est-à-dire le zèle, de cette vertu : « je ne vois point qu’il soit possible de séparer ces même cruautés du même zèle et de concilier les droits d’une Religion nationale avec ceux de l’humanité. Il vaut donc mieux attacher les citoyens à l’état par des liens moins forts et plus doux et n’avoir ni héros ni fanatiques ». Rousseau, de ce point de vue, au sortir des siècles de persécutions et de guerres de religion, suit le parti des Lumières de son siècle contre la superstition et le fanatisme, et défend contre toute religion nationale[55] l’idée d’une religion naturelle qui étende le sentiment d’existence commune au-delà des frontières de la nation, dans l’humanité – et adoucisse ainsi les moeurs de la nation et la sévérité des lois. Cette « religion de l’homme », il en reconnaît les linéaments dans le premier christianisme, « celui de l’évangile ». Le problème est que « cette Religion, sainte, sublime, véritable », par laquelle « les hommes enfans du même Dieu, se reconnoissent tous pour frères, et la société qui les unit est d’autant plus étroite qu’elle ne se dissout pas même à la mort », « n’ayant nulle relation particulière à la constitution de l’état, laisse aux loix politiques et civiles la seule force que leur donne le droit naturel sans leur ajouter aucune autre. Et par là un des plus grands soutiens de la société reste sans effet dans l’état[56] ».

Attacher les citoyens à l’État par des liens « moins forts et plus doux », ôter à la vertu le zèle des religions nationales antiques, « désintriquer[57] » dans l’institution le théologique et le politique, est-ce encore se donner un ressort suffisant dans les moeurs pour produire la vertu politique, c’est-à-dire l’amour de la patrie et des lois? On dira dans ce cas, pour suppléer à la perte du ressort de la religion nationale, qu’il faudrait donner pour ressort à une vertu politique moderne un autre zèle, celui justement de cette religion naturelle qui a l’avantage de ne pas avoir partie liée au fanatisme et à la superstition. Mais comme nous l’avons vu en comparant plus haut Rousseau à Montesquieu, rien n’est plus contraire qu’un tel zèle de la religion de l’homme, qu’une telle vertu chrétienne, selon Rousseau, à l’esprit social[58]. Si la religion de l’homme devait servir de ressort à une vertu, celle-ci serait chrétienne en son sens véritable, mais la patrie à laquelle cette vertu nous attacherait ne serait pas de ce monde. Le véritable christianisme a pour effet, en étendant le sentiment d’existence à l’humanité, de « séparer le sistème théologique du sistème politique[59] ». Il sape les fondements mêmes de la citoyenneté en détachant le coeur « de toutes les choses de la terre », et donc de l’État. L’horizon de la Cité de Dieu (pour autant qu’un anti-augustinien comme Rousseau souscrive à l’analogie des deux Cités) désacralise l’autorité des lois des républiques humaines, mais sans pouvoir proposer à la place la nouvelle législation d’un système politique. La véritable patrie du chrétien est la cité céleste de l’humanité entière, et sauf dévoiement de la religion de l’homme en religion du prêtre[60] – par exemple dans l’institution papale du catholicisme romain –, la république céleste du chrétien ne se matérialise dans aucune institution terrestre. Jésus n’est donc pas un législateur précisément parce que sa parole sépare le système théologique du système politique. Si la démocratie se pensait selon le devenir peuple d’hommes d’un peuple de Dieux, avec Jésus en revanche, le devenir homme du Dieu se passe de la médiation de l’idée du peuple; elle ne concerne pas tant le citoyen que la personne humaine. En un sens autre que purement théologique, en un sens politique, la notion de « République chrétienne » est ainsi pur oxymore :

Mais je me trompe en disant une République chrétienne; chacun de ces deux mots exclut l’autre. Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves; ils le savent et ne s’en émeuvent guère; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux.

Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous dit-on. Je le nie. Qu’on m’en montre de telles? Quant à moi, je ne connais point de troupes chrétiennes. On me citera les croisades. Sans disputer sur la valeur des Croisés, je remarquerai que bien loin d’être des Chrétiens, c’étaient des soldats du prêtre, des Citoyens de l’Eglise; ils se battaient pour son pays Spirituel, qu’elle avait rendu temporel on ne sait comment. A le bien prendre, ceci rentre sous le paganisme; comme l’Évangile n’établit point une Religion nationale, toute guerre sacrée est impossible parmi les Chrétiens.[61]

Progrès inestimable d’un côté, la religion des Évangiles, en étendant le sentiment d’existence commune au genre humain par la médiation d’un Dieu universel, n’en a pas moins corrompu radicalement le sentiment patriotique des nations et empires du monde antique au point d’avoir détruit « toute la valeur romaine ». Il dissout le ressort moral de la volonté générale qu’est le sentiment patriotique, et, sauf à se contredire et se trahir en rendant « temporel on ne sait comment » « son pays Spirituel[62] », il ne supplée pas de façon adéquate par des institutions politiques au vide qu’il crée : le Sauveur ne fait pas oeuvre de législateur, puisque la parole divine qu’il incarne, bien qu’elle prescrive d’obéir aux lois de son pays, n’attache pas le coeur des hommes qui l’entendent à leur patrie terrestre, avec ses institutions et ses lois. La scission entre le système théologique et le système politique a définitivement ruiné le fondement antique du second – l’oeuvre du législateur –, mais ne supplée plus par la liberté politique aux effets de l’état social. La belle totalité de la cité antique est irrémédiablement scindée au point que Rousseau affirme dans Émile : « L’institution publique n’existe plus et ne peut plus exister; parce qu’où il n’y a plus de patrie il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes.[63] »

On voit donc en quoi consiste l’antinomie : le zèle des religions nationales antiques donnait certes un puissant ressort à la vertu politique, mais ce ressort a le défaut de rendre les hommes crédules et superstitieux, et de pouvoir conduire à la tyrannie et au plus intolérant des fanatismes; mais le zèle de la religion de l’homme (La profession de foi du vicaire savoyard) a quant à lui le défaut de distendre le ressort de la vertu antique, de nous faire nous sentir hommes, avant que d’être citoyens. La parole divine cessant d’être le fondement de la sainteté des lois, leur obéir reste possible, mais en tant qu’hommes davantage qu’en tant que citoyens. Avec la « désintrication » du théologique et du politique – souhaitable du point de vue des Lumières sur la superstition que Rousseau embrasse –, la parole religieuse ne peut définitivement plus servir de ressort pour sanctifier les lois. Celles-ci ne peuvent donc plus être mises au-dessus des hommes par l’artifice d’une parole proprement religieuse.

Mais, si tant est qu’une république soit possible, qui ne se fourvoie pas dans la voie d’une intrication du théologique et du politique, alors, pour pouvoir au moins espérer conserver les lois au-dessus des hommes, c’est-à-dire seulement préserver la sainteté du pacte social, il faudrait impérativement prévenir qu’une certaine parole religieuse ne s’autorise à un point de vue supérieur aux lois. Il faudrait en ce sens soumettre l’expression de la pluralité des dogmes religieux positifs à l’autorité des lois, pour qu’aucune religion ne s’autorise d’un dogme intolérant. Certains commentateurs – c’est le cas de Blaise Bachofen par exemple – interprètent ainsi la profession de foi de la religion civile dans le Contrat social comme l’énoncé d’un dogme purement négatif : la religion civile tendrait à ne fixer aucun dogme religieux positif, mais seulement des « dogmes négatifs » dont le but serait de « neutraliser les effets de la “religion du prêtre”, en intégrant la tolérance (donc l’acceptation de la pluralité religieuse) dans l’appareil dogmatique de chacune des religions qui coexistent dans l’État.[64] » Elle n’aurait pas de dogme positif au-delà de l’institutionnalisation de la tolérance. À l’appui de cette thèse, on peut encore souligner qu’entre la rédaction du MsG et celle du Contrat social, la part réservée aux dogmes de la religion civile réduit considérablement de volume.

Sans doute est-ce là, nécessairement, la tendance de la religion civile tant il serait contraire à l’esprit du chapitre que celle-ci pût avoir pour fin de réunir le théologique et le politique dans la formulation de dogmes religieux d’État. Pourtant, il paraît difficile de parler ici d’une « théologie purement négative » (Bachofen) ou d’une pure « politique des religions » (Swenson[65]), puisque jusque dans la version définitive du Contrat social, Rousseau adjoint à la « profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles » des « dogmes positifs » : « l’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du Contract social et des loix[66] ». La religion civile n’a donc pas simplement pour but négatif de neutraliser les tendances des dogmes religieux à se placer au-dessus des lois, elle a aussi pour objet de maintenir par des dogmes religieux civils positifs le contrat et les lois au-dessus des hommes. Mieux, plutôt que de seulement neutraliser les tendances à l’intolérance des dogmes religieux pluriels, elle tend encore à capter leurs énergies pour les mobiliser au service des lois, pour conserver aux lois leur sacralité, au-dessus des hommes[67]. S’il y a bien encore un reste positif d’intrication du théologique et du politique dans la religion civile de Rousseau, c’est parce que leur dissociation complète risque d’ôter à la vertu son ressort le plus puissant sans lequel l’État ne peut durablement subsister : « Sitôt que les h : vivent en société il leur faut une Religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans Religion et si on ne lui en donnoit point, de lui-même il s’en feroit bientôt une ou seroit bien tôt détruit[68]. »

Il est vrai que cette thèse forte du MsG disparaît de la version finale du Contrat social, et avec elle peut-être les formulations les plus prescriptives[69] en matière de religion du chapitre de la « religion civile ». La tendance du texte de Rousseau est donc bien celle d’une « désintrication » accomplie du religieux et du politique. Mais l’effacement de cette thèse qui lie subsistance de l’État et religion d’un peuple a une conséquence qui n’avait pas été remarquée jusqu’à un travail récent de Swenson[70] : entre le MsG et la rédaction définitive du Contrat social, Rousseau efface sciemment les principaux usages politiques du concept de vertu (lorsqu’il use de ce concept, ce n’est presque plus exclusivement que par emprunt à Machiavel ou à Montesquieu[71]), cela précisément dans les chapitres où il est question du législateur et de la religion civile[72]. Rousseau, dans le Contrat social, semble privilégier l’effet cognitif des bonnes lois (le rôle des lumières publiques dans la généralisation de la volonté) à l’effet moral (la vertu, l’amour de la patrie), ce qui pousse Swenson à réviser sa propre lecture du républicanisme de Rousseau[73].

L’époque moderne trouve sans doute des moyens de suppléer dans les moeurs à la perte de l’unité théologico-politique antique, de l’amour religieux de la patrie, mais non pas de maintenir un lien affectif aussi fort avec leur patrie dans le coeur des citoyens. Rousseau voit d’autant mieux les dangers qu’il y aurait à vouloir produire un tel amour de la patrie, qu’il mesure combien, à la différence des religions nationales antiques pour lesquelles « le Dieu d’un peuple n’avoit aucun droit sur les autres peuples[74] », un christianisme dévoyé en religion nationale prétendrait à de tels droits. C’est pourquoi cette « religion de l’homme » en devenant nationale est plus susceptible de devenir « exclusive et tirannique », et de rendre « un peuple sanguinaire et intolérant en sorte qu’il ne respire que meurtre et massacre et croit faire une action sainte de tuer quiconque n’admet pas ses Dieux et ses loix[75]. » L’amour de la patrie qui peut être celui des Modernes est nécessairement distinct de celui des Anciens sur le plan qualitatif, sans que cet écart, dont Rousseau pense l’origine dans l’effet destructeur de la religion de l’homme pour l’oeuvre des premiers législateurs, puisse et doive être comblé. La vertu qui est l’effet des lois et du gouvernement et par laquelle l’État subsiste n’est plus à l’époque moderne que nominalement semblable à celle des républiques antiques.

De fait, dans le résumé du Contrat social qui est donné au livre V d’Émile, la dissociation qui n’était peut-être pas entièrement consommée entre le théologique et le politique en raison de ces « dogmes positifs » de la religion civile est achevée, puisque nulle mention n’est faite à Émile d’une profession de foi purement civile. Formé à la religion naturelle du vicaire et à l’amour de l’humanité, éduqué à être homme et non pas citoyen, Émile sera néanmoins capable de comprendre les fondements du droit politique, et même un temps désireux de trouver une patrie. Cette recherche d’une patrie sera vaine, mais cet échec ne réduira pas à néant l’usage qu’il pourra faire des leçons du Contrat social, celles-ci lui permettant tout au moins de juger des simulacres de lois de son pays au regard de la volonté générale.

Si je te parlais des devoirs du Citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m’avoir confondu. Tu te tromperais, pourtant, cher Emile, car qui n’a pas de patrie a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social n’ait pas été observé, qu’importe, si l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté générale […]? Ô Emile! Où est l’homme de bien qui ne doit rien à son pays? Quel qu’il soit, il lui doit ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme, la moralité de ses actions et l’amour de la vertu.[76]

Dans ces conditions, l’idéal démocratique moteur devient davantage un concept normatif et axiologique à l’aune duquel Émile pourra juger du gouvernement et des institutions de son pays, mais Émile ne pourra jamais sacraliser d’autres lois que celles d’une patrie qui n’existe pas ou plus. Simulacres, les lois de son pays ne peuvent être sacralisées, quand bien même par leur effet elles imitent ce qu’aurait fait la volonté générale. Émile a des devoirs, des obligations[77] au regard des simulacres de lois du pays qui l’a protégé et où il a pu devenir un homme de bien. Mais même si Émile avait vécu sous un gouvernement qui aurait imité le gouvernement légitime, où l’intérêt particulier aurait produit une apparence de démocratie dans le fonctionnement des institutions – même s’il avait vécu dans une démocratie libérale –, il serait devenu tout à fait incapable d’en regarder les lois comme sacrées et de leur obéir proprement par vertu politique. Il aime davantage la vertu qu’il n’est vertueux au sens antique. Il reste invariablement homme avant que d’être citoyen.