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Alors que le droit de manifester semble acquis au Canada depuis plusieurs années, en réalité, l’exercice de ce droit demeure toujours précaire. Des arrestations de masse, où l’ensemble des manifestants sont mis en état d’arrestation et la manifestation interrompue de façon musclée, auraient lieu même lorsque la majorité des participants demeure pacifique.

De par sa nature, la manifestation est souvent très agitée. D’ailleurs, la perturbation qu’elle occasionne serait un élément essentiel de son efficacité comme mode d’action politique. Une incompréhension de sa nature et de son importance comme droit fondamental dans une société démocratique ferait en sorte que les tribunaux persistent à maintenir un état du droit qui lui est peu favorable.

Comme simple corollaire de la liberté d’expression, le droit de manifester souffre d’une évolution jurisprudentielle qui lui semble mal adaptée et qui néglige sa dimension collective. La manifestation ne serait alors qu’un simple mode d’expression parmi d’autres. La liberté de réunion pacifique prévue par l’article 2 (c) de la Charte canadienne des droits et libertés[1], droit véritablement abandonné depuis l’adoption de la Charte, serait une source potentielle de développement d’une protection du droit de manifester qui y serait mieux adaptée[2]. Mais alors, le contenu de ce droit reste à définir. En particulier, pour éviter que le droit de manifester se bute aux mêmes embûches que jusqu’à présent, il faudra bien définir les limites que pose la nécessité que la réunion demeure pacifique. L’aspect pacifique de la manifestation devrait ainsi se rattacher de près au concept de violence.

Après une présentation de quelques exemples d’arrestation de masse au Québec et au Canada pour illustrer la situation précaire du droit de manifester, nous nous pencherons sur l’importance et la nature de ce droit. Par la suite, le développement du droit de manifester au Canada depuis l’adoption de la Charte sera abordé pour démontrer la manière dont il en est venu à se confondre avec la liberté d’expression. En raison du vide juridique entourant la liberté de réunion pacifique prévue par la Charte, nous poserons notre regard ailleurs pour examiner la façon dont ce droit a été interprété en rapport avec le droit de manifester. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) serait notamment une source féconde pour favoriser une interprétation de la Charte mieux adaptée au droit de manifester.

1 Le statut précaire du droit de manifester

En avril 2006, le Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) rendait ses observations finales sur le cinquième rapport périodique remis par le Canada conformément au Pacte international relatif aux droits civils et politiques[3]. En particulier, ce comité faisait état de ses préoccupations à la suite de plusieurs arrestations de masse survenues dans la région de Montréal[4] :

Le Comité est préoccupé par les renseignements selon lesquels la police, en particulier à Montréal, aurait procédé à des arrestations massives de manifestants. Il relève la réponse de l’État partie qui a affirmé que les arrestations effectuées à Montréal n’étaient pas arbitraires puisque dans chaque cas il y avait une base légale. Le Comité rappelle toutefois que la détention peut être arbitraire lorsque la privation de liberté résulte de l’exercice des droits et libertés garantis par le Pacte, en particulier aux articles 19 et 21 (art. 9, 19, 21 et 26)[5].

Dans cet extrait, le Comité des droits de l’homme de l’ONU faisait référence à plus de 1 400 arrestations survenues lors de manifestations au Québec de 1999 à 2004[6]. La grande majorité de ces arrestations avaient été effectuées dans le contexte d’arrestations de masse, dont certaines où plusieurs centaines de personnes avaient été arrêtées. Alors que les arrestations de masse au Québec et dans l’ensemble du Canada ont été nombreuses pendant la dernière décennie, nous nous limiterons ici à la présentation de celles qui nous ont semblé le plus clairement injustifiées.

Le 15 mars 2002, lors d’une manifestation annuelle tenue par le Collectif opposé à la brutalité policière pour marquer la Journée internationale contre la brutalité policière, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) encercle complètement la manifestation et arrête 371 personnes[7]. Les policiers avisent les manifestants qu’ils sont en état d’arrestation puisqu’ils ont participé à un attroupement illégal. De 275 à 350 personnes sont plus tard accusées d’avoir pris part à un attroupement illégal[8]. Pendant l’un des procès, la poursuite essaie de démontrer que la manifestation est devenue un attroupement illégal après deux graffitis et une vitre fracassée au quartier général du SPVM[9]. Au bout d’une saga judiciaire qui a duré plus de six ans, la majorité des manifestants ont été acquittés ou ont bénéficié d’un arrêt des procédures dans leur dossier[10].

Le 26 avril 2002, une autre arrestation de masse a lieu au centre-ville de Montréal. De 400 à 500 personnes sont rassemblées dans un parc en vue de prendre part à une manifestation pour dénoncer les politiques des ministres du Travail des pays membres du G8. Un peu avant le début planifié de la manifestation, le SPVM encercle les manifestants. Après avoir été fouillés puis identifiés, les manifestants sont placés dans des autobus et transportés à des stations de métro où les policiers leur imposent la direction qu’ils doivent prendre. Au total, 147 personnes se font remettre un constat d’infraction municipale, alors que la majorité des gens sont libérés sans aucune accusation. Des 147 personnes qui reçoivent un constat, 103 le contestent et sont acquittées[11].

L’année suivante, le 28 juillet 2003, une manifestation a lieu à Montréal à l’occasion d’une rencontre des ministres du Commerce des pays membres de l’Organisation mondiale du commerce. Après le dispersement de la manifestation, certains manifestants se rassemblent dans un terrain vague éloigné du lieu de la manifestation. Peu de temps après, le SPVM encercle le groupe. Les manifestants sont détenus pendant plusieurs heures avant d’être sortis de l’encerclement et placés dans des autobus pour être transportés au centre de détention où certains sont détenus plus de 24 heures. Dans ce cas, 238 personnes sont accusées d’avoir participé à un attroupement illégal. L’ensemble des accusations sera finalement retiré par les procureurs de la Couronne[12].

À l’extérieur du Québec, c’est lors de la tenue du sommet du G20 à Toronto qu’a lieu « la plus grande arrestation de masse en temps de paix dans l’histoire du Canada[13] ». Au total, 1 105 personnes sont arrêtées dont plusieurs, selon un rapport du Comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes, étaient « des membres des médias, des observateurs chargés de veiller au respect des droits humains ou encore des manifestants pacifiques et des passants[14] ».

Alors que ces arrestations ont été vertement dénoncées par plusieurs organismes voués à la protection des droits de la personne[15], certaines des critiques proviennent d’un organisme gouvernemental. Dans un rapport déposé en décembre 2010, l’Ombudsman de l’Ontario, qui examine les plaintes du public sur les services gouvernementaux provinciaux, note ceci :

Le nombre imposant d’arrestations à l’occasion du G20 et la manière dont elles se sont déroulées étaient sans précédent au Canada et ont souvent paru complètement en décalage avec l’image traditionnelle du pays. Comme l’a souligné un éminent avocat et universitaire, ces évènements « auraient pu se produire durant une manifestation en Europe de l’Est, à une ère révolue, mais pas ici. C’est un abus complet de procédure. Quelqu’un aurait dû surveiller la situation »[16].

En juillet 2011, le bâtonnier du Québec prend aussi position pour demander une enquête publique et indépendante afin de faire la lumière sur ces arrestations massives sans précédent[17].

Des 1 105 personnes arrêtées, un peu moins de 700 seront relâchées sans accusation et la plupart des accusations contre les 315 autres personnes seront retirées ou suspendues[18]. En date du 14 octobre 2010, il ne demeure que 99 dossiers devant les tribunaux[19]. Certains organismes ont avancé que le fait que si peu d’accusations ont été retenues d’un si grand nombre d’arrestations démontre que ces arrestations massives étaient purement préventives, arbitraires et illégales[20].

Finalement, les arrestations récentes au Québec en rapport avec les mouvements étudiants sont particulièrement inquiétantes. Rappelons que depuis février 2012, à la suite de l’annonce par le gouvernement provincial d’une augmentation projetée des frais de scolarité de 75 p. cent, hausse étalée sur les cinq prochaines années, il y a eu une mobilisation étudiante sans précédent, plusieurs associations étudiantes votant pour une grève générale illimitée. Cette mobilisation a donné lieu à des centaines de manifestations pendant le printemps et au début de l’été. Malgré que le chiffre exact demeure à préciser, il y aurait eu plus de 2 000 arrestations depuis le début du conflit, dont une grande partie de celles-ci lors d’arrestations de masse.

En réaction à cette véritable crise, le gouvernement provincial a adopté la Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent[21] (communément appelée la « loi 78 »). Cette loi prévoit, entre autres, que les policiers doivent être informés de l’heure et de l’itinéraire d’une manifestation, sans quoi les manifestants s’exposent à des amendes pouvant atteindre des milliers de dollars. Depuis l’adoption de cette loi, les policiers ont déclaré plusieurs manifestations illégales du simple fait qu’un tel préavis ne leur a pas été fourni. Cette loi a été vivement critiquée, notamment par le bâtonnier du Barreau du Québec, qui a indiqué qu’elle porte atteinte aux droits constitutionnels et fondamentaux des citoyens[22], et par des experts indépendants de l’ONU, qui ont estimé que cette loi restreint indûment le droit d’association et de réunion pacifique au Québec[23].

D’emblée, la « loi 78 » semble difficilement justifiable. Il faudra par contre attendre que les tribunaux décident de sa conformité avec la Charte. Quant à la légalité des milliers d’arrestations, il sera aussi nécessaire d’attendre le dénouement des procès et possiblement d’une enquête publique pour mettre la situation au clair[24]. À tout le moins, le nombre d’arrestations pendant les derniers mois est suffisant pour créer de vives inquiétudes quant au droit de manifester au Québec.

Ces quelques exemples démontrent bien la situation précaire du droit de manifester au Canada. Il s’agit pourtant d’un mode d’action privilégié sur le plan politique.

2 La manifestation

Avant d’aborder le coeur de notre sujet, nous définirons dans cette section ce que nous visons lorsque nous discutons de manifestation. Nous aborderons ensuite l’importance de la manifestation comme moyen d’action politique.

2.1 La nature de la manifestation

Dans un article portant sur le droit de manifester paru avant l’adoption de la Charte, le professeur André Jodouin définit la manifestation comme une « action collective et publique qui a pour but la communication[25] ». Cette définition a l’avantage d’englober la manifestation sous toutes ses formes. Elle retient aussi trois éléments essentiels de la manifestation, soit ses aspects collectif, public et expressif. Les auteurs Fillieule et Tartakowsky considèrent que la manifestation renvoie toujours à au moins quatre éléments : 1) une occupation momentanée d’un lieu physique ouvert ; 2) l’expressivité ; 3) une pluralité de participants ; et 4) une dimension politique[26].

Il va de soi que la manifestation nécessite une pluralité d’acteurs puisqu’elle implique toujours une réunion ou un rassemblement de gens. La manifestation se tient aussi nécessairement en public, mais il ne s’agit pas ici d’une dichotomie entre propriété publique et propriété privée. La manifestation peut se dérouler dans ces deux types d’endroits, pourvu qu’il s’agisse d’un lieu ouvert au public. La notion d’« occupation momentanée de lieux physiques ouverts » exprime bien cette idée.

La dimension publique de la manifestation est intimement liée à sa dimension expressive. Pour que la manifestation puisse communiquer son message, il faut nécessairement qu’elle se déroule à la vue des gens, donc dans un lieu physique ouvert. Pour Fillieule et Tartakowsky, il s’agit de la dimension première de la manifestation :

Toute manifestation a pour dimension première l’expressivité, pour ses participants comme pour les publics, par l’affirmation visible d’un groupe préexistant ou non, par la mise au jour de demandes sociales plus ou moins précises. Ce second critère permet d’exclure les rassemblements de foule hétérogènes, sans principe unificateur (une foule de consommateurs un jour de marché, ou encore le phénomène des flashmobs) mais aussi des actions politiques visant la discrétion, voire le secret[27].

Enfin, pour qu’il s’agisse d’une manifestation, celle-ci doit « se traduire par ou déboucher sur l’expression de revendications de nature politique ou sociale[28] ». Comme le notent ces auteurs, ce critère est à la fois central et délicat. Délicat puisque la nature politique d’une manifestation ne serait pas toujours évidente. En effet, il peut arriver qu’elle soit dérivée plutôt qu’intentionnelle. Par exemple, une émeute qui éclate dans un quartier défavorisé peut « être le signe d’une crise sociopolitique ou l’occasion de son expression[29] ». Cette dernière dimension proposée par Fillieule et Tartakowsky touche directement au coeur du débat sur l’importance de la manifestation puisqu’elle sous-entend les liens que la manifestation entretient avec la démocratie.

Autrement, il n’y a pas lieu d’offrir une définition statique de la forme que prend la manifestation. Dans les exemples présentés au début de notre article, il s’agit de rassemblements de gens dans des lieux publics ou de défilés dans les rues. La manifestation va souvent prendre l’une de ces deux formes, ou être une combinaison des deux, des défilés aboutissant en un rassemblement. Elle peut aussi prendre d’autres formes, par exemple un barrage routier, une grève d’occupation (sit-in) ou un théâtre de rue.

Un autre aspect de la manifestation est presque toujours présent, à tout le moins sous ses deux formes les plus courantes, soit le rassemblement et le défilé. Il s’agit de ce que nous pourrions nommer l’aspect perturbateur de la manifestation. Cet aspect est intimement lié aux dimensions expressive et publique de la manifestation. Même si la perturbation occasionnée par une manifestation peut prendre une multitude de formes, il sera souvent possible de la catégoriser sous deux d’entre elles : soit une perturbation sonore et gestuelle, soit une perturbation par l’occupation temporaire de l’espace public. Qui a déjà participé à une manifestation ou même croisé des manifestants a certainement remarqué que les gens chantent, crient, frappent sur des tambours, parlent dans des mégaphones, lèvent des poings dans les airs, etc. Souvent, ces manifestations ont pour objet de dénoncer l’injustice. Il est normal qu’une injustice perçue soit dénoncée de vive voix, parfois sur un ton outragé ou fâché. Bref, la manifestation n’a rien du cortège funèbre, sobre et silencieux. La manifestation perturbe autant par le nombre de participants et l’occupation des lieux publics que par les actions des participants. Les défilés se déroulent rarement sur le trottoir, et il est commun qu’ils interrompent momentanément la circulation. De même, lorsqu’un lieu public est occupé, cela peut empêcher son utilisation habituelle pendant la durée du rassemblement. Cette perturbation par l’occupation d’un lieu public est souvent un élément nécessaire de la manifestation et source de son efficacité comme moyen pour faire valoir ses revendications sociales ou politiques. Considérons l’exemple d’un rassemblement de 100 000 personnes pour dénoncer la guerre en Irak. Tenu sur un terrain agricole éloigné des centres urbains, ce rassemblement, impressionnant en soi, ne serait remarqué par presque personne et aurait certainement peine à faire les manchettes. Tenu au centre-ville, le rassemblement porte un message qui est entendu par des milliers de personnes et les perturbations qu’il occasionne rendent la manifestation un fait incontournable pour les médias ainsi que pour l’État.

2.2 L’importance de la manifestation

La légitimité de la manifestation comme mode d’action politique est un sujet hautement débattu. À une extrémité de l’échiquier politique, les défenseurs de la manifestation avancent qu’elle est vitale pour le bon fonctionnement de la démocratie. À l’autre extrémité, certains estiment que la manifestation viole les droits des autres et mettrait plutôt la démocratie en péril[30]. Aussi, la manifestation est souvent la cible de vives critiques de la part des médias. En quête de sensationnalisme, ces derniers diffusent souvent en boucle les incidents violents survenus pendant une manifestation, alors même qu’il s’agit d’événements isolés lors d’une manifestation autrement pacifique. L’ensemble de la couverture médiatique donne parfois l’impression que les manifestations débouchent invariablement sur la violence.

Pourtant, pendant les dernières années, la manifestation semble avoir indéniablement prouvé son mérite au niveau international comme outil de changement social. Lors du « Printemps arabe », plusieurs pays ont été le théâtre de mouvements populaires d’envergure exigeant souvent l’abolition de dictatures et une transition vers un système plus démocratique. Les manifestations ont joué un rôle particulièrement important dans plusieurs de ces mouvements, notamment en Égypte, où des manifestations, des grèves, l’occupation d’espaces publics et des affrontements avec les forces de l’ordre aboutirent, le 11 février 2011, au départ du président Hosni Moubarak. Cette révolution suivait de près celle qui était survenue en Tunisie un mois auparavant après un mouvement contestataire similaire.

Les griefs des manifestants peuvent sensiblement varier d’un pays à l’autre. Par contre, la motivation derrière ce choix de mode d’action collectif serait souvent la même. Peu importe le contexte, la manifestation trouverait son importance dans l’absence d’autres moyens pour valablement se faire entendre. Même lorsqu’un droit de s’exprimer existe, le droit de se rassembler pacifiquement est parfois une des seules manières d’exercer ce droit efficacement : « Groups without the money to advertise often find it necessary to demonstrate. If their right to demonstrate is denied, the group must languish in a communicative vacuum. Demonstrations guarantee media exposure and in Western society, access to media is essential to the communication of a point of view, and to the fulfillment of group interests[31]. »

En 2002, le rapporteur spécial sur la liberté d’expression de l’Organisation des États américains soulignait ce fait en indiquant que les sections les plus démunies de notre hémisphère sont coupées des moyens traditionnels pour propager leurs messages de sorte que manifester est devenu un moyen de remettre en question l’État et de dénoncer les abus et les violations des droits de la personne[32]. Ce serait donc en tant que moyen pour se faire entendre ou écouter que la manifestation prendrait toute son importance.

3 Le droit de manifester au Canada : une protection mal adaptée

Dans cette section, nous présenterons d’abord la situation qui régnait avant l’adoption de la Charte pour ensuite aborder l’évolution jurisprudentielle qui a associé le droit de manifester à la liberté d’expression. Enfin, nous examinerons deux limites importantes au droit de manifester en tant qu’activité expressive, soit selon le lieu où la manifestation se déroule et lorsque la manifestation devient violente.

3.1 Le droit de manifester avant l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés

Écrivant au sujet de la manifestation douze ans avant l’adoption de la Charte, le professeur Jodouin avait exprimé un espoir que celle-ci trouve éventuellement une protection en vertu de la Déclaration canadienne des droits[33]. Il indiquait que « [l]e statut de liberté que la déclaration canadienne des droits accorde à la réunion et à l’expression devrait conduire à la protection de la manifestation qui, dans certaines circonstances, est l’exercice de cette liberté[34] ». Finalement, cette prévision s’est révélée un peu trop optimiste.

Un tel espoir pouvait difficilement être maintenu suivant la position adoptée par la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dupond c. Ville de Montréal[35]. Dans cette affaire, la Cour suprême devait statuer sur la constitutionnalité d’une ordonnance municipale, adoptée en 1969 par le comité exécutif de la Ville de Montréal, qui interdisait la tenue d’assemblées sur le territoire de la ville pendant 30 jours. C’est principalement en raison d’une allégation d’empiètement illicite sur le champ exclusif de compétence fédérale en matière criminelle que la constitutionnalité de l’ordonnance était contestée. Par contre, un moyen subsidiaire était invoqué selon lequel l’ordonnance concernait et contredisait « les libertés fondamentales d’expression, de réunion et d’association, la liberté de la presse et la liberté de religion, héritées du Royaume-Uni et incluses dans la Constitution par le préambule de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867[36] ». Dupond alléguait aussi que, si la matière visée par l’ordonnance était de compétence fédérale, ces mêmes droits étaient protégés par la Déclaration canadienne des droits. La réponse de la majorité, sous la plume du juge Beetz, a été sans équivoque :

Les libertés d’expression, de réunion et d’association, ainsi que la liberté de la presse et la liberté de religion, sont distinctes et indépendantes de la faculté de tenir des assemblées, des défilés, des attroupements, des manifestations, des processions dans le domaine public d’une ville. Cela est particulièrement vrai pour la liberté d’expression et la liberté de la presse dont traitait le Renvoi relatif aux lois de l’Alberta, [1938] R.C.S. 100. Une manifestation n’est pas une forme de discours mais une action collective. C’est plus une démonstration de force qu’un appel à la raison ; la confusion propre à une manifestation l’empêche de devenir une forme de langage et d’atteindre le niveau du discours.

Le droit de tenir des réunions publiques sur un chemin public ou dans un parc est inconnu en droit anglais. Loin d’être l’objet d’un droit, la tenue d’une réunion publique dans une rue ou dans un parc peut constituer une atteinte aux droits des pouvoirs municipaux qui sont propriétaires de la rue, même si aucun tiers n’est gêné et qu’aucun préjudice n’en résulte ; elle peut également constituer une nuisance[37].

Toutefois, même s’il n’y avait aucun droit de manifester avant la Charte, les manifestations étaient tout de même tolérées par les gouvernements fédéral, provinciaux et municipaux, propriétaires des lieux sur lesquels elles avaient lieu. Dans l’extrait ci-dessus, le juge Beetz veut clairement dissocier la manifestation de la liberté d’expression, qui bénéficiait déjà d’une certaine protection en tant que liberté fondamentale. Ironiquement, c’est principalement sous l’égide de la liberté d’expression que la manifestation bénéficie maintenant d’une protection au Canada.

3.2 La manifestation : une activité expressive

Comme la manifestation est avant tout une réunion ou un rassemblement de personnes dans un lieu public pour exprimer un message, intuitivement, plusieurs seraient portés à croire qu’elle est protégée par l’article 2 (c) de la Charte, qui prévoit la liberté de réunion pacifique. Cependant, dès les premiers efforts d’interprétation de la Charte, certains ont considéré que la liberté de réunion pacifique n’était rien de plus qu’une modalité particulière d’exercice de la liberté d’expression prévue dans l’article 2 (b) de la Charte. L’extrait suivant d’un texte publié l’année de l’adoption de la Charte est révélateur de ce débat :

The differing definitions of freedom of assembly, then, are not so much contradictory as complementary. Some, for example, have argued that freedom of assembly is nothing more than a « specific form of freedom of speech », while others have suggested that there is a distinction between free assembly and free speech due to the fact that assembly relates to the behaviour of a gathered group, whereas speech is concerned with the content of a verbal or written message[38].

Même si les tribunaux n’adoptent jamais explicitement l’une ou l’autre de ces positions, le premier point de vue serait implicitement triomphant du fait de la marginalisation presque totale de la liberté de réunion pacifique. La doctrine, souvent à la remorque de l’interprétation jurisprudentielle, abandonnera aussi tout effort d’interprétation et d’application de cette liberté. Par ailleurs, dans la majorité des oeuvres de référence en matière d’interprétation de la Charte, la section portant sur la liberté de réunion pacifique est remarquable par sa brièveté ou même son absence. Par exemple, dans l’oeuvre magistrale du professeur Hogg, Constitutionnal Law of Canada, la section portant sur le sujet fait à peine une page. À la fin de cette brève section, le professeur Hogg note ce qui suit : « The Supreme Court of Canada has not treated picketing as an exercise of the right of assembly, although that would also be a plausible analysis[39]. »

Quoique certains aient déjà avancé que le piquetage ne devrait pas être assimilé à la manifestation politique[40], il demeure qu’il s’agit d’une réunion de gens dans un endroit pour exprimer un message. C’est d’ailleurs grâce à l’analyse de la protection du piquetage que la Cour suprême va associer le droit de manifester à la liberté d’expression plutôt qu’à la liberté de réunion pacifique.

Quelques années après l’adoption de la Charte, dans l’arrêt S.D.G.M.R. c. Dolphin Delivery Ltd.[41], la Cour suprême devait déterminer si une injonction interlocutoire empêchant le piquetage secondaire portait atteinte aux droits prévus par la Charte. Le juge McIntyre, écrivant pour la majorité, affirme alors que le piquetage « comporte toujours un élément d’expression[42] » et, en tant que tel, peut bénéficier de la protection accordée par l’article 2 (b) de la Charte[43]. Il avance cependant une exception à ce principe en indiquant que « cette liberté ne jouerait pas dans le cas de menaces ou d’actes de violence[44] ». Considérant que le piquetage est une forme de réunion ou une forme de manifestation, un premier pas est alors franchi vers une protection du droit de manifester axée sur sa dimension expressive.

En 2002, dans l’arrêt S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi Cola Canada Beverages (West) Ltd.[45], qui porte encore une fois sur le piquetage, cette approche est confirmée lorsque la juge en chef McLachlin et le juge LeBel assimilent la manifestation politique au piquetage :

En dehors du domaine traditionnel du travail, le piquetage s’étend aux boycottages de consommation et aux manifestations politiques […] Une ligne de piquetage indique souvent l’existence d’un conflit de travail. Cependant, elle peut également servir à démontrer de façon tangible le mécontentement d’une personne ou d’un groupe au sujet d’un problème[46].

Vu l’affirmation de la Cour suprême dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général) quelques années auparavant, soit que, « si l’activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de la garantie[47] », il n’est pas surprenant que le plus haut tribunal du pays considère la manifestation comme une activité expressive protégée par l’article 2 (b) de la Charte. Il n’est toutefois pas facile de comprendre pourquoi la Cour suprême ne considère jamais l’élément collectif du piquetage ou de la manifestation, à savoir qu’il s’agit d’une réunion ou d’un rassemblement de plusieurs personnes pour transmettre un message.

3.3 L’occupation d’un lieu public

Comme cela a été noté plus haut, avant l’adoption de la Charte, les différents gouvernements, à titre de propriétaires des lieux publics, jouissaient d’une discrétion pour tolérer ou non les manifestations sur ces lieux[48]. Rappelons ici que l’occupation d’un lieu public ouvert est un élément nécessaire de la manifestation. Il faut donc, pour qu’il existe un réel droit de manifester, qu’il y ait à la fois un droit à l’expression par une pluralité de participants, mais aussi le droit d’occuper momentanément un lieu physique ouvert. Pour affirmer qu’il existe un droit de manifester, il faut donc plus qu’une simple tolérance par les différents gouvernements[49].

Dans l’arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada, alors qu’il y avait un désaccord sur le cadre d’analyse à appliquer[50], la Cour suprême confirme unanimement que l’article 2 (b) de la Charte protège le droit individuel de s’exprimer dans certains endroits ou espaces publics[51]. Elle confirme, de ce fait, que le gouvernement ne possède pas le pouvoir absolu d’un propriétaire privé de contrôler l’accès et l’utilisation de la propriété publique[52]. Quelques années plus tard, la Cour suprême confirme encore cette opinion dans l’arrêt Ramsden c. Peterborough (Ville)[53].

Plus récemment, dans l’arrêt Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., la juge en chef McLachlin et la juge Deschamps, écrivant pour la majorité de la Cour suprême, indiquaient que « [l]’un des aspects de la liberté d’expression est le droit de s’exprimer dans certains endroits publics[54] ». Elles ajoutaient : « Ainsi, la place et la tribune publiques sont devenues, par tradition, des lieux où l’expression est protégée. Il s’agit en l’espèce de savoir si l’article 2 (b) de la Charte protège non seulement l’activité à laquelle se sont livrés les appelants, mais également leur droit de s’y livrer là où ils s’y sont livrés, c’est-à-dire sur une voie publique[55]. »

Dans cet arrêt, la juge en chef McLachlin et la juge Deschamps proposent aussi un nouveau cadre d’analyse qui intègre certains des éléments proposés dans l’arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada[56]. Pour déterminer si un lieu public est l’un de ceux où l’expression est protégée, elles conçoivent le cadre d’analyse suivant :

La question fondamentale quant à l’expression sur une propriété appartenant à l’État consiste à déterminer s’il s’agit d’un endroit public où l’on s’attendrait à ce que la liberté d’expression bénéficie d’une protection constitutionnelle parce que l’expression, dans ce lieu, ne va pas à l’encontre des objectifs que l’al. 2b) est censé favoriser, soit : (1) le débat démocratique ; (2) la recherche de la vérité ; et (3) l’épanouissement personnel. Pour trancher cette question, il faut examiner les facteurs suivants :

a) la fonction historique ou réelle de l’endroit ;

b) les autres caractéristiques du lieu qui laissent croire que le fait de s’y exprimer minerait les valeurs sous-jacentes à la liberté d’expression[57].

Appliquant ce cadre d’analyse quelques années plus tard dans l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, la juge Deschamps précisera que « [l]e fait que l’expression publique y a été permise ou qu’elle l’est actuellement est un bon indice de sa protection constitutionnelle[58] ». Elle notera que « l’estrade destinée à l’usage des citoyens aura nécessairement une fonction qui ne va pas à l’encontre des objectifs que l’al. 2b) est censé promouvoir[59] ».

Suivant ce cadre d’analyse, il semble évident qu’une manifestation qui se déroule sur une route publique, ou dans un endroit public, tel un parc, tombera normalement sous la protection de l’article 2 (b) de la Charte. Ce serait particulièrement le cas, puisque, comme le remarque l’auteur Patrick Forget, « [l]es nombreuses manifestations qui se déroulent pacifiquement année après année témoignent que l’évènement manifestant n’est pas incompatible avec les fonctions principales assumées par les voies et les parcs publics[60] ». Il faudra alors qu’une entrave à ce droit soit justifiée en vertu de l’article premier de la Charte suivant les critères élaborés dans l’arrêt R. c. Oakes par la Cour suprême[61].

Sont très intéressantes à cet égard des décisions récentes en rapport avec l’occupation de terrains publics par différents mouvements « Occupons », mouvements d’inspiration espagnole puis new-yorkaise qui se sont propagés un peu partout dans le monde pendant l’automne 2011. Dans deux décisions de l’Alberta et de l’Ontario, les tribunaux de première instance se sont penchés sur l’occupation par des manifestants de parcs municipaux[62]. Dans les deux cas, les manifestants occupaient les parcs depuis plusieurs semaines et avaient érigé des structures telles que des tentes ou des cabanons sur les terrains occupés. Les manifestants invoquaient leur liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association à l’encontre d’une demande d’injonction par la municipalité dans l’affaire Calgary (City) v. Bullock (Occupy Calgary) et d’un avis d’occupation illégale dans l’affaire Batty v. Toronto (City). Dans les deux cas, les cours ont conclu qu’il y a une entrave à la liberté d’expression des manifestants prévue par l’article 2 (b) de la Charte, mais déterminé que ultimement, les entraves se justifient en vertu de l’article premier de la Charte.

3.4 La violence : une limite à la protection de l’activité expressive

Outre l’incompatibilité du lieu avec l’activité expressive, il y aurait une autre exception à la protection que l’article 2 (b) de la Charte confère à l’activité expressive. Une activité expressive ne bénéficierait plus d’une protection constitutionnelle lorsqu’elle prend une forme violente.

Dans l’arrêt S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., en associant la manifestation au piquetage, la Cour suprême semble aussi, du même coup, la soumettre au modèle de l’acte fautif. Selon ce modèle, le piquetage secondaire doit être permis, à moins de comporter un « délit (une faute civile) ou un crime (une faute criminelle)[63] ». L’application stricte d’un tel modèle à la manifestation serait désastreuse : dès qu’une manifestation enfreindrait un règlement municipal, ce qui est souvent le cas, les policiers seraient justifiés d’intervenir pour y mettre fin. Notons toutefois que, dans l’arrêt Pepsi-Cola, le modèle de l’acte fautif concernait le contexte spécifique du piquetage secondaire. Les arrêts rendus avant et après l’arrêt Pepsi-Cola semblent indiquer qu’il faut bien plus qu’un simple acte fautif pour soustraire une activité expressive autre que le piquetage de la protection de l’article 2 (b) de la Charte.

Avant l’arrêt Pepsi-Cola, la Cour suprême avait déjà conçu un cadre d’analyse des limites à la liberté d’expression qui était fonction de l’illégalité ou, plus particulièrement, du caractère violent de l’activité expressive. Dans l’arrêt S.D.G.M.R. c. Dolphin Delivery Ltd., la Cour suprême laisse entendre que l’activité expressive n’est pas protégée lorsqu’elle comporte des actes de violence ou des menaces[64]. Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.)[65], la Cour suprême conclut que la liberté d’expression s’étend à la sollicitation en vue de faire de la prostitution. La majorité est par contre d’avis que les dispositions du Code criminel[66] qui interdisent cette forme d’expression sont justifiées en vertu de l’article premier de la Charte. Dans ses motifs concordants avec la majorité, le juge Lamer souligne que, même si le Parlement a décidé de criminaliser une activité, cela ne la soustrait pas automatiquement de la protection de l’article 2 (b) de la Charte[67]. Après avoir présenté une longue liste d’infractions criminelles dont l’actus reus peut contenir une forme d’expression, notamment l’attroupement illégal prévu par l’article 63 du Code criminel et l’infraction de troubler la paix prévue par l’article 175 de ce code, il ajoute :

Si l’activité a un contenu expressif, la question suivante est de savoir si la forme par laquelle le contenu est transmis est protégée par l’al. 2b) de la Charte. La plupart des formes d’expression sont protégées et le simple fait qu’une forme d’expression soit criminelle ne l’exclut pas du champ de protection de la Charte. Cependant, si le contenu expressif est transmis par une forme violente qui porte directement atteinte à l’intégrité et à la liberté physiques d’une autre personne, comme le meurtre ou l’agression sexuelle, la protection de l’al. 2b) ne joue pas[68].

Quelques mois plus tard, dans l’arrêt R c. Keegstra, le juge en chef Dickson, écrivant pour la majorité, précise que, même si le contenu de l’expression est violent, elle ne sera pas exclue de l’article 2 (b) de la Charte. Selon lui, l’exception a « été proposée pour le cas extrême où le message est transmis directement par la violence physique, et c’est l’incompatibilité totale de cette forme d’expression avec les valeurs sous-tendant la liberté d’expression qui justifie cette mesure extraordinaire[69] ». Une certaine incertitude entoure toutefois le statut constitutionnel des menaces. Cette incertitude est bien illustrée dans l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, où la juge Deschamps, écrivant pour la majorité, précise que la violence ou la menace de recourir à celle-ci ne bénéficierait pas de la garantie constitutionnelle[70], alors que le juge Fish, dans ses motifs concordants, indique qu’« une expression peut être exclue de la portée de l’al. 2b) uniquement parce qu’elle revêt une forme non protégée, notamment lorsqu’il y a recours à la violence[71] ».

Dans l’arrêt R. c. Bertrand, prononcé récemment par la Cour d’appel du Québec, le juge Cournoyer (ad hoc) retient que les menaces de violence ne sont pas, en principe, exclues de la protection de l’article 2 (b) de la Charte[72]. Cet arrêt est particulièrement intéressant puisqu’il aborde précisément l’application de cet article au droit de manifester. Dans cette affaire, les appelants avaient été déclarés coupables, en première instance, de harcèlement criminel et de déguisement dans l’intention de commettre un acte criminel à l’occasion d’une manifestation pour dénoncer le traitement fait aux animaux sur le terrain d’une compagnie biomédicale. Les appelants auraient frappé contre les vitres de l’édifice et tenu des propos menaçants alors qu’ils portaient des masques.

Alors que le juge Cournoyer rappelle l’ensemble des développements suivant lesquels l’expression sera protégée sauf dans le cas de violence, il aborde aussi ce qui semble être un cadre d’analyse parallèle qui découlerait des arrêts MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson[73] et R. c. Lohnes[74] de la Cour suprême. Dans l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd., il était question de la justesse d’une injonction empêchant les manifestants de barrer la route à des camions d’une compagnie d’exploitation forestière. La juge en chef McLachlin, après avoir affirmé le droit de manifester publiquement sa dissidence, indiquait que « [l]a tâche des tribunaux consiste à trouver une façon de protéger l’exercice légitime de droits privés tout en laissant le plus possible libre cours à l’exercice légal du droit d’exprimer son opinion et de manifester[75] ». Le juge Cournoyer estime que, même si ces observations sont faites dans le contexte d’une affaire privée, elles s’avèrent utiles pour résoudre les questions en l’espèce. Dans l’arrêt R. c. Lohnes, l’appel portait sur un verdict de culpabilité relativement à l’infraction de troubler la paix prévue dans l’article 175 du Code criminel. Une personne avait été accusée après avoir crié des obscénités à son voisin. Avant d’entamer l’interprétation de l’article, la juge McLachlin indiquait ce qui suit :

Les valeurs en jeu dans le présent pourvoi sont faciles à distinguer. D’une part, il y a la liberté de l’individu de vociférer, de chanter ou de s’exprimer autrement. D’autre part, il y a le droit collectif de chacun à la paix et à la tranquillité. Ni l’un ni l’autre droit n’est absolu. Le droit d’expression de l’individu doit à un certain point céder le pas au droit collectif à la paix et à la tranquillité et ce dernier droit doit être fondé sur la reconnaissance que, dans une société où des personnes vivent ensemble, il faut tolérer un certain degré de perturbation. La question est de savoir où il faut tracer la ligne de démarcation[76].

Le juge Cournoyer retient de ces deux arrêts qu’il faut garder à l’esprit une pondération nécessaire entre la liberté d’expression et les impératifs de la sécurité publique[77].

Dans l’arrêt R. c. Bertrand, l’analyse ne porte pas sur la validité constitutionnelle des infractions, mais plutôt sur l’application d’une défense propre au méfait prévue par l’article 430 (7) du Code criminel. Celle-ci prévoit qu’un comportement qui constituerait autrement un méfait serait excusable lorsque la seule fin du comportement est d’obtenir ou de communiquer des renseignements. Lors de son analyse, le juge Cournoyer conclut que cette défense n’est pas disponible lorsqu’il s’agit d’actes violents ou de menaces de violence[78]. C’est dans ce contexte qu’il précise que « [l]e droit constitutionnel de manifester doit s’exercer tout en respectant le Code criminel. Ce droit ne peut s’exercer en troublant la paix, en commettant des voies de fait, de l’intimidation, en proférant des menaces de mort, par le moyen d’un attroupement illégal ou la participation à une émeute[79]. »

À notre avis, il faudrait interpréter cette dernière remarque conformément aux enseignements de la Cour suprême au sujet de l’étendue de la protection de la liberté d’expression. Le droit de manifester bénéficiera toujours d’une protection, même lorsque le comportement expressif troublerait la paix ou serait un attroupement illégal, ces infractions ne comportant pas nécessairement d’actes violents. Les limites imposées au droit de manifester par les infractions prévues dans le Code criminel doivent alors pouvoir se justifier sous l’angle de l’article premier de la Charte.

Quoique les limites au droit de manifester selon l’endroit public ou selon le caractère violent comportent deux analyses distinctes, le même principe les sous-tend. Ultimement, ce sont les activités expressives qui minent les valeurs mêmes que l’article 2 (b) veut protéger qui seront exclues. La violence serait bannie puisqu’elle nuit au dialogue, à l’épanouissement personnel et à la recherche de la vérité, valeurs qui encouragent la démocratie. Il en serait de même de l’endroit public où la manifestation se déroule[80]. Par exemple, une manifestation qui se déroulerait dans un endroit où des réunions du Cabinet ont lieu pourrait « compromettre la démocratie et l’efficacité de la gouvernance[81] ». Enfin, pour bénéficier de la protection de l’article 2 (b), il faudrait que le comportement expressif ne mine pas les valeurs qui sous-tendent la démocratie.

4 La manifestation comme corollaire de la liberté de réunion pacifique

Une reconnaissance de la nature collective et de l’importance politique de la manifestation devrait faire en sorte que le droit de manifester soit associé à la liberté de réunion pacifique prévue par l’article 2 (c) de la Charte plutôt qu’à la liberté d’expression. Dans cette section, après avoir présenté les éléments qui appuient cette thèse, nous aborderons les limites du droit de manifester comme corollaire de la liberté de réunion pacifique.

4.1 Le droit de manifester : un droit de nature politique

Alors que les tribunaux ont clairement reconnu le droit de manifester en tant que corollaire de la liberté d’expression, les exemples fournis en première partie de notre article démontrent que le droit de manifester demeure toujours précaire. Le défaut de prendre en considération la dimension collective et politique de ce droit participerait de cette précarité.

L’ensemble du développement jurisprudentiel concernant directement ou indirectement le droit de manifester n’a jamais, à proprement parler, considéré la nature réelle de ce droit. C’est sans doute pour cette raison qu’il a été associé promptement à la liberté d’expression. Alors qu’il est indéniable que la manifestation est une forme d’expression, sa spécificité comme mode d’expression la situerait aussi sous l’égide de la liberté de réunion pacifique. Pour bien situer le droit de manifester, il faudrait d’abord réhabiliter la liberté de réunion pacifique, droit qui, comme nous l’avons indiqué plus haut, semble avoir été relégué aux oubliettes.

Tout comme cela semble s’être produit au Canada, la liberté de réunion pacifique aurait aussi été délaissée par l’évolution jurisprudentielle aux États-Unis, les tribunaux la confondant avec la liberté d’expression[82]. Par contre, comme le note l’auteur John D. Inazu, la liberté de réunion pacifique aurait joué un rôle central dans les mouvements sociaux les plus importants de l’histoire des États-Unis, tels que l’abolitionnisme, la reconnaissance du droit de vote des femmes et le mouvement des droits civiques[83]. L’auteure Tabatha Abu El-Haj, après avoir mentionné que la liberté de réunion pacifique était à l’origine considérée comme centrale relativement à l’activité démocratique aux États-Unis, avance l’argument suivant au soutien de sa spécificité par rapport à la liberté d’expression :

The right of assembly protects collective actionpolitical and social. It protects the people and their aspirations for collective public deliberation on issues of public importance. It protects « [t]he right of the people » to have « a public demonstration or parade to influence public opinion and impress their strength upon the public mind, and to march upon the public streets of the cities ». Freedom of speech, by contrast, protects individuality. It protects the individual’s right as a democratic citizen to challenge political and social institutions. Both clearly have important political uses in a democratic society, but this shared political function has obscured essential distinctions in the traditions and fundamental purposes underlying the two rights[84].

La liberté de réunion pacifique se distinguerait donc de la liberté d’expression puisqu’elle a pour objet la protection d’une activité collective plutôt qu’individuelle. Par contre, cela ne veut pas dire que la liberté de réunion pacifique est, à proprement parler, une liberté collective. Il s’agirait plutôt, comme le précise l’auteur Yannick Lécuyer, d’un « droit individuel de dimension collective » parce que c’est une liberté individuelle qui ne peut être exercée que collectivement[85].

Le rapprochement que certains ont préconisé entre la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique n’est pas dénué de fondement au regard de la connexité de ces droits. Toutefois, ils ne vont pas jusqu’à se confondre, la liberté de réunion pacifique étant bien plus qu’une simple forme d’exercice de la liberté d’expression. Bien sûr, une réunion pacifique est toujours une forme d’expression, que ce soit entre les participants ou vers l’extérieur. Liberté de réunion pacifique et liberté d’expression peuvent également partager un contenu politique : pourtant, c’est la nature foncièrement politique de la manifestation qui la caractérise. Explicitons.

La liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique se situent à l’enseigne de ce qui est appelé les « libertés fondamentales » prévues par l’article 2 de la Charte. Elles côtoient la liberté de conscience et de religion à l’article 2 (a) et la liberté d’association à l’article 2 (d). Les articles 3 à 5 de la Charte prévoient ce qui est nommé les « droits démocratiques » : ainsi, les droits démocratiques des citoyens sont prévus par l’article 3 de la Charte qui établit le droit de vote et le droit de se porter candidat aux élections législatives fédérales et provinciales ; les articles 4 et 5 établissent des règles pour assurer la nature démocratique des institutions politiques tel le mandat maximal des assemblées législatives (art. 4 (1)).

Les libertés fondamentales prévues par l’article 2 de la Charte se trouvent souvent sous une forme ou une autre dans plusieurs instruments nationaux et internationaux qui permettent de protéger les droits de la personne. Comme le note l’auteur Stéphane Beaulac, les droits consacrés dans la Charte s’inspirent des instruments internationaux relatifs aux libertés fondamentales[86]. Par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[87] prévoit la liberté d’expression, à son article 19, et la liberté de réunion pacifique, à son article 21. Les droits du type démocratique, par exemple ceux qui sont prévus par les articles 3 à 5 de la Charte, ne seraient pas aussi répandus. Ces droits sont par ailleurs absents du Pacte. La Convention européenne des droits de l’homme[88], un traité international signé par les États membres du Conseil de l’Europe, prévoit aussi la liberté d’expression (art. 10) et la liberté de réunion pacifique (art. 11). Alors que, au moment de son entrée en vigueur en 1953, la Convention ne prévoyait pas des droits tels que ceux qui sont prévus par les articles 3 à 5 de la Charte, le premier protocole additionnel est adopté le 20 mars 1952 : il prévoit dans son article 3 que les États signataires s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans des conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif[89].

Les droits prévus par les articles 3 à 4 de la Charte et par l’article 3 de la Convention sont ce que certains auteurs qualifient de droits politiques[90]. En Europe, comme au Canada, ces droits définiraient le « régime et […] l’ordonnancement institutionnel de l’État[91] », et ce, vraisemblablement dans le but d’assurer un régime démocratique. Est-ce à dire alors que les autres droits prévus par la Charte et la Convention, tels que la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association, ne sont pas des droits politiques ? Ces droits comportent de toute évidence une dimension politique importante. Par exemple, la Cour suprême ne cesse de rappeler l’importance de la liberté d’expression qui est « [l]’un des piliers des démocraties modernes[92] ». C’est d’ailleurs par le prisme du fondement démocratique de la société canadienne que la Cour suprême aurait conceptualisé l’importance fondamentale de cette liberté. En tant que telle, la liberté d’expression joue donc un rôle politique important. Il en serait de même pour la liberté de réunion et la liberté d’association, lesquelles composent, avec la liberté d’expression, ce que Lécuyer qualifie de droits de nature politique :

Le droit à des élections libres constitue indubitablement l’assise d’un régime politique démocratique. Toutefois, en liaison avec ce dernier, d’autres droits contribuent à sa mise en oeuvre démocratique. Il s’agit principalement des libertés d’opinion, d’expression, de réunion et d’association sous un aspect politique. Leur profonde affinité avec le droit à des élections libres a d’ailleurs conduit la Cour EDH à interpréter ces droits ou libertés de nature politique de manière systémique et interactive avec les droits strictement politiques, droit de vote, de candidater, d’exercer un mandat. Ils sont tout à la fois un des fondements d’un régime politique véritablement démocratique et le facteur principal d’animation de la vie politique démocratique[93].

Alors que les droits politiques sont invoqués beaucoup plus souvent devant la CEDH que devant les tribunaux canadiens, leur nature serait identique. Il en serait de même pour les droits de nature politique. Sous leur aspect politique, la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique prévues par l’article 2 de la Charte partageraient donc une connexité en raison du rôle qu’elles jouent comme fondement d’un régime véritablement démocratique.

Instituée en 1959, la CEDH statue sur des requêtes individuelles ou étatiques alléguant des violations des droits civils et politiques énoncés par la Convention. L’interprétation et l’application par cette cour de la liberté d’expression et de la liberté de réunion peuvent donner de bons indices quant à la manière dont ces droits se rapprochent et se distinguent. En premier lieu, il faudrait noter que, même si certaines décisions de la CEDH semblent confondre la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique[94], une série de décisions établit clairement leur caractère distinct[95]. Comme le note l’auteur David Mead, la CEDH a souvent été placée devant l’interaction entre la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique[96]. Cet auteur remarque aussi que la liberté de réunion pacifique est toujours considérée de pair avec la liberté d’expression et que normalement, lorsqu’il s’agit d’une manifestation plus traditionnelle, tel un défilé ou un rassemblement, l’analyse porte d’abord et avant tout sur l’exercice de la liberté de réunion pacifique[97]. La liberté d’expression est alors envisagée à titre accessoire, comme dans l’affaire Rassemblement jurassien et Unité jurassienne c. Suisse, entendue par la Commission européenne des droits de l’homme :

L’allégation relative à l’article 10 peut en effet être considérée comme accessoire par rapport à celle qui vise le droit de réunion pacifique. Le problème de la liberté d’expression ne peut en l’occurrence être détaché de celui de la liberté de réunion telle qu’elle est garantie à l’article 11 et c’est bien de cette liberté qu’il s’agit ici au premier chef. Dans les circonstances de la présente affaire la prise en considération de l’article 10 ne s’avère donc pas nécessaire[98].

La primauté de la liberté de réunion pacifique lors de violations du droit de manifester a encore été confirmée récemment dans l’affaire Schwabe and M.G. v. Germany où la CEDH a indiqué ceci :

The Court notes that in cases in which applicants complained that they had been prevented from participating in and expressing their views during assemblies, including demonstrations, or that they had been sanctioned for such conduct, it has taken several elements into account in determining the relationship between the right to freedom of expression and the right to freedom of assembly. Depending on the circumstances of the case, Article 11 has often been regarded as the lex specialis, taking precedence for assemblies over Article 10[99].

Dans l’affaire Ezelin c. France, la CEDH confirme la spécificité de la liberté de réunion pacifique tout en soulignant son rôle instrumental pour la mise en oeuvre de l’expression d’opinions personnelles, ce qui serait l’un de ses objectifs :

Malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit en l’occurrence s’envisager aussi à la lumière de l’article 10 (arrêt Young, James et Webster du 13 août 1981, série A no 44, p. 23, § 57). La protection des opinions personnelles, assurée par l’article 10, compte parmi les objectifs de la liberté de réunion pacifique telle que la consacre l’article 11[100].

Bien qu’il s’agisse d’un droit autonome comportant une sphère d’activité spécifique, que la CEDH reconnaît comme un « droit fondamental de la société démocratique[101] », « [l]e contentieux européen lui attribue plus sa valeur démocratique à raison de son instrumentalisation que de manière totalement autonome[102] ».

Comment alors définir la spécificité théorique de la liberté de réunion pacifique ? Pour Lécuyer, cette spécificité réside dans le fait que « [l]a liberté de réunion vise au-delà de l’expression à la réalisation d’objectifs. Elle entend donner à l’opinion des conséquences autres que sa simple expression[103]. » L’objectif est alors d’être entendu par un interlocuteur souvent éloigné et difficile à joindre. Par définition, la manifestation s’adresse à des entités qui paraissent autrement inaccessibles : l’État ou les compagnies multinationales, par exemple. Rappelons que l’importance de la manifestation découle de l’absence de moyen efficace pour se faire entendre. C’est à cet égard, précisément, que la liberté de réunion pacifique se démarque de la liberté d’expression. Se « faire entendre » va au-delà d’une simple expression et s’étend à l’atteinte d’un objectif précis. La liberté de réunion pacifique permettrait, par sa dimension collective, de se faire entendre en permettant un dialogue, ou du moins un monologue, qui est normalement impossible pour l’individu. Elle donne la possibilité de se faire entendre par l’État qui, autrement, risque de demeurer sourd aux griefs de certains segments de la population, souvent les plus démunis. Elle permet d’être entendu par des multinationales ou des organisations internationales qui, la plupart du temps n’ont aucun intérêt à écouter ceux qui subissent les contrecoups de leurs politiques. C’est justement la dimension collective de la liberté de réunion pacifique qui donne à l’opinion des conséquences autres que sa simple expression et lui confère son sens politique.

La liberté de réunion pacifique se distinguant clairement de la liberté d’expression par sa dimension collective, il faudrait maintenant la situer par rapport au droit de manifester. Le rapprochement entre le droit de manifester et la liberté de réunion pacifique est évident et plusieurs textes les utilisent de manière interchangeable. Comme le note Lécuyer, c’est dans le contexte de manifestations publiques « susceptibles d’avoir une influence sur la vie politique et démocratique » d’un pays que la CEDH aurait été la plus vigilante à l’égard de la violation de la liberté de réunion pacifique[104]. Il constate un peu plus loin que « [l]e droit de manifester qui appartient à tous les citoyens — actifs ou passifs — aux acteurs politiques ou non, est le visage politique ou de nature politique du droit de se réunir[105] ».

Ici, nous touchons le coeur de notre sujet : dans la mesure où la manifestation permet la réalisation du plein potentiel politique de la liberté de réunion pacifique, elle devrait recevoir la plus grande importance lorsqu’il s’agit de pondérer le droit de manifester et ce que le juge Cournoyer nomme les « impératifs de la sécurité publique[106] ». La véritable nature du droit de manifester devrait également jouer un rôle de premier plan dans n’importe quel effort pour justifier une atteinte à la liberté de réunion pacifique sous l’angle de l’article premier de la Charte.

4.2 La limite établie par la nécessité que la réunion soit pacifique

Comme nous l’avons vu, une des principales limites au droit de manifester, considéré comme corollaire de la liberté d’expression, serait l’interdiction que la manifestation soit violente. Qu’en serait-il alors lorsque la manifestation est plutôt considérée comme corollaire de la liberté de réunion pacifique ? Bien qu’à première vue la limite puisse paraître aller de soi par le libellé même de l’article 2 (c) de la Charte, qui emploie le vocable « pacifique », cette simplicité serait trompeuse et porterait le risque de laisser le droit de manifester soumis aux mêmes embûches qu’à présent. Il y aurait notamment un danger que les limites établies par cette condition excluent des comportements exagérément enthousiastes qui n’impliquent pas de violence. Pour assurer une meilleure protection du droit de manifester, il faudrait que la condition imposée par la nécessité que la réunion soit pacifique soit définie en fonction de la nature et de l’importance démocratique du droit de manifester.

Nous l’avons dit, la manifestation comporte souvent un élément de perturbation. Il y aurait une perturbation causée par les gestes des manifestants : crier, frapper sur des tambours, etc., et aussi par leur occupation momentanée d’un lieu public. Cet aspect de la manifestation pose présentement un problème particulier. L’infraction d’attroupement illégal prévu dans l’article 63 du Code criminel permet l’arrestation de manifestants lorsqu’ils se conduisent de manière à faire craindre, pour des motifs raisonnables, à des personnes se trouvant dans le voisinage de l’attroupement que ceux-ci pourraient troubler la paix ou qu’ils pourraient provoquer d’autres personnes à troubler la paix tumultueusement. L’agitation qui caractérise souvent la manifestation pourrait ainsi justifier une arrestation même alors qu’il n’y a aucun acte violent. Les policiers pourraient aussi, par exemple, justifier des interventions puisque les participants troublent l’ordre public.

En premier lieu, dans la mesure où les comportements qui donneraient lieu à ces infractions devraient être protégés par l’article 2 (b) puisqu’ils ne comportent pas de violence, ils devraient également être protégés par l’article 2 (c). En d’autres mots, la violence devrait demeurer la seule exception à la protection en vertu des articles 2 (b) et (c) de la Charte. Du reste, toute atteinte à la liberté de réunion pacifique devrait commander une justification de l’État sous l’angle de l’article premier de la Charte.

Outre la nature politique de la manifestation, la nature agitée ou perturbatrice de la manifestation devrait également être considérée dans le contexte d’une analyse suivant l’article premier de la Charte. Il faudrait donc que les tribunaux retiennent que les manifestations vont normalement occasionner un certain degré de perturbation. C’est précisément ce que fait la CEDH dans l’affaire Galstyan v. Armenia lorsqu’elle indique, au soutien de sa conclusion, qu’il y a eu atteinte à la liberté de réunion pacifique du requérant : « As to the loud noise made by the applicant, there is no suggestion that this noise involved any obscenity or incitement to violence. The Court, however, finds it hard to imagine a huge political demonstration, at which people express their opinion, not generating a certain amount of noise[107]. » De même, dans l’affaire Bukta et autres c. Hongrie, la CEDH indique ce qui suit :

À cet égard, la Cour constate que rien n’indique que les requérants aient présenté un danger pour l’ordre public, au-delà des perturbations mineures qu’engendre inévitablement toute réunion tenue sur la voie publique. Elle rappelle qu’« en l’absence d’actes de violence de la part des manifestants il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion telle qu’elle est garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas dépourvue de tout contenu » (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 41-42, CEDH 2006-XIV)[108].

Lorsqu’une manifestation se déroule dans un lieu public propice à cette fin, les tribunaux devraient tolérer la perturbation momentanée qu’elle occasionne, à moins qu’elle ne cause un danger au public. Par ailleurs, à l’occasion d’une pondération qui considère le droit des gens à la paix et la tranquillité, tel que cela est proposé dans l’affaire R. c. Lohnes[109], cette nature devrait pousser les tribunaux à tolérer un certain niveau de perturbation. Aussi, selon Mead, la tolérance de la perturbation se rattacherait à l’aspect politique de la manifestation[110].

Un dernier problème se poserait en rapport avec la nécessité que l’exercice de la liberté de réunion soit pacifique. Si la violence soustrait la manifestation à la protection constitutionnelle, qu’en est-il de l’action violente isolée au sein d’une manifestation autrement pacifique ? Ici, il y a un danger que les tribunaux considèrent la dimension collective de la manifestation là où elle n’existe pas. Rappelons que la liberté de réunion pacifique serait un « droit individuel de dimension collective[111] ». La liberté de réunion pacifique est donc un droit individuel qui s’exerce en groupe. C’est l’action individuelle qui devrait alors faire en sorte que ce droit soit soustrait à la protection de la Charte. Le problème serait particulièrement grave dans le cas de l’application de l’infraction d’attroupement illégal. Quelques incidents violents viendraient alors contaminer, aux yeux des policiers, l’ensemble de la manifestation pour la transformer en attroupement illégal. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit dans l’arrêt R. c. Aubin[112], où deux graffitis et une vitre brisée ont été invoqués pour justifier l’arrestation de 371 personnes, la manifestation devenant soudainement un attroupement illégal. Il est difficile d’imaginer 371 personnes accomplissant ces quelques actions ensemble. C’est sans doute dans l’arrêt R. c. Bédard, de la Cour d’appel du Québec, que le détournement de l’aspect collectif de la manifestation est le mieux illustré[113]. Dans cette affaire, la juge de première instance avait trouvé plusieurs manifestants coupables de méfait simplement parce qu’ils étaient présents sur les lieux de la manifestation. Heureusement, la Cour d’appel rejette ce raisonnement, statuant que « [l]a seule présence des appelants sur les lieux ne permet pas d’extrapoler et de conclure, comme la juge de première instance le fait, “qu’[en] constatant que les gestes illégaux étaient posés et en persistant à rester sur les lieux, les manifestants encourageaient les auteurs du délit, et même aidaient à dissimuler les auteurs de ces méfaits”[114] ».

Dans l’arrêt Galstyan v. Armenia, la CEDH dénonce ce raisonnement en indiquant que l’essence même de la liberté de réunion pacifique serait dépréciée si les États pouvaient, d’un côté, permettre la tenue d’une manifestation et, de l’autre, imposer des sanctions criminelles aux participants en raison de leur simple présence sur les lieux, alors qu’ils n’ont eux-mêmes commis aucun acte répréhensible[115]. De même, dans l’affaire Schwabe and M.G. v. Germany, la CEDH a confirmé que la présence d’extrémistes avec des intentions violentes au sein d’une manifestation ne retire pas à cette dernière la protection en vertu de la liberté de réunion pacifique, et ce, même s’il y a un risque que la manifestation dérape et échappe à la maîtrise des organisateurs[116].

Cette opinion est partagée dans les observations finales du Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies sur le cinquième rapport périodique remis par le Canada[117]. Ce comité recommandait dans ses observations que le gouvernement canadien veille à ce que le droit de chacun de participer pacifiquement à des manifestations de protestation sociale soit respecté, et que seules des personnes ayant commis des infractions pénales soient arrêtées lors de ces manifestations. Il demandait aussi à recevoir des renseignements détaillés sur la mise en oeuvre concrète de l’infraction d’attroupement illégal prévu par l’article 63 du Code criminel.

Ce serait donc seulement à titre individuel que le droit de manifester pourrait être restreint lorsqu’il n’est pas exercé de manière pacifique. Devant ce constat, des arrestations de masse et des infractions, tel l’attroupement illégal, qui permettent l’arrestation de larges regroupements de manifestants, semblent difficilement justifiables a priori. Autrement, les arrestations devraient être ciblées, et les arrestations qui n’impliquent pas de violence devront être justifiables à la lumière de l’importance politique de la manifestation et en considérant sa nature parfois agitée.

Conclusion

La liberté de réunion pacifique se distinguant clairement de la liberté d’expression par sa dimension collective, la première revêt une importance politique au moins égale à celle de la seconde. Alors que les tribunaux canadiens ont maintes fois confirmé l’importance de la liberté d’expression comme fondement essentiel de la démocratie, à l’instar de la CEDH, ils devraient aussi conférer ce statut à la liberté de réunion pacifique.

Ainsi, affranchie de son exil doctrinal et jurisprudentiel, la liberté de réunion pacifique protégerait clairement le droit de manifester. Nous pourrions alors espérer que les tribunaux y accordent un poids plus important à l’encontre des impératifs de sécurité de la société. Particulièrement, dans le cas de dispositions criminelles et pénales qui permettent présentement des arrestations de masse alors que la manifestation est pacifique, ou très majoritairement pacifique, nous souhaiterions que, considérant la véritable nature du droit de manifester et son importance démocratique, les tribunaux soient moins réticents à intervenir.

Par contre, une vigilance particulière serait de mise pour s’assurer que la limite imposée par la nécessité que la liberté de réunion soit exercée de manière pacifique ne restreigne pas indûment le droit de manifester. Cette limite devrait établir une exception analogue à celle qui est prévue pour la liberté d’expression et seulement soustraire le droit de manifester à la protection de l’article 2 (c) de la Charte lorsque les manifestants sont violents. Aussi, cette limite devrait s’appliquer individuellement et non collectivement.