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Depuis la fin des années 1980, le paysage universitaire tunisien a connu une mutation profonde et rapide de ses structures. Dynamisée par des réformes institutionnelles qui ont permis une démocratisation de l’enseignement supérieur, la forte croissance des effectifs étudiants s’est accompagnée d’un développement territorial et d’une redistribution géographique des établissements universitaires. Dans la foulée d’évolutions socioéconomiques, l’enseignement supérieur est en train de se transformer en service de proximité. Actuellement, les politiques de développement placent beaucoup d’espoir dans la création d’établissements universitaires au sein des villes moyennes. Ces dernières, tenues jusqu’ici à l’écart des implantations universitaires, se trouvent progressivement dotées de cette nouvelle fonction avec notamment la multiplication des « campus » universitaires périurbains. Bien que discutable, ce modèle a marqué dans les 20 dernières années une étape autant spatiale que symbolique de développement du territoire urbain où l’université se déploie.

Les attentes locales de l’implantation universitaire portent principalement sur des répercussions économiques et sur une animation de la vie urbaine avec, en arrière plan, un développement des zones urbaines en difficulté dans le domaine de l’urbanisme et des prestations de services. Toutefois, s’il est aisé de comprendre l’intérêt de la fonction universitaire pour les collectivités locales, dans un pays en développement comme la Tunisie qui demeure encore extrêmement centralisé, une approche locale des implantations universitaires nous paraît sujette à discussions. Des exemples d’espaces universitaires récents dans quelques villes moyennes sont révélateurs de formes d’organisation urbaine et instaurateurs de relations entre l’université et l’espace urbain. Au moment où la construction de nouvelles universités est en cours, il importe de s’interroger, à l’aide de ces exemples, sur l’impact économique, culturel et social résultant de l’implantation universitaire et sur les rapports de cette implantation avec le contexte urbain et territorial. Les universités tunisiennes qui sont encore au début d’une évolution de leurs rapports avec leurs villes d’appartenance participent‑t-elles au développement urbain ? Quelles sont les tendances qui se profilent après l’implantation de l’université ? La démarche est avant tout exploratoire et, de ce fait, le corpus des observations reste non fini et révisable au fur et à mesure de l’évolution des rapports entre l’espace universitaire et la ville qui, d’ailleurs, n’ont pratiquement nulle part fait l’objet d’études en Tunisie.

L’espace universitaire tunisien : de la marginalisation à l’intégration

L’enseignement supérieur en Tunisie est de création relativement récente. Regroupant à peine plus de 5000 étudiants en 1965, soit six années après la fondation de l’université tunisienne, l’enseignement supérieur prend lentement son essor à raison d’un taux annuel de croissance ne dépassant pas les 5 % entre 1965 et 1985.

Développement des effectifs et évolution des territoires universitaires

Vers la fin des années 1980, la réflexion sur l’aménagement du territoire est basée sur des investissements économiques dans l’équipement et la promotion administrative des villes moyennes. La décentralisation de nombreux services, combinée à une diffusion plus large des services sociaux et de l’appareil productif bénéficie à plusieurs centres qui se rehaussent à un niveau supérieur. Au niveau de l’enseignement supérieur, le grand basculement se produit dans la première moitié des années 1990, le nombre des sites universitaires triplant entre 1987 et 1998. En effet, le développement remarquable des effectifs et des espaces universitaires a promu de nouvelles conceptions des espaces de l’enseignement supérieur et des modes de vie étudiants. La localisation déséquilibrée des implantations universitaires au profit des zones côtières et plus particulièrement celles de Tunis et du centre-est (figure 1), et qui a engendré des problèmes multiples (habitat étudiant, déplacement, ressources financières des étudiants, etc.), connaît depuis l’instauration de la carte universitaire, au début des années 1990, une nouvelle répartition dans le territoire national en vue d’un rééquilibrage au profit des régions de l’arrière-pays. Cette répartition des étudiants est plus concentrée que celle de la population et ce rapport évolue timidement, dans les dernières années, en faveur des régions de l’intérieur. Parmi les 192 établissements universitaires que compte l’enseignement supérieur actuellement, 73 sont situés dans des petites ou moyennes villes dont 24, créés après 1990, dans les régions laissées pour compte du nord-ouest et du centre-ouest.

Lancé en pleine période de forte croissance des effectifs étudiants, le campus en tant que nouveau mode d’organisation spatiale des sites universitaires connaît son plein essor depuis 1995 en Tunisie, mais cela dans un souci de rapprocher l’établissement des futurs étudiants plutôt que d’une vraie rationalité urbaine. Ainsi, l’espace universitaire, qui connaît déjà une nouvelle répartition dans le territoire national, commence à se déplacer vers les périphéries des villes et vers les banlieues. L’effet de cette diffusion spatiale de l’enseignement supérieur et sa transformation en équipement de proximité ont été, en réalité, très inégaux. Les politiques urbaines, et plus généralement les politiques publiques, n’ont pas pensé et développé une vraie politique d’aménagement universitaire.

Figure 1

Évolution des implantations universitaires en Tunisie de 1965 à 2009

Évolution des implantations universitaires en Tunisie de 1965 à 2009

Auteur : N. Dhaher

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Logiques de construction d’une offre de formation supérieure de proximité

Avec l’émergence d’une nouvelle configuration institutionnelle, clairement liée aux évolutions économiques et technologiques vers la fin des années 1980, la conception spatiale de l’université a évolué considérablement. Au gonflement des effectifs étudiants et aux nouvelles missions attribuées à l’université, s’ajoute le défi d’inscrire l’enseignement supérieur comme vecteur de l’aménagement du territoire. Nous passons ainsi d’une situation d’isolement et de marginalisation, qui a caractérisé l’espace universitaire jusqu’à la fin des années 1970, à une nouvelle ère dans laquelle l’université (espace et société) se trouve dans une situation qui lui permet de jouer un rôle dans le développement local sur les plans économique, culturel et social.

Sous la pression de l’urgence et de la nécessité d’intervenir rapidement, le desserrement de l’enseignement universitaire s’est effectué au bénéfice des villes moyennes pour accueillir les milliers d’étudiants supplémentaires, la plupart du temps loin des centre-villes, pour de multiples raisons dont essentiellement l’insuffisance foncière (Filâtre, 1991). Ces dernières années, cette représentation territoriale de l’espace universitaire commence à soulever des débats nombreux. L’implantation de cet espace souvent ignoré dans les projets d’aménagement de la ville, sa forme urbaine, ses interactions avec la ville et son échelle spatiale sont des paramètres qui se conjuguent pour exprimer et refléter cette représentation. Et pourtant, l’université tunisienne dont le système est très centralisé a connu, depuis 20 ans, une série de réformes qui ont été appliquées avec le même système de gouvernance. En fait, l’installation des échelons universitaires, revendiqués dans les régions par les collectivités locales avec la naissance de l’université de masse dans le but d’attirer les entreprises, d’offrir une main d’oeuvre qualifiée et de contribuer à l’animation et à l’image de la ville, reflète bien les termes d’un questionnement qui paraît de plus en plus d’actualité. Actuellement, le taux des étudiants par rapport à la population urbaine dans beaucoup de villes tunisiennes atteint des chiffres appréciables. Le nombre des étudiants croît à un rythme beaucoup plus élevé que celui de la population (alors que les taux de croissance de la population varient entre 1,1 et 3 %, les taux de croissance les plus pessimistes des effectifs étudiants dans les années à venir varieront entre 10 et 15 % selon les dernières estimations) (MESRS, 2009). En nombre, le paysage universitaire est caractérisé actuellement avec, d’une part, le poids prépondérant de Tunis et, de l’autre, quelques centres universitaires régionaux. Toutefois, l’analyse par quotients de localisation de la répartition des étudiants dans les différentes villes universitaires, plus précisément leur surreprésentation ou leur sousreprésentation, nous a permis de découvrir que les étudiants sont mieux représentés dans beaucoup de villes moyennes qui hébergent depuis peu une université que dans la capitale, Tunis (tableau 1).

Avec la massification de l’enseignement supérieur, la géographie des universités s’est modifiée puisque celles-ci doivent à la fois s’adapter à l’évolution quantitative des effectifs et à de nouvelles demandes en matière de formation. Outres les différentes formations à partir desquelles la trame universitaire s’est densifiée dans les 20 dernières années, le niveau régional ne permet pas de voir des spécialisations marquées qui peuvent renvoyer à des polarisations universitaires et urbaines.

Nous avons retenu les quatre grandes filières de formation pour voir comment le quotient de localisation exprime le rapport entre la proportion de chacune d’elles dans la ville universitaire et leur proportion dans le pays. Le résultat global est récapitulé dans le tableau 2. Largement déployées, la gestion et les sciences économiques sont sur représentées dans les 11 villes où elles sont présentes. Pour les sciences informatiques et l’ingénierie, la situation est caractérisée par des disparités entre les villes. Ces analyses permettent de prouver aussi qu’il n’existe pas de liens concrets entre les diverses universités. Les institutions qui n’ont pas de plan de développement sont marquées par un manque de communication et donc de visibilité des activités, des structures et des compétences. D’ailleurs, le timide partage entre elles du travail de formation et de recherche n’est pas nettement lié à leur localisation, que ce soit à l’échelle du système urbain ou intra-urbain. L’extension des centres existants, la création de nouveaux établissements ainsi que la multiplication des sites délocalisés et des formations dans les villes moyennes ont conduit à une réelle densification d’un réseau universitaire tunisien qui est encore à la recherche d’une vraie rationalité territoriale notamment au niveau de polarisation universitaire.

Tableau 1

Étudiants et population urbaine dans les villes tunisiennes (Quotients de localisation)

Étudiants et population urbaine dans les villes tunisiennes (Quotients de localisation)

NB : Population totale en 2009 : 10 434 400. Nombre total des étudiants en 2009 : 360 172

Source : BEPP-Ministère de l’Enseignement supérieur de la Recherche scientifique et de la Technologie, 2008-2009 et INS 2009.

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Tableau 2

Répartition de la formation dans les villes tunisiennes (Quotients de localisation)

Répartition de la formation dans les villes tunisiennes (Quotients de localisation)

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L’université et les dynamiques de développement urbain

Le débat sur l’aménagement urbain et territorial en Tunisie a beaucoup évolué ces dernières années. Le développement universitaire a connu en une génération des changements importants qui ont généré une évolution des territoires universitaires. Et pourtant, on n’a pas pris conscience du pouvoir d’entraînement que la présence d’un établissement d’enseignement supérieur peut avoir. En Tunisie, le nombre de villes abritant une université est passé de 5 à 20 depuis 1987. La question de la différenciation des sites d’enseignement supérieur renvoie au modèle de développement du système universitaire. Sur ce plan, les effets restent toutefois mitigés.

Les campus de Tunis et de Manouba, créés en 1970 et 1980, accueillent actuellement environ 30 000 étudiants chacun. Le campus de Tunis s’est imposé comme un ensemble qui a fait naître de nouvelles relations au sein de l’agglomération des quartiers limitrophes, notamment El Manar et Ibn Khaldoun (Dhaher, 2010a). En réalité, le campus a modifié son environnement, d’abord directement par des extensions et des aménagements mais aussi indirectement par la création de nombreux commerces : librairies, cafés, restaurants, etc. Cependant, le cloisonnement spatial reste fort même s’il existe de plus en plus de possibilités pour créer des liens entre la communauté universitaire et le reste de la population. Les quartiers urbains qui ont pris naissance autour du campus en ont, certes, réduit l’isolement malgré un manque d’intégration entre ses différentes composantes, voulu par les décideurs pour réduire l’ampleur des agitations universitaires.

Situé dans une zone périurbaine au nord-ouest de Tunis, le campus de Manouba s’étale sur une superficie de près de 80 ha. L’accès à pied de la ville proche de Manouba reste à l’heure actuelle difficile pour les usagers du campus. Les communes de Manouba au sud-est et d’Oued Ellil au nord-ouest gagnent aujourd’hui les limites du campus. Leur développement urbain est en train d’« envelopper » le territoire universitaire appelé à devenir un quartier de la ville (figure 2).

Le campus s’impose actuellement en tant qu’équipement structurant dans les documents d’urbanisme (Schéma directeur d’aménagement du Grand Tunis). Les urbanistes ont vraisemblablement tenu compte de cette nouvelle composante pour organiser un développement cohérent de l’espace urbain. La programmation, dans le Schéma directeur, d’une gare multimodale, d’un projet d’habitat social et d’une ligne de transport en commun en site propre (remplacé aujourd’hui par un prolongement de la ligne n°4 du métro) montre l’importance de la présence de ce grand équipement universitaire (figure 3). Le problème des liaisons avec le centre de Tunis est a priori résolu, ce qui contribuera vraisemblablement au développement des relations entre l’université et la ville. Le projet urbain a trouvé dans le développement de l’université à la fois ses raisons et son élément moteur.

La responsabilité urbaine et sociale de l’université

L’université semble dotée d’un puissant pouvoir d’attraction qui participe à la dynamique des territoires où elle s’inscrit. Selon Burdèse (2002), l’université se présente aujourd’hui comme un atout indéniable pour renforcer l’image de marque d’une ville et d’une région. La place et le rôle de l’université dans la vie de la ville, dans son organisation urbaine et dans son renouvellement urbain sont au coeur de notre réflexion. Nous insisterons sur sa responsabilité urbaine et sociale. En Tunisie, on peut observer l’implication encore timide de l’université dans le développement et l’aménagement du territoire local. La construction de l’espace universitaire dans les villes moyennes soulève aujourd’hui nombre d’interrogations quant à l’ampleur et à la diversité de ses effets. D’ailleurs, la place dévolue aux sites universitaires apparaît dans les documents d’urbanisme et d’aménagement du territoire (le SDA du Grand Tunis, les PAU de la Marsa et de Tozeur au Sud tunisien). Et comme l’affirme Grumbach : « Tout bâtiment public a un devoir de double articulation : servir ce pour quoi il a été fait, être le plus intelligent dans son économie spatiale pour les services qu’il a à rendre, mais son autre responsabilité est aussi de fabriquer la ville, d’avoir une action sur la forme de la ville, le dispositif spatial qui va contribuer à faire la ville. » (1996 : 5)

Figure 2

Le campus de Manouba, composante importante du développement urbain

Le campus de Manouba, composante importante du développement urbain

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Figure 3

Le campus de Manouba : un grand équipement de la ville

Le campus de Manouba : un grand équipement de la ville
Source : Dhaher, 2010

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Dans la ville de Jendouba, le campus est relativement jeune. Crée à la fin des années 1990, il n’a pas encore connu son réel développement (figure 4). En effet, les autres composantes du campus ne sont achevées que depuis une ou deux années et n’accueillent pas encore le nombre d’étudiants prévus. Le campus est le grand pôle universitaire de la région du nord-ouest de la Tunisie. Il accueille actuellement 9912 étudiants.

Le campus de Jendouba a la particularité d’être situé à proximité de quartiers d’habitat social. Cette localisation lui permet de tisser des liens avec l’espace public. En réalité, le campus est en train de donner à la ville une certaine porosité par des passages, des vues et parfois des traversées. La présence universitaire dans ces quartiers, et même dans toute la ville, apparaît également à travers une certaine territorialisation de la population universitaire (Filâtre, 1991). Le campus imprime sa marque monumentale dans le paysage des quartiers de l’ouest de Jendouba (figure 5).

Figure 4

Le campus dans la ville de Jendouba

Le campus dans la ville de Jendouba

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Figure 5

Le campus de Jendouba : un haut lieu de la ville

Le campus de Jendouba : un haut lieu de la ville
Source : MESRS, 2008

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L’étude menée dans les quartiers populaires au nord-ouest de Jendouba (Dhaher, 2009) a permis de saisir comment la ville a profité de la fonction universitaire et des étudiants pour lutter contre la pauvreté urbaine. Le renforcement annuel du nombre des usagers du campus (étudiants, enseignants, etc.) laisse espérer une augmentation des relations entre le campus et les quartiers environnants et peut valider une recomposition urbaine, déjà effective, par la présence étudiante. Guidarini (2002) considère que la responsabilité de renouvellement urbain reposerait aussi sur la population étudiante. L’examen de la typologie de l’habitat concernant les quartiers limitrophes du campus montre que ces derniers ont connu, depuis l’installation de l’université, des travaux d’extension horizontale et verticale, des travaux de renouvellement urbain et des travaux de réhabilitation. La demande affichée par les étudiants en matière d’habitat pour l’hébergement au début de chaque période scolaire explique l’augmentation des valeurs locatives que connaissent les quartiers les plus fréquentés par les étudiants (plus de 35 % entre 1998 et 2006 selon les sources de la municipalité). La commune de Jendouba a délivré, durant l’année 2005, deux fois plus d’autorisations de bâtir qu’au cours des trois années précédentes. À Gafsa, au Kef et à Mahdia, l’impact des fonctions universitaires sur le marché foncier est évident. Le secteur locatif est bien développé dans ces villes. Les prix des loyers mensuels ont évolué de plus de 25 %, selon des informations collectées auprès des étudiants. Dans certains quartiers (Hédi Ben Hcine à Jendouba, Zarrouk à Gafsa), on peut observer une densification urbaine. D’ailleurs, la valeur foncière des terrains avoisinant les établissements universitaires a enregistré des taux d’augmentation annuel dépassant les 15 % depuis l’installation de l’université.

Tableau 3

Évolution des étudiants dans quelques villes moyennes tunisiennes entre 1999 et 2008

Évolution des étudiants dans quelques villes moyennes tunisiennes entre 1999 et 2008
Source: MESRS-Tunis 2009 et enquêtes personnelles

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Au sud tunisien, l’implantation de l’université à Gafsa est caractérisée par un empiètement à la fois sur deux quartiers : tout d’abord la faculté et les locaux scolaires appartenant au quartier sidi Ahmed Zarrouk, et puis le foyer et le restaurant universitaire qui font partie de la cité des jeunes (figure 6). Mais, même si l’université tourne le dos à la ville et à son extension, les quartiers bénéficient des pratiques étudiantes et de la fréquentation locale, avec les liaisons obligées entre les deux entités universitaires. En effet, les déplacements des étudiants entre lieux de résidence, lieux d’études et lieu de restauration plusieurs fois par jour ont créé une dynamique urbaine tout au long des parcours. La mobilité de la population universitaire a modifié le tissu social des quartiers proches de l’université et leur teneur urbaine. En fait, face au spectre menaçant des cités qui grignotent l’espace alentour, la présence d’une population étudiante au sein même du quartier Zarrouk représente un élément rassurant, « tirant vers le haut » le devenir du quartier.

Figure 6

L'université et l'extension de la ville de Gafsa

L'université et l'extension de la ville de Gafsa

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L’implantation du campus a déclenché des opérations de grande envergure. Les quartiers proches ont bénéficié d’une réhabilitation urbaine importante et les terres arides limitrophes délaissées ont vu leur valeur foncière augmenter considérablement. Actuellement, toute la zone de la ville qui accueille les établissements universitaires est considérée dans le plan d’aménagement comme un front d’urbanisation futur.

Cependant, depuis le campus comme depuis les résidences universitaires, le centre de la ville reste éloigné et difficilement accessible, vu le manque de transports en commun. Les étudiants le fréquentent rarement sans y être attachés, sans exister comme citoyens, et très peu comme groupe social local.

Dans la ville du Kef, la structure urbaine a débordé de son cadre spatial traditionnel pour occuper les zones situées en aval de la colline et en direction de Sakiet sidi Youssef ou de Dahmani. L’augmentation des effectifs étudiants dans les dernières années est à l’origine d’une nouvelle dynamique urbaine et foncière. L’installation d’équipements universitaires a joué un rôle important dans la réparation des tissus urbain et social dégradés, notamment du village de Boulifa situé à cinq kilomètres de la ville et qui abrite le campus avec ses six établissements universitaires. Les nouvelles implantations universitaires et les divers commerces et services destinés essentiellement aux usagers du campus ont obligé les acteurs locaux à entreprendre des travaux de viabilisation et de réhabilitation urbaine dans la zone. Le campus tend ainsi à modifier son environnement, soit directement par des extensions ou par l’aménagement des voies de circulation, soit indirectement par la création de commerces aux abords de l’axe routier menant vers le campus. Bien que toute relative, la fréquentation des commerces suffit vraisemblablement à assurer une vitalité commerciale indispensable à la survie du noyau villageois plutôt pauvre de Boulifa. L’implantation du site universitaire a également permis aux habitants de bénéficier de certains « privilèges », par exemple, en semaine, une desserte en transports en commun particulièrement efficace.

L’implantation du campus de Mahdia le long d’une façade importante de la ville, un site ouvert sur la mer, invite bien l’université à participer au dynamisme de la ville, notamment dans les quartiers limitrophes de l’université où l’activité économique tertiaire déjà peu diversifiée se développe au rythme du tourisme. Le campus représente un cadre urbain qui est en mesure de provoquer et d’articuler des liens avec la ville, bien qu’il subisse la concurrence des établissements touristiques existants.

La problématique de l’occupation du sol est la base de tous les enjeux auxquels la ville de Nabeul fait face. Il y a une compétition entre l’urbain et le rural. Le premier prend de l’ampleur et le second tente de se protéger des assauts du développement urbain. Ce dernier n’a pas été souvent bien planifié, ce qui laisse des zones intéressantes et vacantes sans identité, dont l’une a été occupée par le campus en 1995. Ce nouveau modèle d’organisation urbaine de l’espace universitaire basé sur une implantation à la périphérie de la ville se reproduit dans d’autres villes comme Sidi Bouzid, Tozeur, Siliana ou Menzel Abderrahmène où l’université est encore très jeune. D’ailleurs, dans la ville saharienne de Tozeur, l’enclavement de l’université dans le territoire urbain explique vraisemblablement son développement plutôt lent. Après quatre années, l’université compte près de 400 étudiants uniquement. Le rôle que peut jouer l’université dans la ville a amené les acteurs locaux à considérer cet équipement dans les programmes d’aménagement urbain.

Le travail d’analyse dans les différentes villes étudiées montre que la diversité du peuplement est un enjeu majeur pour les collectivités. En plus des effets quantitatifs, il s’agit de voir comment la présence d’une population étudiante peut être génératrice de services connexes, introduisant ainsi une diversification des fonctions.

En Tunisie, l’implantation des établissements universitaires au cours des deux dernières décennies et la création d’une certaine proximité université-ville se sont avérées bénéfiques, non seulement pour les usagers de l’espace universitaire, mais également pour la ville toute entière. Et comme l’ont déjà montré des travaux de la DATAR en France, le développement de l’offre universitaire sur le territoire a contribué à favoriser des formes de démocratisation.

L’université, un facteur économique et culturel de l’évolution urbaine

Frémont (1991) considère que l’enseignement supérieur, devenu enseignement de masse, représente pour les régions et les villes où il se localise un triple enjeu : social, économique et psychoculturel. En Tunisie, les infrastructures d’enseignement supérieur semblent dotées d’un puissant pouvoir d’attraction qui participe à la dynamique des territoires où elles s’inscrivent. Ces dernières années, on découvre au niveau local les atouts de ces équipements, évoqués surtout en termes de potentialités socioéconomiques et culturelles. Il est vrai que les autorités locales des villes moyennes tunisiennes sont encore à la recherche de stratégies pour profiter de l’installation de l’université dans leur périmètre, afin d’assurer un véritable rayonnement urbain ou même une polarisation économique devant l’absence d’activités motrices attractives.

Dans les villes étudiées, le tissu industriel est faible et c’est l’agriculture (céréaliculture, élevage) ou le tourisme qui jouent le rôle principal étant donné qu’ils assurent l’emploi à plus du tiers de la population active. Les petits métiers et le secteur tertiaire (commerce et services) sont les activités urbaines qui assurent une part non négligeable de l’emploi (INS, 2004). L’enquête menée en 2003 auprès d’un échantillon représentatif d’environ 2900 étudiants de la ville de Tunis a permis de connaître dans quelle mesure cette population contribue à la dynamique urbaine par ses activités culturelles et son comportement économique (dépenses de logement et de transport, fréquentation des commerces et services, etc.) (Dhaher, 2005). Certes, les effets que peut avoir la présence d’une université sur un territoire d’accueil sont une question de long terme. Dans les villes moyennes tunisiennes où le tissu économique est peu diversifié et peu autonome, le « retour sur investissement » prendra vraisemblablement du temps.

Dans beaucoup de villes tunisiennes, les nouveaux rôles de l’université ont soumis les territoires à des recompositions urbaines et les quartiers populaires « en difficulté » à une requalification. D’ailleurs à Jendouba, l’université emploie plus de 1100 enseignants et employés administratifs et techniques. Au Kef, elle a créé 633 emplois d’enseignants et autres jusqu’en 2007. L’évolution économique et sociale dans l’agglomération de Gafsa au cours des dernières années est marquée par le recul des activités minières. Conjuguée avec la faible dynamique des autres activités, notamment industrielles, cette situation a été à l’origine d’un taux de chômage supplémentaire qui a accentué les mouvements migratoires. La présence de huit établissements universitaires a permis de créer une certaine dynamique économique, culturelle et sociale. Hormis la fixation des étudiants originaires de la région saharienne de Gafsa, l’université a été à l’origine d’une promotion privée et de petits métiers.

La ville du Kef n’arrive pas à assurer une véritable polarisation économique et un rayonnement urbain du fait de l’absence d’activités motrices entraînantes. Avec 18 % en 1989, 21 % en 1994 et près de 25 % en 2004, selon l’Institut national des statistiques, le taux de chômage est parmi les plus élevés au pays. L’installation de sept établissements d’enseignement supérieur et de cinq résidences universitaires d’une capacité totale de 1994 lits a joué un rôle dans la polarisation des déplacements urbains et dans la structuration de l’espace urbain et a créé une certaine dynamique, aussi bien urbaine qu’économique, dans cette agglomération où le tissu économique est peu diversifié et peu autonome.

Dans les villes citées plus haut, l’université occupe la première place en matière de création d’emplois directs, sans compter les emplois créés indirectement. Elle se place dans ce domaine au niveau des plus grandes entreprises de la région. L’université a également provoqué une dynamique économique par la création d’un certain nombre de marchés commerciaux, principalement pour l’approvisionnement des restaurants universitaires, sans oublier les marchés générés par le besoin en fournitures scolaires et autres besoins pour les établissements d’enseignement et d’oeuvres universitaires.

La présence universitaire constitue également un facteur d’animation de la vie culturelle dans différents domaines. Les universitaires qui contribuent à diversifier les thèmes et les programmes des manifestations forment une part importante du public en proposant au reste de la population des pratiques et des conduites qui diffèrent de l’animation traditionnelle et en donnant à la ville une image plus valorisée où la vie culturelle, qui souffre de l’absence d’activités et d’équipements adéquats, peut atteindre un certain degré de maturité. Les abords immédiats de l’espace universitaire fédèrent l’activité sociabilitaire déployée par les étudiants dans les quartiers environnants (Dhaher, 2010b). Les marquages de l’appropriation individuelle et collective et les temporalités d’occupation de l’espace urbain par les étudiants ont favorisé, dans certains sites, le développement et la diversification des équipements et services (loisir, transport, etc.). Certes, la présence de l’université est loin d’être capable de changer, à elle seule, la physionomie d’une ville dans un pays en développement, mais il semble qu’elle peut raccommoder par sa seule présence un tissu urbain et social fragile (Guidarini, 2002). Les étudiants impriment des rythmes scolaires extrêmement sensibles dans la ville. Ces rythmes déterminés par des logiques de localisation résidentielle, par le flux de proximité, par des fonctionnements de réseaux professionnels et des comportements culturels de la communauté étudiante ont renforcé les qualités d’urbanité du milieu. Cependant, les comportements urbains des étudiants et leurs usages souvent très limités des équipements urbains notamment du centre-ville comme à Gafsa, au Kef et à Menzel Abderrahmène, montrent des difficultés d’accès à ces équipements dues essentiellement à l’organisation urbaine des lieux d’études et de résidence et à leur éloignement du centre-ville. Faut-il donc préconiser des orientations urbanistiques qui dotent l’université et sa population de facteurs intégrateurs et socialisants des espaces d’implantation ?

L’université tunisienne peut-elle devenir un développeur urbain ?

En effet, en Tunisie les interventions en ville et sur les espaces publics traitent encore la population étudiante comme une variable endogène, peu susceptible d’interagir par rapport aux variables exogènes (population de la ville, déplacements, esthétique urbaine, etc.) sur lesquelles les projets, les réalisations et leur analyse sont fondés. Dans ce contexte, nous constatons, dans les exemples précédents, les limites de la rencontre entre l’université et la ville. L’effet de l’université sur la ville existe et réagit à la particularité de l’environnement hôte, mais reste quoiqu’il en soit modeste, en tout cas en ce qui concerne la mission de levier socio-urbain évoquée. D’ailleurs, dans certains cas, la ville et l’université se développent dans l’ignorance l’une de l’autre à la suite de l’installation du campus en périphérie pour des raisons impératives de besoin d’espace, sans aucune démarche délibérée en matière d’urbanisme. On le voit bien, l’impact direct de cet équipement et son rayonnement social et culturel sur le reste de la ville dépendront essentiellement d’une certaine proximité de la ville, sinon des zones urbaines en péril dans un souci de recomposition urbaine.

En Tunisie, face aux multiples problèmes que connaissent les villes, il paraît plus important d’abandonner, même partiellement, les modèles importés des pays développés pour inventer une configuration spécifique au « lieu ». À la lumière de nos observations sur le site de Jendouba, l’université a prouvé en l’espace d’une décennie qu’elle peut constituer un potentiel qu’il convient d’évaluer précisément dans ses dimensions sociales et urbaines, mais aussi économiques. Par ailleurs, les étudiants d’aujourd’hui ne sont pas seulement des consommateurs d’enseignement, mais surtout de services urbains. « Leur identité ne se définit pas uniquement en référence à une université donnée », ils ne sont plus les « héritiers » étudiés par Bourdieu et Passeron (1985). On comprend alors combien il est difficile de présumer qu’il existe une condition étudiante uniforme et homogène, aujourd’hui en Tunisie comme en France et ailleurs, plus encore que dans les années 1960 et 1970.

De plus, la production pédagogique et scientifique de qualité espérée pour accompagner le développement économique n’a pas toujours suivi, de même que l’interface organique entre l’université et l’industrie est encore faible et dans certaines villes n’a jamais été établie. En effet, mêmes dans les grandes villes, les relations contractuelles entre les établissements universitaires et le monde extérieur de l’économie, de la culture ou autre ne sont que très peu des relations de proximité. La mixité des fonctions a été invoquée comme mode d’amélioration des conditions de vie universitaire et de rapprochement entre l’université et la ville. La présence de l’université dans les villes tunisiennes, notamment moyennes, implique des retombées économiques, culturelles et démographiques pour le territoire hôte. Cependant, pour devenir des acteurs de l’aménagement urbain, les universités tunisiennes doivent chercher à valoriser leur environnement, comme l’ont déjà fait les universités américaines ou européennes. Dans un pays en développement, l’université doit mener des actions sur son quartier d’insertion. Aux États-Unis, Penn University n’a-t-elle pas lancé une politique de revitalisation du quartier de Philadelphie-Ouest ? Les différences des moyens financiers n’expliquent pas à elles seules les difficultés de mener des actions pareilles en Tunisie. Les conceptions divergentes de l’action publique et des acteurs de l’aménagement urbain doivent être changées pour permettre à l’université de s’insérer dans les décisions de développement urbain, voire territorial.

Conclusion

La localisation de l’université dans la ville tunisienne a généralement été marquée par la hâte et le caractère unilatéral des décisions de l’État qui a souvent choisi seul, avec très peu de concertation, les lieux et les conditions d’implantation selon les opportunités foncières existantes. Par ailleurs, il est encore prématuré de parler actuellement de modèles souhaitables, ou même de réussites d’aménagement ou d’échecs d’implantation. Cependant, on peut présumer que les villes d’un pays comme la Tunisie ont besoin d’une université insérée dans la réalité urbaine. Elles doivent se servir de l’université comme locomotive urbaine. D’ailleurs, avec un diagnostic urbain qui commence à se mêler vraisemblablement aux transformations des représentations de l’université (Félonneau, 1998), il s’avère selon les analyses que cette dernière peut non seulement marquer une étape aussi bien spatiale que symbolique de développement avec le reste du territoire urbain, mais aussi secourir des zones urbaines en « difficulté ».

Certes, l’implantation de l’espace universitaire au centre-ville ou à proximité d’une ville à faible « dynamique urbaine » est très recherchée, même dans les pays développés. Mais cela ne peut garantir l’évolution du fonctionnement de la ville que si le développement de l’université arrive à sortir du modèle centre-périphérie et du pilotage central de l’État, pour entrer dans une gestion plus horizontale vers un autre mode de fonctionnement et de territorialisation de l’université qui privilégie l’implication des acteurs locaux et la coopération de tous les partenaires. C’est là le vrai défi et la question à laquelle ont répondu beaucoup de pays européens et américains, et qui peut tester le potentiel ainsi que les limites du développement des universités tunisiennes.