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Il suffit à Racine d’un alexandrin pour que l’ombre du minotaure enténèbre le visage de Phèdre. La fille de Minos et de Pasiphaé n’a pas à être présentée au spectateur, elle s’impose d’emblée à l’attention riche de tout son destin, et Cnossos flotte autour d’elle comme une aura lorsqu’elle s’avance sur les remparts de Trézène. Il en est tout autrement de Julien Sorel. Aux lecteurs de 1830 ce nom ne dit rien. Pas plus qu’aux familiers de l’hôtel de la Mole que déconcerte cette « figure inconnue », ce jeune homme « pâle et vêtu de noir » dont la timidité est si grande qu’elle en fait une manière de « sourd-muet[1] ». On le sait, le roman du xixe siècle, ce roman qu’Erich Auerbach a qualifié de « réalisme sérieux moderne » est peuplé d’ambitieux, de jeunes gens partis à l’assaut des salons, fermement résolus à s’y faire une place au soleil. À en croire Ossip Mandelstam, le roman, tel que Stendhal et Balzac le réinventent, se définirait comme l’élaboration de biographies « napoléoniennes[2] », la mise en forme de vies affrontées à l’anonymat du « grand désert d’hommes[3] ». Les grands romans du xixe siècle, de ce long xixe siècle qui conduit de Balzac à Proust sont, dans leur grande majorité, des romans de la vocation, des oeuvres qui racontent comment s’invente un destin, combien il est difficile de donner forme à sa vie[4], si difficile que bien souvent on se contentera de rêver ce qu’elle aurait pu être[5]. Le roman représente des vies qu’aucun héritage ne défend de l’oublieux grignotement du temps, des vies douloureusement tendues vers l’espace lumineux du mémorable, que ce soit sur le mode amèrement nostalgique du fantasme, à l’image d’Emma Bovary, ou comme un horizon auquel il n’est pas déraisonnable de prétendre.

Les ambitieux que l’on rencontre en si grand nombre dans le roman réaliste nous disent quelque chose du personnage de roman, de son statut, de sa présence dans nos mémoires, de la distance qu’il y a de Phèdre à Julien Sorel. La première, empruntée à ce répertoire de figures — mythologiques, historiques, artistiques, littéraires — qui constitue l’un des foyers de la mémoire culturelle, est douée d’emblée d’un caractère, comme si elle bénéficiait, à la manière de fondations, de la longue suite de ses avatars. Aristote en fait la remarque : le poète tragique trouve avantage à emprunter ses personnages à « un petit nombre de maisons » : Atrides, Labdacides[6]. La raison en est que les fictions s’arc-boutent, se confirment l’une l’autre d’être ainsi interconnectées. De trouver écho dans la mémoire des spectateurs l’histoire n’en paraît que plus vraisemblable et les personnages plus vivants. Julien Sorel ne bénéficie de rien de tel. Le romancier doit accompagner ses premiers pas, débroussailler devant lui les ronciers qui obstruent la porte étroite par laquelle il fera son entrée dans le monde et gagnera sa place dans la mémoire des hommes. Les débuts dans la vie sont redoutables au personnage de roman, qui s’avance en terrain inconnu, sans toujours savoir sur qui s’appuyer, quels ressorts faire jouer. Si on ne le connaît pas, il ne connaît personne : « Pour que je puisse m’y reconnaître, il faut, se dit Julien, que j’écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon[7]. » Parvenir à faire son chemin dans le labyrinthe de la mémoire mondaine, réussir à s’y reconnaître, tel est le défi que doivent relever aussi bien Julien Sorel que Rastignac, Frédéric Moreau que le narrateur proustien. La survie du personnage dépend de ses talents de cicerone : s’il parvient à nous faire éprouver l’épaisseur du monde, à nous faire partager l’intimité de sa mémoire, alors peut-être un jour prendra-t-il rang parmi ces figures sans lesquelles la vie nous resterait illisible. « C’est un nouveau Julien Sorel », « c’est un Rastignac », « c’est un Charlus » : l’emploi antonomasique témoigne du changement de statut ; le personnage s’épanouit en type, en figure ; il devient l’un de ces prismes sans lesquels, comme l’écrit Ernst Jünger, le monde serait « insaisissable au souvenir, sans contour et sans nom[8] ».

Le narrateur proustien, dans les premières pages de Sodome et Gomorrhe, est amené à observer tour à tour M. et Mme de Vaugoubert. La première s’impose à lui comme une incarnation de ce « type acquis ou prédestiné dont l’image immortelle est la princesse Palatine[9] ». La figure convoquée donne à voir l’imposante stature de Mme de Vaugoubert, en suscitant dans la mémoire du lecteur le souvenir des portraits d’Anne de Gonzague, et dévoile, dans le même temps, sa destinée de femme d’un homosexuel. De fait, quand, quelques pages plus loin, Vaugoubert lui sera présenté, le narrateur saura déchiffrer comme un aveu dans la voix du diplomate : « C’est un Charlus. » L’antonomase établit entre Palamède et Vaugoubert un rapport typologique : le personnage de Charlus rayonne vers d’autres personnages, contribuant à tenir ensemble les différentes parties de l’oeuvre. Si, pour qualifier la marquise, le narrateur a dû emprunter au trésor commun, faute de disposer dans son répertoire personnel de figure adéquate, la récente révélation des moeurs de Charlus rend inutile une telle démarche pour ce qui est de M. de Vaugoubert. Comme La comédie humaine près d’un siècle avant elle, l’oeuvre proustienne a, entre autres choses, l’ambition de fabriquer des types. C’est l’ambition du roman tout au long de cette période qui commence peu avant le début de la monarchie de Juillet et qui finit, peu ou prou, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est l’ambition commune des différents avatars du roman postbalzacien et, à tout le moins sur le mode nostalgique, de quelques-unes des formes contemporaines du genre romanesque. On a pu y voir un ferment de désuétude : c’est peut-être le plus précieux de l’héritage balzacien.

Les lecteurs de La comédie humaine savent combien y sont fréquentes les appositions du type « Troubert, l’Alexandre VI de Tours » — pour reprendre la classification proposée par Ernst Robert Curtius — si nombreuses que le trait stylistique a souvent été rangé au nombre de ces « tics » dont sourient ou s’agacent contempteurs et admirateurs de Balzac. Proust, bien sûr, ne manque pas de jouer du procédé quand il pastiche l’auteur de La comédie humaine, soulignant à l’envi le caractère parfois déroutant des analogies aventurées par Balzac, comme jetées à la diable, en manière de pont volant, dans l’espoir d’arracher au plein soleil de l’histoire ne serait-ce qu’un rayon, ce trait de lumière qu’il saura capter et qui lui permettra d’illuminer la « bataille inconnue » qui se livre « entre Mme de Mortsauf et la passion », bataille « peut-être aussi grande que la plus illustre des batailles connues[10] ». L’un des premiers donc, Curtius a su voir dans ces appositions antonomasiques, qui arc-boutent les personnages balzaciens aux grandes figures historiques, autre chose qu’un « tic » prêtant à la caricature : « le précipité du dynamisme universel de Balzac[11] ». Ces appositions participent d’un ensemble de procédés stylistiques qui ont en commun de puiser au répertoire de figures de la tradition. C’est le cas, par exemple, de ces longues listes qui se déploient à travers les siècles non sans violenter la succession chronologique. Voici, par exemple, comment, dans La cousine Bette, le narrateur introduit Adeline Fischer, la future baronne Hulot :

Adeline, alors âgée de seize ans, pouvait être comparée à la fameuse Mme du Barry, comme elle, fille de la Lorraine. C’était une de ces beautés complètes, foudroyantes, une de ces femmes semblables à Mme Tallien, que la Nature fabrique avec un soin particulier […]. Ces belles femmes-là se ressemblent toutes entre elles. Bianca Capello dont le portrait est un des chefs-d’oeuvre de Bronzino, la Vénus de Jean Goujon dont l’original est la fameuse Diane de Poitiers, la signora Olympia dont le portrait est à la galerie Doria, enfin Ninon, Mme du Barry, Mme Tallien, Mlle Georges, Mme Récamier, toutes ces femmes, restées belles en dépit des années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs excessifs, ont dans la taille, dans la charpente, dans le caractère de la beauté des similitudes frappantes, et à faire croire qu’il existe dans l’océan des générations un courant aphrodisien d’où sortent toutes ces Vénus, filles de la même onde salée[12] !

Si, comme Balzac le suggère, l’on comparait leurs portraits, les sculptures dont elles sont « l’original », on remarquerait de l’une à l’autre des « similitudes frappantes », à croire que toutes ces femmes sont l’incarnation d’un seul et même type. La lecture classificatoire proposée par Balzac convoque, en arrière-plan, tout un cortège d’images, une théorie de souvenirs mythologiques : les beautés illustres naissent de loin en loin « dans l’océan des générations » comme autant d’exemplaires d’une même Vénus Anadyomène, énigme de la continuité au sein de la mobilité, qui suppose l’existence, dans le cours du temps, de quelque chose comme « un courant aphrodisien ». L’idée s’impose du temps qui passe comme d’un océan veiné de courants sous-marins, traversé par l’obstination, la volonté patiente de fleuves Alphée. Balzac dispose d’un répertoire de métaphores qui lui permet de varier les mises en perspective. Ainsi, dans La peau de chagrin, l’enchaînement des figures paradigmatiques n’est-il plus exprimé en termes de courant, de résurgence, mais comme le retour périodique de comètes, l’océan étant remplacé par l’espace interstellaire comme représentation du temps fugitif. Un des invités du banquier Taillefer, présenté comme un admirateur de Ballanche, propose de voir dans « Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon […] un même homme qui reparaît à travers les civilisations comme une comète dans le ciel[13] ». Cette audacieuse vue cavalière, présentée comme l’expression de la doctrine palingénésique, donc comme un corps étranger que le discours auctorial ne prend pas à son compte, vient pourtant très naturellement habiter, en bernard-l’hermite, le procédé balzacien de la liste mémorable. Non content de faire reparaître ses personnages de livre en livre, Balzac les fait revenir dans le temps de la mémoire lettrée, comme des réincarnations, comme des avatars de ces figures qui lient entre eux les siècles et les mondes. L’une et l’autre technique, le retour des personnages et le procédé de la liste mémorable ont en commun de pérenniser le personnage, de l’installer dans un temps long, recommençant, dans le temps mémorieux de la tradition.

Cette liste de noms, qui mêle Françaises et Italiennes, tient ensemble, du xvie au xixe siècle, 400 ans de petite et de grande histoire. Tous sont des noms mémorables, de ceux que conservent des dictionnaires biographiques comme la Biographie Michaud, immense travail de compilation pour lequel Balzac a rédigé quelques notices et qu’il lisait, disait-il, « comme Bayle comptait les tuiles des toits », par discipline de romancier, façon pour lui de retremper son pouvoir de création dans ces articles à la typographie serrée qui fourmillent de romans en puissance[14]. Ce sont des noms susceptibles d’emplois antonomasiques, c’est-à-dire des noms qui signifient quelque chose, qui incarnent, à l’intérieur d’une communauté culturelle, plus ou moins étroite, plus ou moins large, un vice, une vertu, une certaine façon d’habiter l’existence, des noms qui représentent la courbe d’une vie, l’élan d’un destin que l’homme illustre, devenu figure, partage avec d’autres individus, passés, présents et futurs, mais qui lui reste inféodé : c’est son nom désormais qui servira à le désigner parce que c’est en lui, à travers lui, qu’il est devenu lisible, qu’il s’est imposé à la conscience[15]. Contrairement à l’exemplum de la rhétorique classique, « incarnation d’une vertu dans un individu », l’antonomase n’est pas univoque mais s’étoile en un faisceau de signifiés[16]. Les dictionnaires biographiques ont vocation à tenir ensemble, à réunir en bouquet ces signifiés qui se trouvent enveloppés, sous forme de portraits, d’anecdotes exemplaires, sous le nom de Bianca Capello ou de Diane de Poitiers. Si l’on consulte l’article consacré à la grande sénéchale dans la Biographie Michaud on retrouvera, fondus dans un récit, comme autant d’acceptions du nom, les différents traits mémorables qui sont susceptibles d’être convoqués dans un emploi antonomasique de Diane de Poitiers. Ainsi du signifié « fidélité exemplaire » : « elle porta le deuil toute sa vie » ; « ses couleurs […] furent toujours le noir et le blanc » ; elle fit élever à son mari, Louis de Brézé, « un superbe mausolée dans l’église de Notre-Dame de Rouen[17] ». Dans le même temps, des anecdotes contribuent à construire le signifié « éternel printemps » : « […] la beauté de Diane se conserva longtemps ; elle mit tous ses soins à retarder l’outrage des années, elle y réussit. Elle ne fut jamais malade, et dans le plus grand froid, elle se lavait le visage avec de l’eau de puits. Éveillée le matin à six heures, elle montait à cheval, faisait une ou deux lieues et venait se remettre dans son lit, où elle lisait jusqu’à midi. » Dans la liste citée plus haut, c’est ce second signifié et lui seul qui fait lien entre les différentes femmes dont Balzac convoque le souvenir.

Ainsi donc Adeline Fischer est présentée comme l’incarnation d’un type de femme, un maillon dans une longue chaîne de réincarnations. Elle est enracinée dans les profondeurs du temps, à la façon des vieillards proustiens du « bal de têtes » montés sur leurs échasses. Cette inscription généalogique joue un rôle primordial dans le portrait que le narrateur de La cousine Bette propose d’Adeline : elle participe puissamment à l’élaboration de l’identité du personnage. Pourtant, dans le même temps, le recours paradigmatique à Diane de Poitiers, à Ninon ou à Mlle Georges n’est pas, paradoxalement, sans brouiller l’idée que l’on se fait de la femme du baron Hulot. Le caractère mêlé de cette liste, qui juxtapose, pour parler comme Balzac, « femmes vertueuses » et « femmes criminelles[18] » n’est pas sans troubler le lecteur, qui ne peut se défendre de reporter sur Adeline, pourtant déclarée irréprochable, quelque chose de l’éclat d’une destinée comme celle de Bianca Capello, devenue, en fuite de Venise, la Diane de Poitiers de François de Médicis, grand-duc de Toscane[19]. Même si le point de contact établi entre Adeline et Bianca est sans équivoque, le prestige romanesque des intrigues auxquelles reste attaché le souvenir de l’illustre nièce de Grimani, rejaillit sur la baronne Hulot, éclaboussant quelque peu son irréprochable réputation de vertu. Il est impossible de limiter le signifié d’une Bianca Capello ou d’une Diane de Poitiers au simple trait de la beauté prolongée : le surcroît de signification fait jouer sur le visage d’Adeline, comme l’ombre d’un doute, l’effleurement d’un regret, la piqûre d’une tentation, qui laisse à deviner, par rapides échappées, la caverne aux chauves-souris des fantasmes.

La plurivocité des figures paradigmatiques trouve dans La cousine Bette une illustration frappante. Alors que Mme Marneffe et Adeline Hulot incarnent l’une le vice, l’autre la vertu et que tout, dans le roman de Balzac, tend à les opposer, elles ont une chose en commun : d’être comparées à Diane de Poitiers. Adeline, dont la beauté semble, je le rappelle, recommencer Diane de Poitiers, se demande quel secret détiennent ces femmes qui, comme Valérie, savent faire plier les hommes à leurs désirs. Le narrateur accompagne les pensées de la baronne d’un commentaire qui oppose et unit dialectiquement femmes vertueuses et courtisanes :

N’est pas courtisane qui veut ! […] La femme vertueuse et digne serait […] le repas homérique, la chair jetée sur les charbons ardents. La courtisane, au contraire, serait l’oeuvre de Carême avec ses condiments, avec ses épices et ses recherches. […] Être une honnête et prude femme pour le monde, et se faire courtisane pour son mari, c’est être une femme de génie, et il y en a peu. Là est le secret des longs attachements, inexplicables pour les femmes qui sont déshéritées de ces doubles et magnifiques facultés. Supposez Mme Marneffe vertueuse ! … vous avez la marquise de Pescaire ! Ces grandes et illustres femmes, ces belles Diane de Poitiers vertueuses, on les compte[20].

L’emploi antonomasique de Diane de Poitiers — le pluriel saisit le rayonnement de la figure — convoque cette fois-ci le signifié « courtisane ». C’est au tour de Valérie de recommencer Diane de Poitiers, parce qu’elle sait, comme la favorite de Henri II, l’art de s’attacher les hommes. Dans le même mouvement, Adeline est rejetée à distance de la duchesse de Valentinois, faisant même office de contre-type, elle qui n’a cessé d’être trompée sa vie durant par son mari. L’oxymore « courtisane vertueuse » met au jour ce qui a manqué à Adeline pour mener une vie heureuse. Le texte de Balzac convoque, comme un modèle possible, plus acceptable sans doute que peut l’être Diane de Poitiers, le souvenir de Vittoria Colonna, épouse du marquis de Pescara, mort à Pavie. À la mort de son mari, la marquise de Pescaire, dont le bonheur conjugal était passé en proverbe, inconsolable, se consacre tout entière au souvenir du défunt. Sa destinée serait celle d’une Diane de Poitiers qui, après la mort de Brézé, ne se serait pas contentée de l’affiche d’un deuil éternel[21].

Même lorsque Balzac ne les enchaîne pas les unes aux autres dans de longues listes exemplaires, il ne peut malgré tout empêcher qu’une figure en appelle une autre. Ainsi de Diane de Poitiers et de la marquise de Pescaire. Le liseur de Balzac est un familier de cette dernière, qu’il retrouve de loin en loin dans La comédie humaine, comme telle autre figure que Balzac s’est si bien appropriée que, le lecteur ne la rencontrant pour ainsi dire qu’au hasard des « scènes » balzaciennes, elle le reporte irrésistiblement à Balzac si, d’aventure, il se trouve qu’il la croise ailleurs (ainsi d’Ali Pacha, vizir de Janina, ou encore de lady Esther Stanhope, « ce bas-bleu du désert[22] », de qui Félix de Vandenesse tient le pur-sang arabe qu’il chevauche pour « aller dans la lande[23] »). Comme exemple du jeu d’appariement des figures, nous citerons un extrait de la neuvième lettre de Modeste Mignon à celui qu’elle prend encore pour Canalis : « L’amitié de Mlle de Gournay et de Montaigne ne peut-elle se recommencer ? Ne connaissez-vous pas le ménage de Sismonde de Sismondi à Genève, le plus touchant intérieur qu’on connaisse et dont on m’a parlé, quelque chose comme le marquis et la marquise de Pescaire heureux jusque dans leur vieillesse[24] ? » L’analogie, effaçant la mort précoce du marquis de Pescara, fait se toucher et se contaminer l’un l’autre deux des couples exemplaires dont Balzac aime convoquer la mémoire. Si les premiers appartiennent à l’histoire anecdotique du xvie siècle, les seconds sont des contemporains de Balzac, qui leur a rendu visite, à Chêne, près de Genève, en compagnie de Mme Hanska. En les inscrivant dans un rapport d’accomplissement hyperbolique au regard d’un paradigme du bonheur conjugal, Balzac promeut dans le couple Sismonde de Sismondi une légende vivante, les Philémon et Baucis du lac de Genève. Tissant ensemble le passé, le présent et l’avenir, Balzac dispose, comme il le ferait de figures propitiatoires, les Sismonde de Sismondi et les Pescaire autour du couple qu’il forme en espérance avec Mme Hanska. Dans sa lettre du 2 mars 1843, Balzac s’adresse à la femme qu’il aime en l’appelant « madame Sismondi[25] ».

Le jeu dynamique des figures permet à Balzac d’entrecroiser la vie, la fiction et l’histoire. Ce faisant, son oeuvre travaille à fabriquer du paradigmatique, à faire en sorte que les Sismondi égalent en renommée les Pescaire, que bientôt l’on évoque telle héroïne de La comédie humaine en lieu et place de Diane de Poitiers. On a vu que la Biographie Michaud décrivait longuement le régime de vie que Diane de Poitiers avait adopté et auquel il est convenu de voir la raison de sa beauté prolongée. Dans L’interdiction, Mme d’Espard doit à semblable régime de conserver le sceptre de la Mode à 30 ans passés : « Comme Diane de Poitiers, elle pratiquait l’eau froide pour ses bains ; comme elle encore, la marquise couchait sur le crin, dormait sur des oreillers de maroquin pour conserver sa chevelure, mangeait peu, ne buvait que de l’eau, combinait ses mouvements afin d’éviter la fatigue, et mettait une exactitude monastique dans les moindres actes de sa vie[26]. » La discipline est si efficace que la marquise a beau avouer « trente-trois ans sur les registres de l’état civil », c’est tout juste si on lui donne « vingt-deux [ans] le soir dans un salon ». Mme d’Espard, il est vrai, est experte en faux-semblants : des « boucles artificieuses » cachent ces tempes qui trahissent son âge pour ceux qui savent voir ; recevant, elle se tient dans un demi-jour protecteur, qui l’enveloppe dans « une lumière passée à la mousseline ». Ces artifices tromperaient Rastignac s’il n’était accompagné de Bianchon, dont l’oeil professionnel sait découvrir sous le fard certaine flétrissure des tempes, certains points noirs sur le bout du nez, semblables aux « imperceptibles parcelles noires que font pleuvoir à Londres les cheminées où l’on brûle du charbon de terre[27] », signes sans équivoque qu’elle a passé 30 ans.

Comme l’exemple de Vittoria Colonna est redoublé, dans Modeste Mignon, par le recours à une figure du présent balzacien, à peine la marquise d’Espard est-elle associée à Diane de Poitiers que Balzac introduit un troisième terme. Il s’agit de « Mme Zayonscek » (ou plutôt Mme Zayonchek, alias Alexandrine Pernet, danseuse française faite princesse russe par l’empereur Alexandre en 1818). Balzac, qui avait eu connaissance de sa « biographie verbale » par Mme Hanska[28], inscrit Mme Zayonchek au regard de Diane de Poitiers dans un rapport de passage à la limite :

Ce rude système a, dit-on, été poussé jusqu’à l’emploi de la glace au lieu d’eau et jusqu’aux aliments froids par une illustre Polonaise qui, de nos jours, allie une vie déjà séculaire aux occupations, aux moeurs de la petite-maîtresse. Destinée à vivre autant que vécut Marion de Lorme à laquelle les biographes accordent cent trente ans, l’ancienne vice-reine de la Pologne montre, à près de cent ans, un esprit et un coeur jeunes, une gracieuse figure, une taille charmante ; elle peut dans sa conversation où les mots pétillent comme les sarments au feu comparer les hommes et les livres de la littérature actuelle aux hommes et aux livres du dix-huitième siècle[29].

L’évocation, qui se poursuit longuement, joue avec le registre du merveilleux : à près de cent ans, « elle a l’âge qu’il lui plaît d’avoir », si bien qu’elle semble « un véritable conte de fées[30] ». Faisant lien entre les temps, le xviiie et le xixe siècles, l’empereur Alexandre et l’empereur Nicolas, centenaire et jeune fille, elle incarne le rêve de l’éternel jeunesse. Le narrateur, se demandant si Mme d’Espard a rencontré Mme Zayonchek, lui prête la volonté de « la recommencer ».

Huit ans après L’Interdiction, dans Splendeurs et Misères des courtisanes, Esther, apparaissant dans la loge de Nucingen, au théâtre Saint-Martin, devient bientôt le centre des regards. On hésite à reconnaître La Torpille, disparue six ans auparavant, dans la belle jeune femme dont les traits si purs émeuvent jusqu’aux plus roués des jeunes gens du parterre. Peut-être, comme l’imagine Joseph Bridau, s’est-elle « conservée comme Mme d’Espard et Mme Zayonchek dans la glace[31] ». Entre L’interdiction et Splendeurs et misères des courtisanes, les rapports se sont déplacés. Dans la « scène » de 1836, Mme d’Espard recommence Diane de Poitiers : elle est configurée par le rayonnement exemplaire de la châtelaine d’Anet. De la même façon, Balzac introduit Mme Zayonchek auprès du public français en la présentant comme une nouvelle Diane de Poitiers. Dans la « scène » de 1844, Mme d’Espard et Mme Zayonchek ont gagné leur autonomie : elles sont convoquées comme figures exemplaires en lieu et place de la duchesse de Valentinois, qui n’est plus citée. On sait que Balzac, au fur et à mesure que La comédie humaine se complète, expulse les personnages migrants au profit des personnages autochtones[32]. La disparition de Diane de Poitiers participe de ce phénomène de conquête progressive de l’autonomie : Balzac utilise les figures exemplaires du trésor commun pour élaborer les siennes propres, dans une logique de revendication du droit pour son oeuvre, pour l’époque qu’elle représente, à s’enraciner dans la mémoire des hommes. Cette prétention balzacienne, loin de se limiter au paratexte, trouve à s’exprimer dans l’oeuvre même. Dans un tête-à-tête avec Diane de Cadignan, la marquise d’Espard, qui vient d’évoquer la fuite de Béatrix de Rochefide avec Conti, se montre très sévère envers la jeune femme : « Elle a singé Mme de Beauséant et Mme de Langeais, qui, soit dit entre nous, dans un siècle moins vulgaire que le nôtre, eussent été, comme vous d’ailleurs, des figures aussi grandes que celles des La Vallière, des Montespan, des Diane de Poitiers, des duchesses d’Étampes et de Châteauroux[33]. » Mme d’Espard, qui se pose en répertoire, en mémoire du grand monde, revendique pour les plus grandes de ses contemporaines, contre la capacité d’oubli du xixe siècle, qui voit les illustrations disparaître dans les « sables mouvants » du présent en marche, le droit à rester dans les mémoires, à prendre place dans la chaîne séculaire des hautes figures féminines. Par le truchement de la duchesse d’Espard, Balzac s’en remet à la postérité, incertain du succès de son entreprise de figuration mémorable[34]. Si les personnages balzaciens se présentent à nous montés sur des échasses, perchés au sommet de listes exemplaires qui leur donnent une apparence de légitimité, c’est d’une légitimité fragile qu’ils jouissent, toujours susceptible d’être remise en question, dénoncée comme une usurpation, à la façon dont Julien Sorel et Lucien de Rubempré sont déchus de leurs espérances au moment d’épouser l’héritière qui les aurait enracinés dans le grand monde. Adeline Hulot ne vient en aucun cas couronner la généalogie qui court de Bianca Capello à Mme Récamier — à la manière dont, au sommet de l’arbre de Jessé, la Vierge, qui en accomplit les promesses, semble l’éclosion d’une fleur — ; Adeline Hulot se tient en retrait, mal à l’aise dans la compagnie de ces femmes illustres, comme en attente d’une scène de reconnaissance qui donnerait à sa présence la légitimité qui lui manque. C’est cette hésitation qui fait tout le prix des personnages de roman : sans ce doute, ce mouvement de retrait, ils ne nous donneraient pas à éprouver comme ils le font l’opiniâtre fragilité de nos vies toujours près d’être soufflées par le temps.