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Cet article vise à décrire et à analyser une démarche de mobilisation et de réflexion collective à laquelle ont participé plusieurs intervenants, intervenantes et gestionnaires du Centre de réadaptation Normand-Laramée, un établissement qui offre des services aux personnes présentant une déficience intellectuelle. La démarche s’inscrit à l’intérieur d’un processus de transformation organisationnelle qui accompagne l’implantation de l’approche milieu. Sous l’impulsion des membres du conseil multidisciplinaire de l’établissement, une série de quatre activités a été proposée aux employés. La démarche permettait de réfléchir aux principaux défis et exigences de la pratique quotidienne (travail en équipe, avec la famille et les proches, avec les partenaires locaux), de faire circuler l’information entre les participants et de confronter leurs actions aux valeurs et aux principes qu’ils défendent.

L’article s’amorce par une réflexion critique sur le renouvellement des pratiques au sein du réseau des services publics. Il présente quelques-uns des enjeux actuels de l’intervention en déficience intellectuelle pour ensuite décrire la démarche de réflexion collective menée au Centre de réadaptation Normand-Laramée, son contexte, les contenus qui s’en dégagent et l’intérêt qu’elle soulève.

Le renouvellement actuel des pratiques

Au Québec, la communautarisation des services en matière de santé et de services sociaux se développe dans un contexte où se multiplient les changements structuraux, sans que ne soient nécessairement transformés les rapports qu’entretiennent les organisations à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement. Dans le contexte de la reconfiguration de l’État-providence et de la rationalisation des ressources, l’accroissement de la détresse sociale et de la complexité des problèmes psychosociaux exerce une pression considérable sur les organisations. L’énergie de production déployée par les intervenants et les gestionnaires pour répondre à des demandes toujours plus exigeantes prend souvent le pas sur l’énergie d’entretien. Les espaces de parole et de participation s’en trouvent sans cesse compromis, menacés de disparition ou simplement abolis. De telles conditions constituent un terrain plus favorable à la reproduction des habitudes de prise en charge et à la fragmentation des services qu’à l’émergence de nouvelles formes d’offre de services et d’alliances avec la communauté.

Le passage d’une pratique traditionnelle à une pratique communautaire doit être soutenu non seulement dans sa phase d’implantation, mais dans toute sa phase de développement subséquente (Guay et al., 2000a). Pour évoluer et être effectif, il semble également nécessaire que ce passage se traduise par trois types de changement organisationnel : a) un changement dans la manière dont l’organisation construit son intervention auprès de la clientèle ; b) un changement dans la manière dont les membres de l’organisation s’enracinent et développent des partenariats avec les membres de leur communauté ; c) un changement dans la manière dont l’organisation se construit de l’intérieur, se partage l’information et le pouvoir décisionnel. Ces changements représentent plusieurs enjeux et défis pour les organisations. Certains d’entres eux seront présentés dans les paragraphes suivants.

Un changement dans la manière dont l’organisation construit son intervention

La pratique communautaire invite les établissements à revoir et à modifier leur offre de services ; elle invite d’abord l’intervenant à partager avec la personne aidée, ses proches et les autres partenaires locaux, les responsabilités de l’intervention (Guay et al., 2000a). Pour y arriver, l’intervenant doit reconnaître leurs compétences (Guay, 1984) et les rendre actifs dans la définition de la demande et des pistes d’action à suivre (Guay et al., 2000a). En misant sur les capacités et les compétences des personnes aidées, de leurs proches et des membres de leur communauté, l’intervention passe d’une logique de résolution des problèmes par les services à une logique de résolution des problèmes faisant place à l’entraide (Guay et al., 2000a ; Guay, 1995). Puisque l’intervention exige de tenir compte des compétences et des besoins de la famille et des proches, l’organisation doit, pour sa part, élargir sa notion de client et offrir un soutien qui est conséquent. Pour éviter la fragmentation et le doublement des services, elle doit également développer des services selon une logique de territoire plutôt qu’une logique de programme (Guay et al., 2000a).

Ces transformations comportent leur part de défi et de risque. Ainsi, la pratique dans la communauté amène les intervenants à composer avec les réalités sociales et économiques qui marquent la vie des personnes qu’ils aident (structures familiales diversifiées, pluralisme ethnique et culturel, difficulté d’accès à l’emploi, etc.) et à faire face à des situations complexes auxquelles ces personnes sont exposées (pauvreté, violence, criminalité, etc.). La visibilité accrue des intervenants dans les milieux de vie rend l’organisation plus directement imputable aux citoyens (Guay et al., 2000a), ce qui augmente la pression à répondre de manière adéquate et efficace aux demandes qui lui sont adressées. Les intervenants qui continuent d’entretenir des rapports traditionnels de prise en charge risquent de devenir vite dépassés et épuisés (Guay et al., 2000a).

L’élargissement du rôle de l’intervenant constitue en lui-même une source d’insécurité pour plusieurs travailleurs : ceux-ci se demandent parfois où s’arrête leur rôle et qui les aidera à en établir les frontières. L’expérience montre que plus la pratique communautaire d’un intervenant se développe, plus il est défié dans son expertise clinique et spécialisée. L’élargissement du rôle de l’intervenant doit donc être accompagné de l’accroissement d’une double expertise : 1) une expertise clinique et spécialisée faite d’une connaissance fine des caractéristiques et du fonctionnement de la clientèle, d’habiletés de relation d’aide et de connaissances sur la dynamique familiale et les systèmes humains ; 2) une expertise communautaire faite d’habiletés générales d’animation, de mobilisation, de réseautage, de concertation, etc.

Un changement dans la manière dont l’organisation s’allie à la communauté

Pour être visible, développer une logique de territoire et renforcer ses collaborations avec les partenaires locaux, l’organisation doit avoir une connaissance aiguë de son milieu et renforcer sa participation sur le plan local. Le déploiement d’équipes milieu, appelées aussi équipes de territoire ou équipes de quartier, favorise la connaissance du milieu et l’enracinement local (Guay et al., 2000a). Cependant, cette présence dans la communauté doit également se traduire par l’établissement de nouveaux rapports. Avec leurs partenaires, les intervenants sont conviés à partager le leadership de la réflexion et de l’action tout en se préoccupant des conditions propices à la collaboration. C’est toute la culture de l’expertise professionnelle qui est alors remise en question.

Le même intervenant qui crée des occasions de participation sociale, qui soutient le développement de réseaux d’entraide et qui restaure des boucles de solidarité (Guay, 1998) risque parfois de se retrouver seul : seul à représenter l’organisation dans une famille, seul à représenter son équipe ou son organisation à une table de concertation, seul spécialiste de son domaine dans un collectif d’intervention, etc. L’organisation doit donc voir à contrer l’isolement de ses intervenants et à entretenir leur sentiment d’appartenance au territoire ainsi qu’à l’établissement.

Jusqu’à maintenant, l’application de l’approche communautaire dans les services sociaux et sanitaires a été principalement conçue comme une nouvelle forme de distribution de services. Or, le défi actuel des organisations consiste à faire un pas de plus et à participer activement à la vie des communautés et à leur développement local. L’organisation doit s’inclure dans sa vision du partenariat. En effet, elle n’a pas que des partenaires (logique de complémentarité) : elle est un partenaire pour d’autres individus et organisations (logique de réciprocité). À titre de partenaire, elle doit offrir (une expertise, des ressources, du temps et de la participation) et non seulement chercher en quoi les organismes présents dans la communauté peuvent compléter ses services et s’inscrire dans sa vision (Lamoureux, 1994).

Un changement dans la manière dont l’organisation se transforme à l’interne

Pour précéder et suivre les changements qui surviennent dans la manière de donner des services et de se relier à la communauté, les organisations doivent se transformer de l’intérieur. Les habiletés associées à l’approche communautaire, l’autonomie et le leadership qu’elle requiert, doivent être alimentées par des pratiques à l’interne qui sont isomorphes des pratiques promulguées à l’externe. À ce titre, le principal défi des organisations consiste à démocratiser les rapports qu’elles entretiennent avec leurs employés. Leurs pratiques de gestion doivent être, par conséquent, plus flexibles et plus participatives (Guay et al., 2000b). De nouveaux systèmes d’évaluation et d’information doivent également être instaurés (Guay et al., 2000b) et de nouvelles formes de soutien aux pratiques, implantées.

La démocratisation des rapports suppose plusieurs actions de la part des organisations de services. Elles doivent notamment refuser la taylorisation du travail (Bien-Aimé et Maheu, 1997 ; Bélanger, 1991), accompagner la décentralisation des services (équipes milieu) d’une véritable autonomie de décision et d’action (Guay et al., 2000b) et consulter les employés dans une authentique perspective de concertation (Fournier, 1997). Selon Bélanger, c’est un tout nouveau contrat social qui doit s’établir entre la direction et les employés afin de répartir différemment les pouvoirs, les droits et les obligations de chacune des parties (Bélanger, 1991). Ce nouveau contrat devrait notamment favoriser la responsabilité collective, assouplir la défense d’intérêts individuels et corporatistes et reposer sur la qualité des services plutôt que sur un système de directives.

Cependant, les discours tenus dans le réseau des services peuvent être trompeurs… L’uniformisation actuelle du langage relatif aux orientations et aux pratiques sert parfois d’abri et masque les écarts entre ce qui est prétendu et ce qui est effectivement fait. Tous ne sont pas prêts à vivre l’incertitude et l’inconfort qu’engendre un nouveau partage des pouvoirs et des responsabilités.

Aperçu des enjeux de la pratique en déficience intellectuelle

La post-désinstitutionnalisation des personnes présentant une déficience intellectuelle a été marquée par un rapprochement graduel des intervenants avec les milieux de vie des personnes (famille, école, milieu de travail, quartier, centre de loisirs, etc.). Ce rapprochement a graduellement permis de faire de la pratique institutionnelle une pratique dans la communauté et avec des partenaires communautaires (Carrier, 1998). Plusieurs transformations se sont opérées sur le plan des services offerts (répit, développement de place en garderie, de plateaux de travail, etc.), des partenaires rejoints (membres des familles, du réseau d’amis, des organismes communautaires, etc.) et des pratiques d’intervention. Parmi les pratiques d’intervention développées, on retrouve : a) des interventions dites d’ouverture (promotion, sensibilisation, concertation, etc.), qui favorisent l’accès à des ressources et à des milieux de vie ; b) des interventions axées sur la demande, qui visent à solliciter l’aide et la participation des membres de la communauté à des projetsd’intégration ; c) des interventions de soutien (partage d’expertise, représentation, etc.), qui permettent de maintenir et de faciliter la participation des partenaires (Carrier et Fortin, 1997).

La communautarisation des services en déficience intellectuelle cumule jusqu’à maintenant une expérience riche en succès et en apprentissages. Il demeure toutefois difficile de briser certains réflexes institutionnels de gestion et d’intervention et de mettre en place les conditions favorables à une réelle participation sociale des personnes présentant une déficience intellectuelle. Les frontières de l’expertise professionnelle, du rôle des intervenants et de la mission des établissements paraissent brouillées par les enjeux de la pratique dans la communauté. Les expériences de partenariat se multiplient, tout en restant principalement axées sur le réseau institutionnel (services de santé, services sociaux, école, etc.) et sur les intervenants formels (médecin, professeur, responsable d’un organisme, agent d’aide social, etc. ; Carrier et Fortin, 1997). Bien que les centres de réadaptation pour les personnes présentant une déficience intellectuelle éprouvent leur part de difficultés à réaliser les transformations requises à la communautarisation des pratiques, ils méritent d’être reconnus pour la pertinence, le courage et l’originalité de leurs initiatives.

Description de la démarche de réflexion collective

Pour répondre aux défis posés par la pratique communautaire, la direction et les employés du Centre de réadaptation Normand-Laramée ont graduellement intégré l’approche milieu à leurs pratiques communautaires. L’approche milieu semblait capable de favoriser la nécessaire transformation des rapports entre l’établissement, les personnes aidées, les proches et les partenaires locaux en invitant notamment les intervenants et les gestionnaires à s’engager plus activement dans le développement local. Des équipes et des projets de quartier ont ainsi été développés dans la région de Laval.

Au printemps 1999, les représentants du conseil multidisciplinaire du Centre de réadaptation Normand-Laramée ont tenu à organiser un événement qui permettrait aux diverses équipes de travail de se rencontrer pour réfléchir et échanger. Avec le concours de deux membres de la direction et d’un consultant externe, ils ont planifié la tenue d’une série de quatre rencontres thématiques animées par le consultant. Les thèmes abordés à l’intérieur des trois premières activités portaient sur les principaux sous-systèmes concernés par la pratique communautaire et par l’implantation de l’approche milieu : l’équipe, la famille et les proches, les partenaires locaux. La dernière activité, qui permettait de faire une intégration de l’ensemble de la démarche, portait sur la cohérence au sein de l’organisation.

Chacune des activités suivait sensiblement le même plan de travail : 1) introduction de l’animateur visant à décrire les objectifs et le déroulement de l’activité ; 2) présentation d’une consigne de travail et formation des sous-groupes ; 3) débat en sous-groupe et identification des idées saillantes sur de grandes feuilles ou des cartons éventuellement accrochés au mur ; 4) plénière avec présentation des points de vue émergeant de chaque sous-groupe ; 5) commentaires et synthèse de l’animateur. De nouveaux sous-groupes étaient constitués à chaque rencontre. Entre chacune des activités, les membres du comité organisateur se rencontraient en vue d’organiser la prochaine rencontre. En conformité avec le code de communication du Centre de réadaptation Normand-Laramée, ils faisaient également un envoi aux participants dans lequel se trouvaient une synthèse de l’activité précédente ainsi qu’un aperçu de l’activité à venir.

La démarche de réflexion

Les participants

Les activités de réflexion se sont déroulées entre avril et novembre 1999. De 50 à 65 personnes ont participé sur une base volontaire à chacune des trois premières activités. Une centaine de personnes ont participé à la quatrième et dernière activité. Le taux de participation atteint lors de cette journée se situait à près de 80 % des employés représentés par le conseil multidisciplinaire. S’ajoutaient également à la liste des participants certains membres du personnel cadre (chefs de service, membres des directions générales, des services professionnels et des services administratifs).

Synthèse du contenu des activités

Une analyse qualitative des contenus a été effectuée à partir des idées mises sur papier par les sous-groupes au cours de chacune des activités. L’analyse a été effectuée en s’inspirant des étapes décrites par L’Écuyer (1987) : 1) lectures préliminaires et établissement d’une liste des énoncés ; 2) choix et définition des unités de classification ; 3) processus de catégorisation et de classification. Les contenus associés aux trois premières rencontres sont brièvement rapportés et analysés dans cette section de l’article. Vu l’importance de la quatrième et dernière activité, une plus grande place est réservée à la présentation et à l’analyse de ses contenus.

La vie d’équipe

D’après les participants à l’activité, la période de démarrage des équipes de quartier a été à la fois stimulante et exigeante. L’enthousiasme, l’intérêt à l’égard de la nouveauté et le goût du défi côtoyaient la crainte, l’inconfort et la tentation du retrait. Le choc des cultures était inévitable. En effet, il s’est révélé difficile de concilier les divergences de point de vue liées à la culture personnelle des membres de l’équipe et d’arrimer les façons de faire de chacun. Au départ, les équipes ressemblaient à des collages de personnes et d’expertises. Certains participants ont évoqué l’analogie de la famille recomposée pour illustrer les enjeux et les défis de l’équipe en démarrage. Lors de la phase de démarrage des équipes, les participants avaient également l’impression de devoir rapidement répondre à une multitude de demandes, de devoir endosser de multiples rôles et de se faire « caméléons ». Le sentiment de disparité qui a marqué la phase de démarrage de certaines équipes semble cependant s’être estompé peu à peu et avoir fait place à une meilleure intégration des coéquipiers ainsi qu’à une plus grande maturité de groupe.

Le soutien aux familles et aux proches

Pour la plupart des participants à l’activité, le travail avec les familles et les proches constitue une expérience à la fois stimulante et anxiogène parce qu’elle remet fréquemment en question le modèle traditionnel d’expertise de l’intervenant. Selon les participants, l’intervenant doit sans cesse trouver un équilibre entre son expertise spécialisée et les autres rôles qu’il doit jouer auprès des familles et des proches : agent de sensibilisation, accompagnateur, facilitateur, aidant, agent de changement et de soutien au processus d’appropriation. Les autres défis de l’intervenant identifiés par les participants consistent à reconnaître et à respecter les compétences et les valeurs des familles, de même qu’à adapter la pratique aux besoins et aux caractéristiques de chacune d’entre elles.

Les participants associent le travail auprès des familles et des proches à certains sentiments douloureux : se sentir dépassé, incompétent, isolé. Le « filet de sécurité » des intervenants résiderait dans le développement de nouvelles connaissances et habiletés, dans le soutien de l’équipe comme laboratoire de développement des compétences, dans la structure organisationnelle dont s’est doté l’établissement et dans la reconnaissance de la complémentarité des ressources et de l’expertise des partenaires locaux.

Le partenariat avec les membres de la communauté

Lors de la troisième activité axée sur le partenariat avec les membres de la communauté, les participants ont identifié leurs partenaires, les défis que représente le partenariat et son impact sur leur rôle. Les équipes entretiennent des liens avec plusieurs partenaires. Les rôles que les participants s’attribuent auprès des partenaires sont ceux d’informateur, de facilitateur et de personne soutien. Dans ce contexte, l’action des intervenants viserait à sensibiliser les partenaires à la réalité des personnes et de leur famille ainsi qu’à mettre à contribution leur expertise en déficience intellectuelle, leur connaissance du milieu familial (auprès d’un professeur, par exemple) et leur connaissance des ressources et des services disponibles sur le territoire. Le rôle des intervenants auprès des partenaires ne semble cependant pas toujours clair. Les participants trouvent donc important d’identifier et de faire connaître aux partenaires les limites du rôle d’intervenant.

Selon ceux et celles qui ont pris part à l’activité, le partenariat requiert de la « force » (confiance en soi, conviction, expertise, affirmation, etc.), de l’intérêt personnel et de la souplesse. Le travail dans la communauté semble accentuer la pression sur les compétences relationnelles des individus. En effet, les participants indiquent que le partenariat avec les membres de la communauté impose de transiger avec plusieurs personnes, de composer avec plusieurs événements et changements, de recommencer sans cesse de nouvelles démarches, de recréer constamment de nouvelles relations. Les participants signalent également que le partenariat commence avec les membres de sa propre équipe de travail ; un partenariat qui, lui aussi, exige des équilibrations successives.

Le partage et la cohérence des valeurs au sein de l’organisation

La dernière activité consistait à mettre en parallèle les exigences de la pratique quotidienne et les valeurs soutenues par l’organisation ; cette rencontre a été divisée en deux parties. Après avoir identifié une valeur personnelle motrice pour leur travail et en avoir discuté en dyade, les participants ont mis à l’épreuve le guide des valeurs et des responsabilités de leur établissement à partir de situations concrètes d’intervention qui défient l’actualisation du guide. Au cours de la deuxième moitié de l’activité, les participants se sont penchés sur les défis de cohérence que pose leur pratique. Ils étaient alors invités à répondre à trois questions : À quoi reconnaît-on un intervenant cohérent ? une équipe cohérente ? une organisation cohérente ?

Le travail effectué lors de la première partie de la rencontre montre que l’application des principes défendus dans le guide des valeurs et des responsabilités du Centre de réadaptation Normand-Laramée pose plusieurs défis d’intervention. Les participants à l’activité ont identifié des défis qui concernent directement la personne aidée, ses divers milieux de vie (famille, résidence d’accueil, école, plateau de travail, quartier, etc.) et l’organisation elle-même. Les intervenants sentent qu’ils doivent à la fois protéger la personne aidée, respecter son rythme et la contenir tout en la poussant à faire des expériences d’apprentissage, à gagner du contrôle sur ses affaires et à nourrir ses rêves.

Les défis qui concernent la famille et les autres milieux de vie sont, quant à eux, rattachés aux exigences de la collaboration. Respecter les valeurs et les principes directeurs de l’intervention demande aux intervenants de reconnaître et de définir les frontières de leur rôle, de reconnaître et de soutenir les compétences de la famille, des proches et des autres membres de l’entourage tout en s’adaptant à leurs valeurs et à leur culture. Cela nécessite également de les sensibiliser, de les éduquer, de défendre les intérêts et les besoins de la personne auprès d’eux tout en respectant leur rythme d’adaptation et d’apprentissage. Comme c’est le cas avec la personne aidée, il importe de nourrir les rêves des parents et des proches, tout en demeurant honnête et réaliste.

Enfin, pour que s’actualisent les valeurs et les responsabilités auxquelles les intervenants sont rattachés, l’organisation doit elle-même relever un certain nombre de défis. Selon les participants à l’activité, l’organisation doit voir à soutenir le sentiment de compétence des intervenants, leur offrir de la formation continue (diagnostique et clinique), en plus de les aider à composer avec les limites de leur rôle. Pour ce faire, l’organisation doit établir une collaboration de réciprocité et assurer l’accès à la gamme des services offerts.

En réponse aux trois questions qui leur étaient soumises lors de la deuxième partie de la journée, les participants ont fourni plusieurs éléments de contenu associés à leur conception de la cohérence organisationnelle (voir le tableau 1). Ces contenus peuvent être regroupés en quatre catégories : la définition de la cohérence, les conduites qui lui sont associées, les valeurs qui la sous-tendent et les conditions qui la soutiennent. D’abord, les participants définissent la cohérence comme étant le lien retrouvé entre le discours et la pratique, entre ce qui est prétendu et ce qui est fait. Pour l’individu et l’équipe, la cohérence correspond également à l’adhésion et à l’actualisation des valeurs et des façons de faire promues par l’équipe et par l’organisation. Pour l’organisation, elle correspond plus précisément au lien retrouvé entre la mission, les priorités défendues et les actions entreprises.

Les compétences et les attitudes associées à la cohérence font principalement référence à des indices de maturité : maturité personnelle (connaissance de soi et de ses forces, savoir nommer ses inconforts et désaccords, se montrer ouvert à la critique, etc.), maturité d’équipe (savoir discuter et prendre des décisions en groupe) et maturité organisationnelle (savoir nommer les problèmes et les affronter, se montrer ouvert à la critique, etc.). La conscience professionnelle, qui se manifeste aussi par le respect de ses engagements, constitue une autre conduite associée autant à la cohérence de l’individu qu’à la cohérence de l’équipe ou de l’organisation. La flexibilité est, pour sa part, un atout associé à la cohérence de l’individu et de l’organisation. Selon les participants, les valeurs qui soutiennent la cohérence à tous les niveaux d’une organisation sont la solidarité ainsi que le respect d’autrui et de la diversité. L’honnêteté et la transparence sont, quant à elles, associées à la cohérence individuelle et d’équipe. Enfin, l’équité est associée à la cohérence organisationnelle.

Les intervenants et les gestionnaires qui ont participé à l’activité ont relevé un certain nombre de conditions qui semblent favoriser la cohérence au sein de l’organisation. La circulation fluide de l’information et la clarté des mandats semblent constituer les deux plus importantes conditions de soutien à la cohérence. Elles sont effectivement associées à tous les niveaux organisationnels étudiés. L’équipe et l’organisation partagent également quelques conditions facilitantes. Il s’agit de l’action concertée, de la mobilisation du personnel et de la tenue de réunions d’équipe. Enfin, les réponses des participants suggèrent que la cohérence ne saurait être assurée sans un effort constant des individus et des équipes pour développer et mettre à jour leurs compétences.

Tableau 1

Concepts associés à la cohérence au sein d’un centre de réadaption

Concepts associés à la cohérence au sein d’un centre de réadaption

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Analyse de la démarche

L’intérêt de la démarche de réflexion à laquelle ont participé des employés du Centre de réadaptation Normand-Laramée tient dans le fait que celle-ci s’est adressée aux trois types de changements organisationnels qui s’inscrivent dans le processus de renouvellement des pratiques : la modification de l’offre de services et du rapport au client, la modification du rapport à la communauté et la transformation des rapports au sein de l’organisation. La démarche a permis de dresser le bilan des enjeux de la pratique quotidienne et d’identifier les défis à relever pour consolider le travail d’équipe, améliorer les partenariats et agir de manière cohérente et concertée auprès des personnes présentant une déficience intellectuelle, de leur famille et de leurs proches. Devant l’exigence de la pratique communautaire et en réponse aux défis d’adaptation que représente chaque milieu d’appartenance, les risques d’isolement et de rupture par rapport au reste de l’organisation sont élevés. L’action concertée requiert pourtant que ses acteurs gardent le cap sur un but commun, qu’ils développent et renforcent leurs relations interpersonnelles et qu’ils se dotent d’une structure de soutien à la concertation (Cinq-Mars et Fortin, 1999).

L’animation et la nature des activités incluses dans la démarche ont permis de reproduire certains contextes propres à la pratique communautaire. Ce souci d’isomorphisme s’est notamment traduit par la démocratisation des rapports entre les participants, par la diffusion fluide et circulaire de l’information, par l’établissement de partenariats variés et changeants (sous-groupes de travail) et par la mise en pratique de rôles et de compétences multiples. En élargissant ainsi la structure de pouvoir de l’organisation et sa capacité à nourrir le sentiment d’appartenance des employés, l’organisation offrait également un contexte d’empowerment à ses membres (Foster-Fishman et Keys, 1997).

Le projet de la démarche a évolué avec le temps et grâce à la flexibilité et à la sensibilité des membres du comité organisateur. Plutôt que de préfigurer l’ensemble des activités de la démarche, les membres du comité organisaient une activité à la fois, à partir de ce qui s’était produit lors de l’activité précédente. La rétroaction de l’information qui était assurée entre chacune des rencontres semblait stimuler la participation des gens et assurer une continuité entre les activités. Sans doute permettait-elle aussi de rappeler aux participants le sens et le contenu associés à la rencontre précédente.

Il convient enfin de souligner que le succès obtenu par la démarche de réflexion auprès des intervenants et des gestionnaires repose sur des « conditions gagnantes ». Cette démarche a notamment été facilitée par le leadership du conseil multidisciplinaire, par la présence d’espaces de parole déjà instaurés dans le fonctionnement des équipes et par la mise en application respectueuse du code de diffusion de l’information dans l’établissement. La démarche a également reçu l’appui et l’engagement concret (budget de fonctionnement, ressources matérielles et humaines, etc.) des membres de la direction.

Conclusion

La démarche de réflexion qui est présentée dans cet article constitue une forme particulière de soutien à la pratique professionnelle et au développement organisationnel. Elle s’inscrit dans un vaste processus de renouvellement des pratiques que le Centre de réadaptation Normand-Laramée a entrepris en vue d’améliorer et de consolider ses pratiques communautaires. Les activités contenues dans la démarche ont aidé à identifier les enjeux et les défis actuels des changements de pratiques des intervenants et des gestionnaires, en plus de stimuler l’expérimentation de façons de faire propices à la communautarisation des pratiques.

Devant l’augmentation et la complexité des problèmes économiques, psychologiques et sociaux et en dépit de la pression de productivité qui s’exerce sur elles, les organisations de services sont conviées à se transformer. Le développement des pratiques et les transformations organisationnelles ne sont pas linéaires et ne se réalisent pas en vase clos. Les changements requièrent une transformation des rapports à l’interne, un assouplissement des pratiques de gestion, le développement de nouvelles compétences chez le personnel et une révision des rapports aux personnes aidées, à leurs proches et à la communauté.

Pour favoriser l’émergence d’une organisation apprenante, adaptée aux besoins des personnes qu’elle soutient et sensible à ses membres, il ne suffit pas d’opérer des changements structurels. Les gestionnaires et les intervenants sont invités à réexaminer ensemble la nature, le sens et la portée de leurs engagements respectifs. Le défi des organisations consiste donc notamment à consolider leur structure de soutien ainsi qu’à instaurer des activités qui permettent aux employés de participer autant à la production et à l’utilisation des savoirs qu’à l’orientation de la production des services (Deslauriers et Hurtubise, 1997). Dans un contexte comportant de multiples enjeux, souvent contradictoires, les lieux de parole, de participation et d’influence sont vitaux. Comme il a été permis de le constater à travers la démarche menée au Centre de réadaptation Normand-Laramée, la réflexion collective et l’innovation en matière de soutien peuvent faciliter la mise en savoir des expériences vécues, défier la cohérence organisationnelle et consolider, par le fait même, les pratiques de l’organisation.