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L’altermondialisme émerge rapidement vers la fin des années 1990 en réaction aux bouleversements économiques et politiques de l’époque. Adversaire de la « mondialisation économique » – concept fourre-tout hérité de la littérature économique désignant à la fois la politique économique dominante et une nouvelle période historique qui s’ouvrirait alors – ; il propose un programme politique visant à rendre plus juste et humain le développement de la planète. L’altermondialisme cherche à réorienter la « mondialisation » dans une autre direction. Regroupés au sein d’organismes tels qu’Attac[1] et réunis au Forum social mondial (FSM) qui a lieu annuellement depuis 2001, les militants réfléchissent à des solutions de rechange à la privatisation, à la déréglementation et à la libéralisation.

Après plus de dix ans d’existence, l’altermondialisme semble aujourd’hui rendu à la croisée des chemins. La question de son essoufflement, qui apparaissait prématurée pour certains lorsque posée une première fois en 2008, est aujourd’hui plus actuelle[2]. À preuve, le Forum social européen de Florence (Italie) de 2002 avait accueilli 60 000 participants ; ils ne sont plus que 13 000 à Malmö (Suède) en 2008. Les effectifs d’Attac France, organisation noyaux de l’altermondialisme, fondent aussi[3].

L’essoufflement de l’altermondialisme coïncide avec le repli récent de la mondialisation économique. La crise des hypothèques à risque aux États-Unis durant l’été 2007 et ses répercussions importantes sur les marchés mondiaux a mis un terme au triomphe de l’idéologie néolibérale qui s’était imposée partout en Occident depuis les années 1980. Logiquement, la fin du néolibéralisme conduit dans sa chute l’altermondialisme, puisque sa critique de la mondialisation économique échappe désormais de plus en plus à la réalité. Voilà une hypothèse plausible. Or, la littérature scientifique sur l’altermondialisme ne permet pas d’entériner celle-ci.

En effet, bien qu’il existe une centaine d’articles et d’ouvrages de sciences sociales sur l’altermondialisme, ceux-ci expliquent difficilement les facteurs d’émergence de cette action collective inédite autour de 1998 et son déclin par la suite, à partir de 2007. Ces travaux s’intéressent en revanche à certains aspects sociohistoriques de l’altermondialisme. Ils tracent par exemple le récit de l’altermondialisme et l’ancrent dans l’histoire des mobilisations passées. Ils brossent le profil des militants et montrent que le recrutement transcende les catégories sociales. Ils insistent enfin sur l’originalité de son discours comme mobile d’engagement de nouveaux militants. Cette contribution à la connaissance de l’altermondialisme est certes utile, elle s’avère toutefois insuffisante.

Le problème principal de ces travaux réside dans le fait qu’ils conservent dans l’ombre une facette pourtant centrale à l’altermondialisme : son idéologie. Peu de recherches analysent les idées de l’altermondialisme, cherchent à comprendre le contexte idéologique dans lequel celui-ci émerge et proposent de restituer la cohérence de la conception du monde que partagent les altermondialistes et le programme qu’ils défendent. Les chercheurs de l’altermondialisme éprouvent ainsi, en général, une certaine difficulté à bien saisir sa portée et son ancrage « idéologique ». Pourtant, pour mieux toucher du doigt ce qu’est l’altermondialisme et retracer son cheminement, il faut expliquer pourquoi la conception du monde altermondialiste repose tout entière sur la seule perspective de la mondialisation. Il faut aussi expliquer pourquoi l’altermondialisme propose, au même titre que le néolibéralisme qu’il dénonce, une fuite vers l’échelle globale comme si celle-ci était à la fois historiquement inévitable et moralement souhaitable.

C’est en effet précisément sous l’angle idéologique que l’on peut comprendre d’un même coup la fulgurante ascension de l’altermondialisme, puisqu’il s’inscrit dans la lame de fond idéologique qui sera favorable au libéralisme plus largement, mais aussi son essoufflement actuel, qu’alimentent les écueils récents des politiques économiques néolibérales et la perspective mondialiste qui les accompagne. Ce sont, en d’autres termes, surtout des bouleversements dans le domaine idéologique qui rythment la vie et la mort de l’altermondialisme.

Analysons de ce point de vue un échantillon des recherches francophones sur le sujet de l’altermondialisme qui sont à la fois représentatives de l’ensemble et font office de référence sur ce thème en raison de leur qualité générale, mais qui, malgré cela, pour les raisons que nous développerons dans cet article, présentent des lacunes de taille[4].

Nous conduirons notre réflexion en deux temps. D’abord, nous ferons la recension de quatre ouvrages sur l’altermondialisme[5]. Nous formulerons ensuite une critique de la perspective avec laquelle l’altermondialisme a été jusqu’à présent analysé par les sciences sociales en général et par les auteurs étudiés en particulier. Nous montrerons comment notre compréhension de l’altermondialisme bénéficierait d’une analyse centrée plus sur ses idées et moins sur ses aspects sociaux.

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Clés de lectures de l’altermondialisme

Dans Clés de lecture de l’altermondialisme, François Polet, chercheur au sein de l’organisme altermondialiste belge le Centre tricontinental (CETRI), offre quelques repères pour mieux comprendre l’altermondialisme afin de contribuer à lui assurer une grande lisibilité accrue[6]. Il souhaite en outre par ce travail nourrir la pensée des militants. C’est animé de cette double ambition qu’il dresse à grands traits le périmètre de l’altermondialisme.

Son ouvrage est divisé en deux parties. Dans la première, il expose la « pluralité des démarches altermondialistes ». Il relate la genèse du mouvement et insiste sur le rôle fondamental tenu par les politiques néolibérales dans celle-ci. Il montre ensuite les deux principales positions qu’adoptent les militants dans leur opposition à la mondialisation économique.

Plus de mondialisation

La première position consiste à réclamer plus de mondialisation. Pour réduire les effets néfastes de la mondialisation économique ou encore pour bloquer sa marche, il faut mettre en place une nouvelle « architecture institutionnelle internationale » (p. 27). Les peuples pourraient alors exercer un meilleur contrôle sur les affaires planétaires. C’est dans cette perspective que s’inscrit le militantisme pour le commerce équitable auquel donne son appui l’altermondialisme. Cette forme plus humaine d’échange constituerait un moyen efficace d’accroître la richesse et d’assurer sa répartition à l’échelle planétaire[7].

Moins de mondialisation

Une deuxième position défend l’idée qu’il faille au contraire moins de mondialisation. Le rôle de la « communauté internationale » devrait être réduit afin d’accroître le pouvoir des citoyens aux échelles locale et nationale. Cette lutte devrait nécessairement conduire à un repli de la dynamique de la mondialisation et à un rééquilibrage du pouvoir à travers la planète. La stratégie de moins de mondialisation donne elle-même corps à trois mouvements de pensée distincts.

Premièrement, il faudrait renforcer l’État national afin qu’il puisse agir comme garde-fou de la mondialisation économique. En France, on désigne les militants favorables à cette stratégie de « souverainistes », en d’autres mots de « néowestphaliens », c’est-à-dire ceux qui cherchent à mieux faire reconnaître sinon à étendre la souveraineté et certaines compétences des États au détriment du marché mondial. Un deuxième mouvement de pensée, que Polet qualifie de tiers-mondiste et anti-impérialiste, s’attache plutôt à contrer la domination historique du Nord sur le Sud, domination qui s’exprimerait aujourd’hui sous la forme de la mondialisation économique. Enfin, un dernier groupe de militants rassemblant des écologistes, des après-développementalistes et des libertaires cristallise son refus de la mondialisation économique à l’aide de l’opposition imagée entre les niveaux « local » et « global ». Ainsi, c’est dans la protection des pratiques et des espaces désignés comme « locaux » que l’altermondialisme devrait investir dans sa lutte contre la mondialisation économique « globale ».

De manière plus stratégique, dans la seconde partie de son ouvrage, Polet offre une lecture des principaux dilemmes auxquels le mouvement ne peut échapper. Comme premier dilemme, l’altermondialisme aurait de la difficulté à proposer une solution de rechange concrète à la dynamique actuelle du commerce mondial. Dénoncer les politiques économiques de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM) est certes légitime et nécessaire puisque la mondialisation économique jouit du large soutien de ces institutions. Toutefois, cette critique seule reste insuffisante. Comme l’affirme Polet, « l’effacement relatif des institutions globales associées à la mondialisation néolibérale […] n’implique pas pour autant l’avènement d’une ‘autre’ mondialisation démocratique et socialement juste » (p. 51). Pour que le projet utopique altermondialiste puisse prendre forme, il faudrait que ce dernier abandonne la stratégie unique de la négation du système économique actuel et propose une solution de rechange.

Le second dilemme concerne le rapport Nord/Sud dans la pensée des militants. Selon l’altermondialisme, les pays du Sud et les espaces locaux au Nord, les petites municipalités, les quartiers périphériques, etc., seraient les principales victimes de la mondialisation économique. La production de la richesse à l’époque de la mondialisation profiterait surtout aux grandes villes du Nord dans lesquelles s’étend le maillage mondial des réseaux financiers et bancaires. Comme solution à ce problème, l’altermondialisme propose d’accroître le pouvoir économique local et du Sud. Or, malgré l’existence d’un déséquilibre Nord/Sud, ce qu’admettent volontiers par ailleurs même les partisans de la mondialisation économique, car dans leur esprit cette situation devrait être temporaire et transitoire, Polet soutient que l’altermondialisme doit tout de même mieux expliquer comment cette stratégie du rééquilibrage local entraînera un « développement » plus authentique, plus égalitaire et plus humain.

Dans la première partie de l’ouvrage, Polet réussit à donner une certaine épaisseur à la critique altermondialiste de la mondialisation économique. Dans la seconde, il cerne bien les limites du mot d’ordre, « un autre monde est possible ». Dans l’ensemble, la force de ce travail réside dans sa capacité à identifier de manière synthétique ce que proposent l’altermondialisme et ses principales lignes de clivages internes.

Dictionnaire analytique de l’altermondialisme

Le travail d’Eddy Fougier, qui a déjà publié trois ouvrages sur ce sujet, est quelque peu différent. Dans son Dictionnaire analytique de l’altermondialisme, il brosse un panorama plus détaillé de l’altermondialisme[8]. Il comporte 21 entrées qui constituent autant de chapitres recoupant trois grands thèmes : 1) le contexte d’émergence de l’altermondialisme (France, Gouvernance globale, Mondialisation, Néolibéralisme, Nouvel ordre économique global, Traité constitutionnel européen) ; 2) ses composantes et manifestations (Altermondialisme, Esprit de Porto Alegre, Forums sociaux 1–Les principes, Forums sociaux 2–Les forums, Mouvements altermondialistes, Mouvements paysans, Mouvements sociaux, Organisations non gouvernementales, Radicaux-Violence, Zapatisme) ; et 3) ses propositions (Alternatives, Biens communs, Débouchés politiques, Taxe Tobin, Violence radicale–Terrorisme). Les chapitres qui abordent le contexte d’émergence du mouvement et les questions économiques sont les plus étoffés. Fougier réussit en effet à bien décrire le contexte économique et politique, particulièrement européen, qui voit naître cette nouvelle forme d’action collective. Ses recherches antérieures sur la mondialisation économique ne sont pas étrangères à la qualité du traitement qu’il réserve à ce sujet dans l’ouvrage. L’importance du thème de l’économie correspond d’ailleurs aux préoccupations premières de l’altermondialisme qui s’est principalement construit autour d’une critique des politiques économiques associées au consensus de Washington. Fougier fait également un bon survol des origines historiques du mouvement, dont la naissance coïncide avec la fin d’un cycle creux de la contestation sociale des années 1980. Les pages qu’il consacre à cet aspect ne sont toutefois pas les plus inédites, car l’essentiel de la recherche française sur l’altermondialisme porte sur ce sujet[9].

Le découpage thématique de l’ouvrage semble a priori couvrir tous les aspects de l’altermondialisme. Toutefois, le traitement réservé à certains thèmes et leur poids dans l’ouvrage apparaissent quelque peu disproportionnés lorsque l’on considère l’altermondialisme dans son ensemble. En focalisant par exemple un peu trop son enquête sur la dimension économique, Fougier ne réussit en effet pas totalement à éviter le biais analytique propre au spécialiste d’une question qui, s’étant fixé pour but d’en élargir l’étude, est ainsi obligé d’adopter un regard neuf avec les difficultés que cela représente. Aussi, sur le plan de la profondeur de l’analyse, Fougier a par endroits tendance à trop privilégier un traitement journalistique du sujet, ce qui l’amène à insister sur certains aspects qui intéressent surtout les médias, pour des raisons qui sont avant tout médiatiques. Dans deux chapitres – Radicaux-Violence et Violence radicale–Terrorisme –, Fougier aborde le thème de la violence dans l’altermondialisme, ce qui surprend un peu. Sans nier que certains militants utilisent la violence et considèrent celle-ci comme pleinement légitime et nécessaire, il faut toutefois admettre que ceux-ci se recrutent particulièrement en marge de l’altermondialisme. Cette question, même après les débordements lors du sommet du G8 à Gênes en 2001[10], occupe en réalité une place marginale dans la pensée et le parcours de l’altermondialisme qui recourt à des moyens pacifiques dans sa lutte contre la mondialisation économique.

Alors que le titre annonce une lecture analytique de l’altermondialisme, Fougier ne réussit pas totalement à conduire la réflexion dans ce sens. Le texte souffre parfois de cette difficulté qui aurait pu certainement être surmontée eût-il emprunté un peu plus à l’appareillage conceptuel de la science politique et de la sociologie. Cette faiblesse l’entraîne à faire le catalogage excessif de l’altermondialisme, soit à présenter toutes les tendances et les différentes lignes de fracture du mouvement, comme si le caractère exhaustif de cette description pouvait donner lieu à une analyse. Or, en ayant adopté une démarche réellement analytique, Fougier aurait pu proposer une nomenclature juste de l’altermondialisme tout en fournissant des explications quant à ce qui permet aux diverses composantes de l’altermondialisme de faire lutte commune malgré cette grande hétérogénéité. Ce travail aurait ainsi permis de comprendre pourquoi, par exemple, certains altermondialistes voient dans le renforcement des prérogatives de l’État l’une des stratégies pour la construction d’un autre monde, tandis que d’autres, au contraire, accréditant l’idée que l’émancipation de l’homme est inséparable de son investissement dans le social, préfèrent mener leur action en marge de la politique institutionnelle. Pour répondre à cette question et expliquer ce qui permet aux militants d’agir au sein d’une action collective distincte que l’on désigne comme altermondialiste, Fougier aurait dû analyser plus en détail les fondements de cette pensée, afin notamment de mieux définir sa conception du monde et son programme politique. En somme, il reproduit d’une certaine façon l’indifférence que manifeste une majorité de chercheurs pour la pensée altermondialiste et entretient alors un flou conceptuel autour de l’« idéologie » du mouvement. Il réussit toutefois et malgré cela à offrir une vue d’ensemble complète de l’altermondialisme.

L’altermondialisme

Dans L’Altermondialisme, Francis Dupuis-Déri propose lui aussi un survol du « mouvement des mouvements ». Succinct, son ouvrage contient quatre chapitres portant sur : L’histoire de l’altermondialisme ; Ses acteurs ; Ses idées et ses intellectuels ; et Ses manifestations. Plus engagé dans son propos qu’Eddy Fougier, il privilégie comme ce dernier une analyse sommaire sous la forme d’une synthèse du mouvement altermondialiste. Dans le premier chapitre, il rapporte l’émergence de l’altermondialisme à six principales explications qui permettent de mieux situer l’apparition de cette forme d’action collective inédite à l’aide de facteurs extérieurs au seul champ du militantisme social. En insistant par exemple sur la composante d’antiaméricanisme dans le discours altermondialiste et sur les contextes nationaux et régionaux ayant pu faciliter l’émergence et la mobilisation, Dupuis-Déri réussit bien à replacer l’idée qu’une autre mondialisation soit possible parmi le large espace des idées et des forces politiques contemporaines. Toutefois, son explication des raisons pour lesquelles la critique de la mondialisation à laquelle sont associés des « phénomènes économiques qui sont produits depuis les années 1980 » (p. 18) est quelque peu insatisfaisante, car elle ne permet pas de comprendre pourquoi celle-ci doit inéluctablement conduire à un contre-projet qui se situerait lui aussi dans une perspective mondialiste. Suivant cette logique, seule une mondialisation plus souhaitable devrait succéder à la mondialisation actuelle. Mais pourquoi devrions-nous aujourd’hui envisager les solutions aux problèmes contemporains sous le seul angle de la globalité ?

Sa présentation des intellectuels du mouvement, bien qu’il insiste peut-être un peu trop sur la nécessité de « se méfier de la dichotomie qui placerait d’un côté des maîtres à penser […] et de l’autre des activistes qui seraient en quelque sorte leurs disciples » (p. 72), permet en partie de mieux saisir les idées portées par l’altermondialisme. Il en est de même de son survol des axes du discours militant qu’il résume à : 1) l’économie, 2) les droits, 3) la biologie (la vie), 4) la culture, 5) la guerre et 6) la politique. Néanmoins, sa réflexion sur ce dernier axe aurait gagné à être un peu plus approfondie, d’autant plus qu’en raison de son ordre dans cette liste, le sujet de la politique semble relégué à un rôle secondaire. Pourtant, si l’altermondialisme est une « force critique, ainsi que le vecteur d’une multitude d’idéaux » (p. 14), comme le soutient Dupuis-Déri, il sera obligé, un jour où l’autre, de se frotter à la politique. Faudrait-il alors qu’il développe une meilleure réflexion dans ce sens ? Un travail, par ailleurs, auquel cet auteur aurait très certainement pu contribuer en sa capacité de politologue, d’autant qu’il reconnaît de surcroît, à la fin de l’ouvrage, que derrière les grandes manifestations altermondialistes « il y a bien ici quelque chose de politique qui se joue, peut-être même la part la plus lourde de la signification des mobilisations altermondialistes, soit une mise en jeu du politique et de ses frontières, de l’expérience commune du consensus et du conflit » (p. 110).

Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe

Le dernier ouvrage, Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, dirigé par Isabelle Sommier, Olivier Fillieule et Éric Agrikoliansky, est construit autour d’une double grille de lecture historique et sociologique. Les textes réunis cherchent à articuler une réponse aux deux questions centrales de l’ouvrage : « Comment rendre compte de l’émergence et du développement, ici ou là, de luttes organisées contre les méfaits de la mondialisation ? » et « Pourquoi et comment ces protestations prennent-elles des formes similaires de pays à pays, voire se constituent-elles en mouvement transnational ? » (p. 14).

Les auteurs réussissent assez bien à isoler les ressorts ayant permis à l’altermondialisme européen de franchir rapidement les frontières nationales et de s’installer dans plusieurs pays en l’espace de quelques mois. Ils montrent aussi comment la thématique de la mondialisation s’est imposée si décisivement et pourquoi elle put donner corps à une mobilisation nouvelle et servir de ciment à des luttes pourtant fort dispersées. La mise en perspective des pôles altermondialistes européens (Allemagne, Espagne, France, Grande-Bretagne et Italie) permet quant à elle de mieux interpréter le poids des « occasions nationales » (p. 19) dans l’émergence du mouvement sur le continent.

La démarche historique utilisée dans l’ouvrage se fonde également sur une critique de l’idée qui présente l’altermondialisme comme une mobilisation d’une radicale nouveauté. Les auteurs montrent bien, contrairement à l’idée véhiculée dans de nombreuses publications militantes, que l’altermondialisme ne marque pas une rupture avec les luttes passées, mais s’inscrit plutôt en continuité de celles-ci. En recyclant certains thèmes de mobilisations précédentes, du tiers-mondisme par exemple, et en créant un espace inédit de mobilisation pour les militants d’expérience, mais qui se trouvaient de plus en plus marginalisés pour leurs positions hétérodoxes par rapport à la ligne de pensée dominante de la gauche, l’altermondialisme s’affiche alors comme le simple cadet de mobilisations antérieures. L’originalité première de l’ouvrage réside dans sa perspective comparative paneuropéenne. Toutefois, ce travail de comparaison – c’est-à-dire établir les éléments de ressemblance et de disparité entre deux objets – est quelque peu inabouti. L’ouvrage présente en effet peu de comparaisons, car les textes réunis n’ont pas été rédigés dans cette optique. Malgré une introduction qui en fixe correctement les paramètres, Sommier, Fillieule et Agrikoliansky réussissent mal à coordonner cet assemblage de textes qui ont pour sujet minimum l’altermondialisme européen. Il est par exemple difficile de comparer le chapitre d’Ariane Jossin (Traversées altermondialistes : trajectoires de jeunes militants français et allemands), dans lequel elle cherche à « reconstituer des trajectoires militantes individuelles » (p. 207), et celui de Chris Rootes et Clare Saunders (Le développement du mouvement pour une justice globale en Grande-Bretagne), qui concerne la place de certaines organisations non gouvernementales au sein de l’altermondialisme anglais.

En outre, les textes réunis sont d’une qualité inégale et les plus déficients sur le plan conceptuel assombrissent l’ensemble. Par exemple, Manuel Jiménez et Ángel Calle, qui analysent l’un des mouvements espagnols d’occupation d’immeubles, affirment que « l’identité collective du mouvement okupa demeure assez faible, au point que l’on peut se demander s’il s’agit bien d’un ‘mouvement social’ » (p. 162). Or, une telle acceptation de ce que constitue un mouvement social est problématique. Le qualificatif social dans l’expression « mouvement social » ne désigne en effet pas le fait qu’il implique un groupe, mais plutôt que les revendications de ce groupe, soit ce que nomme le substantif mouvement, sont d’une portée sociale, qu’elles concernent l’ensemble de la société. Par ailleurs, dans le chapitre consacré à l’altermondialiste italien, Simone Tossi et Tommaso Vitale s’intéressent à la question de la formation des identités au sein de l’altermondialisme, ce qui les amènent à écrire que Della Porta les a récemment appelées « [l]es identités ‘tolérantes’, en opposition aux identités ‘totalitaires’ ou à tout le moins organisationnelles, du passé » (p. 204). Or, dans son texte de 2005 (p. 175-202) d’où est tirée cette idée, l’auteure citée ne parle pas des identités « totalitaires » et l’emploi de cette expression étonne, alors que Tossi et Vitale ne font pas référence au système politique radical du même nom, mais à un type d’identité tout simplement moins perméable au métissage (Della Porta, 2005).

La critique

Le cadre épistémologique dominant de l’altermondialisme

La lecture de ces ouvrages fait émerger une principale critique qui concerne la façon dont les chercheurs proposent d’analyser l’altermondialisme en préférant explorer certaines facettes plutôt que d’autres. Nous estimons qu’une majorité des auteurs, et c’est le cas de ceux recensés ici, font en bonne partie l’impasse sur l’« idéologie » altermondialiste, même si, d’une part, celle-ci n’est pas revendiquée par les militants et, d’autre part, ces derniers agissent à une époque où les idéologies semblent avoir épuisé leur cours[11]. Pourtant, l’étude des idées et des structures idéologiques est forte en renseignements.

Cette difficulté à analyser l’idéologie altermondialiste trouverait une explication dans le fait que les chercheurs de ce sujet prennent appui sur un cadre épistémologique largement dominant qui se désintéresse de l’étude des idées véhiculées par toute action collective. Alors que la notion d’idéologie était généralement greffée aux travaux des sociologues européens de l’action collective des années 1970 et 1980, elle est aujourd’hui presque entièrement disparue de ce champ de recherches[12]. Les chercheurs de l’altermondialisme accordent donc une place centrale, sinon entière, à la dimension sociologique. Ils étudient notamment les modalités de la mobilisation, les facteurs matériels et discursifs qui ont contribué à son succès, mais laissent dans l’oubli les idées sur lesquelles se fonde la conception du monde à laquelle adhèrent les militants. C’est pourtant cette dernière caractéristique qui assure le succès et l’originalité de l’altermondialisme et non ses formes novatrices de mobilisation (contre-sommet, éducation populaire, campement autogéré, etc.). On devient altermondialiste non pas en faisant le voyage à Porto Alegre, mais en rêvant d’un « autre monde ».

Le désintérêt de la recherche pour l’étude des idées engendre trois principales erreurs d’analyses conceptuelles et méthodologiques. Montrons comment ces erreurs se glissent dans les quatre ouvrages et quelles conséquences elles entraînent sur la compréhension de l’altermondialisme.

Un sujet aux pourtours évasifs

Une première erreur d’analyse conceptuelle consiste à inclure dans le panorama de l’altermondialisme des acteurs et des événements qui n’appartiennent pas stricto sensu à cette catégorie militante. Le chercheur, ne sachant pas bien circonscrire les militants qui souscrivent à la conception du monde altermondialiste, qui par ailleurs reste elle-même floue pour lui, les « intègre » dans le mouvement des mouvements. Cela a pour effet de dissoudre l’altermondialisme dans l’ensemble plus large que constitue l’action collective. L’altermondialisme perd ainsi toute sa spécificité et devient un objet d’étude imprécis. Dans Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe, Manuel Jiménez et Ángel Calle proposent par exemple d’étudier « l’évolution des mouvements sociaux les plus radicaux en Espagne » (p. 144). Or, cette analyse ne concerne pas directement l’altermondialisme, mais plutôt l’une de ses franges radicales ou encore un tout autre type d’action collective. Le chemin du militantisme radical peut certes croiser celui de l’altermondialisme, car tous deux appartiennent à la vaste catégorie de l’action collective, toutefois ces deux sujets restent distincts[13].

De façon semblable, dans Clés de lecture de l’altermondialisme, le commentaire de François Polet sur une partie des tenants de l’approche qui souhaite moins de mondialisation ne porte pas sur l’altermondialisme, mais plus spécifiquement sur l’antimondialisme. Ces militants refusent en effet de se soumettre à la fatalité de la mondialisation qu’ils définissent, non pas comme un simple fait social et économique, mais plutôt comme l’aboutissement d’une politique libérale cosmopolite. Nonobstant les nombreuses articulations progressistes possibles de la mondialisation, ils cherchent à restreindre la mondialisation, c’est-à-dire à en finir avec l’idée qu’il soit indispensable pour les hommes d’envisager, à partir de l’unique point de vue de la planète, les solutions aux enjeux du monde contemporain. On ne peut donc classer ces militants au registre de l’altermondialisme en ce qu’ils ne s’affairent pas directement à construire une autre mondialisation.

Cette difficulté à identifier ce qui constitue l’altermondialisme peut trouver une explication dans le caractère même du mouvement qui s’affiche volontairement hétéroclite et qui favorise une pluralité d’opinions et une diversité de luttes à mener. Son essor rapide repose d’ailleurs en bonne partie sur cet éclectisme et son rejet du dogmatisme qui distingue les mouvements politiques passés. Il sut intéresser notamment de nombreux militants qui, parce qu’ayant épousé la cause environnementale, celle des femmes ou des minorités, refusent de joindre la gauche plus classique parce que, au contraire de l’altermondialisme, elle s’accroche toujours à une lecture essentiellement classiste – qui renvoie aux classes sociales – des problèmes actuels. De manière moins pragmatique, on peut également expliquer la tolérance et le souci des altermondialistes à vouloir rompre avec le marxisme comme étant parfaitement conformes avec leur « idéologie », sur laquelle nous reviendrons plus bas. Dans tous les cas, les chercheurs devraient éviter de réfléchir l’altermondialisme à travers les paramètres « idéologiques » de la diversité, puisque cela va à l’encontre de leur mandat d’objectivité. Aussi, devraient-ils se montrer plus circonspects quant à la façon dont ils cernent le matériau de leur recherche.

Chercheur ou militant ?

Une deuxième erreur d’analyse, également de nature conceptuelle, conduit les chercheurs du mouvement à employer le vocabulaire même de l’altermondialisme dans l’analyse qu’ils en proposent. Ils opèrent donc une certaine forme de discours performatif et participent ainsi moins à l’étude de l’altermondialisme qu’à la construction de son identité. La proximité discursive entre le chercheur et les militants peut sans nul doute s’expliquer par la sympathie qu’éprouvent plusieurs des premiers pour les revendications des seconds. À force de côtoyer des militants lors de leurs recherches, il est aussi possible que certains chercheurs aient développé une solidarité avec leur sujet. Pour autant, comme le soulignent les auteurs de Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe, les chercheurs devraient éviter « l’effet de miroir » (p. 39) et l’« auto-célébration » (p. 87) du mouvement. Les auteurs des textes réunis dans cet ouvrage ne réussissent toutefois pas tous à contourner ce biais. Par exemple, Mario Pianta et Duccio Zola écrivent dès le début de leur texte que le mouvement altermondialiste revendique son action « [a]u nom de la justice économique et sociale et de la démocratie internationale » et affirment qu’il a réussi à « défi[er] les pouvoirs économiques et politiques qui soutiennent la mondialisation néolibérale » (p. 42). Que signifie, dans des termes objectifs et neutres, l’expression « justice économique et sociale » ? De quelles façons l’altermondialisme a-t-il jusqu’à présent bravé l’adversaire néolibéral ? Dans Clés de lecture, Polet, qui s’affiche ouvertement solidaire de l’altermondialisme, écrit : « L’effacement relatif des institutions globales associées à la mondialisation néolibérale (OMC, FMI et Banque mondiale) n’implique pas pour autant l’avènement d’une ‘autre’ mondialisation démocratique et socialement juste. » (p. 51) Quel sens doit-on objectivement donner à l’idée d’une « mondialisation démocratique et socialement juste » ?

Du point de vue du recrutement, l’essor de l’altermondialisme réside en bonne partie dans le renouvellement qu’il propose du vocabulaire militant. Dans ce sens, les notions de « mondialisation », d’« horizontalité », de « démocratie participative » et de « consensualité » constituent un coup de mercatique efficace. Toutefois, du point de vue du savoir, les chercheurs de l’altermondialisme devraient éviter d’utiliser celles-ci selon le sens qu’elles revêtent dans le discours du mouvement, puisqu’ils introduisent alors un certain décalage avec leur définition exacte. En effet, en passant ces notions sous la loupe de la pensée politique, elles perdraient sûrement une bonne partie de leur cohérence conceptuelle et de leur aspect enchanteur[14]. Employer ces notions ne permet pas non plus aux chercheurs de mieux comprendre la spécificité de leur sujet, car, au contraire, seule une prise de distance par rapport au vocabulaire militant les autorise à bien saisir ce que signifie réellement le concept même d’altermondialisme qui englobe l’ensemble de ces notions.

Quelles données tirer des profils sociologiques ?

Une troisième erreur d’analyse, plus méthodologique cette fois, pousse plusieurs analystes à axer leurs recherches sur l’altermondialisme et ses manifestations, à faire sa chronologie ou à tracer le profil sociologique de ses militants, faisant alors l’impasse sur les idées qui composent l’altermondialisme. Plusieurs auteurs tentent en effet de restituer l’altermondialisme dans une trame historique plus large dont l’acte de naissance se situerait généralement dans la forêt Lacandon au Chiapas ou dans les rues de Seattle. C’est le cas par exemple de Mario Pianta et Duccio Zola qui étudient dans Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe ce qu’ils nomment « [l]a montée en puissance des mouvements globaux » sur une période qui va de 1970 à 2005. Dans son chapitre, Isabelle Sommier analyse sous le même angle l’altermondialisme français et une partie de la réflexion que mène Eddy Fougier dans son Dictionnaire analytique de l’altermondialisme s’inscrit également dans cette direction. Étudier le parcours historique de l’altermondialisme au fil de ses manifestations est certes essentiel à une meilleure compréhension du mouvement. Ce travail permet d’évaluer son influence parmi le champ des actions collectives et lui confère une certaine temporalité ; l’altermondialisme a marqué le tournant du millénaire. Toutefois, cette approche avance peu d’explications sur les facteurs, notamment idéels, qui ont contribué à son essor exceptionnel. Elle permet tout au plus d’établir ce constat. De façon analogue, d’autres chercheurs tentent une saisie de l’altermondialisme en centrant leurs études sur les forums sociaux et les contre-sommets qui occupent notamment une place importante dans la représentation médiatique du mouvement. Fougier consacre par exemple deux chapitres aux forums sociaux et un autre à ce qu’il nomme le « consensus de Porto Alegre », qui porte sur les débats entourant le rôle des forums sociaux dans le programme militant de l’altermondialisme. Or, on ne peut réellement déchiffrer l’altermondialisme en étudiant ces manifestations les plus médiatiques tout en faisant l’impasse sur les racines idéologiques qui ont permis leur succès auprès d’un large public.

Enfin, d’autres chercheurs privilégient l’étude de faits sociaux empiriquement observables. Ils dressent ainsi le portrait des militants afin de mieux comprendre leur parcours et d’expliquer les origines du mouvement plus large. C’est par exemple le travail d’Arianne Jossin dans Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe, dans lequel elle suit le parcours d’une poignée de militants altermondialistes français et allemands. Toutefois, ce détour par la microsociologie n’est pas très instructif pour les mêmes raisons que les sondeurs d’opinions ne peuvent rien conclure d’un échantillon trop faible. De surcroît, l’altermondialisme est trop résolument « hétéroclite » pour que l’on puisse tracer, à travers l’étude biographique de quelques militants, le portrait de l’altermondialiste lambda et que l’on puisse ensuite généraliser celui-ci à l’ensemble du mouvement. Aussi, l’étude des profils militants nous renseigne-t-elle peu sur les idées qui ont pu agir comme facteurs de mobilisation et d’enrôlement, car il est très difficile pour le militant de définir lui-même l’idéologie à laquelle il adhère, ce qui est encore plus vrai dans le contexte actuel où le paysage des idéologies est traversé d’ombres fuyantes.

Les trois erreurs d’analyses que nous avons discutées montrent donc un tableau incomplet de l’altermondialisme. Pour mieux saisir l’altermondialisme, nous croyons qu’il faut analyser ses idées et tenter de lui reconnaître une certaine unité conceptuelle. C’est en effet dans le contenu de ces idées qui laissent transparaître une conception du monde que se trouvent le noeud de l’altermondialisme, toute son audace, mais aussi, ce qui nous intéresse davantage, la marque d’un conformisme idéologique qui le rattache tout entier à l’époque libérale actuelle.

L’analyse idéologique de l’altermondialisme

Les auteurs recensés, tout comme une majorité des analystes du mouvement, négligent l’étude des idées de l’altermondialisme et ne cherchent donc pas à restituer une cohérence idéologique à ce courant de pensée. Pourtant, plusieurs d’entre eux font appel à la notion d’idéologie dans leur analyse du mouvement. C’est par exemple le cas d’Isabelle Sommier, dans Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe, où elle souligne que, parce que les altermondialistes français occupent une position « de dissidence par rapport aux organisations instituées dans leur famille d’appartenance » (p. 104), ils sont incapables de se définir idéologiquement. Ariane Jossin affirme quant à elle que les altermondialistes de son échantillon cherchent à redéfinir ce que signifie le clivage politique, précisément parce ce qu’ils sont incapables d’y situer leur pensée. Cette auteure ne propose pour autant aucune analyse permettant de mieux comprendre les raisons derrière cette incapacité. Pour Simone Tossi et Tommaso Vitale, nombreux sont les altermondialistes italiens à s’opposer au « puritanisme idéologique » qui caractérise les formes de mobilisations sociales du passé (p. 204). Dieter Rucht, Simon Teune et Mundi Yang expliquent que les altermondialistes allemands cherchent à construire un cadre idéologique commun afin de donner une meilleure cohérence à leur pensée (p. 115). Enfin, Francis Dupuis-Déri aussi rejette l’idée que l’altermondialisme puisse être lié par une idéologie. Dans l’introduction de son ouvrage, il affirme que « l’altermondialisme n’offre pas, comme le néolibéralisme, un cadre d’analyse unifié et simple, puisqu’il s’exprime par plusieurs voix, souvent discordantes » (p. 14), ce qui laisse sous-entendre que le premier, contrairement au second, ne serait pas une idéologie. Tous ces auteurs évitent donc de nommer l’« idéologie altermondialiste » ou du moins de fournir l’amorce d’une réflexion autour des éléments qui la composent.

L’analyse idéologique, c’est-à-dire l’étude des idées et leur articulation au sein d’un mouvement de pensée cohérent qui sert de support à une action collective, permet pourtant de dénouer l’énigme que constitue l’altermondialisme et de mieux comprendre son parcours. Cette perspective de recherche représente une façon d’appréhender l’altermondialisme comme étant non pas le résultat d’une mobilisation sociale ayant été capable d’exploiter adroitement le « cadre interprétatif » (master frame) de la mondialisation, de profiter d’un contexte qui offrait peu d’opportunités politiques ou encore de bien mobiliser les ressources nécessaires à son succès, comme le proposent les trois principales approches en sociologie des mouvements sociaux, mais plutôt tout simplement le produit de l’époque actuelle elle-même largement dominée par une seule idéologie : le libéralisme[15]. Ainsi, l’altermondialisme n’est que l’une des articulations les plus contemporaines et proprement sociales ; soit une forme de libéralisme de gauche qui accompagne, sous les traits d’une critique, le développement de l’idéologie dominante. L’horizon idéologique altermondialiste est en effet plus proche du libéralisme de droite – qui exerce une autorité sans partage sur la sphère économique – que du socialisme et du communisme. Les idées qui composent le discours altermondialiste sont toutes inscrites au registre du libéralisme ; elles appartiennent à une même conception du monde et à un programme politique fort comparable. Pourtant, très peu de publications sur le mouvement sont fondées sur cette hypothèse[16]. Les seuls chercheurs qui acceptent d’envisager cette hypothèse accordent d’ailleurs encore aujourd’hui une crédibilité à la notion d’idéologie et acceptent ainsi, lorsque cela est nécessaire, de ranger leur propre engagement parmi l’une d’elles. C’est notamment le cas de Samir Amin qui voit l’altermondialisme comme étant un mouvement spécifiquement libéral[17]. La critique anticitoyenniste encore peu connue et développée – c’est-à-dire l’idée que la solution aux problèmes contemporains se trouve dans l’engagement individuel de chacun des citoyens – que formulent un petit nombre de libertaires, qui inscrivent en cela leur dissidence au sein même de leur famille idéologique, abonde dans le même sens[18].

L’altermondialisme désigne cette croyance en la mondialisation ; en l’idée que ce processus et cette politique qui accélèrent les échanges entre tous les hommes de la planète, par-delà les liens d’ancrage que constituent la culture, la nation et la religion, représentent l’unique solution aux problèmes contemporains. La crise environnementale, les problèmes de pauvreté, la question des minorités sexuelles et raciales trouveraient une réponse « globale » dans la solution d’une plus grande intégration de tous les habitants de la terre au sein d’une même communauté qui serait par essence postnationale et, en contradiction avec à l’analyse marxiste, également postclassiste, car les classes sociales ne constitueraient plus le principal mode de structuration des sociétés.

Cette conception du monde est précisément une conception libérale en ce qu’elle abandonne la notion de classes sociales et accrédite l’idée que la société est atomistique – qu’elle est formée d’individus libres de toute appartenance sociale et nationale – et que toute action politique doit reposer sur cet axiome de base. L’altermondialisme se rabat donc, inconsciemment des conséquences que cela entraîne sur la façon d’agir politiquement, sur cette conception libérale de la société, à défaut d’être capable d’articuler une conception qui lui soit propre. Il milite donc pour des solutions individuelles et peu contraignantes aux problèmes actuels. Il propose par exemple de réaffirmer les droits humains et le droit international, d’étendre le marché du commerce équitable et d’instaurer une taxe sur les transactions financières. Or, ces trois propositions mettent précisément en scène une individualité citoyenne et consommatrice et restent fidèles à l’idéal libéral d’une société où tous les individus sont liés par la recherche de leur propre intérêt.

L’originalité de la pensée de l’altermondialisme ne tiendrait donc pas, contrairement à ce qu’affirment plusieurs auteurs, à l’innovation que représente la formule des forums sociaux, mais bien davantage à cette matrice conceptuelle unique qui structure tout son discours. L’étude des mécanismes qui régissent l’organisation de cet événement phare de l’altermondialisme présente donc peu d’utilité pour celui qui cherche à définir ce mouvement. Par ailleurs, Dominique Cardon et Nicolas Haeringer, dans Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe, montrent bien comment certaines organisations associées au mouvement utilisent la formule des forums sociaux et l’appellation altermondialiste comme « une ressource stratégique pour nouer des liens et faire identifier leurs actions » (p. 268). L’« idéologie » altermondialiste ne peut donc seule s’incarner dans les forums sociaux, alors que certains mouvements sociaux y instrumentalisent leur participation.

Terminons ce tableau d’ensemble en montrant, grâce à trois exemples tirés des ouvrages recensés, la façon dont s’exprime l’adhésion du mouvement au libéralisme et, par la même occasion, la pertinence de l’analyse idéologique de l’altermondialisme.

L’analyse idéologique de l’altermondialisme permet d’abord d’expliquer pourquoi, comme le soulignent Isabelle Sommier, Lorenzo Mosca et Donatella Della Porta, les organisations non gouvernementales (ONG) françaises et italiennes de solidarité internationale abandonnent, à partir du mieux des années 1990, l’orientation charitable qui les caractérise et qui visait à réduire la « misère humaine » (la pauvreté matérielle), pour embrasser la cause des droits humains. Cet engagement social, parce que centré sur la défense des droits, est parfaitement compatible avec le programme politique libéral, ce qui permet à ces ONG de s’attirer des faveurs puisqu’elles adhèrent aux valeurs partagées par la société en général et l’idéologie au pouvoir. Le programme politique libéral repose en effet sur deux principaux leviers qui sont le marché et le droit. Ces deux mécanismes sont d’ailleurs les seuls à même de garantir la liberté individuelle qui sert de principe fondamental au libéralisme, qu’il soit de gauche ou de droite.

Ensuite, cette clé de lecture idéologique permet d’expliquer pourquoi, comme l’affirme François Polet, certains altermondialistes sont favorables au réinvestissement de l’État comme principal garant du droit des citoyens alors que d’autres refusent cette voie et préfèrent investir le local comme lieu privilégié de la lutte contre la mondialisation. La première solution appartient au programme politique libéral qui propose un État fort (« régalien ») aux pouvoirs limités. La seconde solution reflète quant à elle des préoccupations plus libertaires en ce qu’elle cherche sinon à abolir toute forme d’autorité, du moins à réduire la distance entre les dirigeants et les citoyens. Ces solutions reposent dans les deux cas sur une vision individuelle de la société et accordent une place importante au droit, que celui-ci ait ou pas été dépoussiéré pour l’occasion.

Enfin, l’analyse idéologique permet de comprendre la difficulté qu’éprouvent les commentateurs et les militants de l’altermondialisme à situer ce mouvement sur le clivage gauche-droite. Comme le souligne Arianne Jossin dans Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe, « les militants se situent à gauche ou à l’extrême gauche sur l’échelle gauche-droite et aiment se référer à une gauche englobante qui dépasserait les clivages tels que ‘gauche’, ‘gauche de la gauche’, ‘extrême gauche’ : ils sont nombreux à se définir comme étant ‘de gauche’ avant tout » (p. 209). À nouveau, parce qu’il propose des solutions individuelles aux problèmes actuels, l’altermondialisme attire dans ses rangs des militants qui souscrivent à cette conception du monde, c’est-à-dire surtout des libéraux et des libertaires. Puisqu’il recrute dans plus d’un bassin idéologique, il est très difficile de situer l’altermondialisme sur le clivage gauche-droite. Même si tous les chercheurs et les militants soutiennent que l’altermondialisme loge à gauche, nul n’est réellement capable d’établir la position exacte qu’il occupe sur le clivage gauche-droite[19]. Cette impasse incline même plusieurs à croire que ce système de classification serait aujourd’hui tombé en désuétude, tant il ne permet pas de bien situer la pensée altermondialiste. Or, ce n’est pas ce système qui est rendu obsolète, c’est plutôt la domination qu’exerce le libéralisme sur toutes les autres idéologies qui fait paraître incongrue toute réflexion qui cherche à sortir de ce cadre idéologique centré sur la liberté individuelle. Le clivage gauche-droite existe toujours, simplement, les militants logeant à l’extrême gauche et surtout qui se réclament du communisme et du socialisme s’affichent aujourd’hui plus discrets.

Conclusion

La naissance de l’altermondialisme coïncide avec la fin d’un siècle dominé par les idéologies. La thèse de Sidney Tarrow (2001, 2002), qu’empruntent les auteurs de Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe, permet de restituer dans une perspective historique plus large l’apparition des mouvements sociaux. Il est toutefois regrettable que ces auteurs n’aient pas été capables de mieux saisir l’altermondialisme comme l’un des corollaires du contexte idéologique actuel qui a été largement restructuré depuis la fin de la guerre froide.

Revenons pour terminer sur la question de l’essoufflement de l’altermondialisme. La crise économique actuelle qui s’est amorcée en 2007 marquerait la fin de la saison heureuse du néolibéralisme. Elle sonnerait aussi le glas de l’altermondialisme puisqu’il incarnait, plus que tout autre mouvement d’opposition, la plus féroce critique des conséquences du programme néolibéral appliqué à l’échelle de la planète. Comme nous l’avons montré, la littérature sur l’altermondialisme ne permet pas de bien établir ce lien et d’étayer cette hypothèse. Enfin, risquons une seconde hypothèse : devrions-nous alors, en définitive, découvrir derrière ce double mouvement d’essoufflement – du néolibéralisme et de l’altermondialisme – le déclin non seulement de l’idée qu’une autre mondialisation soit possible, mais plus largement du libéralisme comme idéologie exerçant depuis un quart de siècle un monopole sans partage ? Laissons le soin à d’autres de réfléchir à cette perspective d’une reprise des rivalités idéologiques.