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Oui, on est des superhéros selon monsieur et madame Tout l’monde, mais… le mais… : est-ce qu’ils ont un coeur? Oui y’en ont un. Il est enveloppé dans la roche, mais, y en a un… 

Pompier, officier service urbain à temps partiel

Au coeur de l’intervention, la relation d’aide unit le professionnel aux citoyens. Qu’ils soient clients, patients ou demandeurs de soins, les citoyens et leur bien-être motivent le professionnel; ils sont la raison d’être de son intervention et de son engagement personnel. Par contre, cette relation d’aide peut aussi être source de questionnements éthiques. Comment demeurer émotivement neutre devant la souffrance humaine? Comment partager les valeurs et pratiques du milieu professionnel tout en respectant ses convictions personnelles? Comment se reconnaître comme professionnel lorsqu’une tension s’installe entre les exigences sociales de la profession et la cohérence éthique personnelle? Ces questionnements sont d’autant plus présents chez les pompiers que la relation d’aide se combine au contexte d’urgence des interventions, à l’implication dans leur propre communauté et à la perception héroïque de leur profession.

Afin de mieux comprendre les défis que pose la relation d’aide en contexte d’urgence, cet article offre une analyse des stratégies collectives adoptées par les pompiers québécois et les professionnels des milieux connexes que sont les répartiteurs du 911, les secouristes et les policiers. Nous nous intéresserons d’abord aux caractéristiques de la relation d’aide vécue par ces professionnels en montrant comment l’urgence et la relation de proximité avec les citoyens viennent l’influencer. Puis, nous verrons comment la notion de management des émotions permet d’analyser l’humour comme stratégie collective face à la charge émotive des interventions. Finalement, nous nous attarderons à une des failles de cette stratégie collective. Bien que l’humour puisse à court terme servir à banaliser la souffrance, cette stratégie peut créer à long terme une tension entre la reconnaissance sociale et la cohérence personnelle du professionnel. Cette tension ne sera pas sans conséquence dans le milieu de l’urgence où les professionnels sont perçus comme des héros.

Avant d’entamer cette analyse, quelques précisions s’imposent. Les recherches sociales sur la profession de pompier demeurent rares, et ce, tant au Canada (Douesnard, 2010; Thompson, 1997), qu’aux États-Unis et en Europe, et spécialement sur des thématiques telles que les interventions pénibles[2]. Par conséquent, les recherches sociales sur les pompiers répertoriées et utilisées ici se concentrent principalement sur des thématiques autres que les interventions pénibles, dont notamment : la socialisation professionnelle (Desmond, 2007; 2006a; 2006 b; McCarl, 1976;1984; 1985; Myers, 2005; Pudal, 2011), le travail volontaire (Lozier, 1976; Pudal, 2010; Rétière, 1994; Simpson, 1996; Thompson, 1997[3]; Thompson et Bono, 1993) et la présence de femmes ou de minorités ethniques dans les services de sécurité incendie (Chetkovich, 1997; Pferfferkorn, 2006).

Cette rareté effective des recherches sociales sur les pompiers conduit les chercheurs qui s’aventurent en caserne à privilégier fort majoritairement une démarche exploratoire et qualitative. Sur ce point, nos travaux sur les pompiers québécois ne font pas exception. Les extraits d’entrevues utilisés ici proviennent d’une recherche ethnographique réalisée auprès des pompiers québécois (St-Denis, 2012a). Cette recherche a été menée par observations directes et entrevues auprès de sept services de sécurité incendie du Québec. L’objectif principal était de documenter les impacts de la Loi sur la sécurité incendie entrée en vigueur au Québec en 2000. La souffrance au travail n’était ni l’objet principal ni même une question d’entrevue prévue au protocole de recherche. Par contre, lors des entrevues, les pompiers ont été amenés à décrire leurs interventions. De leur propre initiative, ils ont abordé la relation d’aide et ses défis émotifs et moraux. Afin de compléter ces données ethnographiques, nous avons réalisé une analyse de la littérature pour comparer la réalité des pompiers avec celle des milieux professionnels similaires que sont ceux des répartiteurs du 911, des secouristes et des policiers[4].

Il est également à noter que tous les extraits d’entrevues utilisés ici ont été lus par les pompiers concernés. Le présent article a également été lu par un sociologue et un sapeur-pompier français et par un policier québécois impliqué dans des recherches précédentes (St-Denis, 2011a; 2012 b). Lors de ces lectures, les intervenants nous ont fait part de leurs commentaires, lesquels ont été joints à l’article, directement dans le texte ou en note de bas de page, et ce, tant pour contribuer à la richesse des analyses que pour en montrer l’appropriation par les intervenants d’urgence. Par cette démarche, nous souhaitions également maximiser le développement et le maintien d’une relation de confiance (Becker, 1967; Glaser et Strauss, 2010; St-Denis, 2012c) si nécessaire pour l’étude d’une thématique aussi délicate que la souffrance au travail.

La relation d’aide et l’intervention d’urgence

Au Québec, près de 80 % des pompiers n’exercent leur profession qu’à temps partiel. Les pompiers à temps plein ne sont présents que dans quelques grands centres urbains, dont Montréal et Québec. En milieu rural, les pompiers n’interviennent principalement que lorsque les citoyens font appel à leurs services. Ces pompiers des petites municipalités régionales sont dits « sur appels »[5]. Dans les moyennes municipalités, les pompiers peuvent bénéficier d’heures de garde en caserne. Ces tours de garde peuvent alors être combinés à des périodes de disponibilité sur appels, mais demeurent en vaste majorité des emplois à temps partiel. De par la nature des municipalités et leur dispersion sur le territoire québécois, l’engagement des pompiers envers la protection de leurs concitoyens est à penser principalement comme une implication communautaire et non comme un emploi principal[6].

L’aide aux citoyens est d’ailleurs l’une des principales motivations professionnelles des pompiers québécois (Douesnard et St-Arnaud, 2011; St-Denis, 2012)[7].

Ce lien qui unit les pompiers à leur communauté donne tout son sens à la question : « How can I assist bereaved victims without getting too close? » (Goodrum et Strafford, 2003, p. 190). En effet, les pompiers, et tout particulièrement les pompiers à temps partiel de petites municipalités, doivent porter assistance à leurs concitoyens, à leurs voisins, aux membres de leur famille.

Quand on intervient dans un village, ben! c’est eh…, tout le monde se connaît ici, c’est des mononcles, des matantes, des chums eh…, des amis d’école eh… C’est tout le temps du monde proche qui sont impliqués la plupart du temps. Fait que, ça fait des situations où est-ce que ça peut être difficile des fois.

Pompier, officier service rural sur appels

Veut veut pas aussi t’as, tu es dans municipalité. Chez vous donc. Tu connais à peu près toutes les résidences. Dans le cas de chez nous, on est 3 400 de population, tu connais à peu près toutes les résidences; tu connais à peu près tous les gens. […] C’est plus fréquent dans les petits services, ça, d’arriver sur un accident pis : “C’est mon oncle, comment je fais pour le sortir?” eh… Tsé, c’est différent à gérer là. Ça prend une bonne tête. C’est sûr.

Pompier, service rural sur appels

Ces relations de proximité entre les pompiers et les citoyens sont d’autant plus engageantes émotivement que leurs interventions sont menées dans un contexte d’urgence ou une réponse rapide est primordiale.

Regarde, c’est juste un exemple. On part, pis on est couché. Quand qu’on reçoit l’appel, en dedans de 5 minutes, tu reçois l’appel, tu t’habilles, tu te réveilles, tu t’habilles, t’embarques dans le camion, tu t’en vas, tu sais pas quel bâtiment, t’as l’adresse […] Pis il te reste à peu près 2 minutes… Rendu-là, en débarquant, faut que tu prennes des décisions : “C’est quoi qu’on fait?” […] Le hamster y tourne[8]. Mais, il y a 3 minutes, tu dormais. Trouve un métier où ce qu’ils vont te demander de faire ça.

Pompier, officier service urbain à temps plein

Dans un tel contexte d’urgence, la qualité de la relation d’aide avec les citoyens est d’une importance majeure pour la rapidité de l’intervention. Une description de la situation doit rapidement être obtenue. Des manoeuvres doivent rapidement être décidées et déployées.

Dans un contexte d’urgence, la collaboration des citoyens est garante de la rapidité et de l’efficacité des interventions des pompiers.

Cette bonne relation avec les citoyens n’est pas nécessaire qu’aux pompiers. Elle est bénéfique à tous les professionnels de l’urgence, dont les secouristes et les répartiteurs du 911. En ce sens, la sociologue Lois (2001, p. 139) souligne que pour favoriser la réussite de leur intervention, les secouristes d’une station balnéaire doivent rapidement prendre en charge les émotions des victimes : « When Peak’s rescuers arrived on accident scenes, victims were often feeling one of three ways, depending on the situation: embarrassed, anxious, or traumatized. These emotions could impede rescuers’ ability to accomplish their task because they could keep victims from cooperating with the team. » Les sociologues Whalen et Zimmerman (1998, p. 143) en arrivent au même constat dans leur étude sur les répartiteurs du 911 : « Indeed, call takers are responsible for “managing” their own and the callers’s emotions – that is, for dealing with callers’ emotional expressions so as to permit the effective collection of essential information and the dispatch of appropriately informed emergency units. »

Pour parvenir à faire face à la souffrance, aux pertes humaines et matérielles et au désarroi des victimes, les professionnels de l’urgence développent des stratégies de défense personnelles et collectives. L’anthropologue Desmond (2006) identifie la survalorisation de la technique comme une de ces stratégies collectives partagées par les pompiers forestiers américains. Judicieusement intitulé Des morts incompétents, son article montre comment, par la socialisation professionnelle, les pompiers forestiers en viennent à partager cette survalorisation de la technique que l’auteur qualifie d’illusion du libre arbitre. Cette illusion est acquise, entre autres, lors de la formation préalable à l’exercice de la profession. Sur ce point, Desmond (p. 22) offre un compte rendu évocateur d’une journée de formation où le décès en fonction de collègues fut l’objet d’une analyse technique détaillée : « À la fin de la journée, nous avions établi une longue liste de ce que ces pompiers auraient dû faire. Nous aurions fait mieux, assurions-nous l’inspecteur et nous-mêmes. Nous aurions survécu. » [9]

Au Québec, les formations préalables à l’exercice de la profession de pompiers sont difficilement comparables avec les formations intensives, voire initiatiques, décrites dans la littérature américaine et française (Desmond, 2006; Pudal, 2011). Au Québec, un pompier à temps partiel suit une formation de base — Pompier 1, certifié par la NFPA — d’un peu plus de 300 heures offerte localement, dans la région des candidats. Ce mode de formation ne se compare pas aux entraînements militaires et paramilitaires des sapeurs-pompiers français ou des pompiers forestiers américains.

Bien que nous ayons pu observer quelques manifestations de la survalorisation de la technique, cette stratégie n’est pas la plus perceptible dans les discours et les pratiques des pompiers québécois. Le management des émotions et l’humour, parfois noir[10], qui en découle sont une stratégie collective qui nous est apparue bien plus fréquente chez les pompiers et les professionnels de l’urgence (St-Denis, 2012a; 2012 b).

Une pratique collective face à la souffrance : le management des émotions

La notion de management des émotions est à lier à la sociologie américaine, et tout particulièrement à la notion de présentation de soi de Goffman. La présentation de soi correspond à l’image, conforme aux attentes sociales, qui sera mise en scène par les acteurs sociaux : « En tant qu’acteurs, les individus cherchent à entretenir l’impression selon laquelle ils vivent conformément aux nombreuses normes qui servent à les évaluer, eux-mêmes et leurs produits » (Goffman, [1959] 2001, p. 237). En d’autres termes, les professionnels, comme tous les autres acteurs sociaux, apprennent les normes et les pratiques de leur groupe social. Cette socialisation leur permet d’acquérir les savoirs et les pratiques nécessaires pour assurer leur rôle et être reconnus comme professionnels (Pudal, 2011; Van Maanen et Schein, 1979). Par cette socialisation, les professionnels en viennent à partager au moins publiquement les règles, les attitudes et les comportements propres à leur groupe professionnel.

Les manifestations émotives ne font pas exception ici : « When necessary, actors draw upon the cultural vocabularies and logics that define how emotions should be expressed. […] persons also consciously manipulate facial expressions, form of talk, and gesture to sustain an impression that feeling and display rules are being met » (Turner et Stets, 2006, p. 26). Le vocabulaire et les modes appropriés d’expression des émotions sont ainsi appris, intériorisés, utilisés et montrés par les professionnels pour être socialement reconnus comme des acteurs aptes à répondre aux défis émotifs de leurs fonctions (Progrebin et Poole, 1995).

Ce management des émotions sert surtout à préserver une distance entre le professionnel et le citoyen, distance nécessaire au maintien d’une neutralité émotionnelle garante de l’image professionnelle. Les travaux de Progrebin et Poole (1991) sur le management des émotions chez les policiers peuvent ici nous servir d’exemples. Selon ces auteurs, « professionnals should maintain polite and courteous relations without revealing their own personal feeling. The preservation of social distance is critical » (p. 396). Cette valorisation de la neutralité émotionnelle et le management des émotions qui lui est nécessaire rend difficile, voire tabou, l’expression de certaines émotions : « Merely talking about pain, guilt, or fear has been considered taboo. If an officer is seen as not really able to handle them - as not being fully in control of his/her emotional responses » (p. 398).[11]

Pour dire cette douleur, cette souffrance et cette peur, l’humour offre une forme de mise en récit socialement acceptable, voire valorisée. Plusieurs pompiers qui ont participé à l’étude de Scott et Myers (2002) affirment que l’humour les aide à passer outre les émotions ressenties lors d’un appel. Pour les pompiers, « humor helps to normalize the no-so-normal images evoked in their minds through the routine observation of tragedy » (Scott et Myers, 2002, p. 22). Pour les ambulanciers paramédicaux de l’étude de Tangherlini (2000), l’humour noir sert la même fonction sociale : « The dark humor that pervades them often casts the horrible into the world of the mundane. These comments, of course, also help to trivialise, and thus make less horrific, grisly scenes of suffering and death » (Tangherlini, 2000, p. 49)[12].

Lors de notre recherche ethnographique auprès des pompiers québécois, plusieurs situations délicates nous ont été livrées sur un ton humoristique dédramatisant l’intervention et ses conséquences émotives. À titre d’exemple, retenons cette discussion entre trois pompiers d’un service de sécurité incendie sur appels d’une petite municipalité rurale. Nous avons retenu cet exemple puisqu’il se termine en levant le voile sur les émotions derrière ces propos humoristiques socialement partagés.

Pompier 1 : […] un exemple, lui on l’a déjà rapaillé. Pis aujourd’hui on a du fun là-dedans, mais dans le temps…

Pompier 2 : [en se levant] Moi, je vais aller entendre dehors [rire, en se rassoyant].

[rires communs]

Pompier 1 : Mais lui, y s’était endormi au volant pis il s’est ramassé dans le fossé. Pis là tu arrives vite parce que là tu sais que c’est un pompier, Oh boy!

Pompier 3 : Ouain, comme c’est un gars de l’équipe, faut faire notre job [rire], on n’a pas le choix là.

[rires communs]

Pompier 3 : Mais, comme c’était un gars de la caserne, on a demandé le support d’une autre caserne pour finir ça… C’était difficile. C’était trop, trop émotif justement.

Pompiers, service rural sur appels

Bien que l’humour puisse servir la distanciation psychologique et morale, il n’est toutefois pas une stratégie sociale sans faille. Premièrement, l’humour, et surtout l’humour noir, peut être fort mal perçu hors des milieux de l’urgence[13]. En ce sens, plusieurs pompiers de l’étude de Scott et Myers (2002) affirment que leur banalisation, du moins apparente, de la souffrance et de la mort trouble leur famille et leurs amis. Un d’entre eux va jusqu’à mentionner que son humour noir et la banalisation de la souffrance et de la mort qu’elle sous-tend sont source de conflit avec sa conjointe (Scott et Myers, 2002, p. 22). Lors de la lecture du manuscrit de cet article, un pompier nous a ainsi décrit cette conséquence, et son appréhension, sur ses proches :

L’[officier] […] m’avait fait des confidences dans ce style : il s’est brouillé presque définitivement avec sa fille considérant (de fait et presque inconsciemment) que ses problèmes d’adolescente et de jeune femme n’étaient rien par rapport aux situations auxquelles il était confronté; ma cousine m’a dit un peu ça : “tu vas finir complètement insensibilisé, ça va être horrible…”

Pompier, commentaire lors de la lecture du manuscrit

Deuxièmement, cette stratégie sociale peut créer une tension entre la reconnaissance sociale et la cohérence personnelle du professionnel. En d’autres termes, cette stratégie de réponse à la souffrance au travail peut créer une discordance entre l’image de héros et les émotions réellement ressenties par le professionnel. Cette discordance peut être majeure pour le professionnel. Elle peut mener à un abandon de la profession (St-Denis, 2012b) tout autant qu’à des conséquences psychologiques majeures telles que l’épuisement émotif et le burnout (Goodrum et Strafford, 2003; Mauro, 2009; St-Denis, 2011 b), l’état de choc post-traumatique (Miller, 2006; St-Denis, 2012 b; St-Yves et Collins, 2011; Weibull, 2011) et l’état suicidaire (Mishara et Martin, 2012).

Quand l’image de héros ne suffit plus : la tension entre la reconnaissance sociale et la cohérence personnelle

Lors des entrevues menées auprès de pompiers québécois, nous avons abordé avec eux la perception héroïque de leur profession. Les pompiers ont vite fait de critiquer cette image de héros alimentée tant par les films hollywoodiens que par la surmédiatisation de l’intervention tragique du World Trade Center. Par la rareté effective des sauvetages spectaculaires, cette image médiatique est décrite comme étant très loin de leur réalité quotidienne. Les pompiers québécois se décrivent bien plus comme des techniciens de l’urgence.

Pompiers, on se voit pas, la plupart du monde qui sont pompiers, nous autres on connaît l’envers de la médaille là, tsé […]
Ben nous autres on est… On est technicien. On a une job à faire. On connaît les… les risques, pis on gère le risque. Dans le fond, on a l’équipement pour faire face à la situation. On a les connaissances. On est les mieux placés pour intervenir, pour intervenir dans ce milieu-là. On se voit plus un peu comme ça. Comme des professionnels, si on veut, pour faire l’intervention.

Pompier, formateur service urbain à temps plein

Si les pompiers ont vite fait d’affirmer que leurs connaissances techniques, leurs équipements et leurs manoeuvres ne font pas d’eux des héros, cette affirmation est plus socialement difficile lorsqu’il est question d’émotions et des conséquences pénibles de certaines interventions. Peu de pompiers ont abordé ces composantes émotives de leur travail et ceux qui se sont avancés sur cette voie ne l’ont fait qu’avec grande prudence et sont demeurés peu loquaces. À titre d’illustration, retenons ici les propos d’un officier d’un service à temps partiel :

Un petit bébé-là, 35 ans plus tard, c’est venu me chercher ici dans caserne, un petit bébé… 35 ans plus tard. Tsé, comment, comment on vit ça? Comment? Oui, on est des superhéros selon monsieur et madame Tout l’monde, mais… le mais… : est-ce qu’ils ont un coeur? Oui y’en ont un. Il est enveloppé dans la roche, mais, y en a un…

Pompier, officier service urbain à temps partiel

La rareté de ces quelques allusions ainsi que la retenue et la prudence dont les pompiers témoignent ne sont pas sans rappeler le constat que Douesnard (2012, p. 56) exprime dans son étude sur la santé psychologique des pompiers. Pour cette psychologue québécoise, « [m]ise à part la peur de faire une erreur, ces peurs [d’être responsable d’un décès] ne sont pas exprimées de façon directe par les pompiers, qui ne parlent que très peu des peurs liées aux dangers de blessures et de mort ». Cette rareté semble associable aux stratégies collectives qui de par leur présence limitent, voire rendent tabou, l’expression de la peur et de la souffrance dans le discours des professionnels.

Mais comme le rappelle Douesnard (p. 56), « là où se trouvent des stratégies, se trouve une peur contenue ». Mais, affirmer cette peur, cette souffrance, est en contradiction directe avec le management collectif des émotions. Cette peur, cette souffrance sont en contradiction directe avec le rôle social et professionnel d’un pompier. Dès lors, comment se reconnaître comme professionnel lors qu’une tension s’installe entre les exigences sociales de la profession et la cohérence personnelle?

Ce questionnement, qui a toutes les allures d’un dilemme éthique entre ce qui est collectivement exigé et ce qui est personnellement souhaité, n’est pas sans conséquence. En plus de rendre socialement difficiles la demande et la participation aux services de support psychologique (Tangherlini, 2000), il affecte les valeurs, les convictions et les choix personnels et professionnels. Ce questionnement peut être si profond qu’il peut mener à un abandon de la profession, comme en témoigne un des pompiers participant à notre étude ethnographique :

Pis tsé, j’ai ramassé un corps dans le fond d’un lac pis y’avait encore la corde d’accrochée après lui. Pis c’est moi qui tenais la corde qui s’était pendu avec. C’est moi qui étais là, je le connaissais là. C’est des corps, des accidents, c’est eh… C’est pas toujours facile. […]
Mais ça, je te dirais que c’est probablement un facteur qui fait qu’il y a plusieurs gens qui lâchent.

Pompier, service rural sur appels

J’ai connu un [officier] qui a failli arrêter quand il a fait une inter[vention] sur un gamin qu’il connaissait depuis la naissance : celui-ci est mort renversé par une voiture… Et j’ai un collègue qui a abandonné après un an en “ramassant” son copain mort en moto.

Pompier, commentaire lors de la lecture du manuscrit

Cette tension entre les exigences sociales de la profession et la cohérence personnelle peut donc avoir également des conséquences sur l’institution, en occurrence ici, sur le service de sécurité incendie. Comme l’illustre le témoignage précédent, ce dilemme éthique peut avoir des conséquences sur la rétention du personnel. Le recrutement de personnel étant déjà difficile pour plusieurs petits services de sécurité incendie, sans grades et sans possibilités d’emploi à temps plein, la perte de professionnels qualifiés est d’autant moins souhaitable.

Pour éviter d’en arriver à de telles conséquences personnelles et institutionnelles, une meilleure compréhension des émotions est nécessaire. Cette compréhension est d’autant plus nécessaire qu’en son absence, le professionnel se retrouve souvent seul pour résoudre ce dilemme éthique entre les exigences sociales de la profession et la cohérence personnelle.

Conclusion : vers une meilleure compréhension des émotions

Les recherches sociales sur la profession de pompier demeurent peu nombreuses au Canada comme ailleurs. D’autant moins nombreuses sont les recherches portant spécifiquement sur les interventions pénibles en sécurité incendie. Bien que nos travaux auprès de pompiers n’eussent pas initialement l’intervention pénible comme objet, nos données empiriques firent rapidement émerger le délicat dilemme entre l’affirmation des émotions vécues lors de la relation d’aide et la reconnaissance sociale du professionnel. Comme réponse collective à ce dilemme, le management des émotions est fréquemment utilisé par les professionnels de l’urgence. Par contre, cette stratégie n’est pas sans conséquence pour les professionnels et leurs institutions. Ce management des émotions peut conduire le professionnel devant le dilemme éthique difficilement résoluble de la tension entre la reconnaissance sociale et la cohérence personnelle. Souvent seul pour résoudre ce dilemme, le professionnel peut alors ne plus se reconnaître comme professionnel et préférer quitter son milieu de travail.

Face à ces failles du management des émotions, les apports des travaux de Livet (2001; 2002) peuvent être une ressource intéressante. Ce philosophe affirme que les émotions, dont la peur et la souffrance, sont révélatrices des valeurs. Pour Livet (2002, p. 178, « [l]es émotions sont nécessaires aux humains pour qu’ils se révèlent à eux-mêmes quelles sont les valeurs auxquelles ils sont réellement attachés ». En d’autres termes, les émotions ressenties par les professionnels de l’urgence sont révélatrices de l’importance qu’ils accordent à la vie humaine, à la sécurité et au bien-être des citoyens, de leurs collègues et d’eux-mêmes. En suivant Livet, les émotions, comme la peur, la souffrance et l’impuissance, ressenties face à une menace pour la vie ou la sécurité d’un citoyen ou d’un collègue sont révélatrices de l’importance que le professionnel accorde à cette vie et à sa protection.

Cette conception des émotions est d’un apport pour les professionnels de l’urgence et tout particulièrement pour les pompiers. En effet, leur motivation professionnelle qu’est l’aide aux citoyens (Douesnard et St-Arnaud, 2011; St-Denis, 2012) et leur implication dans leurs communautés sont redevables au partage de valeurs telles que la sécurité et le bien-être d’autrui, le dévouement et le don de soi. Ces valeurs et leurs révélations par des émotions, telles que la peur, la souffrance et l’impuissance, marquent la frontière entre la connaissance d’une profession et sa compréhension. Cette conception des émotions marque la frontière entre la connaissance technique et la compréhension des enjeux émotifs et moraux d’une profession. Elle engage les professionnels dans une réflexion allant au-delà des exigences et explications techniques et opérationnelles habituelles. Cette conception des émotions engage les professionnels dans une compréhension, une reconnaissance et une acceptation de leurs valeurs et de leurs expressions émotives[14]. Ces valeurs guident leur engagement envers la sécurité et le bien-être de leurs communautés. Elles sont au coeur de leur identité personnelle tout autant que professionnelle[15].

Le management des émotions ne permet pas de comprendre cette relation entre les valeurs et les émotions. Aussitôt ressenties, les émotions sont cachées par l’acteur qui ne laisse voir que la réaction émotive conforme à son rôle social. Et pourtant, des émotions telles que la peur, la souffrance et l’impuissance sont inévitables; elles sont l’expression de valeurs nobles, bonnes et souhaitables, pour les professionnels de l’urgence comme pour tout professionnel oeuvrant en relation d’aide.

Par contre, une telle compréhension des émotions ne va pas sans une reconnaissance des failles de la stratégie collective qu’est le management des émotions. Ces failles demeurent difficiles à affirmer pour les professionnels de l’urgence puisqu’ils sont quotidiennement engagés dans une relation d’aide parfois si chargée émotivement qu’elle peut nécessiter de faire appel à des exutoires rapides, accessibles et socialement acceptables.