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Bien avant d’atteindre son actuelle phase d’expansion mondiale, le capitalisme était associé à la migration des personnes démunies, et la migration des femmes démunies était associée au travail sexuel. Cette migration a commencé par le déplacement des populations entre les pays, des régions rurales vers les sites urbains florissants, et s’est poursuivie avec la traversée des frontières internationales. Par exemple, en Angleterre, au xvie siècle, les enclos qui ont caractérisé la capitalisation de l’agriculture ont créé une classe marginale de vagabonds qui, pour survivre, ont eu recours à la mendicité, au vol et, dans le cas des femmes, à la prostitution. Thomas More (1518 : 24-25) décrit la genèse de cette classe marginale dans des termes extrêmement satiriques :

Vos moutons commencent maintenant [...] à être si voraces et féroces qu’ils dévorent les êtres humains [...]. [Les propriétaires terriens], ne laissant aucune terre à cultiver, enclorent toutes les parcelles de terre pour en faire des pâturages [...] [D]ans le but qu’un insatiable glouton, une plaie de sa propre localité, puisse joindre les champs les uns aux autres et entourer plusieurs milliers d’âcres d’une clôture, leurs tenanciers sont évincés [...] [E]t que peuvent-ils faire d’autre que de voler et d’être pendus [...] ou de vagabonder et mendier ?

L’arrivée massive de vagabonds sur les routes mena à la surpopulation des villes, où les bordels se sont installées parmi les « bouges […] les boutiques de marchands de vin et les tavernes […] [et] les jeux de hasard crapuleux », dans une mouvance où sévissaient les fléaux, y compris de virulentes nouvelles épidémies de maladies sexuellement transmissibles.

Un peu plus tard, alors que le système commercial faisait augmenter la population dans les capitales européennes et dans les villes portuaires, un autre groupe quittait la campagne pour rallier les descendants de gens de ferme et d’une main-d’oeuvre agricole qui avaient été déplacés, et tout ce monde a donné naissance à une classe ouvrière urbaine. Ce groupe se composait de jeunes filles qui avaient migré vers les villes pour aller travailler comme domestiques. Des pratiques, qui seraient considérées de nos jours comme du harcèlement sexuel – alors appelées la « séduction » des jeunes paysannes nouvellement arrivées – étaient courantes, et l’industrie du sexe qui se développait dans les villes fournissait une solution aux jeunes filles qui étaient « ruinées » et qui n’avaient aucune caution à offrir quant à leur réputation en raison de l’exploitation dont elles avaient fait l’objet. Même pour celles qui n’étaient pas recrutées de cette façon pour travailler dans les bordels ou dans la rue, les conditions de travail oppressantes « sous les escaliers » – là où étaient logées les domestiques – faisaient de la prostitution une solution de rechange attrayante. Dans le succès de librairie intitulé : Mémoires d’une femme de plaisir, on découvre une autre stratégie de recrutement, alors que Fanny Hill, une orpheline de 15 ans, qui vient tout juste d’arriver de sa campagne pour chercher du travail comme domestique à Londres, se présente dans un « bureau de renseignements » (agence de placement) et est embauchée par une tenancière de bordel en quête de recrues pour son établissement (Cleland (1963 : 9-13) ; pour une vue générale sur le sexe et les domestiques, on peut se reférer à l’étude de Hill (1996).

Avec l’expansion du capitalisme industriel, les ouvrières des usines sont venues gonfler les rangs des femmes qui augmentaient leurs gains ou suppléaient à l’insuffisance de leur revenu en s’engageant dans le travail sexuel, sous une forme organisée ou de façon non officielle. Les industriels puritains qui ont établi les premières filatures de coton américaines à Lowell, au Massachusetts, ont essayé d’écarter ce qu’ils considéraient comme les pires excès moraux et matériels issus de la Révolution industrielle européenne en embauchant de jeunes paysannes de la Nouvelle-Angleterre qui étaient logées dans des pensions supervisées et qui étaient censées assister aux services religieux deux fois par semaine. À Lowell, ce système s’est dégradé en une seule génération et il n’a jamais été instauré ailleurs, alors que l’exploitation de la main-d’oeuvre locale faisait place à celle des immigrantes venues d’Europe. Au cours des xix et xxe siècles, dans les villes nord-américaines, de Fall River, au Massachusetts, jusqu’à Montréal, au Québec, il n’était pas rare de voir des jeunes femmes qui avaient quitté leur campagne pour venir travailler dans l’industrie du textile aboutir à la place dans l’industrie du sexe, comme c’était le cas pour les immigrantes étrangères (Dublin 1979). Le recrutement des travailleuses du sexe débutait dès leur arrivée : des entremetteurs venaient rencontrer les paysannes québécoises à la gare en leur offrant une solution de rechange au travail dans les ateliers de misère (Bissonnette 1991). Sur les quais de New York, les jeunes filles juives étaient accueillies par des proxénètes du même type qui leur offraient les mêmes appâts. Celles qui ne succombaient pas au travail sexuel – c’était de loin la grande majorité –, mais qui finissaient par le choisir de préférence au travail dans les manufactures, le faisaient généralement après avoir connu la vie d’usine et ses vicissitudes (Baum, Hyman et Michel 1975 : 115-116, 170-175 ; Weinberg 1988 : 92-93, 198).

À l’ère de la mondialisation, la migration des travailleuses, y compris celles qui sont devenues des travailleuses du sexe ou qui le deviendront, se poursuit à la fois à l’échelle nationale et internationale. Les femmes dans les régions pauvres du globe quittent leur village pour aller vers les villes dans leur propre pays et elles émigrent également pour trouver du travail dans des pays plus prospères, où elles rencontrent une résistance qui n’existait pas encore dans les métropoles lorsque l’expansion industrielle, au début, leur assurait un accueil, même si elles devaient se contenter d’un emploi dans les derniers échelons du prolétariat. Dans un tel contexte, la migration des travailleuses du sexe (que ces femmes prennent elles-mêmes l’initiative de se déplacer pour travailler dans l’industrie du sexe, soient soumises à un recrutement ou à un trafic ou encore y soient contraintes) constitue une forme d’entrepreneuriat comparativement réduit qui, peut-être ironiquement, reflète les mouvements à grande échelle des capitaux mondiaux qui l’ont engendrée. Simultanément, il se crée une migration parallèle, composée presque exclusivement de clients, des touristes pour la plupart, avec, parmi ces hommes, quelques immigrants motivés par le sexe, qui va des pays développés vers les endroits où le sexe constitue une importante industrie de loisirs. Là encore, cette migration d’hommes reflète le flux transfrontalier de capitaux liés au tourisme de masse (Bishop et Robinson 1998, 1999, 2002 ; Seabrook 1996).

Cet article a pour objet d’explorer les similarités des deux systèmes parallèles de migration selon le sexe et leurs contradictions inhérentes. Dans ce contexte, la migration générale des jeunes vers les villes des pays en voie de développement et la migration des clients du sexe vers les sites touristiques « chauds » façonnent l’expérience sociale et individuelle de la migration internationale des travailleuses du sexe et doivent être considérées comme faisant partie du phénomène. Du début à la fin, mon étude est axée sur la migration entreprise pour des raisons économiques, ce qui m’amène, dans ma discussion, à confronter deux concepts clés pour examiner la migration des réfugiées et leur trafic. Les femmes et les enfants, qui fuient la violence et la dévastation des guerres, la famine et l’oppression politique, forment 80 % des réfugiés mondiaux. Comme c’est parfois le cas pour les « réfugiés économiques », ces femmes s’aperçoivent souvent que le « travail du sexe » leur offre un des rares moyens de survivre. La situation particulière des réfugiées qui sont contraintes de se prostituer à la suite d’une migration désespérée mérite une étude approfondie et distincte ; seules, ici, quelques généralisations portant sur l’accès au marché du « travail du sexe », les conditions de travail ou les relations avec la culture hôte et ses fonctionnaires s’appliquent à celles qu’une migration initiale a contraintes à chercher asile dans des pays plus sûrs et mieux nantis.

Aux yeux des universitaires féministes, le trafic des femmes constitue une question plus controversée que celle de la distinction entre réfugiées et émigrantes économiques. Presque personne ne nie que certaines femmes sont kidnappées, vendues ou attirées à l’étranger par la promesse de travailler ailleurs que dans l’industrie du sexe. La question importante est de savoir si elles constituent la majorité (ou peut-être, comme certaines personnes l’affirment, la totalité) des travailleuses du sexe migrantes. Ma réponse à cette question étant définitivement « non », les cas sur lesquels je me suis concentrée sont ceux qui montrent comment une application globale de la question du « trafic des femmes » donne une idée fausse de l’expérience que vivent un grand nombre de travailleuses du sexe migrantes, y compris leurs intermédiaires, de leurs conditions de vie journalières et même de leur oppression.

En quête de la fortune : de la campagne à la ville

Dans le contexte des pays industrialisés à l’ère contemporaine, la « migration » des travailleuses est un phénomène transfrontalier. « Elles » viennent dans nos pays pour chercher du travail, tandis que « nous », nous visitons le leur en quête de plaisirs – bien que « nos » capitaux fassent l’objet d’une mission plus importante et plus durable dans les pays en voie de développement. On considère l’histoire de la migration qui se produit à l’intérieur du pays natal de la travailleuse, c’est-à-dire celle qui va de la campagne à la ville, comme « ancienne », car, dans les pays industrialisés, elle remonte à plusieurs décennies, voire à plusieurs siècles. Pourtant, ce genre de migration est un élément important de la vie des femmes qui travaillent, car c’est justement dans ces endroits que les investissements des pays industrialisés ont « migré » et se sont implantés.

L’Asie du Sud-Est est l’une des régions où la migration interne est la plus prononcée, avec l’économie de la Thaïlande, de la Malaisie, de l’Indonésie et des Philippines qui reposent fortement sur une main-d’oeuvre d’immigrantes des régions rurales. Lin Lean Lim (1998a : 1-2) qui a publié l’étude innovatrice sur le « secteur du sexe » de l’Organisation internationale du travail, affirme que la politique officielle est loin d’encourager le développement de la prostitution :

Dans aucun des pays que nous avons étudiés, l’intention des gouvernements est de promouvoir le développement du secteur du sexe [...] Néanmoins, les politiques en vue de promouvoir la migration de la main-d’oeuvre féminine destinée à rapporter des devises étrangères ont indirectement contribué à l’extension de la prostitution. Également, en contribuant à accroître la disparité dans les revenus entre les zones rurales et les zones urbaines, les politiques de développement de certains pays ont provoqué la marginalisation de certains segments de la force de travail.

Cet énoncé, plein de délicatesse, est démenti par les remarques subséquentes, qui montrent clairement que la croissance de l’industrie du sexe dans ces pays est en fait le résultat direct de la façon dont le pays a réagi à la planification économique mondiale. Là où l’on a encouragé les investissements étrangers et établi des manufactures pour la confection de vêtements, de chaussures de sport et de jouets – les « industries légères » dans lesquelles ces pays se sont spécialisés –, on a besoin d’une main-d’oeuvre importante en nombre et presque toujours non qualifiée. Là où le tourisme de masse est le résultat de stratégies d’investissement mondiales, on a aussi besoin d’une main-d’oeuvre importante et sans qualifications pour effectuer les travaux liés à l’hébergement et à la restauration requis pour servir les touristes. Là où le tourisme est concentré sur le sexe, cette main-d’oeuvre doit non seulement être importante, mais constamment renouvelable, car les qualifications pour ce travail sont spécifiques en ce qui concerne le genre et l’âge. Toute cette activité économique s’est traduite par une demande accrue de domestiques pour travailler dans les résidences privées.

Selon les élites nationales, le recrutement de cette armée de travailleuses non qualifiées se ferait le plus habituellement dans les villages. Des politiques ont donc été adoptées pour forcer la génération de jeunes à quitter la campagne, et cela a eu comme résultat d’accroître la pauvreté de ces régions déjà démunies et de créer ce que Lin Lean Lim appelle une disparité grandissante des revenus entre les zones rurales et les zones urbaines. En Thaïlande, par exemple, cela s’est traduit par l’aménagement du territoire, des crédits agricoles et de l’approvisionnement en eau, avec, comme conséquence, la disparition d’une « agriculture de subsistance » pour les familles (Keyes 1987 : 157 ; Ekachai 1990 : 128 ; Bishop et Robinson 1998 : 98-99). Les régions du nord et du nord-est du pays sont peuplées de groupes ethniques autres que les Thaïlandaises et Thaïlandais centraux qui administrent le pays. Bien qu’elles fassent l’objet d’une forte discrimination par suite de leurs différences ethniques et raciales, les peuplades de ces régions sont également célèbres pour leur beauté exotique, et les jeunes filles remportent invariablement les premiers prix aux nombreux concours de beauté qu’on organise en Thaïlande. Ce n’est donc pas difficile de voir comment, dans de telles circonstances, alors que l’on délaisse délibérément l’agriculture, les jeunes femmes en viennent à être considérées par les planificateurs comme une ressource naturelle (Ekachai 1990 : 125-129). Le détournement des investissements nationaux vers le tourisme a également entraîné la destruction des villages de pêcheurs jugés inesthétiques, ce qui a eu pour effet d’éliminer encore une autre source traditionnelle de subsistance et de forcer les jeunes de ces villages à essayer de trouver leur gagne-pain à la ville (Ekachai 1994).

Non seulement les quatre catégories d’emploi non qualifié suivantes : ouvrière de manufacture, employée dans l’hôtellerie et la restauration (femme de chambre ou aide-cuisinière), prostituée et domestique sont offertes aux jeunes femmes de la campagne, mais elles représentent aussi presque la totalité des emplois qui leur sont accessibles. Du point de vue des émigrantes récentes, tous les emplois disponibles comportent les mêmes inconvénients : longues heures de travail, dur labeur dans des conditions dangereuses, absence de négociation collective, d’avantages sociaux ou de lois protectrices et peu d’espoir d’avancement (par l’entremise d’une formation sur place) ou même d’ancienneté. Si tous ces emplois permettent un minimum d’autosuffisance et allègent le fardeau de la famille au village, seule l’industrie du sexe permet à une jeune fille de gagner assez d’argent pour en envoyer une partie à sa famille. Mary Beth Mills (2001 : 127-146) raconte la douloureuse expérience des employées des manufactures qui ont à faire un choix déchirant : dépenser leur mince revenu discrétionnaire pour participer au mode de consommation urbaine (achats dont elles ont très envie) ou montrer qu’elles sont de bonnes filles en envoyant de l’argent à leur famille. Les travailleuses du sexe, en particulier celles dont les clients sont des étrangers, peuvent faire les deux. Ces envois de fonds, qui peuvent sembler dérisoires par rapport aux normes en vigueur dans les pays industrialisés, permettent à la famille d’envoyer les plus jeunes à l’école, de creuser un puits et même de construire une maison et, également, d’acheter des semences et de l’engrais, ainsi que de louer les services d’une autre personne qui viendra remplacer la jeune fille au moment des récoltes. Un rêve, ô combien futile semble-t-il, serait de pouvoir acheter un buffle pour la famille, une bête de trait qui permettrait d’accroître la productivité de la ferme (Bishop et Robinson 1998 : 106).

Un grand nombre de travailleuses du sexe ont occupé auparavant un ou plusieurs emplois. De nos jours, les conditions de travail misérables qui règnent à l’intérieur des ateliers clandestins de Bangkok, comme celles qui existaient dans les manufactures de New York durant de la première décennie du xxe siècle, ont transformé, involontairement, ces usines en centres de recrutement pour l’industrie du sexe. Il y a cependant une différence, car, malgré le haut taux de prostitution à New York durant ces années, les entreprises industrielles, plus précisément l’industrie de la confection des vêtements, constituaient la base de la vie économique dans la ville. Contrairement à cette situation, à Bangkok, comme dans le reste de la Thaïlande, la principale industrie est le tourisme et bien que, comme je l’ai déjà souligné, la restauration et l’hébergement des touristes créent de nombreux emplois qui ne sont pas liés au sexe, les divertissements sexuels attirent toujours les touristes, ce qui exige un apport constant et abondant de belles et jeunes employées. Dans ce sens, la fourniture de main-d’oeuvre pour l’industrie du sexe qui, implicitement, fait que l’économie nationale dépend du tourisme, doit faire partie de la planification économique de l’État (Truong 1990 : 158-189 ; Phongpaichit 1993 : 164). Il faudrait ajouter que, dans un sens tout au moins, les manufactures qui existent actuellement en Thaïlande sont pires que celles qui ont été engendrées par le développement industriel en Amérique du Nord, car elles fonctionnent souvent selon le modèle du « trois en un », c’est-à-dire que l’atelier comporte des aires de production, des espaces de rangement et des chambres, tout cela à l’intérieur d’un bâtiment qui présente des graves risques d’incendie (Wichterich 1998 : 3-4 ; Werly 1998 : 33-48, 109-125).

Il arrive que des jeunes filles qui partent pour la ville se livrent à un travail sexuel sans avoir connu de transition préalable avec un autre métier. Certaines d’entre elles y sont attirées en entendant leurs amies leur vanter leurs gains, qui n’ont pas besoin d’être exagérés pour allécher une jeune fille issue d’une famille pauvre qui habite une région sous-développée. Le recrutement direct par l’industrie du sexe elle-même est également fréquent. Les familles reçoivent alors une somme sous la forme d’un prêt à intérêt élevé pour lequel le travail de la jeune fille fournit une caution (Phongpaichit 1982 : 65 ; Ekachai 1990 : 128). On ne recourt généralement pas à ce type de recrutement pour les branches de l’industrie du sexe qui s’adressent aux étrangers, car ces dernières offrent comparativement (et seulement comparativement) des emplois plus attrayants et mieux rémunérés.

Dans le cas des émigrantes venant des régions rurales et qui deviennent des travailleuses du sexe à la suite d’un recrutement officieux par des amis ou après avoir travaillé comme ouvrières non qualifiées au sein d’autres industries, elles ont évidemment fait un choix, même si ce n’était qu’un choix forcé parmi d’autres options plutôt répugnantes. Toutefois, un certain degré d’autonomie entre également en jeu chez celles qui ont été livrées sous contrat à l’industrie du sexe par leurs parents. Bien que le choix initial ne soit pas toujours effectué par la jeune fille elle-même, le fait qu’une vaste majorité d’entre elles envoient régulièrement à leur famille des fonds, qui viennent s’ajouter aux montants du « prêt » du recruteur, suggère que l’acceptation d’un choix forcé diffère très peu de celui qui est amené par un recrutement volontaire (Phongpaichit 1982 : 23, 118 ; Bounds 1991 : 138).

Comme Lin Lean Lim (1998a : 2) le fait remarquer, le rôle de l’industrie du sexe n’entre nullement en ligne de compte dans la politique économique et la planification de la Thaïlande, et la prostitution y est illégale. Cela n’empêche pas cette industrie illégale d’être entièrement réglementée par le droit commercial et par le droit criminel, et la police patrouille les quartiers chauds pour éviter aux touristes d’être exploités (Truong 1990 : 154-156 ; Bishop et Robinson 1998 : 84-85). L’accord tacite qui existe à l’endroit de ce que l’on ne dit pas – et qui, dès lors, doit demeurer tacite – n’est enfreint qu’en de très rares occasions dans les milieux officiels. Une telle infraction a eu lieu au cours de l’été 1997, après la débâcle du prétendu miracle économique de la Thaïlande, lorsque deux membres de l’autorité ont dit, à la blague, sur un plateau de télévision, que la solution de la crise passait par le recrutement de « plus jolies masseuses ».

Dans ce contexte, les efforts pour enrayer le flux de migration des villages apparaissent également suspects. Dans une entrevue, Mechai Viravaidya, bien connu en Thaïlande sous le nom de « Monsieur Condom » en raison de la promotion qu’il fait en faveur de cet article en latex qui a été utilisé tout d’abord comme moyen de contraception et, plus récemment, comme protection contre les maladies transmises sexuellement, décrit les projets qu’il a entrepris en ces termes :

Je suis passé au secteur des affaires pour aider. Ce dont nous avons besoin est une formation spécifique relative à un produit ou un service pour lequel existe un marché ou une demande. Ce sera un processus de longue durée. Nous tenterons aussi de décentraliser les petites usines, comme nous l’avons fait avec les filles fabriquant des chaussures dans le nord-est à titre de sous-contrat avec la firme de chaussures Bata.

Viravaidya explique ensuite que, en vertu du Programme des initiatives d’affaires de la Thaïlande pour le développement rural (Thai Business Initiative in Rural Development Program – TBIRD), il est prévu que chaque compagnie participante adoptera un village (Viravaidya : 10) :

avec l’objectif de fournir du travail aux villageois pour éviter les migrations. Évidemment, migrations signifient migrations pour n’importe quel emploi, y compris le travail du sexe. L’emphase principale est mise sur les jeunes filles dans les villages [...] Dans les villages où nous sommes allés, aucune fille n’a quitté pour devenir une travailleuse du sexe parce que nous leur avons parlé du VIH et que nous leur avons fourni un revenu alternatif.

Donc, selon Mechai (j’utilise le prénom de l’auteur, selon l’usage en Thaïlande) la solution à la migration et, en particulier, à la migration liée au « travail du sexe », qui comporte son lot de risques pour la santé dans une ère d’épidémies mondiales, serait de transplanter les manufactures dans les villages ! Cette approche n’est pas seulement précaire, elle est également imprévoyante, surtout que les raisons qui pousseraient les entreprises à déménager à la campagne dépendraient moins du bien-être des jeunes femmes que de la santé des marges bénéficiaires de ces ateliers. Le groupe autrichien notoire Eden Group, par exemple, qui confectionne des vêtements pour enfants dans des conditions extrêmement oppressantes (voir Werly 1998), a surmonté la crise économique de la fin des années 90 en recourant à un système de sous-traitance dans des zones rurales de la Thaïlande où la main-d’oeuvre était encore meilleur marché qu’ailleurs, avant de fermer carrément les ateliers de la capitale, lorsque les ouvrières de Bangkok se sont mises à protester (Gill 1999).

Le type de migration interne que l’on rencontre en Thaïlande est caractéristique, de bien des façons, de ce qui se passe dans les pays en voie de développement dans l’Asie du Sud-Est et dans le reste du monde. Cependant, le lien étroit qui existe entre les industries du tourisme et du sexe différencie également la Thaïlande des autres pays avoisinants. Les données du Bureau international du travail pour le milieu des années 90 laissent croire qu’il existe une industrie du sexe florissante dans tous ces pays, puisqu’elles indiquent qu’il y aurait de 140 000 à 230 000 prostituées en Indonésie, qu’elles seraient 142 000 en Malaisie et presque 500 000 aux Philippines (ILO 1998 : 2). Toutefois, le sexe ne joue pas toujours le même rôle dans l’économie de ces pays. Depuis le milieu des années 80, le tourisme constitue la principale source de devises étrangères en Thaïlande (Phongpaichit et Baker 1995), tandis qu’aux Philippines cette place dans l’économie est occupée par l’exportation de main-d’oeuvre vers d’autres pays. En ce qui concerne la famille plutôt que l’économie nationale, de 30 à 50 % environ de la population des Philippines dépend des fonds qu’envoient les émigrantes transfrontalières, et les études ont montré que les femmes qui sont dans cette situation envoient une part plus grande de leurs gains que ne le font leurs homologues masculins (Chang 2000 : 130). Ainsi, au Sri Lanka, l’exportation des domestiques, dont la plupart vers le Moyen-Orient, apporte un montant de devises étrangères au produit intérieur brut (PIB) qui arrive au deuxième rang, tout juste après les exportations de thé (Enloe 2000 : 192-193).

Cela signifie qu’une vaste proportion de la migration interne dans les pays qui ne sont pas des destinations de tourisme sexuel est assignée en première instance au secteur manufacturier ou au travail domestique ou encore que ces femmes font escale dans la capitale avant d’entamer l’étape suivante qui les mènera hors du pays. Une fois encore, l’industrie du sexe absorbe les jeunes femmes qui arrivent dans les villes en pensant pouvoir trouver un autre type de travail. Carolyn Sleightholme et Indrani Sinha (1996 : 17) décrivent les migrantes internes qui se rendent à Calcutta, par exemple, comme issues d’un « vaste arrière-pays [renfermant] des millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de la pauvreté, et d’où partent des milliers d’émigrants qui arrivent en foule à Calcutta chaque année ». Elles font remarquer ceci (1996 : 18) :

Plusieurs migrants sont amenés à Calcutta comme travailleurs temporaires. La main-d’oeuvre de Calcutta est très politisée et syndiquée [...] et certains employeurs préfèrent embaucher des travailleuses non-syndiquées provenant de zones rurales [...]. Ils leur procurent un travail temporaire et le logis dans des bidonvilles. On s’attend à ce qu’elles retournent à leur village à la fin de leur contrat mais, ayant fait l’expérience d’un revenu régulier, plusieurs choisissent de rester plutôt que de retourner à la pauvreté de leur village. Trouver un nouveau travail et un nouveau logis n’est pas facile et les pressions économiques deviennent en bout de piste trop fortes pour un certain nombre qui finissent par s’adonner au travail du sexe.

Si l’on considère l’autre volet de la situation, ces auteures soulignent que le fait que les femmes ont été traditionnellement exclues du travail agricole et que la privation des terres ne cesse de s’aggraver parmi les hommes de la campagne (entraînant chez eux un chômage général) montre combien il est nécessaire pour les femmes de contribuer au revenu de la famille (Sleightholme et Sinha 1996 : 21). En dehors des politiques générales du système, les travailleuses du sexe de Calcutta mentionnent diverses raisons fondées sur le sexe pour expliquer la pauvreté qui les force à se prostituer : elles ont connu un abandon ou un divorce, ont été données en mariage alors qu’elles étaient encore enfants, ont été victimes d’inceste, de sévices sexuels ou de violence physique ou se sont retrouvées dans l’impossibilité de faire autre chose, comme les filles de prostituées (Sleightholme et Sinha 1996 : 22-30).

Comme en Thaïlande, la planification économique nationale et l’intérêt personnel de l’employeur conjugués font que la migration interne vers les villes perdure et que l’industrie du sexe a en tout temps un bassin de travailleuses à sa disposition. Pourtant, comme le souhaite Mechai pour la Thaïlande, les manufactures en Inde ont déjà permis de freiner partiellement la migration en déplaçant les usines de la ville vers les zones rurales, là où le choix d’un métier et les possibilités de se syndiquer sont encore plus rares que dans les villes. Dans ces circonstances, si la travailleuse a pu être « protégée » de l’industrie du sexe, c’est parce qu’elle s’est engagée dans un métier moins rémunérateur, et que son emploi dans le plus récent des ateliers clandestins contribue à maintenir les salaires au plus bas niveau.

Un intermède : les hommes en action

Parallèlement à la migration des femmes qui s’effectue de la campagne vers les villes dans les pays en voie de développement, un autre phénomène qui aide à façonner la migration internationale des travailleuses du sexe est, paradoxalement, la « migration » qu’effectuent les hommes pour se procurer des services sexuels. Le tourisme est devenu l’industrie la plus importante au monde – que l’on mesure son ampleur sous l’angle des bénéfices, du nombre d’employés et d’employées ou de son étendue géographique – et l’homme qui voyage seul constitue un important client à la fois pour l’industrie touristique et pour l’industrie sexuelle. Sa présence dans un endroit où existe une industrie du tourisme sexuel forge un lien entre ce lieu et son propre pays dans le monde industrialisé, ce qui facilite la migration en sens inverse des femmes à qui il a acheté des services. Comme le mentionne Anders Lisborg (1999 : 1) :

L’afflux de touristes vers des pays comme la Thaïlande a été suivi, à un degré qui va croissant, par un exode de femmes de ces régions, et les pays qui les accueillent et où règne le tourisme sexuel sont maintenant devenus, dans le cadre d’un processus de mondialisation qui se prolonge dans le temps, des pays exportateurs de femmes locales qui migrent pour aller se prostituer à l’étranger.

Le lien entre le tourisme et les lieux d’immigration passe parfois par le trafic des femmes, mais il se tisse également à travers les mariages – où, dans de nombreux cas, l’objet est de permettre à la femme de continuer à pratiquer son métier dans le pays de son mari – ainsi que par le parrainage de l’entreprise de migration des femmes. Certains commentateurs et commentatrices considèrent tous les mariages qui ont pour objet de faciliter la migration comme des « mariages fictifs », mais ces derniers se répartissent en fait en deux catégories. Il y a ceux où un intermédiaire commercial paie un homme pour prendre part à la cérémonie initiale et pour garder chez lui quelques effets appartenant à la travailleuse du sexe pour donner l’illusion qu’il existe une relation entre eux et ceux où la cohabitation, y compris les relations sexuelles et le travail de la maison, fait partie du contrat, jusqu’à ce que la femme vive dans le pays assez longtemps pour être en droit de faire une demande de résidence (Kongstad 1999 : 3 ; Mannion 1999 : 3). Il faudrait spécifier que ce genre de mariage, qui a pour objet la prostitution, est surtout caractéristique des pays de l’Union européenne. En Amérique du Nord, la pratique de ces mariages, que des commentatrices féministes ont lié au trafic des femmes, est une façon de fournir des « mariées par correspondance » (Langevin et Belleau 2000 ; Belleau 2001).

Ce serait une erreur, toutefois, de donner une trop large place au volet « demande » de l’équation en exagérant le rôle que jouent les touristes sexuels en facilitant de façon directe la migration des ouvrières. Ils ont une fonction plus importante : celle de représenter l’expérience des pays industrialisés en matière de mondialisation. Le principe logique de l’investissement international est de repérer une main-d’oeuvre bon marché et des ressources naturelles pour les exploiter ; lorsque le tourisme se trouve au coeur de cet investissement et qu’un segment de cette main-d’oeuvre bon marché est engagé dans le travail sexuel, les clients internationaux suivent le déplacement des investissements de leur pays pour trouver les services sexuels les plus avantageux. Pour les travailleuses du sexe, comme pour les autres catégories de main-d’oeuvre itinérante, l’étape suivante consiste non pas à aller chercher du travail là où il y en a, mais à se déplacer elles-mêmes vers la source d’argent qui a transplanté ailleurs les emplois, rejetant ainsi par là « la présente division internationale du travail et la hiérarchie internationale des gains » (Watenabe 1998 : 122).

De Paris à Bangkok, en passant par Honolulu, le sexe figure fréquemment au nombre des plaisirs qui sont proposés dans les lieux de tourisme international. Les destinations fournissent également d’autres activités culturelles, des randonnées d’agrément et des loisirs dirigés, et nombre d’entre elles offrent une autre activité très prisée par les voyageurs : le magasinage bon marché ou des produits de luxe. Ces destinations où le sexe est la principale attraction – comme le confirment la publicité, le déséquilibre des sexes dans le nombre de touristes à leur arrivée et les commentaires des visiteurs – comprennent les îles des Caraïbes, l’Afrique de l’Est et l’Asie du Sud-Est. À l’exception importante de la Thaïlande, ces sites du tiers-monde ont été transformés en centres de villégiature où le sexe est venu s’ajouter aux autres attractions que constituent le soleil, le sable, la mer et, en Afrique, les safaris. En Jamaïque, où le tourisme est de loin l’élément qui contribue le plus au PIB, la restructuration qu’a entreprise le gouvernement dans ce secteur, en mettant l’accent sur l’environnement et l’héritage culturel, par exemple, est également responsable de la croissance, au cours des deux dernières décennies, du commerce sexuel international, qui ne fait pas partie du programme officiel (Mullings 1999 : 55).

À l’opposé, la Thaïlande est devenue une destination de tourisme de masse à la suite d’une recommandation faite par la Banque mondiale vers la fin de la guerre du Vietnam, durant laquelle l’économie thaïlandaise a prospéré grâce au programme de Repos et Récréation (R et R) qui était destiné aux troupes américaines et aux autres troupes étrangères. L’infrastructure du programme R et R a constitué le fondement du segment de l’industrie du sexe qui a servi une clientèle internationale. Bien que cette relation ne fasse pas partie des recommandations officielles, la situation ne pouvait en être autrement étant donné que M. Robert S. McNamara – secrétaire de la Défense en 1967 au moment de la signature des contrats du programme R et R – était à la tête de la Banque mondiale au moment de l’élaboration des plans concernant le tourisme de masse (Truong 1990 : 160 ; Bishop et Robinson 1998 : 98 ; Formoso 2001 : 58-60).

Les touristes forment la grande majorité des « émigrants » venant de la métropole, bien que quelques hommes se rendent sur des sites touristiques à titre d’« expatriés du sexe » (Seabrook 1991 : 12). Qu’il s’agisse de touristes ou d’expatriés du sexe, la présence étrangère de ces clients du sexe au sein d’un pays hôte forge non seulement des liens directs qui facilitent la migration des travailleuses du sexe, mais elle contribue aussi à créer les conditions qui favorisent cette migration. Lisborg (1999 : 2-3) explique la relation générale en ces termes :

Le terme de mondialisation réfère à l’intensification d’un processus continu de compression du temps et de l’espace qui signifie que l’échange global de matières premières, de services, de capital et de personnes s’étend, d’une part, en mettant en relation des régions de plus en plus éloignées et s’intensifie, d’autre part, parce que les possibilités de contacts deviennent de plus en plus nombreuses, rapides et efficaces. Pour les habitants de n’importe où au monde, ce processus fait miroiter de nouvelles façons d’accroître leurs revenus, de ceux provenant de la spéculation financière par les riches capitalistes à de nouvelles façons de faire vivre leur famille pour les pauvres. C’est dans cette perspective que les migrations internationales reliées à la prostitution doivent être envisagées. Les personnes pauvres des pays de la périphérie exportateurs de migrants sont quotidiennement confrontés, à travers les médias et le tourisme, à l’image des pays riches du centre. [Les réseaux] fonctionnent dans les deux sens, des agences de voyages spécialisées dans le tourisme sexuel [...] aux agences matrimoniales internationales qui promettent de fournir des femmes [...] et aux femmes migrantes qui aboutissent dans les bordels et les salons de massage dans des pays éloignés.

C’est souvent par l’entremise de clients internationaux que les travailleuses du sexe s’aperçoivent de la médiocrité de leurs gains par rapport à ceux qui ont cours ailleurs, dans les pays développés. Même si elles travaillent dans des pays où le coût de la vie est considérablement plus élevé (ce que ces femmes sont incapables d’évaluer précisément), les travailleuses du sexe dans les pays industrialisés doivent sans aucun doute gagner beaucoup plus d’argent tout en étant en quantité plutôt restreinte – autrement, pourquoi leurs compatriotes iraient-ils si loin chercher des services sexuels ? Plus les clients ont une vue négative des femmes en général ou des prostituées en particulier dans leur pays d’origine, plus la travailleuse du sexe étrangère sera portée à entendre le message qui lui dit qu’il existe une ouverture évidente pour elle.

Maintenant qu’un certain nombre de touristes masculins apportent leurs ordinateurs portatifs dans les bars de Bangkok pour lire aux jeunes filles ce que les journaux sexuels qui ont été rédigés par des clients antérieurs, et qui sont accessibles sur Internet, disent d’elles (Bishop et Robinson 2002), la nature planétaire de ce commerce prend un tout autre aspect pour les travailleuses du sexe en suivant le tracé du globe, ce commerce leur donne la possibilité d’aller là où les rues seront définitivement pavées d’or. Bien sûr, l’intention de ceux qui partagent ces récits électroniques de vie nocturne avec les travailleuses du sexe, qui sont elles-mêmes les dramatis personae de ces chroniques, n’est pas de faire de ces jeunes filles les sujets, plutôt que les objets, d’une communication planétaire, mais, là encore, il est possible que leur action ait cet effet inattendu.

L’article dans lequel j’ai puisé ces remarques à propos des clients qui proposent le Guide international du sexe dans les bars sexuels porte le titre suggestif suivant : « Comment ma bite a passé ses vacances d’été ». Dans cet article, ma coauteure et moi-même soulignons que la « synecdoque surréaliste du titre, qui se rapproche plus de la réalité qu’on pourrait le croire, a pris forme, dans son aspect matériel et discursif, en étudiant l’idée qui consisterait à envoyer ses organes génitaux en vacances pour ensuite livrer la description de ses aventures au public » (Bishop et Robinson 2002 : section 38). La reconnaissance – pour ne pas dire la célébration – de l’aliénation du touriste masculin met en parallèle l’aliénation du produit sexuel qui est mis en vente lors de la transaction. Plus elle est conceptualisée sous la forme d’une marchandise, plus il devient facile d’envisager de la déplacer là où se trouvent les acheteurs. Cependant, tout comme les clients ne peuvent pas envoyer leurs organes génitaux en vacances sans les accompagner eux-mêmes, de même cette marchandise à caractère marginal ne peut pas s’exporter elle-même, mais doit quitter le pays sous la forme d’une exportation à la fois du travail et du pouvoir du travail.

Les portes d’or : la migration transfrontalière des travailleuses du sexe

La migration des ouvrières au-delà des frontières devient un « problème » qui demande à être étudié lorsque l’afflux général de la main-d’oeuvre vers les pays riches commence à créer des problèmes dans ces pays-là. À la fin du xixe siècle et au début du xxe, lorsque le développement industriel en Amérique du Nord a nécessité une importation massive de main-d’oeuvre d’Europe vers les régions du nord-est, vers le Midwest et les Prairies, de l’Asie vers l’ouest et du Mexique vers les régions agricoles, le « problème » de l’immigration est devenu concrètement les problèmes des immigrants et des immigrantes, avec la pauvreté, les questions de santé, d’éducation et de culture qui s’y rapportaient. On a accusé ces difficultés, devant lesquelles se sont trouvés placés de plein fouet les immigrantes et immigrants eux-mêmes, de créer des problèmes réels ou potentiels dans le nouveau pays qui a dû trouver des solutions pour régler ces questions sans interrompre le flux de main-d’oeuvre ni augmenter son coût matériel.

Lorsque la syndicalisation, qui s’est effectuée, en grande partie, sous l’impulsion des mêmes ouvriers et ouvrières immigrants, est venue menacer les bénéfices des industries à forte densité de main-d’oeuvre, comme celle du textile, les manufactures se sont déplacées ailleurs – au cours de la période qui a suivi la Première Guerre mondiale –, d’abord dans le sud des États-Unis, où sévissait la ségrégation raciale et qui était, par conséquent, difficile à syndiquer, puis, surtout après la Seconde Guerre mondiale, en Asie et en Amérique latine (Enloe 2000 : 154-155). À l’ère de la mondialisation, les industries de capital « lourdes » se sont alliées à l’exode industriel en partance de l’Amérique du Nord et, jusqu’à un certain point, de l’Europe pour s’installer dans les pays en voie de développement. Du point de vue de la planification du développement international, la main-d’oeuvre bon marché est censée demeurer là où elle est, et à un prix raisonnable. L’immigration vers les métropoles est encouragée essentiellement pour pourvoir aux emplois situés en bas de l’échelle des salaires – nettoiement des rues et enlèvement des ordures en Europe de l’Ouest, travail ménager et soins aux enfants dans presque tous les pays riches – et elle est strictement réglementée en fonction de modalités dictées par les capitaux. Un grand nombre de travailleuses qui migrent dans le monde entier s’enlisent donc dans le discours qui traite des problèmes sociaux en ayant l’adjectif « clandestines » placardé sur elles. Parfois, les termes « immigrantes » et « ouvrières » disparaissent et l’adjectif se transforme en substantif : les travailleuses deviennent simplement des « clandestines ».

Les travailleuses du sexe font face à une situation de double illégalité, vu que leur travail, tout comme leur présence, est illégal dans presque tous les pays où elles se rendent. C’est « en raison de [ce] double caractère de prostitution liée aux migrations […], qui comprend souvent une migration illégale et une prostitution illégale [qu’]il existe un grave manque de recherche, de statistiques et d’autres formes de données qui pourraient permettre de documenter l’amplitude du problème » (Lisborg 1999 : 3). L’absence d’information fiable, qu’elle soit quantitative ou qualitative, a créé un vide conceptuel dans lequel s’est précipité un grand courant d’arrogance qui range toute migration des travailleuses du sexe sous la rubrique de « trafic des femmes » (Doezema 1998 ; Murray 1998).

Dans les pays de l’Union européenne, la définition du trafic des femmes indique qu’il comporte le transport ( Kongstad 1999 : 1) :

des femmes [qui ne proviennent pas de l’union européenne] dans des pays de l’Union européenne (incluant peut-être des mouvements subséquents entre les pays membres) dans le but de les soumettre à une exploitation sexuelle [...] Le trafic visant l’exploitation sexuelle inclut les femmes qui ont été victimes d’intimidation ou de violence à travers ce trafic. Le consentement initial ne peut être invoqué avec pertinence car certaines entrent dans cette chaîne en sachant qu’elles travailleront comme prostituées, mais [...] elles sont par la suite soumises à des conditions proches de l’esclavage.

Malheureusement, il n’y a qu’un pas entre l’énoncé qui dit qu’un « consentement initial peut ne pas être pertinent » et la défiance généralisée que l’on trouve dans les rapports des femmes qui affirment ne pas faire partie de celles qui vivent dans des conditions « s’apparentant à l’esclavage », et que, par conséquent, elles n’ont pas fait l’objet de trafic. Donc, le récent rapport du Conseil du statut de la femme du Québec cite, avec un assentiment apparent, les auteures d’une étude « unique en son genre au Canada » qui posait ouvertement la question du refus explicite des travailleuses du sexe de l’Europe de l’Est à Toronto d’avouer qu’elles avaient été victimes d’un trafic (CSF 2002 : 19 ; la référence se rapporte à McDonald, Moore et Timoshkina (2000 : 10) :

Les auteures de l’étude soutiennent qu’un nombre plus important de ces femmes ont fait l’objet de trafic car elles considèrent que plusieurs facteurs amènent les femmes trafiquées à nier cette réalité… elles constatent que celles qui ont de toute évidence fait l’objet de trafic n’appliquent pas l’expression à leur cas. De plus, d’après les auteures, que les femmes considèrent qu’elles ont fait l’objet de trafic ou non, elles semblent avoir été contraintes de se prostituer [l’italique est de nous].

Je crois qu’il incombe aux féministes d’essayer de comprendre la situation globale des travailleuses du sexe migrantes dans son entière complexité, économique comme culturelle, et d’accorder le respect et la confiance aux récits de ces femmes dans un contexte de ce genre. Par conséquent, des universitaires comme Marlene Spanger, Anders Lisborg et Kamela Kempadoo, qui effectuent des entrevues avec des émigrantes, ou Paul Lyngbye, qui pose des questions aux clients, et des militantes comme Laura Agustin, qui se fait la porte-parole des travailleuses du sexe, contextualisent l’immigration organisée d’une manière qui va au-delà des stéréotypes, en reconnaissant plutôt « une fluidité et une porosité dans les limites d’une participation « forcée » et « volontaire » dans le travail du sexe » (Kempadoo 1998 : 127).

Selon le travail de ces commentatrices et commentateurs, il apparaît que les travailleuses du sexe migrent vers le nord à partir des Caraïbes (les îles où l’on parle l’anglais et la République dominicaine), de l’ex Union soviétique (en particulier de la Russie et de l’Ukraine), de l’Asie du Sud-Est (en particulier de la Thaïlande) et de l’Afrique, y compris des pays du sud du Sahara comme l’Afrique du Sud, l’Ouganda, le Nigeria, le Kenya et Madagascar. Parce que l’immigration a été définie (ou, plus précisément, redéfinie) comme un « problème » appartenant aux pays industrialisés, un nombre réduit d’études universitaires ont porté sur le déplacement des travailleuses du sexe par-delà les frontières nationales d’une même région. Ainsi, la Thaïlande n’« exporte » pas seulement des travailleuses du sexe, mais elle « reçoit » aussi des immigrantes destinées à cette industrie, notamment du Myanmar et de la Chine (Formoso 2001 : 58), tandis que l’Inde, en dépit de son énorme population, « accueille » également des travailleuses du sexe venant du Bangladesh et du Népal (Sleightholme et Sinha 1996 : passim). Les femmes migrent également, et elles traversent de nombreuses frontières régionales, dans les Caraïbes et en Amérique latine (Kempadoo 1998 : 129).

Les Philippines sont le principal pays exportateur de main-d’oeuvre dont le gouvernement organise le processus d’exportation (par l’entremise d’ententes avec les nations importatrices), le recrutement, la documentation et même la formation des travailleurs et des travailleuses qui partent à l’étranger. La vaste majorité de ces personnes sont des femmes qui, quelles que soient leur scolarité et leur orientation professionnelle, sont envoyées vers d’autres pays par l’intermédiaire de programmes officiels, comme le programme canadien notoire concernant les « aides familiales résidantes ». En dépit du rôle que jouent les deux gouvernements et le fait que la main-d’oeuvre est basée sur le sexe, sans être généralement de nature sexuelle, la propre commission nationale de la condition de la femme du Canada, Condition féminine Canada (Status of Women Canada), associe ce commerce de main-d’oeuvre féminine, à l’instar d’ailleurs du commerce concernant les « mariages par correspondance » – une autre entreprise où les Philippines occupent une place prépondérante – à un trafic (Langevin et Belleau 2000 ; Belleau 2001).

Outre qu’il fournit des domestiques, le gouvernement des Philippines entretient un commerce florissant en exportant des « artistes de spectacle », essentiellement au Japon. Des écoles agréées par l’État forment de jeunes danseuses, et le gouvernement organise les examens et agrée les artistes qui iront travailler à l’étranger (Boti et Smith 1997). Il serait surprenant qu’aucune des participantes d’un tel programme n’aboutisse dans l’industrie du sexe, étant donné que, en plus du fait de fournir des touristes sexuels à l’Asie du Sud-Est, le Japon est reconnu comme un importateur de travailleuses du sexe. En tout cas, il n’existe aucune ligne de démarcation précise entre les clubs qui emploient des danseuses strictement pour les spectacles sur scène et ceux où des relations – sociales et sexuelles – avec les clients sont intrinsèques à la description de tâches. Pour ce motif d’ordre général et en raison de violations plus précises, Gabriela, organisme philippin de lutte contre le trafic, a ouvertement accusé le gouvernement « d’entraîner les jeunes Philippines vers l’industrie du sexe au Japon » (Chang 2000 : 143-144).

Bien que Condition féminine Canada accuse les Philippines de se livrer au trafic de leurs propres ressortissantes dans le but d’acquérir des devises étrangères, la plupart des commentateurs et commentatrices distinguent les activités légales et officielles de celles que pratiquent les « vrais » trafiquants qui cherchent à exploiter le marché de la main-d’oeuvre migrante. Pour une grande part, cependant, ceux qui, dans chaque pays, facilitent la migration des travailleuses ne sont pas plus coupables que le gouvernement philippin ; ils le sont peut-être même moins.

Pour sa part, Lisborg (1999 : 17-22) mentionne trois méthodes auxquelles ont recours les travailleuses du sexe thaïes pour émigrer au Danemark. Il y a, comme il les appelle respectivement, le type A, qui consiste à repartir avec un touriste, le type B, qui correspond à migrer à travers les réseaux sociaux transfrontaliers et le type C, qui consiste à migrer par l’entremise d’agents et de réseaux commerciaux. Bien que, pour la migration qui consiste à quitter le pays avec un touriste ou à aller le rejoindre ailleurs, la destination soit aléatoire – elle dépend, en effet, du pays d’où est originaire le touriste prêt à ramener la travailleuse du sexe dans son pays –, celles qui émigrent de cette façon, de même que celles qui ont recours aux contacts qu’elles ont établis avec des compatriotes déjà établis dans le pays hôte, sont généralement des « femmes qui ont un solide sens de l’entrepreneuriat et qui ont volontairement décidé de se prostituer au Danemark » (Lisborg 1999 : 21) après avoir participé à une migration interne qui les a menées des zones rurales démunies aux quartiers chauds de Bangkok ou dans des centres de villégiature.

C’est la troisième catégorie qui serait la plus suspecte aux yeux des féministes (Lisborg 1999 : 19-20) :

Dans cette catégorie, les femmes effectuent leur migration par l’intermédiaire d’agents, et l’essence de ce type de migration est qu’elle est, la plupart du temps, initiée et organisée par d’autres avec un objectif financier [...] Une caractéristique des femmes qui migrent par ces réseaux commerciaux est qu’elles n’ont [...] aucun autre genre de réseau à l’étranger auquel elles auraient pu recourir. Certaines n’avaient même jamais pensé à la migration ou au travail du sexe avant d’être approchées par un agent et [...] trompées par la promesse d’un avenir riche à l’étranger [...] Toutefois, comme la migration internationale est devenue une stratégie de gagne-pain de plus en plus populaire auprès des familles rurales, les agents responsables de ce trafic n’ont pas forcément besoin d’entrer en rapport avec des migrantes potentielles parce que celles-ci les approchent elles-mêmes [...] Même sans aucun réseau social à l’étranger, les populations locales désirant émigrer connaîtraient tout de même souvent l’existence d’agents susceptibles de faciliter cette migration. De cette façon, la migration vers des contrées lointaines et inconnues est devenue une stratégie de survie pour une majorité de peuples.

Laura Agustin est probablement la plus ardente critique d’une analyse portant sur le « trafic des femmes » qui nie la représentation et l’autonomie des travailleuses du sexe migrantes. Selon Agustin (s.d. : 1), pour les « femmes du tiers-monde sans ressources, les emplois disponibles dans leur pays sont souvent de nature domestique ou sexuelle. Étant donné que ces deux types d’emplois sont également disponibles en Europe, où ils sont beaucoup mieux rémunérés, il semble justifié qu’elles s’y rendent ». La question est de savoir comment effectuer le voyage. (Agustin 1999 : 1) raconte qu’elle s’est arrêtée à certains coins de rues de Saint-Domingue :

où les femmes tentent d’être approchées par des personnes qui peuvent les aider à voyager et comparent les offres qui leur sont faites. Une femme [...] m’a décrit les propositions d’affaires reçues jusqu’alors et qu’elle avait refusées, attendant celle qui serait la bonne. De son point de vue, elle n’est pas l’objet d’un « trafic » ; elle utilise des agents de voyage, son seul problème étant qu’elle ne peut recourir aux agents commerciaux ordinaires. Elle se perçoit toutefois comme une consommatrice avertie.

Des termes comme « solide sens de l’entrepreneuriat » et « consommateur averti », bien qu’ils soient flatteurs, ne servent pas à justifier le système, mais sont plutôt des tentatives pour trouver un moyen de représenter la « coercition structurelle » (Lisborg 1999 : 5) au coeur de l’expérience des émigrantes, où la féminisation de la pauvreté, combinée à la migration, donne une « augmentation du nombre des émigrantes qui se retrouvent dans ce qu’on a convenu d’appeler « les emplois 3D » (dégoûtants, difficiles et dangereux) qui rendent ces femmes très vulnérables à l’exploitation économique et aux sévices sexuels » (Lisborg 1999 : 2). Cependant, l’exploitation première dans ce cas n’est pas le fait des « agents de voyage » qui profitent du désir qu’ont les travailleuses du sexe de trouver un emploi mieux rémunéré.

Comme Prapairat Ratanaloan Mix résume la situation (2002 : 69) :

Alors que des femmes sont certes victimes [des trafiquants] [...] plusieurs effectuent un choix conscient et planifient soigneusement leur vie d’une façon qui leur profite souvent. Ces femmes ont un contrôle significatif sur leur vie, définissant très bien leurs objectifs de vie et ont une excellente connaissance de la façon de les atteindre (86). Elles sont, pour résumer, « des actrices sociales capables de rendre compte de leur conduite ».

Bien que, du point de vue du pays d’accueil, les travailleuses du sexe qui viennent d’ailleurs constituent une partie du « problème de l’immigration », l’emploi du préfixe im est malvenu dans la majorité des cas. Ce ne sont pas des immigrantes, mais simplement des migrantes. Non seulement presque toutes les femmes qui ont traversé les frontières pour se rendre dans les pays industrialisés se sont déjà déplacées pour aller d’une zone rurale vers une région urbaine de leur pays (Lisborg 1999 : 21), mais nombre d’entre elles voyagent entre deux ou plusieurs autres pays étrangers (Agustin 1999 : 1) et beaucoup, en particulier à l’intérieur de l’Union européenne, vivent légalement dans un de ces pays et se prostituent dans un autre (Spanger 1999 : 3). Même si les cartes de séjour qu’elles obtiennent de diverses façons sont dites « permanentes », nombreuses sont celles qui espèrent revenir vivre dans leur pays d’origine (Lisborg 1999 : 16). Pour tous ces motifs et en raison de la nature particulière de leur travail, les travailleuses du sexe migrantes essaient rarement de s’assimiler à la société d’accueil et ne maintiennent d’étroits liens personnels et culturels qu’avec des compatriotes qui sont dans une situation identique. Cela veut dire que, dans leur vie quotidienne, elles continuent à parler le même dialecte, à manger la même nourriture, à écouter la même musique et à se servir des mêmes articles de toilette que dans leur pays d’origine ; elles ne sont pas invitées à partager la culture du nouveau pays et n’en ont d’ailleurs aucune envie (Agustin 1999 : 5 ; Lisborg 1999 : 10 ; Lyngbye 1999 : 5).

Anders Lisborg déclare, ce qui peut surprendre, que, chez les migrantes thaïes qu’il a interviewées au Danemark, la vie personnelle et le travail se chevauchent et il en conclut qu’ « être une travailleuse du sexe migrante [constitue] quasiment un mode de vie à temps plein » (Lisborg 1999 : 9). Cette observation est juste dans le cas des femmes qu’il a étudiées qui étaient employées dans un salon de massage ouvert jour et nuit, salon où elles travaillaient, regardaient la télévision et bavardaient ensemble en attendant le client, et même où quelques-unes dormaient. Cependant, le « travail du sexe » pour les migrantes revêt presque autant de formes que pour les femmes qui sont du pays et, pour celles qui travaillent dans les clubs, les bars, les bureaux, les studios de cinéma ou même dans la rue, les généralités que fait Lisborg cessent d’être valables – c’est en fait tout le contraire qui se passe.

Il est plus facile de séparer la vie privée de la vie professionnelle dans un pays étranger et un grand nombre de prostituées migrantes font cette division et même l’accentuent. À l’opposé des informatrices et informateurs de Lisborg, on trouve les femmes que Spanger a étudiées. Une de ces femmes, qui représente l’exemple type de ces travailleuses du sexe, est une Ghanéenne qui définit son mode de vie comme une « stratégie sociale » qui résulte d’une « action volontaire individuelle et immédiate », mais qui, toutefois, comme le font les autres Africaines que Spanger a interviewées, décrit son travail en disant : « Je fais ça ». En refusant de définir plus précisément leur travail, ces femmes rejettent en même temps l’étiquette de « prostituées » qui les définirait, elles, et non ce qu’elles font, et elles ne sont pas familiarisées avec l’expression de « travailleuse du sexe ». « Ça » leur permet de maintenir un certain détachement, même dans le contexte d’une entrevue sur le travail qu’elles font (Spanger 1999 : 2-3).

Généralement, ces migrantes qui estiment qu’elles ont fait l’objet d’une « supercherie » lorsqu’elles ont accepté une occasion d’émigrer en Europe, ne croient pas, même après coup, qu’on les a piégées pour les faire travailler dans l’industrie du sexe, mais plutôt que les conditions de travail n’étaient pas celles auxquelles elles s’attendaient. Cela peut vouloir dire qu’elles ont rencontré plus de surveillance et moins de liberté que prévu ou qu’elles ont dû faire face à des formes de prostitution plus « industrialisées » que celles qui existaient dans leur propre pays (Agustin 1999 : 2). Les femmes qui migrent initialement pour travailler comme domestiques se tournent souvent vers l’industrie du sexe pour améliorer leur sort lorsque leur emploi se révèle pire que ce qu’elles avaient escompté. Lorsqu’elles se sont déplacées avec l’intention de se livrer à un travail sexuel et qu’elles estiment que leur situation est loin d’être « confortable », « ce qui importe à ces femmes n’est pas de quitter cette industrie, mais d’y trouver une autre situation » (Agustin 1999 : 2). Cela explique, en partie, les déplacements continuels qui caractérisent à la fois les travailleuses du sexe africaines et caribéennes que l’on rencontre en Europe (Spanger 1999 : 4 ; Agustin 1999).

Comme dans le cas des travailleuses du sexe qui, dans leur pays d’origine, se déplacent des zones rurales vers les régions urbaines, la conduite de ces femmes est modelée par des choix forcés plutôt que par des impératifs absolus. Elles comparent un emploi minable à d’autres emplois tout aussi lamentables qui offrent encore moins d’avantages, au lieu de le comparer à un emploi bien rétribué, qui est hors de portée et, parfois même, inimaginable. C’est une des différences qui existent entre l’opinion qu’a la travailleuse du sexe de sa propre vie et celle que se forgent les féministes, même bien intentionnées, qui en viennent à des conclusions sans avoir préalablement écouté ces femmes.

Une autre différence entre les deux groupes est l’idée qu’ils se font de la solution qu’il faudrait apporter pour résoudre ces problèmes dont tous deux reconnaissent la gravité. Les profanes ont tendance à considérer les interventions des organisations externes comme positives – même si le résultat final de ces interventions doit se solder par une perte de revenu –, alors que les travailleuses du sexe ne voient pas pourquoi elles feraient plus confiance, par exemple, aux « médiatrices culturelles » que les services sanitaires leur envoient qu’aux autres personnes qui font figure d’autorité. Mannion (1999 : 1) attribue cette méfiance aux barrières que créent les profiteurs de l’industrie du sexe, sans reconnaître que, du point de vue des travailleuses du sexe, c’est peut-être le médiateur, plutôt que le souteneur ou l’organisateur de voyage, qui constitue la menace externe.

En fait, il semble y avoir toutes les raisons au monde pour que les travailleuses du sexe migrantes soient portées à se méfier des agents de la force publique et à croire que toutes les agences qui interviennent le font au même titre que la police. Si les descentes de police envers toutes les travailleuses du sexe sont brutales, elles ont un effet disproportionné sur celles qui, en raison de leur statut d’étrangères ou, éventuellement d’illégales, sont privées de pouvoir dans un pays où ce dernier est « relié à la maîtrise de la langue, aux connaissances du milieu environnant et à l’accès aux mécanismes de soutien » (Tep et Ek 2000 : 2). Toutefois, si ces commentatrices et commentateurs de l’Asie du Sud-Est montrent de la sympathie envers les prostituées vietnamiennes qui travaillent au Cambodge, ceux et celles de l’Europe, pour leur part, ont tendance à voir le manque de compétences linguistiques comme un facteur inhérent au malentendu que les femmes qui migrent pour travailler dans l’industrie du sexe entretiennent à l’endroit de la bienveillance fondamentale des autorités. On nous a fait savoir que les émigrantes thaïes avaient peu confiance dans les autorités danoises parce qu’elles associaient ces dernières, à tort, aux forces de police, brutales et corrompues, de leur pays. Les rapports des banques qui fournissent les noms de leurs clientes immigrantes aux agents d’immigration confirment que les femmes souhaitent vivre et travailler en dehors du système organisé local autant que faire se peut (Lisborg 1999 : 10).

Si les femmes qui migrent pour travailler dans l’industrie du sexe ont tendance à confondre toutes les autorités, c’est parce que, pour elles, l’agent d’immigration et l’agent de police jouent le même rôle fondamental : ils les empêchent de gagner leur vie. L’agent d’immigration qui soupçonne n’importe quelle jeune femme, seule à la frontière, de vouloir travailler comme prostituée dans ce pays et l’agent de police qui arrête ou qui maltraite les travailleuses du sexe sont tous les deux plus intéressés par les crimes dont se rendent coupables ces femmes, et qui ne comportent aucune violence, que par les crimes de violence qui sont perpétrés contre elles, et tous les deux représentent la même menace aux yeux d’une immigrante.

Il y a quelques années, une organisation militante de la Californie a distribué une brochure portant le titre : Depuis quand le travail est-il un crime ? et qui traitait de la peur qu’on avait des clandestines. Au cours des deux dernières décennies, on a préféré, en Amérique du Nord et en Europe, criminaliser le fait de travailler dans de « mauvais » endroits, là où le travail que font ces immigrés et immigrées n’est pas autant dévalorisé que dans leur propre pays, que de répondre à la question politique contenue dans le titre. Aujourd’hui, au Canada, un mouvement dont le slogan est : « Personne n’est illégal ! » est en train de se former. C’est seulement lorsque cette affirmation s’appliquera aussi à celles dont le travail fondé sur le sexe contrevient aux lois actuelles que les femmes qui migrent pour travailler dans l’industrie du sexe trouveront leur place au sein d’un tel mouvement. Jusque-là, si les migrants internationaux des deux sexes « sont […] devenus des amortisseurs pour l’économie mondiale » (Stalker 2000 : 1), les travailleuses du sexe migrantes demeureront les amortisseurs des amortisseurs.