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Tyger, Tyger, burning bright

In the forests of the night,

What immortal hand or eye

Could frame thy fearful symmetry ?

William Blake

Emmanuel Swedenborg est un acteur important de l’histoire des idées, pourtant aujourd’hui tombé presque complètement dans l’oubli. Il contribua à plusieurs domaines scientifiques, notamment à la psychologie scientifique naissante du xviiie siècle. Son influence s’étendit toutefois bien au-delà des travaux académiques. À son époque, on le surnomme le Léonard de Vinci du Nord, l’Aristote de Suède. Le poète Jorge Luis Borges (1985, 173) va plus loin encore en affirmant que « l’homme le plus extraordinaire qu’ait mentionné l’Histoire […] est peut-être le plus mystérieux de ses sujets : Emmanuel Swedenborg ».

Paul Valéry, autre érudit, autre poète, décrit bien le mystère Swedenborg. « Comment un Swedenborg est-il possible ? Que faut-il supposer pour considérer la coexistence des qualités d’un savant ingénieur, d’un fonctionnaire éminent, d’un homme à la fois si sage dans la pratique et si instruit de toute choses, avec les caractéristiques d’un illuminé qui n’hésite pas à rédiger, à publier ses visions, à se laisser passer pour visité par les habitants d’un autre monde, pour informé par eux et vivant une part de sa vie dans leur mystérieuse compagnie ? » (Valéry, 1957, 878). Cette réflexion de Valéry pose le problème clinique du cas Swedenborg : le délire apparent peut-il être raisonnable, normal dans le contexte d’une culture, d’une spiritualité ? La nosologie rencontre-t-elle des situations où ses catégories sont dénuées de sens, autre que celui de réitérer « l’anormalité » du sujet ?

Swedenborg naît à Stockholm en 1688. Il remplira une vie presque centenaire d’une intense activité, publiant le plus souvent à ses frais et dans la langue internationale de son temps, le latin, soixante-dix sept volumes consacrés à l’étude des mathématiques, de la géologie, de la cosmologie, de la physiologie animale, de la psychologie, de la mécanique, de la physique, de l’anatomie, de la minéralogie, de la géométrie, de l’économie, de l’optique, de l’astronomie, et de la théosophie, ce dernier sujet coïncidant toutefois, selon le philosophe et psychiatre Karl Jaspers (1953) qui lui consacra un essai, avec le fait qu’il aurait été schizophrène.

Lumière des Lumières

Swedenborg est un homme des Lumières, un siècle qui voit naître la science européenne et qui hérite d’esprits remarquables qui construisent les fondements du monde moderne. C’est un siècle de recherches nouvelles, de dépassement des horizons conceptuels, amalgamant les méthodes les plus rigoureuses aux recherches étranges et aux insights les plus intrigants (Garrett, 1984). Valéry (1957, 866) décrit cette période. « J’imagine que cette époque fut l’une des plus brillantes et des plus complètes que des hommes aient pu connaître. On y trouve l’étincelante fin d’un monde et les puissants efforts d’un autre qui veut naître, un art des plus raffinés, des formes et des égards encore très mesurés, toutes les forces et toutes les grâces de l’esprit. Il y a de la magie et du calcul différentiel ; autant d’athées que de mystiques ; les plus cyniques des cyniques et les plus bizarres des rêveurs. Les excès de l’intelligence n’y manquent point, compensés, et parfois dans les mêmes têtes, par une étonnante crédulité. »

Swedenborg va à cette école [1]. Deuxième fils de Jasper Svedberg, professeur de théologie, aumônier du régiment royal et plus tard Évêque de Skara, il est élevé dans une famille profondément religieuse de confession luthérienne. Jasper Svedberg est un membre proéminent du clergé et il croit ardemment aux esprits et aux anges gardiens. Swedenborg étudie à l’Université d’Uppsala le rationalisme inspiré de Descartes et obtient son doctorat en philosophie (Ph.D.) en 1709 en rédigeant une thèse sur les sentences de Sénèque et de Publius Syrus le Mime. Après ses études, il s’embarque pour une grande tournée de l’Europe, qui dure cinq ans. Il suit en Angleterre des cours directement fondés par Newton, rencontre Halley, Woodward, Flamsteed, fait la connaissance en France de l’astronome Le Hire et de l’algébriste Varignon. Il se repose de ses travaux scientifiques en prenant, en bon musicien dans le grand siècle de la musique, les grandes orgues des cathédrales visitées. Il publie aussi des poèmes et, à l’imitation d’Ovide, un recueil de fables en vers latins. Quand il retourne en Suède en 1715, il rédige et publie le premier journal scientifique de son pays, le Daedalus Hyperboreus.

A l’âge de 26 ans, Swedenborg dresse dans une lettre destinée à son oncle Benzelius, futur archevêque d’Uppsala, une liste de ses quatorze principales inventions à ce jour. On y retrouve entre autre choses une machine à vapeur, une machine volante (un appareil à ailes fixes mû par une hélice, première conception du genre), un sous-marin, un fusil à air comprimé (pouvant tirer soixante-dix balles sans être rechargé), un nouvel instrument de musique, une pompe à mercure, un poêle à combustion lente, un nouveau type d’écluse, une pendule à eau représentant le mouvement des planètes.

Durant des décennies il s’intéresse à des travaux pratiques qui auront des retombées partout en Europe. L’Académie Royale des Sciences de Paris fera traduire en 1762 son traité sur le fer, cet ouvrage « ayant été reconnu le meilleur qu’on eût sur cette matière » (Roos, 1951, 7). Il publie un traité au sujet du système monétaire décimal et propose des mesures pour faciliter les opérations de calcul et supprimer les fractions. Lors du siège de Fredrikshald en 1718, où le roi Charles XII trouve la mort, Swedenborg invente un moyen de faire traverser à deux galères, cinq chaloupes et une corvette de guerre fortement armée plus de soixante kilomètres de terre ferme, ce qui permet de prendre à revers l’armée norvégienne et décide de l’avenir de la campagne. Ulrique Eléonore, soeur du Roi et qui lui succède, confère en remerciement la noblesse héréditaire à la famille en 1719. Emmanuel, né Svedberg, prend le beau nom de Swedenborg. Cet ennoblissement lui donne le droit de siéger à la Diète de Suède, une activité qu’il prend très au sérieux tout au long de sa vie en rédigeant maint mémoires pour améliorer le sort du Royaume.

Swedenborg introduit en Suède le calcul différentiel et intégral mais refuse la chaire de mathématiques de l’Université d’Uppsala en 1725, préférant consacrer les douze années suivantes à son oeuvre monumentale, les Principia. Il y élabore une théorie de l’atome, une théorie de l’origine solaire de la terre et des autres planètes, une théorie ondulatoire de la lumière, une théorie nébulaire de l’origine du système solaire (chapitre 4 des Principia) qui a priorité dans le temps sur celles de Buffon, Herschel, Kant et Laplace [2], et une théorie cinétique de la chaleur. Il publie une méthode pour calculer les longitudes d’après l’observation de la lune ; il se passionne pour la formation des sols et le phénomène des marées ; il contribue aux sciences naissantes de la cristallographie et de la métallurgie. Il identifie, dix-neuf ans avant Franklin, la nature des phénomènes électriques et s’intéresse bien avant Faraday au magnétisme. Il découvre que la position de l’équateur magnétique est différente de l’équateur géographique, et que le pôle magnétique Sud a un axe plus distant de l’équateur magnétique que le pôle Nord.

Au début des années 1740, il se tourne davantage vers les sciences médicales et publie nombre d’observations, se fondant sur l’étude de la physiologie animale et l’analyse d’un grand nombre d’autopsies humaines pour élaborer ses théories. Dans la foulée des célèbres travaux de Thomas Willis, il démontre que les habiletés cognitives sont tributaires du fonctionnement du cortex cérébral. Il propose une localisation corticale intéressante des centres sensoriels (zones postérieures du cortex) et moteurs (zones principalement antérieures). Swedenborg relie l’hémiplégie au cerveau et la paraplégie à la moelle épinière. Il s’intéresse au contrôle des mouvements automatiques par le cervelet, à la formation du fluide cérébro-spinal, au rôle de la glande pinéale (comme Descartes) et propose même une théorie neuronale. Ces travaux sont peu connus à cause du destin particulier de Swedenborg. Ils ne furent redécouverts qu’assez tardivement au siècle suivant, à un moment où ils étaient dépassés par la science médicale [3].

Swedenborg traverse une foudroyante crise affective, ontologique et épistémologique à la mort de son père, et qui le conduit dans un premier temps à s’intéresser encore plus à la neurologie mais à partir d’une préoccupation de plus en plus théologique : la présence physique de l’âme. Cette question avait déjà des précédents, notamment chez Descartes, mais Swedenborg va l’aborder avec une ferveur où pointent peut-être les débuts d’un certain glissement psychique. Il commence sa recherche de l’âme en effectuant des dissections de cerveaux à Paris, puis poursuit ses investigations anatomiques à partir des travaux publiés par d’autres chercheurs. Malgré tous ses efforts, il ne réussit pas à trouver le siège de l’âme et doit se contenter de la doctrine religieuse pour affirmer son existence. Frustré de ses résultats, il se convainc que son échec est dû à un manque de rigueur et de persévérance et décide de reprendre au complet tous ses travaux. Il projette alors de rédiger onze volumes sur ce sujet, dont il publiera les deux premiers, laissant plusieurs autres parties manuscrites. Il débute ce projet en 1741, à l’âge de 53 ans, mais éprouve rapidement de curieux symptômes, des expériences de « photisme », c’est-à-dire des perceptions visuelles de flammes et de brillantes lumières. Ces expériences l’interrogent sur la place de la foi dans ses recherches et il débutera le premier volume de sa nouvelle série par un prologue où il postule l’existence, à côté de l’empirisme scientifique, d’un « Instinct de la vérité » qui donne à l’esprit les sensations premières des grands postulats du savoir humain.

Il commence à s’intéresser à ses rêves, les prend en note systématiquement. Dans ses expériences oniriques, il ressent sans cesse de violents antagonismes entre les diverses factions de son identité, « l’homme rationnel » adepte de la discipline scientifique s’opposant à « l’enfant croyant » mû par l’Instinct de vérité. Il recherche un sens nouveau à sa vie et estime s’être laissé happer par l’orgueil du savoir. Au week-end de Pâques de 1744, il a une vision mystique du Christ, et après une année de combat intérieur et de doute, une seconde vision, encore à la période de Pâques, le convainc qu’il a été appelé par Dieu à une nouvelle carrière. Cette période d’intenses crises le conduit à fonder une nouvelle secte, encore active deux cents ans plus tard.

Visions et virage

À l’âge de 55 ans, Swedenborg abandonne presque complètement ses recherches scientifiques. Dès 1745, il demande à être relevé de toutes ses fonctions et utilise dès lors sa brillante plume et ses dons intellectuels exceptionnels pour rédiger ce qu’il croit entendre, voir et comprendre : la conversation des anges et des esprits. Et de quelles conversations il témoigne !

Il a des rêves extraordinaires, puis des visions, rares au début, nombreuses ensuite. Elles sont suivies d’extases. Il décrit ses visions sans effet de rhétorique, avec une précision de naturaliste. Elles sont souvent mi-dramatiques, mi-cocasses. « J’étais à Londres et je dînais très tard dans mon auberge. J’avais faim et mangeais de bon appétit. Vers la fin du repas, je vis une sorte de brouillard devant mes yeux, la lumière baissa et je vis le plancher couvert de reptiles immondes : serpents, crapauds et créatures semblables. Je fus dans l’étonnement car j’étais en pleine possession de mon sang-froid, et clairement conscient. Finalement, l’obscurité se fit puis se dissipa d’un coup et j’aperçus dans un coin de la pièce un homme assis, qui me dit : « Ne mange donc pas autant [4]  ! » À partir de ses nombreuses expériences mystiques, Swedenborg rédige une nouvelle oeuvre colossale dont la pièce maîtresse est le Arcana Celestia, en douze gros volumes rassemblant 10,837 articles.

La société des anges

Tout le mysticisme de Swedenborg se fonde sur l’idée de la correspondance. Selon Swedenborg, la correspondance entre le spirituel et le naturel fonde et organise le réel. Il distingue entre représentation et correspondance ; il y a représentation des spirituels dans les naturels, et correspondance entre les spirituels et les naturels. Comme le résume si bien Charles Baudelaire, lecteur assidu de Swedenborg : « Tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum dans le spirituel comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant » (Tisserant, 1985, 13). Monde spirituel et monde naturel s’interpénètrent au point que toute frontière est fluide, incertaine. Swedenborg dit, par exemple, qu’un homme qui meurt ne se rend tout d’abord pas compte qu’il est mort. Il continue à vivre comme si rien ne lui était arrivé : il rencontre ses amis, va au travail, parcourt les rues habituelles, fait ses courses, ne pense pas qu’il est mort. Puis, peu à peu, il commence à remarquer quelque chose d’étrange, d’inattendu, qui d’abord le réjouit puis l’inquiète. Il remarque que tout est plus intense. Il y a davantage de couleurs qu’auparavant, plus de formes, plus de sensations, et des sensations plus riches qu’auparavant. Tout est plus tangible, palpable. C’est alors que l’homme constate qu’il est mort et qu’il est au ciel (Borgès, 1985).

Il n’y a pas de condamnation au ciel ou à l’enfer. L’homme est libre, profondément libre. Il choisit, par son inclination, le chemin du ciel ou de l’enfer. Le ciel est un lieu de travail, d’altruisme, d’empathie, de beauté artistique, de conversation instructive, de respect des autres. Un criminel ne pourrait y être heureux et choisit donc naturellement le chemin de l’enfer, un lieu caractérisé par l’individualisme, la compétition, la méfiance, la haine mutuelle, la recherche du pouvoir. Chacun cherche un monde fait à son image. Swedenborg décrit le cas d’un esprit démoniaque qui vient visiter le ciel, y respire le parfum du ciel, entend les conversations du ciel, et trouve le tout si horrible à entendre, si fétide à ses narines, qu’il retourne avec célérité en enfer !

Swedenborg conte avec humour une erreur typique des nouveaux arrivés au ciel (les élus). Au début, ils croient tous qu’au ciel il faut sans doute prier. Alors ils prient et prient et prient sans cesse, et les anges les laissent faire. Au bout de quelques jours ou de quelques semaines, devant l’indifférence générale, ils se lassent de prier. Ils se disent qu’il faut plutôt aduler Dieu, et se mettent à chanter ses mérites, à le glorifier. Mais cela n’intéresse pas Dieu, qui n’a rien de narcissique. Les élus pensent alors être heureux en s’approchant des êtres d’exception qu’ils admiraient sur la terre, mais au bout d’un moment ils comprennent que les héros illustres sont aussi ennuyeux là-haut qu’ici bas. Ils s’en lassent. Peu à peu, ils découvrent que le ciel est un univers d’amour actif, de travail pour le prochain, de don de soi.

Le ciel exige beaucoup des élus. Ils doivent parfaire leurs compétences et leurs capacités, discutant et débattant sans cesse de mille sujets. Ils cherchent à s’instruire, à développer tous leurs dons. Swedenborg conte l’histoire d’un homme qui toute sa vie a vécu en ascète et a renoncé aux jouissances pour prier et gagner son ciel. Il a prié, prié, et s’est détaché de tout. Rendu au ciel, on ne sait plus que faire de lui. Il essaie de converser avec les anges mais ne sait pas converser. Il essaie d’apprendre mais ne sait pas apprendre. Il n’a développé aucun talent, aucune habileté ! Bref, il s’est tant appauvri dans sa vie terrestre qu’il s’est vidé de tout contenu, de toute aptitude. On lui accorde alors la grâce de se projeter l’image d’un désert et d’aller y vivre, en solitaire marginal.

Selon Swedenborg, la conversation des anges et des esprits détermine les plus petits faits qui nous entourent. De cette conversation découle les objets terrestres, leurs qualités, leurs fonctions. Le concept d’origine céleste fonde le mot, l’objet, et leur correspondance. Il en découle une sorte de dépersonnalisation du concept terrestre, vidé de sa nature matérielle et remplacé par une nature spirituelle. Faut-il croire que ce déclin de l’objet dans l’Idée reflétait la dépersonnalisation même de Swedenborg ? « Quand les anges s’entretiennent sur l’intellectuel, alors dans le monde des esprits au-dessous d’eux et dans les sociétés qui correspondent, il apparaît des Chevaux, dont la taille, la forme, la couleur et l’attitude sont en rapport avec les idées que les anges ont de l’Intellectuel ; ces Chevaux sont même diversement harnachés » (Swedenborg, 1985, 23). En d’autres mots, chaque opinion des anges transforme la matière terrestre qui a pris la forme du cheval. Les pensées de Swedenborg, toujours bien résumées, sont inattendues et souvent d’une grande beauté évocatrice. « Quand chez les anges il y a conversation sur les Doctrinaux de la charité et de la foi, […] il apparaît alors l’idée d’une Ville, ou de plusieurs Villes, renfermant des palais d’un tel art architectonique, que vous diriez avec surprise que cet art même est là et vient de là […] et, ce qui est admirable, c’est que dans toutes et dans chacune de ces choses il n’y a pas le moindre point, ou la moindre partie visible, qui ne représente quelque chose de l’idée et de la conversation des anges ; par là, on peut voir combien de choses innombrables y sont contenues […] » (Swedenborg, 1985, 23).

Swedenborg entreprend d’établir un nouveau discours dont les correspondances « imaginent » les mots en dehors du sens commun mais dont la légitimité relève de la révélation prophétique. Swedenborg fait d’ailleurs souvent l’amalgame de trois ingrédients dans son propos : a) il note ses propres sensations psychosomatiques ; b) il résume ou propose des hypothèses cohérentes avec le savoir scientifique de son temps ; et c) il donne une explication théosophique des faits observés. La précision du détail étonne et intéresse, là même où le discours peut paraître le plus étrange. « Un jour, des oiseaux s’offrirent à ma vue, l’un d’une couleur sombre et d’une forme laide, mais deux autres d’un aspect noble et d’une forme belle, et tandis que je les considérais, voici, il tomba en moi quelques esprits avec une telle impétuosité qu’ils imprimèrent un tremblement à mes nerfs et à mes os […] Ils me dirent qu’ils étaient tombés d’une société Angélique, dans laquelle on s’était entretenu sur les pensées et sur l’influx ; que leur opinion avait été que les choses qui appartiennent à la pensée influent du dehors, à savoir par les sens externes, selon l’apparence ; mais que la Société céleste, dans laquelle ils étaient avait déclaré qu’elles influent du dedans ; et que, comme ils étaient dans le faux, ils étaient tombés de là, non pas qu’ils en eussent été précipités, car les anges ne rejettent personne d’avec eux, mais qu’ils étaient tombés d’eux-mêmes, parce qu’ils étaient dans une fausseté […] » (Swedenborg, 1985, 24).

Le grand intellectuel célibataire que fut Swedenborg commet aussi un autre traité, issu des révélations que lui font les anges sur l’amour, « Les délices de la sagesse sur l’amour conjugal ; à la suite sont placées les voluptés de la folie sur l’amour scortatoire. » Sans excès de puritanisme, il y discute de l’amour humain et soulève d’intéressantes questions, qu’il faut bien sûr placer dans le contexte de son époque (Gagnon, 1980). Swedenborg estime que l’amour conjugal — entendre conjugué, intime — permet seul de connaître l’autre sur le plan de la substance spirituelle, donc sur le plan de l’intériorité, de l’induction psychique. Swedenborg ne s’oppose nullement à la sexualité, et il en reconnaît les délices. Il dit toutefois que l’amour métaphysique outrepasse de beaucoup l’amour physique, et que le premier n’est donné qu’à ceux et celles qui peuvent établir une « union des âmes » pour compléter « l’union des corps ». Cette union des âmes ne va pas de soi : il ne suffit pas d’être en couple pour parler de communion des âmes. Bien des unions s’étiolent dans le silence, l’ignorance des aspirations, des rêves, des désirs profonds de l’autre. Selon Swedenborg, l’amour conjugal permet seul la « communication des internes ».

L’univers de Swedenborg présente donc un intérêt particulier sur un plan « humain, très humain ». D’une part, Swedenborg inscrit sa démarche mystique dans un rationalisme rigoureux caractéristique des Lumières, amalgame curieux et pourtant plus fréquent qu’on le croit à son époque. D’autre part, cet univers en est un de travail productif, de choix conscients et volontaires, de discussions savantes, d’efforts altruistes, bref se présente comme un « humanisme radical » qui se démarque clairement du matérialisme croissant de la fin des Lumières, matérialisme qui concevait de plus en plus l’homme comme étant un animal guidé non pas par la raison et la volonté mais par son avidité matérielle et son amour-propre. « Le plaisir céleste résulte de l’accomplissement de quelque chose d’utile pour soi et pour autrui. Toute l’existence des anges consiste, sous une forme ou une autre, à se rendre utile » (voir Ambjornsson, 1989, 254). Swedenborg cherche une voie nouvelle qui intègre la science et la révélation mais on peut saisir dans son écartèlement entre ces deux idéaux, le positivisme naissant et le mysticisme en déclin, un grand schisme intérieur et une certaine souffrance. Swedenborg habitait avec passion deux univers apparemment contradictoires et était torturé par la quête d’une synthèse intégrale de tous les savoirs. Cette épistémologie avait sa correspondance éthique : Swedenborg désirait promouvoir un modèle de conduite humaine amalgamant la recherche d’un sens à la vie avec celle d’une vie des sens, et les devoirs d’un travail utile aux autres à ceux d’un travail de croissance personnelle.

L’apport de Swedenborg en psychologie est mal connu. Il mérite d’être mieux cerné. Ses travaux en anatomie et en physiologie du cerveau méritent d’être placés avantageusement parmi les travaux similaires du xviiie siècle et pourraient certainement faire quelques pages dans une bonne histoire de la psychologie scientifique. Mais Swedenborg mérite aussi d’être mieux connu en philosophie de la psychologie et en psychologie clinique. Par son pragmatisme social, son utilitarisme, sa recherche d’une communication profonde et authentique, son intérêt pour la croissance du potentiel de chaque individu, il prolonge l’humanisme de la Renaissance et annonce en quelque sorte l’humanisme en psychologie. Par son intérêt pour l’intériorité, par sa quête de l’inédit, par sa recherche d’un sens aux représentations de la nature et de la nature humaine, il est caractéristique d’une pensée romantique, à caractère analytique.

Il est également intéressant de noter, pour l’histoire nord-américaine de la psychologie, que l’oeuvre de Swedenborg eut une grande importance dans la vie de Henry James Sr., père de deux illustres fils, l’excellent romancier Henry James, et le fondateur de la psychologie américaine, William James. Henry James Sr. s’intéressa beaucoup à Swedenborg, qu’il expliquait volontiers à ses amis et visiteurs, comme Carlyle, Thoreau et Emerson. C’était un homme instruit et dynamique qui profita de sa fortune pour voyager et rencontrer les grands esprits de son époque, dont John Stuart Mill. Il publia en 1869 un petit essai intitulé The Secret of Swedenborg (James, 1983). William James connaissait bien Swedenborg (dont il parle à l’occasion) et, comme son père, s’intéressa beaucoup au mysticisme et à la diversité des expériences religieuses. Tant le père que le fils vivront d’ailleurs eux-mêmes d’intenses épisodes dépressifs accompagnés de spéculations mystiques (Myers, 1986, 15-19).

L’admiration des poètes

Peu de penseurs peuvent s’enorgueillir d’un engouement comparable à celui que produisit Swedenborg auprès des plus grands poètes. Borges et Valéry ont chacun consacré un essai élogieux à Swedenborg ; Yeats considérait génial l’univers magique de Swedenborg ; Baudelaire fut illuminé par l’idée des correspondances. On en voit la marque dans nombre de ses poèmes. « Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manoeuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. » (Baudelaire, Petits poèmes en prose, XVIII).

Balzac écrit un jour que seule la vision spirituelle de Swedenborg est acceptable aux âmes supérieures. Il rédige d’ailleurs un long récit, Séraphitus-Séraphita, directement inspiré de lui. C’est dans Balzac et dans Gérard de Nerval que Valéry découvre d’abord Swedenborg. Elizabeth Browning trouve dans Swedenborg un sens à la vie qu’elle dit manquer dans toute autre oeuvre ; Samuel Taylor Coleridge a consacré une part importante de son temps de lecture à Swedenborg.

L’influence de Swedenborg à la naissance du romantisme anglais et germanique est considérable. Goethe et Novalis connaissaient son oeuvre, et le courant de mysticisme naturaliste auquel participe Swedenborg conduit à l’intérêt croissant des poètes pour l’univers des sensations intérieures, des sentiments profonds, et des correspondances mystérieuses entre cet univers et les menus objets de la nature. Swedenborg introduit la beauté de l’anodin, de ce qui en apparence seulement est « insignifiant », en évoquant le sens profond qu’auraient ces petites choses qui nous entourent, une tasse de thé au citron, un oiseau au plumage séduisant qui se pose, et qui seraient selon lui autant de correspondances transcendantes.

L’influence de Swedenborg est particulièrement notable, notoire, déterminante, dans l’oeuvre de William Blake. Blake naît en 1757, l’année où Swedenborg promulgue l’avènement du Jugement dernier et la fondation de sa secte, la Nouvelle Jérusalem. Il entend par là le retour sur terre du Christ, la condamnation de l’Église chrétienne jugée corrompue et la constitution de l’Église nouvelle. L’absence d’événement notable en 1757, loin de le déboussoler, ne fait que le convaincre davantage qu’il s’agit bien de l’année charnière : le Jugement dernier a eu lieu en 1757 et les forces du bien l’emportent désormais sur les forces du mal. Les mortels ne s’en sont pas aperçus mais Swedenborg, confident des anges, l’a appris. Blake et son épouse assisteront à la première réunion de l’Église de la Nouvelle Jérusalem en Angleterre, le 7 décembre 1788 (Sabri-Tabrizi, 1973, 9). Blake s’inspire de la doctrine des correspondances de Swedenborg, y puise maints éléments poétiques, comme le feront après lui bien d’autres poètes du romantisme, puis du symbolisme. Blake aura aussi des visions toute sa vie, particulièrement dans son enfance : à l’âge de quatre ans, il entrevoit Dieu à sa fenêtre ; plus tard il aperçoit Ezechiel se promenant dans les champs ; et à huit ans son attention est captée par un arbre couvert d’anges. Blake gardera toute sa vie la nostalgie d’une enfance peuplée d’anges.

Raison et déraison

Pour un clinicien contemporain, les visions de Swedenborg font spontanément songer à la présence de délires et d’hallucinations et donc à des crises psychotiques, relevant vraisemblablement soit d’une psychose organique, d’une schizophrénie ou encore d’épisodes de manie avec décompensations psychotiques [5]. Sans nier la vraisemblance clinique de telles hypothèses, il faut souligner que Swedenborg ne semble traverser une première crise qu’au début de la cinquantaine, ce qui est relativement rare selon les études épidémiologiques actuelles, et cette crise ne semble guère s’accompagner d’une détérioration notable : jusqu’à la fin de sa vie il demeure, selon la majorité des biographes, actif et productif, sociable et pondéré, capable d’affection et d’amitié, d’humeur égale, ouvert aux nouveaux apprentissages, s’exprimant toujours clairement, avec cohérence, même dans les propos les plus étonnants. Ces propos sont d’ailleurs dans l’ensemble d’une tonalité plutôt positive, présentant un paradis d’humanistes qui travaillent dans le bonheur et l’altruisme. Comme le dit Borges, le ciel de Swedenborg en est un de convivialité et d’intelligence : « Les anges avant tout conversent. Le ciel est plein d’amour. On y admet le mariage. On y admet toute la sensualité de ce monde. Swedenborg cherche à ne rien renier ni appauvrir. […] Swedenborg nous invite tous à faire notre salut moyennant une vie plus riche. À faire notre salut par la pratique de la justice et de la vertu, et aussi par l’exercice de notre intelligence » (Borges, 1985, 185-187).

Valéry (1957, 879) souligne que si Swedenborg avait des visions d’un autre monde il n’en est pas moins un homme équilibré bien en contact avec la réalité terrestre. « […] Swedenborg rationaliste, physicien, homme pratique et sociable [était] le familier des anges. Ces relations sublimes et merveilleuses ne gênaient en rien sa vie assez répandue, et il les entretenait comme il entretenait le commerce ordinaire d’un “honnête homme ”avec ses contemporains, aussi aisément et habituellement qu’une personne qui fréquente plusieurs “mondes” (comme celui de ses affaires et celui de ses plaisirs) en soutient et en entrelace les diverses observances ».

La conviction qu’avait Swedenborg de vivre simultanément dans deux univers distincts imprègne en fait toute la culture de son temps et constitue plutôt la norme que l’exception. Swedenborg est un dualiste, et point absolument crucial à noter, son dualisme n’est pas une conséquence de ses visions mais les précède : on en voit déjà la trace dans ses premiers travaux scientifiques. Ce dualisme découle de la Foi, qui postule la double existence d’un corps mortel et d’une âme immortelle, mais il découle aussi d’une explication rationnelle pour la science de l’époque des forces s’exerçant sur la matière. Dès le Opera Philosophica et Mineralia, publié en 1733, soit bien avant ses visions, Swedenborg exprime l’idée que les mouvements de la nature s’élèvent dans une succession de formes géométriques vers un idéal transcendant, la progression s’effectuant par degrés. Dans le Regnum Animale, publié en 1742, il effectue une vaste synthèse des connaissances disponibles sur l’anatomie du corps humain, postulant déjà, comme Descartes, une corrélation et des points de jonction entre le corps et l’âme. Aux xviie et xviiie, nombre de grands penseurs entretenaient en fait un rapport très rationnel à « l’autre monde ». Descartes, Locke, Pascal, Newton n’y font pas exception. Descartes décrit une scène où il fut lui aussi visité par une grande lumière ; Newton rédige un curieux essai sur le sens mystique de l’Apocalypse.

L’époque actuelle se caractérise par un monisme matérialiste réductionniste, une ontologie qui opte pour une représentation de « l’uni-vers » en tant qu’un tout « unique » fait d’une seule réalité physique, continue et solidaire. Cette matière est observable et régie par des règles, des lois stables qui une fois connues permettent de prédire son comportement. Ce monisme a ses premières racines scientifiques dans les travaux de Galilée, puis dans la mécanique newtonienne, et finit par s’infiltrer au xixe siècle dans tous les développements scientifiques ultérieurs, non seulement en physique et en chimie, mais aussi en biologie, en psychologie, et dans l’ensemble des sciences pures et appliquées. En psychologie, le monisme matérialiste réductionniste suppose que toute activité psychique découle de l’activité biologique. Les idées, les sentiments, les désirs, les attentes, les intuitions, la volonté, la conscience, les rêves ne seraient que des « effets secondaires », des épiphénomènes de la matière physique. Swedenborg se situe à l’opposé de ce matérialisme.

On ne peut donc pas se fonder sur le seul fait qu’un penseur ait des « crises mystiques » et pense voir des anges, des lumières ou d’autres manifestations divines pour conclure au délire et à l’hallucination. Il faut replacer les choses dans leur contexte et au xviiie siècle, le contexte en est un d’efforts effrénés pour promouvoir une pensée rationnelle tout en préservant l’essentiel des croyances religieuses en l’autre monde, c’est-à-dire un monde spirituel distinct de celui de la matière visible, tangible. Il faut donc être prudent avant de conclure à la psychose. En fait, même de nos jours, on doit se montrer réticent à l’idée de réduire toute vision religieuse à la présence d’un trouble mental. Même les auteurs du DSM-IV sont explicites à ce sujet : « […] des hallucinations visuelles ou auditives peuvent faire partie d’une expérience religieuse normale » (APA, 1996, 330). Enfin, il faut aussi se méfier de l’application à posteriori de catégories nosologiques contemporaines à des personnages historiques, même si de telles tentatives furent faites par de grands cliniciens. On ne peut guère, en effet, faire subir un examen psychiatrique complet au sujet décédé depuis des siècles.

Le philosophe et psychiatre Karl Jaspers affirme cependant que Swedenborg souffrait de schizophrénie. Jaspers (1953) s’appuie sur la présence de visions chez Swedenborg, et sur la nature sensorielle de ces visions, pour établir son diagnostic. Il considère que Swedenborg a dû connaître un long stade préliminaire à la schizophrénie et que l’âge tardif de sa schizophrénie active s’explique par l’existence d’un tel stade. Jaspers situe la phase aiguë de 1743 à 1745, avec des manifestations d’angoisse, d’agitation, et des visions quelquefois terrifiantes. Puis, dit l’auteur, le calme se fait et Swedenborg redevient très sûr de lui. Sa personnalité s’harmonise et ses visions perdent tout caractère effrayant. L’analyse de Jaspers est pertinente mais pèche peut-être par un excès de conviction nosologique, tenant peu compte de la nature des visions de Swedenborg et ne tenant pas du tout compte du contexte culturel entourant ces expériences.

Jaspers conclut d’ailleurs son essai par de curieuses considérations et comparaisons qui illustrent son propre malaise à classer tout mysticisme dans le registre de la folie. Ses distinctions semblent en bout de ligne quelque peu arbitraires. « On a diagnostiqué un processus schizophrénique chez Swedenborg, mais ce point de vue a des adversaires. […] On pourrait supposer qu’il s’agit d’un cas d’hystérie, comme pour Sainte Thérèse et d’autres […]. On peut sans doute le comparer à d’autres mystiques et dire que l’on retrouve chez eux une évolution semblable : phase initiale, crise, détente. Cette idée me paraît découler d’une faute de méthode. […] Les grands mystiques [comme] Plotin, Maître Eckart, saint Thomas d’Aquin ne sont ni hystériques, ni schizophrènes, et, de toute façon, ce ne sont pas des anormaux » (Jaspers, 1953, 188-189).

D’autre part, si même on postule que Swedenborg délire et hallucine, son niveau de fonctionnement social, affectif et intellectuel ne semble guère correspondre à un trouble schizophrénique général selon les critères actuels du DSM-IV. Si son état peut correspondre aux symptômes actifs, il est impossible de démontrer une réelle détérioration sociale ou cognitive (symptômes passifs). Toutefois, comme le précise le DSM-IV, il existe une catégorie de schizophrénie où le fonctionnement cognitif et affectif peut être mieux préservé : la schizophrénie paranoïde. Mais peut-on attribuer ce diagnostic à Swedenborg, compte tenu de la teneur fort bienveillante de son discours et de la qualité avérée de ses relations avec son entourage ?

S’il y a vésanie et si on doit opter pour une nosologie contemporaine, il est probablement préférable de classer le cas Swedenborg dans la catégorie des épisodes de manie, avec décompensations psychotiques occasionnelles, ce qui peut en partie expliquer ses intenses périodes de travail, tout en donnant un certain sens au fait qu’il pouvait ensuite, lors des phases subséquentes aux épisodes de manie, retrouver un bon fonctionnement social, apte à ne pas se faire déconsidérer par ses concitoyens.

On a aussi postulé, dès le xixe siècle, que Swedenborg était épileptique. Dans une pathographie de Swedenborg rédigée en 1869, et qui est fondée sur une biographie rédigée par White en 1867, Henry Maudsley estime que les crises de Swedenborg, des états soudains d’illumination suivis d’une grande dépense d’énergie et d’une forme d’extase, sont typiques de certaines crises épileptiques. Cette hypothèse pose cependant le même genre de difficultés que celle de Jaspers : elle ne tient pas compte des facteurs culturels et idiosyncratiques qui peuvent expliquer une partie des comportements et des visions de Swedenborg. En outre, aucun témoignage du vivant de Swedenborg ne semble corroborer la présence de l’épilepsie, un mal pourtant déjà assez bien identifié depuis l’Antiquité. Le psychiatre John Johnson, qui a réévalué en 1993 la pathographie de Maudsley, estime toutefois que cette hypothèse clinique reste vraisemblable à la lumière de cinq cas cliniques connus d’épilepsies du lobe temporal où des patients ont dit ressentir d’intenses sentiments religieux durant leurs crises. Johnson conclut cependant que le diagnostic de Swedenborg demeure en bout de ligne énigmatique (Johnson, 1994). D’autres hypothèses seraient aussi envisageables pour expliquer les crises tardives de Swedenborg, comme celle de l’empoisonnement neurotoxique ou celle de la vérole (comme Nietzche) mais il s’agit là de pistes invérifiables.

À moins d’admettre un tel trouble organique, l’hypothèse d’un trouble mental pose toute la question d’une étiologie davantage psychogène : qu’est-ce qui aurait tant affecté Swedenborg, tout en le déséquilibrant graduellement, tardivement ? Et quel sens donner à toute cette production mystique, si on l’estime folle ? Emmanuel Kant fut le premier à tenter une telle interprétation psychologique. Examinant la notion de Swedenborg du Très-Grand-Homme, macrocosme miroir du microcosme humain, Kant (cité par David-Ménard, 1990, 82) donne le commentaire suivant : « Toutes les sociétés d’esprits réunies et l’univers de tous ces êtres invisibles apparaissent finalement à leur tour sous les traits de l’homme le plus grand. Vision énorme, gigantesque, qui est peut-être le développement d’une vieille représentation de l’enfance, quand, dans les écoles, pour venir en aide à la mémoire, on représente aux écoliers toute une partie du monde sous les traits d’une jeune fille assise. »

En fait, il est difficile d’approfondir les pistes interprétatives car on connaît peu la vie affective de Swedenborg. On sait qu’il fut très proche et très dépendant, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, de son père. On sait aussi qu’il fut fiancé à la fille cadette du brillant ingénieur Polhem, Emérentia, après avoir fréquenté l’aînée. Emérentia refusa en définitive de marier Emmanuel, malgré la volonté de son père. Quand il vit le désespoir de la jeune fille, âgée de 15 ans, Swedenborg lui rendit sa parole, refusant un mariage par contrainte (chose pourtant fréquente à l’époque). Ce sacrifice lui coûta beaucoup et il sombra dans une profonde mélancolie dont le tira sa puissance exceptionnelle de travail. Au plan des traumatismes identifiables, nous devons donc nous limiter à ces deux crises affectives importantes : le deuil d’un père omniprésent, adulé (et probablement craint), qui l’a initié à l’univers mystique des anges, et le rejet de son attachement amoureux pour Emérentia. Il s’agit là de causes possibles pour un glissement graduel vers la folie. Inversement, ces réactions pourraient aussi être conséquentes de troubles antérieurs : le deuil fut peut-être particulièrement pénible du fait d’une dépendance exagérée, infantile et symptomatique de Swedenborg pour son père, et le refus d’Emérentia peut provenir de cette fragilité psychique qu’elle aurait pressentie chez lui.

En résumé, deux voies s’offrent à nous : ou bien on considère l’expérience mystique de Swedenborg comme normale ou reflétant du moins une norme supérieure pouvant s’inscrire dans l’esprit de son époque ; ou bien on admet l’hypothèse d’un trouble mental dont les symptômes apparaissent tardivement, avec force visions, mais sans qu’ils aient affecté l’incroyable capacité de production du Suédois ou nui à ses relations sociales. N’oublions pas que Swedenborg restait en communication avec un grand nombre de ses concitoyens mais aussi avec des collègues étrangers, et qu’il fut actif dans l’appareil d’État jusqu’à la fin de sa vie. Toutefois, il est également possible, si nous admettons l’hypothèse d’une vésanie, que celle-ci ait simplement paru « acceptable » à son époque, de par l’ignorance que l’on avait de la chose clinique, ou par la tolérance qu’on avait pour les visionnaires. Nos sociétés occidentales contemporaines, marquées par deux siècles de positivisme et de matérialisme, sont-elles simplement devenues moins tolérantes pour tout ce qui relève du mysticisme… ou de la folie ?

Folie et philosophie

Kant, le plus grand philosophe du xviiie siècle, s’intéressa considérablement à l’oeuvre théosophique de Swedenborg. Il se ruina quelque peu à acheter les nombreux et volumineux tomes des Arcana Celestia et en conçut une forte rancoeur qu’il exprime par des critiques mordantes et railleuses [6] dans un essai de jeunesse publié en 1766, Les rêves d’un voyeur d’esprits expliqués par des rêves de la métaphysique. Il y compare les écrits de Swedenborg avec le rationalisme métaphysique (à la Leibniz), pour conclure qu’il est difficile de distinguer le délire visionnaire de la métaphysique dogmatique.

Kant essaie de comprendre les parallèles qui existent entre la folie et la raison, et se trouve particulièrement impressionné par le fait que les perceptions sensorielles de Swedenborg soient si cohérentes, si précises, et semblent s’inscrire dans une pensée rationnelle de haut niveau. Si une telle pensée est folle, se dit-il, ne peut-on alors conclure que toute métaphysique et même toute philosophie le sont également ? Pour se défaire de cette embarrassante question, Kant conçoit la nécessité de préciser l’objet de la philosophie en déterminant plus clairement les balises, les limites, les modalités de l’exercice de la raison. Cette préoccupation fonde son oeuvre et tient une place importante dans l’ouvrage essentiel de sa maturité philosophique. « […] Le débat de Kant avec Swedenborg, c’est-à-dire avec l’exemple d’une pensée folle, est l’un des thèmes essentiels qui organisent La Critique de la raison pure. La préface à la première édition de cet ouvrage reprend en effet textuellement, mais en les dirigeant contre la métaphysique seule, les critiques qui s’adressaient indistinctement en 1766 au délire extravagant et aux constructions idéalistes. L’idée même de redéfinir la philosophie comme science des limites de la raison humaine, c’est-à-dire comme philosophie critique, prend sens par rapport à ce refus conjoint du dogmatisme et de l’extravagance » (David-Ménard, 1990, 7). C’est ainsi que par un curieux effet de ressort, Swedenborg conduit le plus célèbre philosophe de l’époque à concevoir la philosophie comme discipline qui doit se préserver de tout ce que représentait le penseur suédois.

Swedenborg décède à Londres le 29 mars 1772, à l’âge de 84 ans. À la demande du gouvernement de Suède, son corps fut rapatrié et enterré à la Cathédrale d’Uppsala en 1908, avec une erreur notable : on l’a enterré avec le mauvais crâne, le bon se trouvant en possession d’un collectionneur britannique (Ask-Upmark, 1963). Une partie seulement de ses travaux a été traduite, mais en trente-trois langues européennes et asiatiques, et cinq millions de copies de divers ouvrages ont été imprimés depuis 1820.

Vaut-il encore la peine aujourd’hui de découvrir sa vie et son oeuvre ? C’est ce que semble croire Paul Valéry (1957, 882-883) : « J’y suis entré sans soupçonner que j’entrais dans une forêt enchantée où chaque pas fait lever des vols soudains d’idées, où se multiplient les carrefours à hypothèses rayonnantes, les embûches psychologiques et les échos ; où chaque regard entrevoit des perspectives tout embroussaillées d’énigmes, où le veneur intellectuel s’excite, s’égare, perd, retrouve et reprend la piste. Mais ce n’est point du tout perdre son temps. [Il] est peu de chasses plus prenantes et plus diverses que la chasse au Mystère Swedenborg. »