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Introduction

Cet essai vise d’abord à saluer et à citer comme modèle pour les générations de psychiatres actuelles et futures cette place et ce rôle qu’ils ont également à remplir et auxquels des psychiatres de l’Université de Montréal au cours des cinquante dernières années se sont engagés. D’autres psychiatres québécois plus liés à d’autres universités ne seront pas autant mis en valeur dans le cadre de ce numéro du cinquantième anniversaire du Département de psychiatrie de l’Université de Montréal, on pensera au Dr Réal Lajoie, Dr André Matte, Dr Gaston Harnois, pour ne nommer que ceux-ci et d’autres que je pourrais malencontreusement omettre. Ces psychiatres défunts et d’autres toujours vivants du Département de psychiatrie de Montréal ont servi la cause des patients et de leur famille pour un système public de qualité et équilibré de soins dans la communauté pour les personnes avec troubles mentaux graves. L’essai tracera à partir des témoignages écrits ou directs de ces collègues des enjeux et les difficultés de remplir ce rôle tant à l’intérieur de la machine bureaucratique gouvernementale que par rapport à l’ensemble des collègues médecins psychiatres. Émergeant de la recherche sur les services, l’application de quatre grands cadres conceptuels permettra de tracer l’arrière-scène sociologique et politique des forces et des enjeux en présence, à la faveur de l’expérience d’autres pays vers un système plus équilibré axé dans la communauté.

Quatre cadres conceptuels seront d’abord envisagés pour suivre l’évolution vers des services psychiatriques de proximité dans les pays industrialisés

I. La vision du psychiatre britannique Graham Thornicroft, et du psychiatre italien Michele Tansella

Dans leur remarquable document de synthèse de moins de 30 pages commandé en 2003 par le bureau européen du Health Evidence Network (OMS-HEN) (Thornicroft & Tansella, 2003), ces collègues psychiatres tracent trois phases historiques de la désinstitutionnalisation et passent ensuite en revue les preuves pour les différents éléments de service vers un système équilibré de santé mentale. Au niveau historique, ils déclinent trois phases dans le XXe siècle : celle asilaire jusqu’à la fin des années 50 ; celle de la psychiatrie communautaire jusqu’à la fin des années 90 et celle d’une différenciation des services des éléments de base que l’on retrouvait dans la psychiatrie communautaire et qui seront mis en place en partie dans certaines zones, surtout universitaires, de pays riches en ressources.

On retrouvera dans la figure 1, les éléments du système équilibré de santé mentale lors de la phase de psychiatrie communautaire et dans la figure 2 ces mêmes éléments, mais différenciés comme le suggèrent Thornicroft et Tansella dans certains milieux riches en ressources, souvent universitaires, des pays industrialisés. À l’égard de l’émergence de service ambulatoire différencié en programme clientèle y compris par exemple les cliniques de premier épisode psychotique, ils avertiront qu’une telle différenciation peut être valable si les ressources nécessaires sont déployées et qu’aucun patient ne tombe entre deux programmes. Voir aussi (Lesage, 2007). Enfin, ils ne pouvaient citer aucun pays, y compris les leurs, qui n’avait déployé à la grandeur de leur territoire un tel système différencié. Tansella et Thornicroft attribueront comme la plupart des auteurs certaines faillites du mouvement de psychiatrie communautaire, à un financement inadéquat et à l’organisation parfois déficiente de services dans la communauté. Les signes de déficit d’atteindre un système équilibré sont autant la diminution progressive des budgets relatifs en santé mentale dans la plupart des pays industrialisés que la transinstitutionnalisation de tant de patients souffrant de troubles mentaux graves dans l’itinérance et dans les systèmes carcéraux des différents pays.

Figure 1

Modèle de Thornicroft et Tansella – phase psychiatrie communautaire

Modèle de Thornicroft et Tansella – phase psychiatrie communautaire

Une comparaison des éléments des phases II et III, de la psychiatrie communautaire et des systèmes équilibrés ou des régions avec ressources intermédiaires ou élevées

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Figure 2

Modèle de Thornicroft et Tansella, psychiatrie spécialisée

Modèle de Thornicroft et Tansella, psychiatrie spécialisée

Une comparaison des éléments des phases II et III, de la psychiatrie communautaire et des systèmes équilibrés ou des régions avec ressources intermédiaires ou élevées

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II. Les meilleures pratiques dans la réforme des systèmes de santé mentale au Canada

Le deuxième cadre conceptuel est représenté par l’analyse des éléments systémiques et programmatiques d’une réforme réussie des systèmes de santé mentale vers la communauté qui avait été commandée en 1997 par Santé Canada (Health Canada, 1997) au professeure Paula Goering, ancienne infirmière psychiatrique et chercheure sur les systèmes de santé à l’Institut psychiatrique Clarke maintenant Centre de santé mentale et de toxicomanie à Toronto (voir aussi Lesage, 2014). Les enjeux programmatiques ressemblent beaucoup aux éléments présentés dans les figures précédentes de Thornicroft et Tansella. Les éléments systémiques, pertinents au niveau décisionnel provincial, à partir desquels vont justement oeuvrer les psychiatres cités en exemple ici, sont au nombre de quatre : i) gouvernance ; ii) financement ; iii) formation ; iv) évaluation.

III. La tension entre le secteur social et le secteur de la santé

Un éclairage important de la recherche sur les services est apporté par le sociologue américain Leutz, dans son article séminal de 1999 dans le réputé Milbank Quarterly (Leutz, 1999). Il propose cinq principes heuristiques d’intégration des services médicaux et sociaux pour les soins aigus et de long terme pour les personnes avec des maladies chroniques et handicapées. Ces cinq lois de l’intégration peuvent se lire comme suit :

  1. Vous pouvez intégrer tous les services pour certaines personnes, quelques services pour toutes les personnes, mais vous ne pouvez pas intégrer tous les services pour toutes les personnes.

  2. L’intégration vous coûte plus avant qu’elle ne rapporte.

  3. Votre intégration systémique repose sur la fragmentation au niveau des intervenants, des patients et des familles.

  4. Les différences inhérentes entre les soins aigus et les soins de longue durée frustreront tout effort d’intégration.

  5. Le secteur menant l’intégration attire ou commande l’allocation des ressources.

IV. Les quatre logiques de la régulation des forces politiques dans le système de santé

Enfin, il est incontournable de considérer l’apport du Professeur André-Pierre Constandriopoulos (2008), du Département d’administration de la santé de l’Université de Montréal. La figure 3 représente les quatre grandes logiques de régulation d’un système de santé et de services sociaux comme celui mis en place au Québec dans les cinquante dernières années.

Figure 3

Modèle de régulation du système de santé de Contandriopoulos (2008)

Modèle de régulation du système de santé de Contandriopoulos (2008)

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Il y a : 1) la logique professionnelle (celle des psychiatres par exemple, caractérisée par une vision clinique individuelle et une autorégulation de groupe) ; 2) la logique des usagers et de leur famille, du public et celle du marché ; 3) la logique technocratique, dominée par des valeurs d’efficience, d’équité et de qualité (représentée par les bureaucrates, les fonctionnaires avec des fonctions à l’intérieur du ministère de la Santé et des Services sociaux et plus tard à l’intérieur des agences régionales, à l’intérieur des établissements, que les médecins appellent souvent « les administrateurs » ou « l’administration ») ; et finalement 4) la logique de l’État qui promulgue les lois et cherche l’intérêt du plus grand bien public, et qui est légitimement mandaté dans une société sous régime démocratique pour réguler les rapports entre les trois autres logiques. Du point de vue des médecins et des professionnels, les deux dernières logiques sont parfois confondues, surtout si les fonctions d’une personne, par exemple le ministre de la Santé et des Services sociaux au Québec, relèvent à la fois de la logique de l’État et de la logique technocratique. Comme nous le verrons plus loin aussi, les psychiatres s’impliquant à l’intérieur du ministère de la Santé et des Services sociaux se retrouveront eux aussi comme appartenant à une double ou triple logique, celle évidement de professionnel qu’ils sont et celle de technocrate qu’ils deviendront en occupant un poste à l’intérieur de ce ministère ; et celle de représentants élus quand ils seront élus comme le Drs Lazure et Laurin. On peut imaginer comment ces psychiatres pourront faire l’objet de dures pressions des associations professionnelles quand ils assumeront également des responsabilités dans la logique bureaucratique. Pourtant, cette présentation des quatre logiques leur reconnaît dans notre société autant de légitimité les unes que les autres pour définir et maintenir un système équilibré de service de santé mentale pour toutes les personnes souffrant de troubles mentaux et leur famille.

Narratif de 50 ans de la désinstitutionnalisation psychiatrique au Québec

Prenant appui sur l’annexe 1 « 35 ans de désinstitutionnalisation au Québec 1961-1996 » rédigée par le travailleur social et sociologue Henri Dorvil et la psychiatre Herta Guttman (Dorvil, Guttman, Ricard, et al., 1997), au cours d’un second cycle de production du Comité de la santé mentale fondé en 1971, alors sous la direction de Luc Blanchet (voir encadré décrivant le docteur Luc Blanchet dans la partie II), nous pouvons retracer les phases suivantes de désinstitutionnalisation et du rôle de quatre des cinq premiers psychiatres exposés dans les cinq encadrés de ces deux articles compagnons, soit les Drs Laurin, Lazure, Amyot et Blanchet.

1961-1970 : Les fous crient au secours, la fin de la période asilaire

Avec le livre du patient de l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, Jean-Charles Pagé (Pagé, 1961), postface du Dr Camille Laurin alors directeur du Département de psychiatrie universitaire, et au beau milieu de la Révolution tranquille sous la direction du gouvernement Lesage, le Québec n’est pas vraiment en retard sur les autres pays industrialisés (Thornicroft & Tansella, 2003). Les arguments plus propres aux psychiatres présentés par Camille Laurin, au-delà du scandale des conditions de vie et des attitudes face aux patients dénoncées par Jean-Charles Pagé, sont les suivants. Signalant d’abord l’importance du respect de la personne, de la reconnaissance de sa vie psychique, de sa subjectivité également, Laurin fait valoir que des traitements modernes ont émergé tant pharmacologiques, psychothérapeutiques que psychosociaux, et qu’ils doivent être déployés. Sur le plan politique, Dr Camille Laurin est soucieux d’engager une collaboration et non un affrontement avec les milieux de soins hospitaliers psychiatriques régis par les communautés religieuses. Il a lui-même été associé à l’Association des psychothérapeutes catholiques dans les années 50 et il complétera sa postface en citant le Cardinal Léger, lui-même probablement éclairé par la grande réforme de Vatican II, qu’à côté du devoir de soins aux pauvres dans une perspective spirituelle, il fallait également que les soins soient éclairés par les meilleures pratiques hospitalières et médicales.

Le gouvernement Lesage commande un rapport aux psychiatres Bédard, Lazure et Roberts. Ce dernier va recommander la création de la direction de la santé mentale au ministère sous la direction d’un des auteurs du rapport, le Dr Dominique Bédard, psychiatre. Le Dr Bédard dispose d’un budget protégé et croissant rapidement. On procède à une première vague de sortie des patients des hôpitaux psychiatriques, au déploiement de ressources résidentielles dans la communauté comme les familles d’accueil, à l’ouverture des départements de psychiatrie et des ambulatoires en s’inspirant aussi du modèle de psychiatrie de secteur français ainsi que des Community Mental Health Teams anglais et américains. On forme rapidement des médecins généralistes comme psychiatre et le nombre de psychiatres s’accroît de plusieurs centaines dans cette décennie. Ces derniers ouvrent des départements de psychiatrie dans diverses régions du Québec et font ainsi leur entrée dans les hôpitaux généraux, comme on peut le voir à la figure 4.

Figure 4

Lits psychiatriques au Québec

Lits psychiatriques au Québec

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1970-1989 : 2e phase de désinstitutionnalisation, intégration et nouvelle marginalisation

Les psychiatres perdent beaucoup de pouvoir avec l’émergence de la loi de la Santé et des Services sociaux sous le gouvernement libéral et le ministre Claude Castonguay en 1970. Ce dernier introduit au Québec, avec un retard par rapport aux autres provinces canadiennes, l’assurance maladie alors que l’assurance hospitalisation était disponible depuis les années 60 à la faveur également du financement et de la loi de la santé canadienne et des fonds fédéraux. La résistance des médecins québécois à l’assurance maladie se brise dans le contexte politique des événements d’octobre 70, l’état souverain renforçant la logique bureaucratique et ses valeurs d’accessibilité, d’équité et d’intégration. C’est l’abolition de la Direction de la santé mentale, du budget protégé qui va se retrouver intégré à l’intérieur de l’ensemble budgétaire de la santé et des services sociaux. Dorvil et Guttman (Dorvil et al., 1997) suggéreront que les psychiatres ont peut-être été victimes d’avoir fait valoir que la maladie mentale était une maladie comme les autres et méritait un traitement équitable ! Au cours de ces deux décennies, la logique bureaucratique va encadrer le développement des services psychiatriques qui prennent aussi le nom de services de santé mentale, ajoutant à la vision médicale du traitement des maladies mentales, la vision populationnelle et de santé publique de prévention, mais aussi celle sociale pour la réadaptation des personnes souffrant de maladies mentales graves. Prix de consolation ou de reconnaissance de l’expertise psychiatrique, la création d’un Comité de la santé mentale du Québec ! Ce dernier sera très généralement dirigé par des psychiatres, pour fournir des avis écrits, mais aussi à certaines périodes, pour servir de conseiller comme l’aurait fait une direction formelle de la psychiatrie à l’intérieur du ministère. Au sein du ministère plutôt divisé entre celui des affaires sociales et de la santé, la santé mentale sera plutôt considérée à l’intérieur du secteur social. Ce qui n’empêche pas le ministère des Affaires sociales d’être dirigé par exemple par les psychiatres Drs Denis Lazure et Camille Laurin.

Poursuivant sa logique organisationnelle bureaucratique intégrée de proximité, le ministère crée au début des années 70 les Centres locaux de santé communautaire (CLSC). Ces derniers demeurent en phase avec l’approche de psychiatrie de secteur et la constitution d’équipes multidisciplinaires. Cependant, le pouvoir médical est remis en question dans les CLSC comme dans les équipes psychiatriques, par des luttes interprofessionnelles. Une des particularités québécoises sera aussi la montée d’organismes communautaires émergents tant de la lecture anti-institutionnelle des années 68 qu’antipsychiatrique. Par exemple celle des psychiatres et psychanalystes tels l’Américain Thomas Szasz ou le Britannique Ronald Laing avec une vision sociale radicale de l’existence même de la maladie mentale. Ces organismes seront souvent lancés par des professionnels des institutions psychiatriques, critiques d’une seule réponse médicale. Les psychiatres garderont toutefois une présence dominante à l’intérieur de la psychanalyse (voir encadré Dr Camille Laurin). Cette période correspond à une poursuite de l’extension des équipes de psychiatrie communautaire, des départements de psychiatrie dans les hôpitaux généraux dans l’ensemble des régions du Québec, en phase avec la volonté bureaucratique de régionalisation des services sociaux et de santé. Sous le leadership Dr Camille Laurin et du Dr Arthur Amyot, au Pavillon Albert-Prévost sont lancés les fameuses quinzaines annuelles amenant tant des protagonistes de la psychanalyse que de la psychiatrie communautaire, particulièrement intégrés au phare que va représenter le 13e arrondissement à Paris (voir aussi encadré Dr Delorme). Invité à servir à la division de la santé mentale au début des années 80, le Dr Arthur Amyot oeuvrera pendant trois ans à une répartition plus équitable des ressources et à l’organisation des services psychiatriques communautaires en particulier à Montréal (Aird et al., 1987). Il fournira aussi un soutien à travers les psychiatres volants, mais aussi par l’action au ministère pour le développement des services psychiatriques en Abitibi. Les plans déposés au ministre des Affaires sociales par le Dr Amyot, prévoient également une réallocation des ressources depuis les institutions psychiatriques mieux dotées sur le plan budgétaire comme l’Institut Philippe-Pinel et l’Hôpital Louis-H. Lafontaine à Montréal. Il y aura mise en tutelle de l’Hôpital Louis-Hippolyte Lafontaine. Il y aura une forte résistance à ces réallocations budgétaires par ces institutions et les psychiatres qui demeurent dans un rôle important à côté des directions et des syndicats (Reinharz, Contandriopoulos, & Lesage, 2000). Il y avait des doutes que les coupures budgétaires dans les institutions se traduisent réellement en une réallocation équitable ailleurs.

Dans les années 80 apparaît de plus en plus clairement une série de signes d’insuffisance de déploiement des ressources nécessaires en vue de soutenir dans la communauté des personnes souffrant de trouble mental, ayant vécu ou non la désinstitutionnalisation. Les signes systémiques de l’essoufflement de la deuxième vague de désinstitutionnalisation au Québec comme dans les autres pays industrialisés (Thornicroft, & Tansella, 2003) sont les suivants :

  1. Itinérance. L’institution de l’itinérance dans les villes industrielles était en place au même moment et même avant la création des hôpitaux psychiatriques qui vont d’ailleurs accueillir à la fin du XIXe siècle les malades mentaux itinérants. À la fin des années 80, le visage de l’itinérance alors dominé par les personnes alcooliques se voit diversifié avec l’arrivée de personnes plus jeunes, des personnes avec des troubles mentaux graves n’ayant jamais été institutionnalisées.

  2. Judiciarisation. Le système judiciaire devient, en l’absence d’un déploiement suffisant des équipes communautaires, le premier répondant aux crises des personnes avec troubles mentaux graves dans la communauté. Le système carcéral devient un lieu d’hébergement des personnes parfois itinérantes ayant commis des délits mineurs.

  3. Syndrome de la porte tournante. De nouveaux patients avec trouble psychotique et n’ayant jamais connu l’institutionnalisation dans les hôpitaux psychiatriques, mais plutôt dans les départements de psychiatrie des hôpitaux généraux, peinent à se maintenir et à s’établir dans la communauté malgré la présence des équipes de psychiatrie communautaire. Ces dernières rechignent à offrir suffisamment de soins à domicile, de la réadaptation et de la réinsertion vocationnelle et sociale.

  4. Logement. Les ressources résidentielles supervisées sous le modèle dominant des familles d’accueil ou de ressources pavillonnaires, offrent certes un environnement plus normalisant, une échelle plus humaine, sécurité et confort qui contrastaient avec les hôpitaux psychiatriques de Jean-Charles Pagé. Mais elles ne rencontrent souvent pas les objectifs vocationnels, occupationnels et de logement autonome auxquels aspire la nouvelle génération de jeunes adultes psychotiques comme d’ailleurs les gens de leur génération.

C’est à l’aube de ces déficits que s’effectue la montée en activisme des ressources communautaires se posant comme alternative à une vision médicale que représenterait même l’approche de la psychiatrie communautaire essoufflée, en offrant une série de services d’intervention psychosociale et de communautés thérapeutiques prônant une approche plus respectueuse du choix de la personne. Il y a création par le ministère de la Commission du Dr Gaston Harnois pour une première politique de santé mentale au Québec qui regrouperait l’ensemble de ces visions. Ce psychiatre, associé à l’Université McGill et l’Hôpital Douglas, avait également dirigé le Comité de la santé mentale. Son rapport de 1989 propose un partenariat entre le ministère de la Santé et des Services sociaux (au niveau régional les instances des régies de la santé et des services sociaux), le secteur public des établissements et leurs équipes de psychiatrie communautaire et finalement les organismes communautaires assez étroitement liés aux CLSC où domine aussi le secteur social.

1989-2003 : apogée du secteur social et communautaire et montée de la différenciation des services psychiatriques

Les avis du Comité de la santé mentale jusqu’à la fin des années 80 ont attiré l’attention particulièrement sur la prévention, les actions chez les enfants et adolescents ainsi qu’une juste reconnaissance des facteurs sociaux. Il y est prôné une action résolument communautaire, dans une perspective également de santé publique. Cependant, comme va le déplorer le Dr Luc Blanchet (voir son encadré), qui devient associé au Comité de la santé mentale et en prendra la direction au milieu des années 90 jusqu’à son abolition en 2003, les allocations budgétaires ne suivent pas ces visions. Le Comité de la santé mentale se tourne donc vers la documentation de secteurs où un meilleur consensus peut être obtenu avec entre autres les psychiatres et le secteur social comme en témoigne le document sur les défis de la reconfiguration des services de santé mentale qui forgent le présent historique (Dorvil et al., 1997), tout en donnant pleine place aux organismes communautaires (Rodriguez, Bourgois, & Landry, 2006). Jouant un rôle croissant de conseil auprès du ministère soucieux des déficits systémiques dans les services pour les personnes avec des troubles mentaux graves au Québec – d’ailleurs comparables à ceux d’autres pays industrialisés (Thornicroft, & Tansella, 2003) – le Dr Blanchet propose un plan d’action en 1997 qui va précéder celui plus connu actuellement de 2005-2010 développé par le Dr André Delorme sur lequel nous reviendrons plus loin. Ce plan d’action est très cohérent avec le partenariat prôné par le rapport Harnois, avec le principe de services dans la communauté, le respect de la personne et le rôle prépondérant dans la réinsertion sociale des organismes communautaires en collaboration avec les services psychiatriques ancrés à l’intérieur des CLSC. Il suggérera la mise en place de requis de service dans toutes les régions avec plus de services communautaires qu’hospitaliers, un équilibre budgétaire 60 % de services communautaires et 40 % de services hospitaliers. Sans s’objecter au fait que les milieux universitaires puissent développer des cliniques spécialisées, la pratique psychiatrique générale chez les adultes comme chez les enfants devrait être étroitement associée à des organismes du milieu dans toutes les régions du Québec. Cependant, ce rapport est entièrement signé par des non-psychiatres à l’exception du Dr Blanchet. Aucun budget supplémentaire n’est accordé, sinon de poursuivre des réallocations depuis les hôpitaux psychiatriques. Réallocation aussi depuis les services spécialisés vers les services basés dans les CLSC qui, avec les organismes communautaires, couvriraient les volets de réadaptation, de réinsertion et d’intervention psychosociale, de soins à domicile. Les lits des départements de psychiatrie des hôpitaux généraux deviennent ainsi la cible de décroissance (voir l’inflexion du nombre de lits vers cette époque à la figure 4). En rétrospective comme le signalera le Dr Blanchet, il aura été impossible d’échapper à ce moment à la logique bureaucratique qui voulait que toute amélioration à l’intérieur des services de santé mentale dût se faire à l’intérieur de l’enveloppe budgétaire globale des services de santé mentale. Cette enveloppe globale va diminuer constamment de façon relative à l’ensemble du budget de la santé et des services sociaux alors que l’argent associé à la fermeture constante de lits psychiatriques ne retrouvait pas son chemin dans des investissements croissants dans les services dans la communauté. Là encore, il s’agit d’un phénomène que l’on retrouve également au Canada (Jacobs et al., 2008) et dans les pays industrialisés jusque dans les années 2000. Depuis lors, certains pays commenceront à consentir de nouveaux investissements comme en Australie et en Grande-Bretagne (Kisely & Lesage, 2014 ; Thornicroft & Tansella, 2011).

S’étant retirés de l’organisation et de la direction des équipes psychiatriques communautaires, les psychiatres des milieux universitaires participent à la montée de la différenciation et de la diversification des interventions également décrite par Thornicroft et Tansella (2003 ; voir figure 2 aussi). Ils sont soutenus par la poussée des connaissances psychiatriques. D’abord, la classification des troubles mentaux s’établit mieux avec l’arrivée du DSM-III dans le milieu des années 80 et du DSM-IV dans les années 90, contribuant à une différenciation des troubles mentaux. Ensuite les années 1990-2000 seront déclarées la décennie du cerveau : on assistera à une progression importante des connaissances en neurosciences. Également, des médicaments plus sécuritaires inondent le marché psychopharmacologique, en particulier les nouveaux antidépresseurs au début des années 90. Il y a aussi la démonstration de l’efficacité d’interventions psychothérapeutiques de type cognitivo-comportemental, d’interventions psychosociales et psychoéducatives, familiales. Voulant participer à cet avancement des connaissances et à la recherche, une organisation des services spécialisés non plus tant par secteur que par grand type de psychopathologie apparaît particulièrement dans les zones universitaires dotées de ressources plus importantes. Le Pavillon Albert-Prévost d’abord, puis l’Hôpital Louis-H. Lafontaine ensuite, s’organisent en programme-clientèles : par exemple, troubles psychotiques ; troubles anxio-dépressifs ; trouble de la personnalité ; sans compter la division existante de la pédopsychiatrie, de la gérontopsychiatrie et de la psychiatrie légale. Il faut noter également la forte montée et le leadership du Département de psychiatrie de l’Université de Montréal dans les premières cliniques de premier épisode de psychose dès les années 80 et d’une reconnaissance du rôle des familles qui avait été porté à mal par les théories psychanalytiques jusqu’au début des années 90.

Dans la Partie II, nous envisagerons les défis de la réintégration des médecins dans la gouvernance ministérielle et dévisagerons les figures importantes des cinq personnages qui y sont liées historiquement.