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La révolution keynésienne a constitué une transformation majeure, sur le plan pratique comme sur le plan théorique, dans la plupart des pays industrialisés au xxe siècle. Dans la foulée du triomphe du capitalisme libéral dans l’Angleterre victorienne, un large consensus existait, en particulier chez les économistes, sur l’efficacité et le caractère autorégulateur des marchés. On estimait que le rôle de l’État devait se limiter à l’encadrement juridique des activités économiques, quitte à assurer une aide en dernier recours aux plus démunis. Ce consensus s’effrite au début du xxe siècle. Les théoriciens anglais du nouveau libéralisme, tels que Thomas H. Green, Leonard T. Hobhouse et John A. Hobson[1], comme les institutionnalistes américains ou les partisans de l’école historique allemande, estiment que l’État doit intervenir pour corriger les maux engendrés par l’économie de marché : fluctuations de l’activité économique, chômage, inégalités de revenus inacceptables, pauvreté. Ainsi, on assiste à une transformation du cadre de pensée hérité de la période de la Révolution industrielle anglaise. La notion de libéralisme, dans ses dimensions politique, économique et sociale, subit une mutation profonde. La société se doit d’intervenir pour réduire les inégalités si elle veut préserver la liberté individuelle. Inspiré par les thèses du nouveau libéralisme, le gouvernement anglais dirigé par Asquith initie, à partir de 1908, un important programme de réformes économiques et sociales. Le « budget du peuple » proposé en avril 1909 par le chancelier de l’Échiquier et futur premier ministre, Lloyd George, pour financer un système de pension, se heurte à l’opposition de la Chambre des lords, dont les pouvoirs sont diminués après deux élections, en 1910.

Il faut toutefois attendre la crise déclenchée en 1929 pour voir se développer, à travers le monde, une remise en cause radicale et généralisée des certitudes libérales sur l’efficacité des marchés et un processus de transformations institutionnelles, économiques et politiques, auxquelles on a commencé, dès la fin des années 1930, à donner le nom de révolution keynésienne. Homme d’action autant que penseur, John Maynard Keynes, né à Cambridge en 1883, a en effet joué dans ces événements un rôle majeur. Il a lui-même prédit, dans une lettre à son ami George Bernard Shaw, en janvier 1935, que la nouvelle théorie proposée dans son livre publié en 1936, la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, « révolutionnera grandement — probablement pas tout de suite mais au cours des dix prochaines années — la façon dont le monde pense les problèmes économiques. Alors que ma nouvelle théorie aura été dûment assimilée et mêlée à la politique, aux sentiments et aux passions [...] » (JMK, 13[2], p. 492-493, traduction). Keynes avait vu juste. C’est en effet après la Seconde Guerre que la plupart des gouvernements des pays occidentaux, et les Nations Unies en 1948, proclament le principe en vertu duquel l’État a la responsabilité d’assurer le plein emploi, la stabilité économique et une juste répartition des revenus. Et qu’ils se donnent, avec la panoplie des politiques fiscales et monétaires inspirées de ce qu’on appelle désormais le keynésianisme, comme avec la nouvelle comptabilité nationale à la naissance de laquelle Keynes a contribué, les moyens de mettre en oeuvre ces politiques. L’État-providence, qu’en anglais on appelle le Welfare State, pour désigner la conjonction et l’articulation entre les politiques économiques et les politiques sociales, est né. Les « trente glorieuses » commencent.

Keynes n’est bien sûr ni l’unique auteur ni l’unique acteur de la révolution à laquelle on a donné son nom. D’autres économistes ont, avant ou en même temps et indépendamment de lui, développé des analyses semblables du chômage et des fluctuations cycliques des économies modernes et prôné des mesures du même type pour stimuler la demande effective. Qu’on pense aux économistes rattachés à l’école institutionnaliste, à ceux de l’école de Stockholm, à Kalecki et à plusieurs autres. Et, face à la crise et au chômage, les gouvernements n’ont pas attendu l’émergence de nouvelles théories pour agir.

Mais Keynes a joué un rôle majeur ; il a été le porte-parole principal de la révolution qui porte son nom. Il se considérait comme une Cassandre, un prophète de malheur chargé de convaincre ses contemporains, en particulier les décideurs, de l’urgente nécessité de procéder à des réformes radicales pour prévenir l’écroulement d’une civilisation fragile, menacée par les extrémismes de tous bords. Pour arriver à ses fins, il a usé, avec une habileté incomparable, de l’écriture, mais aussi de la parole et de l’action. Il a agi sur tous les fronts, comme économiste, financier, homme d’affaires, fonctionnaire, conseiller du gouvernement, négociateur international, protecteur des arts, enseignant, journaliste. L’économie n’était qu’un de ses domaines d’intervention, à côté de la philosophie, de l’art et de la politique. Il avait, de la société, une vision globale et intégrée, et c’est ce qui donnait leur force à ses propositions dans la domaine de la théorie et de la politique économique[3].

Nous nous intéresserons, dans les pages qui suivent, à la manière dont les idées de Keynes sont passées au Canada et au Québec. Cette question est complexe, compte tenu du fait que des idées proches de celles de Keynes peuvent venir d’autres sources et que la théorie keynésienne a pu servir de porte-étendard à divers mouvements et courants de pensée[4]. Établir une stricte distinction entre la pensée keynésienne et les transformations sociales qui se déroulent à cette époque est impossible, la diffusion des idées n’étant pas un processus indépendant de l’histoire. La présence de deux paliers de gouvernement, au Canada et au Québec, complique aussi le tableau[5]. On considère généralement que le keynésianisme s’est imposé à Ottawa dès le début de la guerre, en particulier sous l’influence de Robert Bryce, ancien étudiant de Keynes entré dans la fonction publique fédérale en 1938. Pour John Kenneth Galbraith, lée de Bryce et de deux ou trois autres anciens étudiants explique que « le Canada était peut-être le premier pays à s’engager fermement dans une politique économique keynésienne » (Galbraith, 1975, p. 137, traduction).

Au Québec, on aurait au contraire été hostile aux idées keynésiennes qui ne se seraient finalement imposées qu’avec la Révolution tranquille. Et même là, certains animateurs de cette révolution estimaient qu’ils n’avaient pas les moyens, monétaires et budgétaires, pour mener une véritable politique de gestion de la conjoncture, leur pouvoir se limitant à celui d’effectuer quelques changements structurels[6]. D’autres arguaient que la très forte ouverture de l’économie québécoise rendait inefficaces des politiques keynésiennes conçues pour un pays relativement fermé. À ces facteurs économiques, on a aussi ajouté des éléments d’ordre culturel, reliés au nationalisme québécois réfractaire à des thèses venant d’Angleterre, comme au poids de l’Église à qui il est arrivé de mettre en garde contre des idées associées au socialisme, et même à l’athéisme. Par ailleurs, la plus grande partie des intellectuels québécois de cette époque étaient plus influencés par la France, où les idées de Keynes ont aussi pris plus de temps à s’imposer que dans le monde anglo-saxon (Hall, 1989). Mais, comme nous le verrons plus loin, il y a des exceptions importantes à cette règle.

Nous commencerons notre survol en racontant l’influence qu’ont eue, sur l’implantation du keynésianisme au Canada[7], d’anciens étudiants de Keynes et d’autres intellectuels marqués par le nouveau libéralisme. Nous évoquerons aussi l’influence directe qu’a eue Keynes, en particulier à l’occasion de ses séjours au Canada. Nous nous tournerons ensuite vers l’histoire du Québec, en soulignant les résistances diverses qu’ont dû y rencontrer les partisans de l’interventionnisme, dont certains ont été initiés aux idées de Keynes à l’occasion de leurs études aux États-Unis, d’autres en Angleterre et en France, dans les années 1940 et 1950[8]. Nous terminerons ce parcours par une évocation de la Révolution tranquille.

Keynes au Canada

Les étudiants de Keynes

Parmi les nombreuses activités de Keynes, l’enseignement occupait relativement peu de place. À partir de la fin de la Première Guerre, il a réduit sa tâche à une série annuelle de sept ou huit cours d’une heure, donnés la plupart du temps à l’automne, le lundi matin. Le plus souvent, il enseignait à partir des épreuves de ses livres. Il réunissait aussi, dans son Club d’économie politique, le lundi soir, ses meilleurs étudiants, auxquels se joignaient des collègues et des invités étrangers. Ces rencontres étaient très importantes, puisque c’était le laboratoire dans lequel ses théories étaient non seulement testées sur ses étudiants et ses collègues, mais même transformées et élaborées à la suite des critiques qu’il recevait.

Étudiant à l’Université de Toronto, A. F. W. Plumptre se rend à Cambridge pour poursuivre ses études en octobre 1928. Keynes est son superviseur. Il suit ses cours et participe à son club, de sorte qu’il se trouve aux premières loges à l’étape finale de l’élaboration du Treatise on Money[9]. De retour à Toronto après un séjour de deux ans à Cambridge, en 1930, il se fait l’avocat enthousiaste du livre de Keynes, paru la même année, dont il a rapporté plusieurs exemplaires et se sert comme manuel. Il transmet cette admiration à un de ses élèves de l’Université de Toronto, Lorie Tarshis. Tarshis et l’un de ses compagnons d’études, Robert Bryce, décident à leur tour de se déplacer à Cambridge, où ils suivent les cours de Keynes et participent à son club de 1932 à 1935. Ils sont donc les témoins, et en partie même les acteurs, de l’élaboration de la Théorie générale[10]. Tarshis rappelle comment Keynes a annoncé solennellement, le 10 octobre 1932, que le nouveau titre de son cours était « Théorie monétaire de la production » et que ce changement était significatif : « En un sens, c’était la sonnerie de clairon annonçant l’ouverture de la révolution keynésienne » (Tarshis, 1996, p. 55, traduction). Après son départ de Cambridge, en 1936, Lorie Tarshis a mené une carrière universitaire, d’abord aux États-Unis, puis, à partir de 1970, à Toronto, où il a été rappelé par Plumptre[11]. Il a publié en 1947 The Elements of Economics, qu’on peut considérer comme le premier manuel keynésien. Une cabale politique entreprise contre ce livre, taxé par certains de communiste, a fait en sorte que c’est l’Economics de Samuelson, publié l’année suivante, qui s’est en fin de compte imposé comme le manuel keynésien[12].

À son arrivée à Cambridge, Bryce constate que Keynes avait rejeté la théorie orthodoxe à laquelle il adhérait avant 1930, et qui était désormais en contradiction avec ses propositions de politique économique. Il cherchait à en construire une autre, ce qui fut un processus difficile baignant dans la confusion. À sa troisième année à Cambridge, Bryce fut envoyé comme espion à la London School of Economics, où officiaient Lionel Robbins et Friedrich Hayek, les adversaires de Keynes. Pour le séminaire de Hayek, il rédigea un exposé lumineux de la théorie que Keynes n’avait pas encore écrite dans sa forme finale, et il le présenta pendant quatre semaines consécutives. Après avoir obtenu un diplôme de premier cycle à Cambridge, Bryce s’est rendu à Cambridge, Massachusetts, grâce à une bourse d’études, et s’y est comporté en missionnaire keynésien, en dépit du fait que son tuteur, Joseph Schumpeter, ne portait pas précisément Keynes dans son coeur. Il organise avec Paul Sweezy, hayékien devenu marxiste, un séminaire sur Keynes : « Durant le première année, j’avais l’impression d’être le seul expert des travaux de Keynes sur place » (Bryce, 1996, p. 45, traduction).

Après son séjour à Harvard, Bryce se rend à Montréal, où il travaille pour la compagnie d’assurances Sun Life, avant de se joindre, en octobre 1938, au département des finances du Canada, comme assistant du sous-ministre, W. Clifford Clark, qu’il convertira au keynésianisme avant de parvenir au même résultat avec le ministre Dunning. En 1954, il est nommé greffier du Conseil privé et secrétaire du cabinet, le poste le plus élevé de la fonction publique. En 1963, il devient sous-ministre des Finances avant d’occuper, en 1971, la fonction de directeur exécutif du Fonds monétaire international. Pendant les années 1940 et 1950, Bryce est le plus influent parmi un groupe d’une vingtaine de fonctionnaires, plusieurs d’entre eux politiquement à gauche, qui jouent un rôle majeur dans l’édification de l’État-providence canadien. À travers une politique centralisatrice d’inspiration keynésienne, le gouvernement fédéral doit permettre d’assurer l’unité et l’indépendance nationales du Canada.

La révolution keynésienne au Canada

L’arrivée des idées de Keynes au Canada, si elle se matérialise à la fin des années 1930, trouve néanmoins ses racines dans les travaux d’intellectuels canadiens du premier quart du xxe siècle (Ferguson, 1993). Il se trouve que c’est dans cette période que va s’articuler le lien entre les enjeux sociaux de l’industrialisation, le renouveau du libéralisme et l’intervention de l’État dans l’économie. Avec Adam Shortt[13] débute une véritable école de pensée interventionniste au Canada. Ainsi, O. D. Skelton[14], W. Clifford Clark et W. A. Mackintosh, qui ont été des étudiants de Shortt, poursuivent leurs études à Harvard et reviennent enseigner à Queen’s avant d’aller à Ottawa retrouver un autre groupe, celui de Toronto avec Plumptre, Bryce et Rasminsky[15], pour former l’avant-garde du keynésianisme au Canada. Clark, qui n’est pas d’abord keynésien, occupe un poste-clé comme sous-ministre des Finances de 1932 à 1952. Il rencontrera Keynes à plusieurs reprises, dans le cadre de négociations, en 1944 et 1945.

Dans le cas des étudiants de Toronto, le lien avec Keynes est direct, comme nous l’avons vu, et date d’avant la parution en 1936 de la Théorie générale. Dans le cas de Queen’s, c’est à travers la lecture des travaux de l’école institutionnaliste américaine, Thorstein Veblen et Wesley Clair Mitchell principalement, des penseurs du nouveau libéralisme, Hobson et Green, et du philosophe pragmatiste John Dewey, proche des deux premiers groupes, que les économistes canadiens seront amenés à développer des idées analogues à celles de Keynes. Cela est d’autant moins surprenant que Keynes a lui-même été influencé tant par l’institutionnalisme que par le nouveau libéralisme. Il y a bien sûr des influences croisées dans cette histoire. Les idées de Keynes, qui a séjourné aux États-Unis en 1931, ont certainement influencé, depuis les années 1920, celles des institutionnalistes américains. Quoi qu’il en soit, ce sont principalement des économistes du courant institutionnaliste qui conseillent le gouvernement Roosevelt dans la mise en place du New Deal aux États-Unis, à partir de 1933. Pour les défenseurs de l’interventionnisme au Canada, la question n’est pas seulement universitaire, elle est aussi politique dans la mesure où l’État-providence a pour but de sauvegarder la liberté des citoyens face à l’instabilité sociale que crée le capitalisme moderne (Ferguson, 1993, p. 213). Sur un flanc plus radical, le pasteur J. S. Woodsworth, fondateur en 1932 et premier chef de la Co-operative Commonwealth Federation, ancêtre du Nouveau parti démocratique, se réfère souvent à Keynes, dès les années 1920, dans sa campagne en faveur de réformes économiques et de justice sociale[16].

En 1933, le gouvernement conservateur de Richard Bennett met sur pied une commission royale d’enquête sur la banque et la monnaie, dont le rapport proposera la création d’une banque centrale, élément essentiel pour la mise en oeuvre d’une politique monétaire[17]. Outre Mackintosh et Clark, deux autres économistes de Queen’s, C. A. Curtis et Frank Knox, s’étaient déjà faits les promoteurs de cette idée. Plumptre, alors enseignant à l’Université de Toronto, est le secrétaire adjoint de cette commission dont le président est le juge britannique Hugo Macmillan, celui-là même qui avait dirigé, en 1930 et 1931, la célèbre commission sur la finance et l’industrie dont Keynes avait été l’un des membres les plus influents. Il est donc probable qu’une influence directe de Keynes s’est exercée par ce canal. Un banquier québécois, Beaudry Leman[18], siégeait à ce comité et signa un rapport minoritaire, refusant cette centralisation financière qui accorderait des pouvoirs accrus au gouvernement central.

En janvier 1935, à l’approche d’élections qu’il perdra, le premier ministre Bennett, jusque-là partisan résolu du laisser-faire, annonce un train de réformes qu’on appellera « New Deal[19] » : assurance-chômage, protection contre la maladie et les accidents, réglementation des conditions de travail, révision des pensions de vieillesse, système d’impôt plus progressif. La majeure partie de ces lois seront déclarées inconstitutionnelles par le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, en janvier 1937. Redevenu premier ministre en 1935, après avoir dirigé le pays de 1921 à 1930, Mackenzie King et son ministre des Finances Charles Dunning, qui avait occupé les mêmes fonctions en 1929 et 1930, mènent une politique économique orthodoxe : non-intervention et réduction des déficits, en dépit de la récession qui affecte le pays à partir de 1937. Par contre, MacKenzie King nomme comme ministre du Travail un professeur d’histoire de Queen’s, Norman Rogers, dont les convictions sont très différentes de celles de Dunning. Rogers met sur pied, en avril 1936, une commission nationale de l’emploi, chargée d’examiner la question de l’aide aux chômeurs, mais aussi de créer des programmes d’emploi et de travaux publics. En avril 1938, la commission dépose un rapport influencé par la Théorie générale de Keynes que W. A. Mackintosh, l’un de ses membres, venait de lire. On y recommandait d’utiliser les dépenses publiques pour stabiliser l’économie, en se servant de l’investissement comme volant, tout en reconnaissant que l’ouverture de l’économie canadienne posait des limites à ces politiques. Ce rapport provoqua une vive tension au cabinet, opposant en particulier Rogers à Dunning, partisan de l’équilibre budgétaire. Le budget de 1938 demeura conservateur, avant que le vent ne tourne en avril 1939, avec la présentation de ce que Bryce, qui avait contribué à sa préparation, qualifie de « l’un des premiers budgets clairement keynésien dans quelque pays que ce soit » (Bryce, 1986, p. 232). Dunning déclare alors que des dépenses financées par le déficit sont nécessaires pour sortir l’économie de la dépression. C’est seulement en avril 1941 qu’un premier budget keynésien, à la préparation duquel Keynes avait lui-même contribué, fut présenté en Angleterre.

La mise en place de l’assurance-chômage, en 1940, confirme ce tournant, qui va de pair avec la centralisation des pouvoirs économiques au niveau du gouvernement fédéral, prônée par le rapport de la Commission royale Rowell-Sirois chargée en 1937 d’étudier les rapports entre le gouvernement fédéral et les provinces. Ce rapport, publié en 1940, recommande que l’imposition des revenus comme la gestion des programmes sociaux soient dévolues au gouvernement central. L’argumentation est plus ouvertement keynésienne que celle du rapport de la Commission nationale de l’emploi en 1938. On y affirme que les problèmes du chômage et des fluctuations ne peuvent être résolus que par un pouvoir centralisé. Bien entendu, la guerre constituera une autre raison majeure poussant à la concentration des pouvoirs à Ottawa. Dans un texte publié en 1940, Plumptre propose l’application au Canada des mesures de financement de l’effort de guerre prônées par Keynes dans How to Pay for the War ?

Une autre étape importante dans ce processus est la publication, en 1943, du rapport Marsh. Leonard Marsh est né en Angleterre où il a étudié sous la direction de William Beveridge à la London School of Economics. Émigré au Canada en 1930, il fut engagé au Département de sociologie de l’Université McGill et devint directeur du McGill Social Science Research Project, auteur de nombreux travaux sur le chômage et la pauvreté. Le conseil des gouverneurs de McGill, dominé par des hommes d’affaires hostiles aux idées de Marsh et à son centre de recherche, obtint son expulsion par le biais d’un nouveau règlement exigeant un doctorat pour être professeur. Marsh est alors nommé directeur de recherche d’une commission sur la reconstruction de l’après-guerre, présidée, ironie du sort, par le principal de McGill, Cyril James[20]. On donna son nom à ce rapport dont le titre est « Rapport sur la sécurité sociale au Canada ». Le rapport Marsh reprend, en les radicalisant, les recommandations du célèbre rapport de son professeur, Beveridge, publié en 1942 et qui jette les bases de l’État-providence en Angleterre. Keynes est étroitement associé à Beveridge à toutes les étapes de son travail. Pour Keynes, pour Beveridge et pour Marsh, un système intégré de sécurité sociale, remplaçant les mesures dispersées et ciblées d’assistance sociale, est non seulement une responsabilité morale des pouvoirs publics qui doivent protéger les citoyens contre les risques sociaux mais un moyen de soutenir la demande effective et donc de contribuer à la réalisation du plein emploi. C’est précisément cette articulation entre la politique économique et la politique sociale qui distingue l’État-providence associé au nom de Keynes de celui que, par exemple, Bismarck a mis en place en Allemagne à la fin du xixe siècle[21]. Mackenzie King et son gouvernement, comme du reste plusieurs gouvernements provinciaux, réagissent négativement à ce rapport. Mais plusieurs de ses recommandations finiront par s’imposer.

À partir de 1943, les fonctionnaires séduits par les idées de Keynes se retrouvent dans un comité économique consultatif dont la mission est d’étudier les problèmes sociaux en temps de paix et les réformes constitutionnelles qui seront nécessaires pour assurer l’efficacité des politiques économiques décidées par le gouvernement fédéral. Mackintosh, Skelton, Rasminsky, Deutsch et Bryce siègent au comité. À la suite de leurs premiers travaux, ils se rendent compte qu’il est nécessaire d’assurer une coordination entre les politiques économiques et les programmes sociaux de l’État-providence. Les réformes envisagées par le groupe seront exposées par le premier ministre Mackenzie King lors du discours du trône de 1944. Pour Mackintosh, il s’agissait « de voir jusqu’où les idées keynésiennes pouvaient être présentées à la population comme relevant du bon sens » (Granatstein, 1982, p. 166). En avril 1945 est publié un livre blanc sur l’emploi et les revenus, dont Bryce est l’un des auteurs, et qui déterminera la politique fédérale pour les années à venir. Il y est écrit que l’un des objectifs principaux de la politique canadienne « est d’assurer un niveau élevé et stable de l’emploi et du revenu et, par ce moyen, d’élever les niveaux de vie » (cité in Beaud et Dostaler, 1993, p. 75). Le document affirme qu’il faut être prêt à maintenir des déficits et à accroître la dette publique en période de chômage élevé, tout en maintenant cette dette à un niveau raisonnable. À l’occasion de conférences fédérales-provinciales pour la reconstruction tenues en 1944 et 1945, le Québec et l’Ontario s’opposent à cette mise en place d’un État-providence qui leur arrache plusieurs pouvoirs[22].

Les passages de Keynes

Keynes s’est toujours intéressé au Canada, l’un des pays les plus importants du Commonwealth, créé en 1931 pour regrouper les anciennes colonies britanniques. Les références au Canada sont nombreuses dans les Collected Writings. Keynes a rencontré à de multiples reprises des hauts fonctionnaires, politiciens et économistes canadiens et participé, parfois en tant que principal responsable, à des rencontres entre délégations britanniques et canadiennes, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale. Au mois d’août 1942, l’Angleterre invite le Canada à envoyer une délégation pour discuter de la réforme du système monétaire international à Londres entre le 23 octobre et le 9 novembre. Plusieurs fonctionnaires d’obédience keynésienne sont impliqués dans la préparation de la conférence, en particulier Clark, Mackintosh, Towers et Rasminsky. Lors de la rencontre qui réunit des délégations de toutes les parties de l’Empire britannique, ce sont Keynes et Rasminsky qui vont tenir le haut du pavé. Par la suite, le Canada ira même, à la suggestion de Plumptre, jusqu’à proposer son propre plan pour construire un système monétaire international. Le plan rédigé par Mackintosh, Bryce et Rasminsky, que Keynes baptise « off white » (blanc cassé), ne fut pas adopté mais il contribua néanmoins à la formulation d’un compromis entre les plans anglais et américain qui s’affrontaient alors (Granatstein, 1982, p. 140-152).

Après la conférence de Bretton Woods, Keynes séjourne près d’un mois au Canada pour discuter d’une aide financière canadienne à son ancienne mère patrie. Il arrive le 27 juillet 1944 à Ottawa, en compagnie de Wilfrid Eady, deuxième secrétaire adjoint au Trésor. Il retourne à Ottawa entre le 28 novembre et le 12 décembre, à titre de représentant du chancelier de l’Échiquier[23], après avoir discuté aux États-Unis, en octobre et novembre, de politiques commerciales et des conditions de remboursement du prêt-bail consenti pour appuyer l’effort de guerre britannique. Il avait fait un bref arrêt à Montréal avant de se rendre à Washington au début d’octobre. Il passe de nouveau une semaine à Ottawa, au début de septembre 1945, pour discuter de coopération financière et commerciale, avant de diriger des négociations très difficiles avec les États-Unis sur les conditions de remboursement du prêt-bail et l’aide financière américaine. Pendant toutes ces rencontres, le sous-ministre Clark, patron de Robert Bryce, est l’un de ses principaux interlocuteurs et alliés : « Il n’y a pas de doute dans mon esprit qu’Ilsley et Howe, et aussi le Dr Clark, ont l’intention de faire le maximum pour répondre totalement à nos besoins, par tous les moyens » (lettre de Keynes à John Anderson, 30 novembre 1944, in JMK, 24, p. 185, traduction)[24].

Fidèle à sa réputation de se prononcer avec assurance sur toutes les questions après un examen, même très sommaire, de la situation, Keynes s’est livré à une analyse de la vie politique québécoise, à l’occasion de sa première visite, qui voit l’Union nationale de Maurice Duplessis ravir le pouvoir aux libéraux d’Adélard Godbout, à la suite des élections du 8 août 1944[25]. Keynes écrit au chancelier de l’Échiquier John Anderson, le 10 août, que les élections, auxquelles les femmes ont participé pour la première fois, portaient sur deux enjeux : les relations fédérales-provinciales et la participation à la guerre. « Ils ont toujours ici à leur porte, en vérité, une super-question irlandaise » (JMK, 24, p. 104, traduction). Il décrit l’Union nationale comme « le parti français anti-guerre réactionnaire du Québec » (ibid., p. 105, traduction). Il confond parfois les partis fédéraux et provinciaux[26]. Il présente le Crédit social, qui avait remporté la victoire en Alberta, comme un parti de gauche[27]. Comme beaucoup d’intellectuels de son époque, Keynes, objecteur de conscience pendant la Première Guerre[28], fustigera ceux qui refusent, pendant la Seconde Guerre, de se battre pour l’Angleterre.

Keynes au Québec

Des années 1930 à l’après-guerre : une entrée sur la pointe des pieds...

Les idées keynésiennes vont mettre beaucoup plus de temps à s’implanter à Québec qu’à Ottawa. Premier ministre libéral de 1920 à 1936, Alexandre Taschereau est à la fois opposé à la centralisation fédérale comme à toute remise en cause du libéralisme traditionnel. C’est ainsi qu’il refuse de faire adhérer la province au programme de pensions de vieillesse mis sur pied par le gouvernement fédéral en 1927, avant de s’y résigner en 1936. Il s’oppose, d’ailleurs avec succès, au New Deal de Bennett.

Fondateur de l’Union nationale[29], Maurice Duplessis prend le pouvoir en 1936[30]. Il poursuit la politique à la fois nationaliste et libérale de son prédécesseur. Le développement économique de la province, en particulier l’exploitation de ses ressources naturelles, est confié en grande partie à l’investissement étranger. S’appuyant sur l’Église, le gouvernement Duplessis mène une virulente campagne anticommuniste, symbolisée par la Loi du cadenas[31] de 1937, et fait la vie dure aux syndicats. Quelques mesures sociales, telles que la Loi des salaires raisonnables ou l’aide aux mères nécessiteuses, sont consenties. Une politique de travaux publics est mise en oeuvre. Conseiller économique de Duplessis, le professeur des HEC Esdras Minville avait refusé un poste dans le cabinet. Il conseille au premier ministre d’adopter des budgets déficitaires pour relancer l’économie, compte tenu de la conjoncture dépressive. Le milieu des affaires accusera Duplessis d’avoir endetté la province, ce qui contribuera à sa défaite électorale de 1939.

De nouveau premier ministre à partir de 1939, le chef libéral Adélard Godbout lance résolument la province sur la voie de l’État-providence et de la révolution keynésienne[32]. Le gouvernement accepte la création d’un régime fédéral d’assurance-chômage[33]. Il crée un conseil d’orientation économique et une commission d’étude sur l’assurance-santé. Il amende la Loi de l’assistance publique pour en élargir l’application jusque-là restreinte aux indigents. Il fait adopter un code du travail qui reconnaît les syndicats et encadre la négociation collective. Il nationalise partiellement l’industrie électrique en créant l’Hydro-Québec. Il accorde le droit de vote aux femmes et rend l’éducation obligatoire jusqu’à quatorze ans.

La crise de la conscription, qui mène à la création du Bloc populaire en 1942, et la campagne de Duplessis contre l’empiètement d’Ottawa sur les droits du Québec provoquent la défaite de Godbout en 1944 et le retour au pouvoir de l’Union nationale, qui y restera jusqu’en 1960[34]. Le tournant réformiste emprunté par Godbout prend brusquement fin, et le Québec s’apprête à traverser ce que certains ont appelé la « grande noirceur[35] ». Parmi les bêtes noires du régime, il y a désormais, en plus des socialistes, des syndicalistes et des communistes, les keynésiens. Le keynésianisme est présenté comme une doctrine étrangère, socialiste, athée et immorale. La bourgeoisie anglaise du Québec et les journaux anglophones, comme leurs vis-à-vis francophones, Le Jour et L’Ordre, partagent cette idéologie conservatrice.

La première intrusion des écrits de Keynes dans le milieu intellectuel du Québec francophone se produit en 1939 sous la forme d’une recension du dernier livre du célèbre économiste anglais dans la revue L’Actualité économique, dirigée à l’époque par François-Albert Angers. Le commentateur de l’ouvrage, F. V.[36], note la difficulté de lecture que présente l’ouvrage, le qualifiant d’oeuvre « touffue » et « obscure ». En 1944, la même revue publie un compte rendu de R. Picard, professeur à l’Université de Paris et à la New School for Social Research, sur la conférence de Bretton-Woods qui allait poser les bases du système monétaire international de l’après-guerre. À cette conférence, il s’agit de concilier les approches anglaise et américaine du système monétaire international, inspirées respectivement par Keynes et White. L’auteur reprend les mots du discours de clôture pour souligner que « de nos jours, la seule forme de l’intérêt national bien entendu, c’est l’accord international » (Morgenthau, cité in Picard, 1944, p. 431). Pour Picard, au delà des considérations techniques soulevées par le débat entre les approches anglaise et américaine, les institutions monétaires internationales doivent promouvoir la paix et la prospérité.

En matière économique, il convient de retenir que la prospérité et l’activité ne sont pas des quantités fixes, des masses une fois données, dont le partage implique que tout ce qu’un pays gagne est autant de perdu pour les autres. En réalité, l’enrichissement de l’un est la meilleure chance pour l’enrichissement des autres [...] Si la prospérité est illimitée, elle est aussi indivisible, selon l’expression de M. Morgenthau ; la pauvreté, où qu’elle apparaisse, constitue comme la guerre une menace générale.

Picard, 1944, p. 430

Cet état d’esprit, imprégné de la pensée de Keynes, qui défend la coordination de l’activité et la stimulation de la croissance économique grâce à l’action des pouvoirs publics, ne va pas pénétrer la vie intellectuelle du Québec sans que cela ne donne lieu à de multiples débats et controverses alors même qu’en décembre 1947, la revue jésuite Relations publie un extrait d’un journal catholique anglais qui exhorte les « catholiques cultivés » à étudier l’économie pour « qu’émergent les futurs Keynes et les futurs Beveridge ».

... dans un climat délétère

La théorie keynésienne ne sera pas discutée au Québec avant le milieu des années 1950, à l’occasion de la parution du livre de Maurice Lamontagne (1954) dans lequel les idées de Keynes servent entre autres de justification au contrôle de la politique monétaire et fiscale par le gouvernement fédéral ; nous y reviendrons plus loin. Pour comprendre l’émoi que va créer ce livre lors de sa sortie, il faut rappeler l’atmosphère qui règne au début des années 1950 dans le milieu intellectuel de la province.

François-Albert Angers, professeur aux Hautes études commerciales (HEC), est un opposant à la théorie keynésienne. Il résume sa pensée sur le sujet à l’occasion d’une recension d’un livre de G. Haberler, Prospérité et dépression, publié par la Société des Nations, sur les causes des fluctuations de l’activité économique.

Tous ceux qui doutent de l’importance de l’analyse conceptuelle en économie politique et qui préfèrent remplacer les expressions définies en profondeur par des symboles pourront être édifiés sur les confusions et les pertes de temps qui en peuvent résulter. La théorie de Keynes nous fournit en somme l’exemple parfait d’un immense effort de pensée, qui s’est voulu révolutionnaire, qui s’est facilement proclamé tel et qui, faute d’une analyse suffisamment poussée de ses concepts et de ses postulats, ne spas aperçu qu’il ne faisait que redire en une autre langue ce que les classiques avaient déjà proclamé en langage « littéraire » ou ce que l’on peut déduire facilement de leurs systèmes à condition d’en modifier les postulats.

Angers, 1952, p. 180

Le texte d’Angers résume parfaitement le degré « d’étrangeté » que présente la théorie keynésienne pour des intellectuels catholiques formés dans le contexte de l’entre-deux-guerres. La pensée keynésienne représente, pour Angers, une défense du libéralisme, du productivisme (symbolisé par le développement de l’industrie et de l’urbanisation) et du positivisme sur le plan méthodologique[37]. La théorie keynésienne est surtout un simple jeu logique mais qui peut devenir dangereux pour la société québécoise dès lors qu’il est au service d’ambitions politiques.

Dans l’économie, à un moment de l’histoire économique qui appelait de toute urgence l’application de la doctrine sociale de l’Église (les années 1930 à 1940), est arrivée la pensée keynésienne qui a tout submergé. Minville n’y voyait pas grand-chose de bon, et moi non plus. [...] Dans cette perspective, la révolution keynésienne nous paraissait comme une tentative quasi désespérée, compte tenu de l’état d’esprit des années trente, de sauver les intérêts du capitalisme libéral.

propos d’Angers rapportés par Léger, 1999, p. 24-25

Pour l’économiste des HEC, le keynésianisme a sauvé le libéralisme économique en limitant l’action de l’État au domaine de la macroéconomie, tout en laissant libre cours à l’esprit d’entreprise des hommes d’affaires. À la suite de la faillite du laisser-faire entre les deux guerres mondiales, le keynésianisme représente un danger car il vient s’opposer à la doctrine sociale de l’Église catholique qui prône le corporatisme comme forme d’organisation des rapports sociaux et économiques. En 1953, un représentant de l’Église catholique, ancien membre du Parti communiste, M. Clément, publie le contenu de la position de l’Église en matière économique. Le « Cours élémentaire d’économie sociale », qui constitue un résumé d’un ouvrage du même auteur intitulé L’économie sociale selon le pape Pie XII, présente « les bases d’une organisation sociale conforme à l’ordre immuable des choses que Dieu a manifesté par le droit naturel et la révélation, double manifestation dont se réclame Léon XIII dans la première grande encyclique sociale, Rerum Novarum, publiée le 15 mai 1891 » (Clément, 1953, p. 1). En science économique, l’auteur souligne l’opposition entre l’école positiviste, qui distingue l’étude du comment et du pourquoi des phénomènes économiques, et l’école catholique, qui insiste pour que l’économie sociale ne puisse exclure de son champ d’analyse les questions religieuses, éthiques et politiques, arguant l’existence d’un lien indissoluble entre la morale et l’action. Le « cours élémentaire d’économie sociale » se termine par une critique de « la théorie artificielle du plein-emploi » dont Keynes est l’auteur. Sur la base de sources secondaires, M. Clément s’oppose à une analyse « artificielle » du chômage, rappelant que l’Église catholique avait déjà expliqué les « véritables » causes du chômage :

C’est « dans l’absence ou le déclin de cet esprit (de justice, d’amour et de paix) qu’il faut voir une des principales causes des maux dont souffrent, dans la société moderne, des millions d’hommes, toute l’immense multitude des malheureux, que le chômage affame ou menace d’affamer. »

Clément, 1953, p. 60, citant Pie XII, Actes pontificaux, no 32, 3 juin 1950

Les représentants de l’Église catholique sont donc hostiles à l’étude du keynésianisme dans la province[38]. L’Église catholique oppose au keynésianisme la doctrine corporatiste[39], dont l’objectif « consiste à ordonner l’économie à l’homme. Elle reste un moyen terme entre l’économie libérale et l’économie planifiée ou dirigée » (Bouvier, 1955, p. 2). En France, François Perroux était avant la guerre un adepte de cette doctrine[40], qui ne constituait toutefois qu’un élément dans une vision du monde complexe et originale, puisant à plusieurs sources[41]. Il publie au Québec, en 1950, un article sur le keynésianisme, dédié au père Georges-Henri Lévesque, alors figure centrale des sciences sociales à l’Université Laval[42], dans lequel il présente les grandes idées de la révolution keynésienne tout en les critiquant.

« Que les temps sont changés ! » Notre admiration pour J. M. Keynes n’en peut être atteinte, ni notre reconnaissance pour les services qu’il nous a rendus. Mais nous savons maintenant qu’il fut plus grand par son intuition que par ses analyses — par son inquiétude, que par l’aristocratique détachement et la désinvolture souriante qui l’ont contenue et bornée.

Perroux, 1950, p. 47 ; italiques dans l’original

Pour Perroux, la théorie keynésienne devient un cas très spécial et historiquement daté d’une étude de la dynamique des économies modernes qui se veut plus ambitieuse. Perroux trouve, dans les écrits de Keynes, une analyse insuffisante du pouvoir des syndicats et des entrepreneurs, des mécanismes de décisions de l’État et des contraintes internationales (ibid., p. 47). Après la guerre, plusieurs diplômés des HEC poursuivent des études en France auprès de lui. Ainsi, Roland Parenteau, Bernard Bonin, Pierre Harvey, Jacques Parizeau et André Raynauld[43] deviendront des « perrouviens », surnom attribué aux étudiants qui ont suivi les cours de l’économiste français. C’est à travers Perroux que plusieurs d’entre eux seront initiés aux idées de Keynes. Parizeau décidera de poursuivre ses études à la London School of Economics, à partir de 1953, sous la direction de James Meade, disciple de la première heure de Keynes, pionnier de la comptabilité nationale et théoricien d’une politique économique mêlant libéralisme et interventionnisme. Devenu l’assistant de Meade, Parizeau soutient avec succès, en 1955, une thèse de doctorat sur les termes de l’échange au Canada.

À côté de l’Université de Montréal et de l’École des HEC, le père Lévesque, de l’ordre des Dominicains, dirige l’École des sciences sociales à l’Université Laval dont les orientations tant méthodologiques que politiques et culturelles sont tout à fait différentes des deux autres. Au contraire de sa position géographique, l’Université Laval va être beaucoup plus proche d’Ottawa que ne le sont les deux autres universités. Le père Lévesque prend la direction de l’école en 1938 et y enseigne un cours de philosophie économique. Tout comme à l’Université de Montréal, on y présente la doctrine sociale de l’Église catholique, mais sous la forme du coopératisme. Cependant, c’est surtout à partir de 1943, lorsque l’école prend la forme d’une faculté avec un département d’économique autonome, que le message keynésien va être utilisé pour analyser la situation sociale du Canada français. Albert Faucher, qui enseigne à l’Université Laval à partir de 1945 après avoir étudié à l’Université de Toronto, se souvient que la faculté accueillait « la lune de miel des néophytes keynésiens » (cité dans Fournier, 1986, p. 152). Le noyau du corps professoral de la faculté fait ses études aux États-Unis ou dans les universités canadiennes anglophones. C’est ainsi que Maurice Lamontagne et Maurice Tremblay étudient à Harvard, Jean-Charles Falardeau à Chicago, André Marier à McGill, Roger Marier à Washington. La faculté des sciences sociales, dans ses différents domaines, va constituer le centre de la contestation intellectuelle du gouvernement Duplessis. L’analyse d’un grand nombre de ces professeurs formés hors du Québec revient à souligner que la politique de la province dirigée par l’Union nationale laisse la population francophone et sa culture sans défense face aux réalités de l’américanisation du Québec alors qu’il devient une province urbanisée et industrialisée : « De fait, le processus fondamental de notre société dont traitent directement ou indirectement les études de ce volume et dont l’industrialisation ne fut en définitive qu’une des manifestations est celui de l’américanisation. Pas plus que le Canada tout entier, nous ne pouvions échapper à la pénétration multiforme de notre milieu par les institutions et les modes de vie et de pensée de la civilisation américaine » (Falardeau, 1953, p. 251).

En somme, pour ceux qui entourent le père Lévesque, la position politique et sociale du Québec se résume à une alternative entre le corporatisme traditionnel, nationaliste et catholique, et un nouveau nationalisme canadien qui a intégré la spécificité culturelle des francophones : « Nous avons même été trop peu conscients du fait que notre crise de croissance politique en tant que groupe ethnique a de beaucoup devancé mutatis mutandis celle du Canada en tant que nation. Il est regrettable que nous ayons si longtemps persisté à parler des “Anglais” alors qu’il en restait si peu en ce pays. Nous avons porté trop peu d’attention à l’avènement d’un sobre nationalisme canadien qui nous doit beaucoup » (ibid., p. 257).

La question économique du Québec se transforme dans les termes des universitaires de Laval, passant d’une association entre corporatisme économique et indépendance politique à celle entre keynésianisme et nationalisme canadien[44]. Falardeau conclut l’ouvrage par une interrogation qui rétrospectivement apparaît comme un condensé de la problématique de la Révolution tranquille : « Comment concilier le souci d’une certaine prospérité temporelle collective avec les exigences spirituelles de la culture et du christianisme dont nous nous réclamons ? Comment atteindre un contrôle efficace de l’économie de notre partie de continent en face des impératifs du capitalisme moderne ? Chaque individu peut trouver facilement ses propres réponses. Mais que fera la collectivité ? » (ibid., p. 257).

L’opposition entre l’Université de Montréal, associée aux HEC, et la faculté des sciences sociales de l’Université Laval va se développer au sortir de la Seconde Guerre mondiale et au début des années 1950. Une des critiques les plus virulentes de l’Université Laval est avancée par Angers à l’occasion de la publication en 1951 du rapport de la Commission royale, dirigée par V. Massey et le père Lévesque, sur les lettres, les arts et les sciences au Canada.

Aujourd’hui le père Lévesque, c’est l’homme qui a développé à Québec une faculté des sciences sociales qui n’est pas sans mérite, mais qui se fait une gloire, au nom d’une prétendue objectivité, de refuser systématiquement de considérer les problèmes sociologiques de chez nous à partir de la donnée canadienne-française, pourtant fort objective. Une faculté qui ne voit d’objectivité que dans un canadianisme centralisateur et socialisant et qui n’a cessé, toutes les fois que ses membres les plus influents en ont eu l’occasion, de mousser des solutions centralisatrices, notamment à nos problèmes sociaux. Une faculté qui tend à former actuellement toute une jeunesse à un esprit d’apostasie nationale.

Angers, 1951, p. 206

Ce texte publié dans la revue L’Action nationale va profiter d’une publicité sans précédent. À l’hiver 1952, il est reproduit sans l’accord de la revue et distribué gratuitement dans la province, sauf dans les communautés dominicaines. C’est Daniel Johnson, futur premier ministre du Québec, qui aurait été à l’origine de cette initiative (Lévesque, 1986, p. 279-280). Comme le décrit Warren (2003, p. 242-263), l’opposition entre les deux villes est aussi une opposition entre deux courants de pensée au sein de l’Église catholique (dominicains et jésuites) ainsi qu’une opposition politique entre les nationalistes québécois et les nationalistes canadiens.

Le keynésianisme sort du placard

La théorie keynésienne apparaît sur le devant de la scène intellectuelle québécoise grâce à un économiste de l’Université Laval. Sur les conseils du père Lévesque, Maurice Lamontagne[45] a étudié les sciences économiques à Harvard entre 1941 et 1943. Durant son séjour dans la prestigieuse université, il est surtout influencé par les cours d’Alvin Hansen, promoteur aux États-Unis d’un keynésianisme mécanique, parfois qualifié d’« hydraulique », présenté sous forme de modèles mathématiques[46]. Mais il est aussi marqué par la culture historique et l’envergure des cours de Joseph Schumpeter. Au retour de son séjour à Harvard, Lamontagne enseigne les cours de théorie économique et de politique fiscale. Il se rappelle que le gouvernement Duplessis payait des étudiants pour l’espionner pendant ses cours. Il lui était impossible de conseiller aux étudiants la lecture d’ouvrages dans le cadre de son cours d’histoire des théories économiques, car « ils étaient pratiquement tous à l’index. Évidemment, Marx était à l’index » (entrevue in Paquet, 1989, p. 92-93). L’enseignement de la théorie keynésienne semble recueillir l’approbation des étudiants (Thibaut, 1988, p. 137). Lamontagne participe au congrès annuel de l’Association canadienne de science politique, qui se tient à Québec au mois de mai 1947. À cette occasion, plusieurs textes sur Keynes sont présentés par les mandarins du gouvernement fédéral : Bryce, Mackintosh et Plumptre. Le texte de ce dernier constitue un témoignage de première importance sur les activités universitaires de Keynes à Cambridge. Dans cet environnement consacré aux économistes anglo-saxons, Lamontagne présente en anglais une très large recension des travaux des économistes français, allant de Quesnay à Perroux. Il termine son texte en exprimant « l’espoir de voir, dans un proche avenir, la France retrouver le rôle de premier plan qu’elle a joué dans le passé, et ce dans l’intérêt de l’avancement de la science » (Lamontagne, 1947, p. 532). Au début des années 1950, il fait plusieurs séjours à Ottawa au sein du gouvernement fédéral. Il noue des contacts avec le groupe des mandarins, dont Bryce, qui joueront un rôle important dans sa carrière après 1954.

Cette année-là, Maurice Lamontagne, alors directeur du Département de sciences économiques à l’Université Laval, publie Le fédéralisme canadien, dédicacé au père Lévesque. La première des deux parties du livre propose une histoire du fédéralisme canadien à l’aune de l’alternance entre les phases de centralisation et de décentralisation. La centralisation des pouvoirs économiques à Ottawa semble nécessaire pour mener une politique interventionniste qui apparaît désormais essentielle à l’auteur, le temps du libéralisme classique étant révolu. Au début de la deuxième partie, Lamontagne introduit ses lecteurs aux thèses de la Théorie générale, avec une présentation très détaillée des concepts élaborés par Keynes : demande effective, propension à consommer, multiplicateur. Ce livre peut ainsi être considéré comme le premier manuel keynésien publié au Québec. Toutefois, Keynes n’est pratiquement jamais cité ni même mentionné. L’auteur, qui a manifestement lu et compris la Théorie générale, cite plutôt les épigones. Il s’appuie d’ailleurs, lorsqu’il évoque les politiques nécessaires pour assurer le plein-emploi ou la justice sociale, sur le courant plus radical de l’interprétation de Keynes, mis en avant par sa garde rapprochée de Cambridge, par exemple Joan Robinson[47]. Cette discrétion dans l’évocation du nom de Keynes est probablement voulue et relève sans doute d’une stratégie discursive, compte tenu de la réputation sulfureuse de l’économiste britannique au Québec. Il s’agit de convaincre les intellectuels québécois de la nécessité d’un débat sur l’avenir économique et politique de la province, dans le cadre d’une remise en question du libéralisme traditionnel, en minimisant les références à des inspirations extérieures.

Lamontagne défend donc le développement d’outils keynésiens en matière de politique économique, avec l’ambition de fournir les moyens politiques de garantir l’indépendance économique du Canada face à son imposant voisin du Sud tout en maintenant l’autonomie des provinces. C’est dans cet ouvrage qu’apparaît l’idée d’une formule de péréquation et la possibilité pour les provinces de sortir des programmes fédéraux avec une compensation financière. Ces idées politiques reposent sur ce qu’il appelle le fonctionnalisme, qui est présenté comme une formule qui se situe entre le libéralisme et le communisme : « autant d’initiative privée que possible mais autant d’initiative publique que nécessaire » (Lamontagne, 1954, p. 156). Cette nouvelle conception de la structure institutionnelle de l’économie résulte, selon l’auteur, de l’instabilité économique et de l’insécurité sociale produites par la dépression des années 1930 au Canada. L’État a donc pour mission de favoriser le développement industriel en résolvant les deux fléaux du libéralisme de l’entre-deux-guerres (ibid., p. xii).

Au moment de la parution du livre, Lamontagne confie à un ami que « nous n’avons pas de politique économique, mais nous cultivons les mythes. Si Duplessis reste au pouvoir, ce sera la ruine du Québec » (cité dans Gagnon, 1986, p. 381). Des années plus tard, Lamontagne rappellera sa perception des enjeux économiques du Québec à l’époque.

Le peuple était aux prises avec de graves problèmes économiques et sociaux, provenant de la grande dépression, de l’instabilité d’une industrialisation naissante et de l’épuisement du potentiel agricole. Pendant que le citoyen moyen — la majorité silencieuse d’aujourd’hui — luttait pour son niveau de vie, les élites d’alors, comme celles de jadis, se préoccupaient du mode de vie, de la survivance du groupe selon le modèle traditionnel plutôt que du progrès de l’individu. Le peuple désirait l’industrialisation ; les élites la boudaient. Le peuple devait émigrer vers les villes ; les élites prêchaient le retour à la terre. Le peuple tentait de s’organiser au sein du syndicalisme et du coopératisme ; les élites redoutaient ces mouvements et méprisaient l’éducation populaire.

Lamontagne, 1972, p. 47-48

La sortie du livre de Lamontagne va provoquer un certain émoi au Québec. Au moment où le gouvernement provincial met en place son propre impôt sur le revenu, les dissidences au sein même de la communauté francophones sont mal accueillies par les défenseurs de l’autonomie et de l’indépendance du Québec. Duplessis menace de couper les subventions provinciales à la faculté si Lamontagne demeure en poste. Ce dernier décide de quitter la province pour s’installer à Ottawa, devenant sous-ministre adjoint dans le gouvernement Saint-Laurent.

Dans la revue Relations, le père Émile Bouvier publie un article qui remet en cause « l’efficacité scientifique de la thèse keynésienne » (Bouvier, 1954, p. 249[48]). Il est le fondateur en 1945 de la section de relations industrielles à l’Université de Montréal et a fait des études post-doctorales à Harvard en suivant, lui aussi, les cours de Schumpeter et de Hansen (Bouvier, 1988, p. 132). Il est donc en mesure d’aborder les fondements keynésiens de l’ouvrage de Lamontagne. Si Bouvier partage avec Lamontagne l’ambition d’assurer la stabilité économique et la redistribution des revenus, il refuse de voir un programme politique subordonné à une théorie économique et il voit le rôle de l’État sur le modèle « d’un architecte, non d’un menuisier ou d’un tailleur de pierre » (Bouvier, 1954, p. 249). Selon lui, Lamontagne a épousé la thèse de la centralisation car il oublié que « ce sont les hommes qui mènent et non les marchés » (ibid.). Les valeurs culturelles conditionnent l’organisation économique et non l’inverse. Le professeur de relations industrielles soulève des objections envers la théorie de Keynes qui sous-tend l’action de l’État. Après un bref rappel des relations macroéconomiques keynésiennes, Bouvier critique cette théorie pour son manque de fondements institutionnels : « Une formule trop mécanique peut difficilement être juste et efficace dans un monde où les facteurs institutionnels, juridiques, culturels et sociaux s’entremêlent intimement et motivent quantité de décisions d’ordre économique » (Bouvier, 1954, p. 250). Lamontagne aurait ainsi tenté d’appliquer la théorie keynésienne au cas du Canada sans tenir compte des limites intrinsèques de cette théorie. Mais plus fondamentalement, Bouvier voit dans le keynésianisme « un pas décisif et dangereux vers une forme de socialisme mitigé, inacceptable en saine démocratie et inconciliable avec la doctrine sociale de l’Église » (ibid., p. 251).

Dans l’édition de mars 1954 de la revue Cité Libre, Pierre Elliott Trudeau propose à ses lecteurs un « cours 101 » de keynésianisme. Trudeau n’est pas novice en la matière puisqu’il a étudié l’économie à Harvard entre 1944 et 1946, suivant notamment les cours de Hansen, Leontieff et Schumpeter, dont le livre Capitalisme, socialisme et démocratie marque le jeune étudiant canadien[49] (McCall et Clarkson, 1995, p. 38). Il peut ainsi « recycler » ses connaissances acquises aux États-Unis, tout en demeurant aussi elliptique que Lamontagne sur ses sources (tant les économistes américains que Keynes)[50]. Ainsi, Trudeau (1954a) présente successivement dans son texte, de manière toujours voilée, l’opposition entre la théorie classique et la théorie keynésienne, le rôle de la demande effective, la trappe à liquidité et la distinction entre la comptabilité nationale et la comptabilité privée. Selon lui, seule la peur empêche encore l’utilisation d’outils keynésiens par les gouvernements (sans préciser à quel palier de gouvernement il fait référence). Au mois d’octobre de la même année, il revient sur le sujet à l’occasion de la sortie du livre de Lamontagne. Il profite de cette occasion pour commenter la création d’un impôt provincial par le gouvernement du Québec en fustigeant les réactions effrayées de certains commentateurs anglophones, qualifiant la situation de « cirque ». Son agressivité touche aussi les commentateurs francophones qui ont critiqué l’économiste de l’Université Laval : « Naturellement, notre élite funambulesque fit vite comprendre à l’auteur qu’il manifestait une prétention insupportable à parler idée quand on parle race (...) l’oeuvre a eu le destin qu’elle était en droit d’attendre de notre intelligentsia officielle » (Trudeau, 1954b, p. 2). Si Trudeau critique le gouvernement provincial, il n’est pas désarmé face aux fonctionnaires du gouvernement fédéral, critiquant l’influence des groupes privés, le goût trop prononcé pour l’intervention de l’État même en période d’inflation et un manque de « conscience morale » (ibid., p. 5)[51].

L’Actualité économique publie aussi un compte rendu du livre de Lamontagne en 1954, signé par Pierre Harvey. Il débute par une défense du livre face aux attaques de Bouvier dont on a rendu compte plus haut. En particulier, Harvey y défend un retrait de l’Église dans le domaine des relations économiques. Le principal reproche adressé à l’ouvrage porte sur le fossé qui existe entre le cadre théorique et les conclusions de politique économique défendues par Lamontagne. Harvey propose alors sa propre interprétation de l’enjeu que soulève le livre de son collègue économiste.

Le problème des relations fédérales-provinciales peut probablement se ramener, si l’on le débarrasse de sa gangue politique, à une tension entre deux nécessités : d’une part celle d’assurer à la province de Québec une autonomie suffisante pour lui permettre de protéger sa culture propre par les institutions jugées essentielles et d’autre part l’obligation d’assurer au pays une « croissance harmonisée », de le doter des mécanismes nécessaires à un niveau d’emploi suffisamment élevé et stable et à une répartition satisfaisante du revenu national.

Harvey, 1954, p. 536-537

L’économiste des HEC revient sur cette question dans un article paru dans la même revue en 1958, pour se demander dans quelle mesure la théorie keynésienne nécessite une centralisation des outils de la politique économique. Il faut noter que Harvey ne remet pas en cause la théorie keynésienne elle-même, illustrant ainsi le fait qu’elle est alors largement acceptée par les économistes québécois (Harvey, 1958, p. 185). Selon lui, la théorie keynésienne n’implique nullement la centralisation administrative car « lorsque Keynes parle de centraliser les pouvoirs, il entend un transfert des mains des particuliers à la collectivité : il s’agit, en définitive, de limiter l’initiative individuelle et rien de plus » (ibid., p. 192). Le keynésianisme sous la plume de Harvey est en fait une critique de l’individualisme libéral, Keynes ayant lui-même avancé des propositions corporatistes dans les années 1920 (ibid., p. 186).

Les économistes des HEC vont développer beaucoup plus longuement la critique de la théorie keynésienne au service de l’interventionnisme fédéral à l’occasion de la commission Tremblay, qui est mise en place en 1953 et dont le rapport final est remis au gouvernement en 1956, pour être immédiatement mis de côté par Duplessis[52]. Si Angers était l’économiste principal de la commission, c’est l’ensemble des économistes de l’école qui seront mobilisés. C’est la raison pour laquelle, dans le livre sur la centralisation publié en 1960, on trouve associés au nom d’Angers, ceux de Harvey et de Parizeau. L’ouvrage porte un soin tout particulier à critiquer la vision historique défendue par Lamontagne. Pour Angers, il n’y a pas de politique keynésienne avant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral défendant un libéralisme à l’anglo-saxonne basé sur le libre-échange (Angers, 1960, p. 187). C’est à partir de la publication en 1945 du livre blanc sur l’emploi et les revenus que le gouvernement fédéral adopte une politique économique centralisatrice inspirée du keynésianisme. Angers établit une distinction entre la théorie économique moderne qu’il appelle « positive » et la théorie keynésienne qui n’est selon lui qu’une réponse à la vieille problématique du libéralisme classique du xixe siècle.

Pour autant qu’il s’agit de contredire la théorie classique, Keynes appartient au groupe de ces nouveaux économistes. Mais contrairement aux tendances de cette école nouvelle, il reste attaché à la méthode classique, fondée sur des postulats ou des observations générales plus que sur des études minutieuses des faits. Il est abstrait, statique et déductif.

Angers, 1960, p. 159

Si la théorie keynésienne est à la mode après la Seconde Guerre mondiale, il n’en reste pas moins que cette théorie ne répond pas, selon Angers, aux enjeux économiques contemporains. Au titre des expériences tentées pour sortir de la crise économique des années 1930, l’auteur mentionne les grands travaux aux États-Unis et le corporatisme dont le discrédit vient du fait que cette doctrine fut expérimentée en Allemagne et en Italie (ibid., p. 154-155).

Keynésianisme et Révolution tranquille

Au soir de la Révolution tranquille, Angers demeure persuadé que la doctrine corporatiste peut soutenir l’ambition d’un développement économique, support de l’autonomie de la province. Bien plus tard, l’économiste des HEC verra dans la Révolution tranquille une figure dialectique : « Ce qui a caractérisé la Révolution tranquille, c’est d’abord la victoire idéologique, pour adopter une formule frappante, de Cité libre sur L’Action nationale. Mais par un retournement qu’il faudrait analyser, la victoire de L’Action nationale aussi sur les idées antinationalistes de Cité Libre » (propos rapportés par Léger, 1999, p. 42). Ce retournement dont parle Angers pourrait bien être lié autant au nationalisme québécois qu’au nationalisme canadien, le passage des idées prenant la forme des débats autour du keynésianisme. La Révolution tranquille serait, sur le plan idéologique, le résultat du mariage entre le nationalisme canadien keynésien[53] et le souci, de la part d’une nouvelle génération d’intellectuels formés à l’étranger, de promouvoir le développement économique et social du Québec. C’est autour du concept d’un « État fort » que l’alliance sera rendue possible (Brunelle, 1985, p. 250).

Le dialogue entre des keynésiens « fédéralistes » et des autonomistes « québécois » se fera en partie grâce à la mise en place, en 1954, de l’Institut canadien des affaires publiques (ICAP), sur le modèle de son aîné anglophone, et dont les séances se tiennent pendant trois jours à Sainte-Adèle, au nord de Montréal. Ce forum, créé à lde M. Lamontagne, est financé par Hector Langevin et les travaux sont ensuite diffusés à la télévision par Radio-Canada. Ces séances de réflexion permettent à environ trois cents intellectuels, de Trudeau à Angers en passant par Lamontagne, le père Lévesque, Parizeau, René Lévesque, André Laurendeau, Thérèse Casgrain et bien d’autres, de se retrouver « en terrain neutre » (Gagnon, 1986, p. 384). Les thèmes des premiers séminaires dans les années 1950 sont la démocratie, le fédéralisme, l’éducation, l’Occident et le monde, la démocratie et la liberté (Dion, 1993, p. 284-285). Jusqu’à la victoire du Parti libéral aux élections provinciales de 1960, cette institution va assurer une relative cohésion des intellectuels de l’époque en permettant un double dialogue, d’abord entre opposants sur le plan politique, entre les générations ensuite.

Après les élections provinciales qui voient le Parti libéral provincial porté au pouvoir, cette cohésion intellectuelle créée dans les années 1950 va se transposer dans le domaine politique. Le gouvernement libéral de Jean Lesage de 1960-1966 verra l’accession aux postes de responsabilité de nombreux étudiants de la faculté des sciences sociales de l’Université Laval et avec eux la mise en application des idées keynésiennes.

Lamontagne, qui était sous-ministre adjoint de Lesage lorsque ce dernier était ministre fédéral aux Ressources nationales et aux Affaires du Nord, persuade son supérieur de faire campagne au Québec, à la suite de la défaite des libéraux fédéraux aux élections du 10 juin 1957[54]. Une alliance entre Georges-Émile Lapalme, chef du Parti libéral du Québec, et Lesage se met alors en place. Après la victoire aux élections provinciales de 1960, c’est Lamontagne qui prépare le texte qui va servir de base à la position du gouvernement du Québec lors de la conférence provinciale-fédérale de 1960, généralement considérée par les acteurs de l’époque comme le point de départ de la modernisation de la province, ce que Lapalme nomme dans ses mémoires le début de « l’ère québécoise » (cité in Dion, 1993, p. 182).

René Lévesque relate dans ses mémoires qu’au moment d’entrer dans le gouvernement libéral de Lesage, il va rencontrer le père Lévesque, auquel il est lié par des liens de parenté, qu’il connaissait depuis ses études à Laval et qu’il qualifie de « grande conscience “libérale” de notre génération » (R. Lévesque, 1986, p. 217). Avec l’aide de Lamontagne et de Jean Marchand, il parviendra à convaincre le bouillant journaliste de se joindre à l’équipe de Lesage (ibid., p. 118). Alors qu’il est ministre du gouvernement Lesage, il met sur pied un groupe de discussion avec des proches de Cité Libre, en particulier Trudeau. Lors de la formation de son cabinet, René Lévesque contacte l’autre Lévesque car il est à la recherche d’un économiste pour son ministère. C’est ainsi que Michel Bélanger quitte son poste au ministère des Finances à Ottawa pour faire son entrée au sein du gouvernement provincial et préparer la nationalisation de l’électricité. Michel Bélanger est un ancien étudiant de Laval qui a poursuivi ses études à McGill avant de rejoindre Ottawa. Il deviendra président de la Bourse de Montréal en 1973 et directeur de la Banque Nationale. Michel Bélanger s’adjoint l’aide d’un autre ancien étudiant de Laval, André Marier, qui fut un artisan important des réformes pendant la Révolution tranquille (nationalisation de l’électricité et création de la Caisse de dépôt et placement notamment). André Marier a fait des études de commerce à l’Université Laval puis à l’Université McGill. C’est lui qui conseillera à son ministre de contacter Parizeau pour étudier le projet de nationalisation de l’électricité (Duschene, 2001, p. 268). Parizeau a lui aussi été profondément touché par le travail et la personnalité de l’économiste de l’Université Laval : « Maurice Lamontagne a été pour moi un phare. Son ouvrage Le fédéralisme canadien marque la première intrusion des idées keynésiennes chez les francophones du Québec. [...] C’est un esprit de premier ordre » (entrevue in Duschene, 2001, p. 197).

La Révolution tranquille semble donc résulter d’un dialogue entrepris depuis plusieurs années, entre la frange « souverainiste » et la frange « centralisatrice » du Parti libéral, à travers la notion d’intervention de l’État dans l’économie, dans le but d’assurer la sécurité culturelle et sociale des francophones au sein de la fédération canadienne. Les quelques personnes dont nous avons souligné les liens avec le keynésianisme au Québec font dire au père Lévesque que le caractère tranquille de la révolution sociale que connaît la province dans les années 1960 provient précisément de leur formation intellectuelle (G.-H. Lévesque, 1986, p. 113). L’entrée des idées de l’économiste anglais dans l’histoire du Québec tend à confirmer le vieil adage selon lequel « si les idées ne changent pas le monde... elles y contribuent ».

Conclusion

L’arrivée des idées de Keynes au Québec se situe dans un contexte de transformations importantes sur le plan intellectuel et même religieux. Il ne faut pas sous-estimer cette dernière dimension. Les fondements de la philosophie personnaliste, qu’on a reliée à la Révolution tranquille[55], présentent certaines analogies avec la pensée de Keynes. Le réalisme, la méfiance des auteurs personnalistes à l’égard des constructions intellectuelles, coupées de tout lien avec les conditions sociales et politiques concrètes, se retrouvent dans la critique adressée par Keynes aux économistes classiques. Leur anti-déterminisme, fondement de la liberté des individus, est à rapprocher de l’importance de l’incertitude non probabilisable dans les écrits de Keynes[56]. Enfin, le nouveau socialisme de Mounier n’est pas si éloigné du nouveau libéralisme de Keynes, tous deux luttant contre l’instabilité créée par le capitalisme privé[57]. Il faut donc être prudent et nuancé quand on impute à la domination du catholicisme le retard du Québec dans l’adoption des idées keynésiennes.

Sur le plan historique, l’étude de l’arrivée du keynésianisme au Québec illustre l’importance des échanges entre les intellectuels francophones et anglophones. Il est aisé de comprendre que pour les économistes québécois qui revenaient de leur formation à l’étranger, la fonction publique canadienne présentait un attrait certain puisqu’il s’agissait alors de mettre en place les outils politiques et les réformes sociales d’un keynésianisme qui était demeuré jusqu’alors une révolution uniquement théorique. Parlant le même langage, sensibles aux enjeux sociaux de l’industrialisation, ayant reçu une même formation méthodologique axée sur l’analyse statistique, partageant une philosophie politique d’autonomie politique fondée sur un nouveau libéralisme, les économistes canadiens et québécois ont pu remettre en cause l’opposition idéologique traditionnelle entre les partisans du laisser-faire et les défenseurs d’un nationalisme corporatiste. Il semble que les efforts développés par les économistes anglophones, qui travaillaient au sein du gouvernement fédéral à Ottawa, pour construire une politique économique apte à assurer le développement économique et social du Canada aient eu une profonde influence sur leurs homologues québécois, dans la mesure où la politique sociale, fiscale et monétaire du gouvernement fédéral pouvait tout aussi bien servir d’outil de développement au Québec même. Ces échanges ne se sont pas cantonnés au domaine de la théorie économique, ils ont aussi eu des effets dans le domaine politique puisque avec le mouvement de la Révolution tranquille, le fédéralisme centralisateur envisagé par les économistes keynésiens du gouvernement fédéral perdait une grande partie de sa pertinence. Il fallait donc redéfinir les liens, qui s’étaient mis en place pendant la Seconde Guerre mondiale, entre les provinces et le gouvernement fédéral. Deux options s’offraient alors aux dirigeants politiques québécois : soit, comme le défendra Pierre Elliott Trudeau, intégrer la société canadienne dans un pays unitaire et bilingue, soit, comme le préconiseront René Lévesque et Jacques Parizeau, aller plus loin dans l’autonomie de la province et remettre en cause la nature fédéraliste de l’organisation politique des provinces canadiennes. Mais ceci est une autre histoire.