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« Le vaccin H1N1 est un poison ! » Janvier 2010 : c’est en hurlant ces mots qu’un inconnu agrippe un animateur de télévision et perturbe une émission en direct, afin de médiatiser à destination du plus grand nombre ce qui, à ses yeux, est une information de salut public[*]. Profitant d’une tribune qui ne lui était pas offerte[1], il publicise une inquiétude et un engagement militant qui se sont mis en place depuis déjà plusieurs semaines, autour de la campagne de vaccination lancée par le gouvernement français contre le virus de la grippe A. Il en donne cependant la version « conspirationniste », qui y voit un empoisonnement massif de la population par un État criminel aux ordres des laboratoires pharmaceutiques. En parallèle, le flux des informations rapporte régulièrement le « basculement » d’une personnalité dans cette même pensée conspirationniste à propos des attentats du 11 septembre 2001. Dernière concernée, l’actrice française Marion Cotillard qui à la question de savoir si elle est paranoïaque répond : « Pas parano, non. Non, c’est pas parano. Parce je pense qu’on nous ment sur énormément de choses : Coluche, le 11-Septembre. On peut voir sur Internet tous les films sur la théorie du complot c’est passionnant. C’est même addictif, à un moment. (…) ». Sur le cas particulier du 11-Septembre, elle poursuit : « Il y a une tour… je crois que c’est en Espagne… qui a brûlé pendant 24 heures. Elle ne s’est jamais effondrée… Aucune de ces tours ne s’effondre… Et là… en quelques minutes, le truc s’effondre. Et puis, après, on peut en parler longuement parce c’était bourré d’or les tours du 11-Septembre, et puis c’était un gouffre à thunes parce ce que ça a été terminé, il me semble, en 73 et pour recâbler tout ça, pour mettre à l’heure de toute la technologie et tout, c’était beaucoup plus cher de faire les travaux que de les détruire… »[2] (Charles, 2008). De même, l’acteur démocrate Martin Sheen, connu pour avoir pendant sept ans joué le président des États-Unis dans la série À la Maison Blanche (The West Wing), déclarait en 2007 : « Jusqu’à l’année dernière, j’étais très suspicieux, je ne voulais pas croire que mon gouvernement était impliqué dans un tel événement, je ne pourrais pas vivre dans un pays dont je pense qu’il a fait une chose pareille ; ce serait la trahison finale. Quoi qu’il en soit, il y a eu tellement de révélations que désormais j’ai des doutes, et notamment à propos de l’Immeuble 7 [immeuble adjacent aux Tours Jumelles et qui s’est effondré dans la foulée]. Comment ont-ils construit un immeuble qui ait pu s’effondrer aussi vite[3] ? »

Le conspirationnisme concerne également les hommes politiques. En France par exemple, Jean-Marie Le Pen a indiqué avoir des doutes sur le fait qu’un avion ait heurté le Pentagone, puisque selon lui aucun siège et aucun moteur n’auraient été retrouvés aux alentours du bâtiment (Vigogne, 2008). Christine Boutin, ministre du Logement, disait en 2007 ne pas croire à la thèse officielle sur le 11-Septembre. À la question de savoir si Bush était derrière les attentats, elle répondait : « Je pense que c’est possible. Et je le pense d’autant plus que je sais que les sites qui parlent de ces problèmes sont des sites qui ont le plus (fort) taux de visite. Moi qui suis très sensibilisée au problème des nouvelles techniques de l’information et de la communication, je me dis que cette expression de la masse, et du peuple, ne peut pas être sans aucune vérité » (Riché, 2007).

De même, des craintes contrastées par rapport au vaccin H1N1 ont touché une partie du personnel médical, qu’on aurait pu croire épargné par ces discours, et attaché sans réserve à la pratique historique de la vaccination. Au sein de cet univers professionnel, le discours (autorisé) des infirmières refusant d’être vaccinées s’est ainsi déployé sur un spectre allant de l’idée que le vaccin pouvait avoir des effets nocifs, au relais explicite de la version conspirationniste à son sujet. Par ailleurs, diverses mises en garde anonymes contre ce vaccin ont circulé abondamment sur Internet, et il sera intéressant de s’attarder sur l’une d’entre elles — une série de trente-deux diapositives dénonçant la volonté de puissance de l’OMS —, à la fois comme voie d’entrée vers le cas particulier des discours conspirationnistes ayant accompagné la campagne de vaccination contre le virus de la grippe A, et comme illustration des formes générales que prennent ces discours. Sachant que cette campagne de vaccination, comme les attentats du 11-Septembre, ont permis à des « professionnels du conspirationnisme » de se (re)mobiliser dans leurs secteurs professionnels et au sein de réseaux activistes plus vastes.

Questionnement, méfiance, doute systématique, critique, adhésion puis diffusion d’énoncés conspirationnistes, cette gradation a son importance. Car quoiqu’encore peu développée en France, l’analyse du phénomène conspirationniste a déjà ses adversaires, qui estiment que la catégorie serait trop extensive et fonctionnerait comme un label délégitimant, qui comprendrait tous ceux qui ont fait profession de critiquer par exemple les inclinations néo-libérales des médias (Maler, 2010). Il y a loin pourtant d’une sociologie critique de la domination à la dénonciation des manoeuvres occultes mondialisées de quelques conjurés ; même si la croyance en l’existence d’« arrière-mondes » que la sociologie serait chargée de dévoiler contre des apparences trompeuses, conduit parfois à l’adoption d’une phraséologie conspirationniste (Heinich, 2009 : 32). On peut plutôt identifier la posture conspirationniste, quand son discours postule que le cours de l’histoire et les événements marquants qui la jalonnent sont provoqués uniformément par l’action secrète d’un petit groupe d’hommes désireux de voir la réalisation d’un projet de contrôle et de domination des populations. Ce discours possède une dimension apocalyptique, au sens étymologique du mot, c’est-à-dire une ambition de « révélation » du complot, mais aussi au sens eschatologique, où l’ambition d’une lutte à mort contre les conspirateurs fonde le passage à l’action. Le conspirationnisme apparaît comme une forme de Providence sécularisée, qui repose sur l’idée du primat absolu de l’intentionnalisme dans la complexité du réel, et dont la rhétorique entend convaincre par des modes de déduction d’inspiration scientifique. Pour ce qui nous intéresse, c’est surtout un discours politique.

Même s’il reste difficile de mesurer le degré de pénétration sociale des thèses conspirationnistes, elles n’ont visiblement pas épargné, sous une forme abâtardie et plus ou moins maîtrisée, la sphère des élites, qu’il s’agisse d’élites du spectacle, politiques, ou médicales. Et sur d’innombrables forums — pas seulement ceux des sites spécialisés sur les théories du complot —, les soutiens aux thèses conspirationnistes s’affichent ouvertement, cherchant la conviction, maniant la dénonciation, et s’appuyant désormais sur une abondante littérature et de multiples prises de position de sympathisants. Parallèlement, plusieurs contre-offensives sont apparues sur Internet afin de disqualifier les visions conspirationnistes, en fournissant des armes théoriques (Observatoire du conspirationnisme[4]), ou en produisant des enquêtes journalistiques qui démontent point par point les perspectives relatives aux théories du complot (Conspiracywatch, 2009-2010 ; Hoaxbuster, 2009 ; Rue89, 2009). Le fait que le terme même de « conspirationnisme » puisse être dénoncé comme étiquette, dans des controverses propres au champ intellectuel et scientifique, comme peuvent d’ailleurs l’être les mots « rumeur » ou « propagande » (Taïeb, 2006, 2010), ne doit pas dispenser de l’analyse propre de son objet. Mais généralement, la polémique entre partisans et adversaires des visions complotistes des événements prend la forme d’un affrontement entre la « vérité cachée » révélée par les complotistes et la « vérité visible » de la thèse officielle ; de la vérité contre la fausseté donc, chacun accusant l’autre d’être dans l’erreur. Dans le cas du 11-Septembre, ces positions irréductibles ont même fait l’objet de qualifications dédiées, en anglais, permettant notamment de ne plus s’articuler en regard de l’étiquette conspirationniste : les opposants à la version « officielle » de l’effondrement des tours jumelles se désignent comme truthers, tandis que leurs adversaires entendent jouer le rôle de debunkers, de démystificateurs ou, pour utiliser un terme que l’on retrouvera, de « désenchanteurs ».

Il ne s’agit cependant pas dans cet article de reprendre les arguments échangés entre partisans et adversaires du complot, ni d’interroger les phénomènes de croyances qui les sous-tendent, mais plutôt de penser le recours à la rhétorique conspirationniste comme phénomène susceptible d’une analyse historique et politique (Birnbaum, 1979 ; Corbin, 1995)[5]. En effet, quel que soit son support ou son objet, le conspirationnisme est un moyen de produire des connaissances, et le mode d’expression d’une préférence politique, une manière de porter un regard sur le champ politique local ou international, et parfois une manière d’y participer directement ou de tenter de peser sur lui. Le recours à cette rhétorique particulière obéit à une logique de « politisation conspirationniste », et l’ambition ici est de la comprendre, comme de saisir les objectifs politiques de ses propagateurs, en travaillant sa rhétorique générale, vue dans le cas particulier de la dénonciation d’un complot autour du vaccin H1N1. Ensuite d’étudier ses conditions historiques d’émergence et la façon dont les sciences humaines ont pu l’aborder. Et enfin de s’arrêter sur les acteurs et discours à l’origine de cette politisation.

La rhétorique conspirationniste

Le discours conspirationniste ne se désigne pas nécessairement comme « conspirationniste », même s’il développe un argument du complot, parce que le conspirationnisme est socialement et médiatiquement délégitimé (Campion-Vincent, 2005 : 13). Il résiste donc à cette labellisation exogène jugée infamante, se présentant plutôt comme l’analyse politique d’une situation donnée, le plus souvent sous la forme d’une dénonciation véhémente d’une « conspiration », et comme l’auxiliaire d’un peuple auquel il révèle ce qui lui est caché. Le décalage sémantique entre la catégorie analytique et la catégorie pratique est ici extrême, puisque le conspirationnisme se présente en fait comme un anticonspirationnisme.

Le conspirationnisme ne se donne pas non plus comme un discours prélogique ou irrationnel. Au contraire, il a importé et adapté le discours de la raison et de la science, essayant de produire une contre-expertise sur des enjeux publics, ou tâchant de susciter des controverses sur ses sujets de prédilection. Donc, le conspirationnisme se veut un discours qui entend démontrer et convaincre. Il repose en apparence sur des observations du réel, sur des hypothèses, et sur des résultats. Comme le note Émile Poulat, « l’imaginaire peut déraisonner, mais il raisonne toujours abondamment, avec un souci inlassable de preuves, de citations et d’arguments » (Poulat, 1992 : 10). Dès lors, où sont les failles de ce discours, comment l’identifier, et pourquoi qualifier un tel discours de conspirationniste ? La réponse à ces questions se fera à la fois d’un point de vue général, et en s’appuyant sur le document évoqué en introduction : une série anonyme de diapositives ayant circulé sur Internet concomitamment à la campagne de vaccination, sous le titre « Le vaccin de la conspiration », et qui déploie une rhétorique conspirationniste archétypale[6].

Nier la complexité du réel

Premièrement, le conspirationnisme nie la complexité du réel, dont il va proposer une explication univoque et monocausale. Il ne s’embarrasse pas de contre-exemples, et donne à une même cause — l’action d’un groupe d’individus — des effets variés et une puissance capable d’aller contre la volonté des acteurs du monde social. Philippe Corcuff, analysant la tendance au complotisme des travaux sur la propagande de Chomsky, évoque à ce propos « un certain recul théorique des discours critiques », qui substituent l’intentionnalisme d’élites économiques et médiatiques à une perspective sociologique accordant toute leur place aux rapports de force entre et au sein des champs sociaux (Corcuff, 2006). Dans le cas du diaporama « Le vaccin de la conspiration », c’est l’Organisation mondiale de la santé qui tient le rôle du conspirateur principal — le mot « mondiale » pesant ici de tout son poids —, alliée aux laboratoires pharmaceutiques, car, affirme le texte, « l’OMS dispose de l’autorité d’obliger tout le monde dans les 194 pays à se faire vacciner de force en automne, d’imposer des quarantaines et de limiter les voyages ». Alors même qu’en 2004, autour de la possible pandémie de grippe aviaire, c’était l’OMS qui alertait les gouvernements, sous la forme d’une « prophétie de malheur officielle » caractéristique (Chateauraynaud, 2008 : 2), c’est elle désormais qui est dénoncée comme actrice d’un autre malheur, et fait l’objet d’une prophétie de destruction mondiale de l’humanité de type conspirationniste.

Le discours conspirationniste s’apparente-t-il pour autant à de la manipulation ? La réponse à cette interrogation ne peut qu’être nuancée, au sens où les conspirationnistes croient réellement à l’existence du complot qu’ils dénoncent. Ce n’est pas qu’ils tirent des conclusions fausses, mais ils font reposer les éléments factuels retenus sur des prémisses erronées. Ce mélange du « vrai » et du « faux » est en soi une forme de manipulation du réel. Mais il s’agit moins ici de manipuler pour tromper que de manipuler pour convaincre. Car leur certitude, que les citoyens sont toujours-déjà manipulés, conduit les conspirationnistes à afficher leur répugnance pour toute utilisation de techniques manipulatoires. Pour autant, comme le rappelle Philippe Breton, il y a manipulation quand « la raison qui est donnée pour adhérer au message n’a rien à voir avec le contenu du message lui-même » (Breton, 2002 : 80). Si le faible écart entre le fond du message diffusé et l’ambition première de ses diffuseurs peut laisser penser que toute manipulation est absente du discours complotiste, parce que l’adhésion au principe du complot structure le propos même du message, il serait hasardeux de s’en tenir à la « raison » d’adhésion la plus manifeste. Car le discours conspirationniste n’est qu’un élément d’une idéologie politique plus vaste, et ne s’y réduit pas. C’est cette idéologie politique plus globale qui est la « raison » première du discours, comme vecteur et comme médium au-delà de son message propre. La manipulation apparaît quand la raison donnée à l’utilisation du médium s’écarte du contenu du message en circulation. L’ambition du conspirationnisme demeure tout de même que le récepteur du message y adhère en vertu du seul contenu du message et de la révélation qu’il propose. C’est-à-dire qu’il s’arrête au message sans questionner le médium. Par cette toute-puissance du message, le conspirationnisme ne vise pas à désinformer, mais à faire adhérer.

Établir des corrélations factices

Deuxièmement, le conspirationnisme fonctionne par la corrélation factice de faits ou de discours autonomes. Le conspirationnisme peut ainsi s’appuyer sur des propos divergents qui démontrent que la réalité est camouflée par les comploteurs. Ça a été le cas le 11-Septembre avec l’avion qui s’est écrasé sur le Pentagone, où des témoignages ont divergé sur la taille ou le bruit fait par l’avion, générant immédiatement des théories qui concluaient que la « version officielle » était fausse et qu’« on » voulait nous cacher quelque chose.

Parfois même, un seul fait prétendu ou un seul discours suffit pour accréditer le complot. En 1922, le ministre allemand des Affaires étrangères, Walter Rathenau, est assassiné par des nationalistes d’extrême droite qui considéraient qu’il était l’un des « sages de Sion », car il paraissait en connaître le nombre. En effet, dans l’une de ses déclarations, Rathenau avait parlé métaphoriquement de « 300 personnes » guidant les destinées de l’Europe (Taguieff, 2005 : 185).

À l’inverse, et le plus souvent, on peut relier entre eux une série de faits dont la convergence jusque-là inaperçue dévoile le complot. Faits réels, invérifiables, ou faux, mis en récit accusatoire, et qui font preuve. Le texte du « Vaccin de la conspiration » prétend ainsi que « l’OMS a fourni le virus de la grippe aviaire vivant à la filiale de Baxter en Autriche », qu’ensuite « ce virus a été utilisé par Baxter pour fabriquer 72 kilos de matériel vaccinal en février », et qu’enfin « Baxter a ensuite envoyé ce matériel à 16 laboratoires dans quatre pays sous un faux étiquetage, désignant les produits contaminés comme du matériel vaccinal, déclenchant presque de cette façon une pandémie mondiale ». À elle seule, cette simple incrimination d’un laboratoire — d’autant plus facile à faire que le texte étant sans auteur, il ne saurait y avoir de poursuite judiciaire contre sa source —, entre dans le cadre des controverses scientifiques ou économiques propres au régime pluraliste. Mais le saut qualitatif qu’opère le discours conspirationniste est visible dans l’alliance — financière et surtout criminelle — qu’il prétend dévoiler entre l’OMS et ce laboratoire pharmaceutique. Plus explicite, la dénonciation poursuit : « L’OMS, une agence des Nations Unies, semble jouer un rôle clé dans la coordination des activités des laboratoires, des compagnies pharmaceutiques et des gouvernements, dans l’accomplissement de l’objectif de réduction de la population et la prise de contrôle politique et économique de l’Amérique du Nord et de l’Europe. » En effet, « dans de (sic) cadre des plans pandémiques spéciaux décrétés dans le monde entier, en particulier aux États-Unis en 2005, en cas d’urgence pandémique, les gouvernements nationaux doivent être dissous et remplacés par des comités de crise ». Cette fois, tout est dit, l’ambition de contrôle mondial, et de substitution des gouvernements légitimes par l’OMS est dévoilée. Si dans la suite du tract électronique sont également incriminées l’ONU et l’UE, c’est sur l’OMS et sa présidente, Margaret Chan, dont une photo peu avantageuse est d’ailleurs présentée, que se focalise le propos. Et au sein même de l’OMS sur un petit groupe agissant baptisé groupe « d’élite », qui la financerait et contrôlerait également les principaux médias. Nulle critique des « dominants » ici, sinon imaginaires, et la thèse d’un complot qu’on pourrait qualifier de « médico-industriel » suit le schéma classique de la révélation du groupe de conjurés ou d’initiés qui, en dernière instance, pèse sur les destinées humaines.

De même, il est possible de relier entre elles des déclarations convergentes pour indiquer que les locuteurs participent d’un même complot, et se trahissent en tenant un discours commun. Ce type de corrélations est visible dans certains travaux sur la propagande. À rebours d’une démarche sociologique qui attribuerait la tenue de propos identiques à l’appartenance des énonciateurs à un même groupe social ou politique, à une socialisation identique, ou à une conviction identique, ces travaux considèrent que l’émergence d’un positionnement médiatique jugé dominant est la marque d’une main invisible, ou d’une connivence entre politiques et journalistes, qui imposerait une vision conforme à des intérêts supérieurs, au détriment d’une information fiable. La contagion des idées irait donc ici du gouvernement vers des journalistes formellement libres, dont la fidélité au positionnement du pouvoir n’a pu être implantée dans leur esprit que par une action extérieure concertée[7]. La présomption d’un pouvoir occulte capable de contrôler la production politique et médiatique d’une société fournit une analyse intentionnaliste, mécaniciste, et complotiste, qui repose sur la vision d’une société homogène qui ne serait traversée ni par des contradictions internes, ni par des résistances à la réception des messages médiatiques ou politiques.

Le conspirationnisme projette donc un monde social fantasmatique où les groupes humains ne sont pas autonomes dans leur pensée, mais manipulés et régis par des puissances extérieures. Il apparaît ici comme une mode de reconduction sécularisée de l’idéologie de la dépossession des actions humaines par une instance supérieure, semblable à celle qu’ont véhiculée historiquement les Églises[8].

Éliminer des vérités irréductibles à la théorie

Troisièmement, le conspirationnisme fonctionne à l’élimination de vérités irréductibles à la théorie. C’est-à-dire que le conspirationnisme est imperméable à la contre-démonstration, et ne retient que ce qui va dans le sens de la présence du complot. De ce point de vue, le complotisme est virtuellement inarrêtable. Par exemple, l’administration de la preuve philologique que Les Protocoles des sages de Sion sont apocryphes n’atteint pas leurs zélateurs. L’argument de ceux qui résistent étant que ce sont peut-être des faux matériellement, mais qu’ils sont authentiques selon l’esprit (Taguieff, 2005 : 62-63) ; ou bien que l’on peut éliminer les Protocoles comme texte, mais qu’il y a bien un complot juif mondial visible à l’oeuvre quotidiennement ; ou bien encore que si les Protocoles ne décrivent pas l’actualité, ils sont une prophétie[9]. Ce qui compte, c’est la « Théorie », peu importent les quelques points marginaux qui ne la rejoignent pas tout à fait. Sourd à la réfutabilité comme à la falsifiabilité — à propos des rumeurs, Jean-Noël Kapferer se demandait d’ailleurs comment il serait possible de soumettre à un test empirique des récits impliquant le diable (Kapferer, 1995 : 290) —, le discours complotiste entend se prémunir contre tout démontage, au nom de l’importance de la cause qu’il défend, ou de la mise en garde qu’il opère. À la limite, l’absence de faits tangibles, comme la mise à l’épreuve du corpus sur lequel se fonde la théorie du complot, ne parvient pas à empêcher la diffusion du message complotiste ; car c’est bien lui, et l’idéologie qu’il promeut, qui sont premiers[10].

Établir une structure mythique de l’histoire

Quatrièmement, le conspirationnisme s’appuie sur l’établissement d’une structure mythique de l’histoire. Les théories du complot reposent en effet sur une vision du déroulement historique selon laquelle le complot est le moteur de l’histoire, et les actions humaines n’y sont jamais accidentelles. Tout ce qui arrive est perçu comme l’effet d’actions intentionnelles. Tout est prévu, tout a été prévu par des agents, et tout obéit à un immense plan caché. Et si tout obéit à un destin programmé, il ne sert à rien d’agir car on ne peut aller contre ce plan. On retrouve là encore la dépossession des actions humaines au profit d’une transcendance ou d’un groupe dominant. Selon Taguieff, en effaçant l’imprévisibilité de l’histoire, le dogme du complot « fournit à bon compte le sentiment de pouvoir maîtriser le présent, prévoir l’avenir et déjouer les pièges du futur, sur la base d’une connaissance supposée des causes profondes de la marche du monde » (Taguieff, 2005 : 84). À cet égard, le conspirationnisme est un historicisme au sens de Popper, puisqu’il accorde à une nouvelle Providence sécularisée la capacité de peser sur les destinées du monde. Selon Popper, la thèse du complot repose sur l’idée que pour expliquer un phénomène social, il faut découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Partir de la fin, en quelque sorte, pour découvrir mécaniquement une intention à l’action qui a produit l’effet observé, même si l’acteur à l’origine de l’action a agi sans intention particulière. S’il tire des bénéfices de l’effet, alors c’est qu’il en est bien à l’origine ; même si une pluralité d’acteurs ont pu agir au même moment que lui. Dans le cas de la pensée de Marx, par exemple, non seulement son matérialisme historique est un historicisme, mais surtout l’idée que le monde social a pris la forme que la classe dominante a voulu lui donner, fait abstraction de l’indétermination du social, et le réduit à une épreuve de force entre groupes opposés. Popper indique que le conspirationnisme est une forme de superstition ou de croyance religieuse sécularisée, dont l’historicisme n’est qu’une modalité (Popper, 1979 : 67-68).

Ce faisant, le complot est un « réenchantement désenchantant » du monde, qui produit deux effets contradictoires. D’un côté, il réenchante sur le mode de la révélation. Malgré la publicité des actions politiques en démocratie, ou à cause d’elle, voire l’impératif de transparence, le besoin reste fort d’accéder à une supposée réalité cachée. La mécanique narrative complotiste repose sur le renversement de l’ordre des choses pour lui substituer un ordre plus conforme aux soupçons que peut nourrir le groupe. Le recours au complot affirme que le monde n’est pas tel qu’il se donne visiblement, même si cette affirmation peut être inquiétante. Les esprits s’apaisent à la révélation du complot (« tout devient clair »), mais ils peuvent aussi s’exalter, car ils croient pouvoir mettre fin au complot par l’action. D’un autre côté, ce réenchantement est en même temps désenchantement : même si on peut découvrir le plan, la puissance de l’ennemi rend fataliste et pessimiste quant à toute capacité d’action humaine ; la dépossession et la réification des acteurs apparaissant totales et irrémédiables.

Identifier les signes du complot

Enfin, le conspirationnisme repose sur une surinterprétation de faits perçus comme autant de signes. Pour les théoriciens du complot, tous les faits sont des signes qui peuvent dévoiler le complot, si l’on parvient à les décrypter correctement et à ne pas s’arrêter à leur apparence. Dès lors, tout est réinterprété dans le sens du complot : une déclaration politique, un geste, un symbole (triangles maçons, étoiles, etc.), ou bien simplement des faits, comme le nombre de doses de vaccin H1N1 commandées par les autorités sanitaires françaises (plus de 90 millions) qui paraît suspect parce que trop massif, ou leur insistance à ce que toute la population soit vaccinée. Dans « Le vaccin de la conspiration », et à défaut de preuves, quelques « signes » anecdotiques sont distillés savamment pour accroître l’étrangeté de la situation. Sans craindre de se contredire d’ailleurs, puisque le texte affirme une première fois que le choix de rebaptiser « grippe A » la grippe d’abord dénommée « porcine » a été opéré par l’OMS « dans une tactique de reconnaissance de son origine artificielle » (l’organisation se trahissant, donc), puis une seconde fois (dans une partie visiblement ajoutée pour un public français) que ce choix a été fait « afin de ne pas froisser les producteurs de porcs ».

Dans tous les cas, la matérialité observable des signes prouve la matérialité inobservable du complot. Si le complot n’est pas visible directement, sa puissance et son échelle font qu’il ne peut rester absolument secret, et qu’il se manifeste sous des formes qu’il faut repérer. L’observation des signes, la transformation de détails en révélateurs deviennent alors le moyen non seulement de voir le complot, mais aussi de devenir initié. Il faut « savoir » trouver puis décoder des signes qui n’apparaîtront pas aux yeux des profanes. Et cette capacité permet de diffuser des informations inédites et donc de bénéficier d’une plus-value journalistique sur le marché de l’information[11]. Le groupe des initiés vient alors se superposer au groupe des comploteurs, conduisant à un conflit permanent entre ceux qui veulent éventer le complot et ceux qui veulent le cacher. Ici, le mythe conspirationniste radicalisé constitue une machine à fabriquer des ennemis absolus, voués à être détruits, afin que l’histoire puisse reprendre son cours normal. C’est là que l’imaginaire du complot prend toute sa dimension politique, car, en désignant un ennemi, il procède à l’intégration du groupe des initiés, durcit une opposition eux/nous, et surtout incite à la mobilisation contre le groupe ennemi. Comme le note encore Taguieff, le mythe conspirationniste « fonctionne comme une incitation efficace à la mobilisation et un puissant mode de légitimation ou de rationalisation de l’action, aussi criminelle soit-elle » (Taguieff, 2006 : 9). C’est aussi là que se révèle sa nature apocalyptique, car la lutte entre les conjurés, qui entendent asservir l’humanité, et les initiés, ne peut être qu’une lutte à mort ; et l’on notera au passage qu’Alfred Rosenberg et Hitler avaient lu littéralement Les Protocoles des sages de Sion, y trouvant matière à leur lutte absolue contre une domination juive mondiale fantasmée (Taguieff, 2004a : 674 et sq ; Burrin, 2004). Et une lutte pour se prémunir également de la destruction programmée par les comploteurs car, comme l’écrit Paul Zawadzki, « Les Protocoles des Sages de Sion représentent l’un des exemples les plus extrêmes du processus d’autovictimisation antisémite, qui par la logique d’autodéfense contre une conspiration mondiale légitime d’avance le passage à l’acte meurtrier » (Zawadzki, 2004 : 902).

C’est pour cette raison que le conspirationnisme doit être pris au sérieux, non pas tant dans son fond, que dans sa dimension idéologique et mystique. Car s’il est réenchantement du monde, c’est parce qu’il promet aux initiés d’accéder au monde invisible, pas celui de Dieu dans un univers sécularisé, mais celui de ses vrais maîtres. Et cette révélation est d’ailleurs désormais librement accessible à tous par le biais notamment d’Internet, qui autorise le rayonnement d’informations qui seraient restées confidentielles dans un autre état des structures de la sphère publique. Comme l’écrit Corcuff : « le “complot” s’est démocratisé » (Corcuff, 2005). Son analyse partage d’ailleurs avec celle des rumeurs d’avoir été saisie concomitamment par plusieurs disciplines scientifiques (Aldrin, 2003). À la fois parce qu’il s’agit d’un objet en apparence plastique, persistant dans le temps, et capable de nourrir aussi bien des analyses fonctionnalistes que d’autres le considérant comme une tentative d’institutionnalisation d’une idéologie singulière au coeur du jeu politique.

Perspectives folkloristes et psychologiques

L’approche folkloriste ou anthropologique utilise le conspirationnisme comme voie d’entrée vers des phénomènes relevant tantôt de la psychologie de masse, tantôt d’une propension universelle à développer, et ici réactiver, des motifs narratifs fréquents dans les mythologies et les contes des sociétés traditionnelles. Le conspirationnisme joue en effet sur les ressorts dramatiques de la vérité cachée, du mensonge ou de l’horreur tapie derrière le monde sensible, et de la révélation des véritables instigateurs des événements. Cette perspective, parfois teintée de structuralisme, possède le défaut d’ôter tout ancrage historique au conspirationnisme, et en conséquence de le considérer comme peu inventif car incarnant une permanence anthropologique des sociétés.

L’étude de la structure des contes traditionnels, comme celle réalisée par Vladimir Propp (Propp, 1973), montre que ces récits ne laissent pas apparaître le motif du complot tel que nous le connaissons, de manière isolée. Ils fonctionnent en revanche en grande partie sur le motif de la « découverte » et de la « révélation ». À l’issue de la narration, en effet, il arrive fréquemment que le héros démasque un faux héros ou un agresseur, à la fois pour faire éclater la vérité, défaire l’action néfaste de l’ennemi, et signer son échec. Considérant la proximité de ces genres narratifs, l’étude des rumeurs et des légendes urbaines a, elle, bien davantage isolé le motif du complot à l’oeuvre dans nombre de récits contemporains. Complot des puissants, par exemple, dans les rumeurs attribuant à l’action d’agents éloignés une responsabilité dans des événements locaux. C’est le cas par exemple dans certaines rumeurs des années 1980 accusant le gouvernement français comme les écologistes d’effectuer par avion des lâchers de vipères dans la nature, afin d’assurer la reproduction de l’espèce. À la même époque, on attribue la sécheresse à de mystérieux avions accusés de relâcher volontairement dans l’atmosphère du nitrate d’argent qui fait disparaître les nuages porteurs de pluie (Campion-Vincent et Renard, 1998). Rumeur dont l’avatar contemporain serait la théorie du complot autour des panaches de fumée des avions, dits chemtrails en anglais, perçus comme des tests gouvernementaux d’armes chimiques ou biologiques (Crié-Wiesner, 2007). Récemment encore, à la suite de l’inondation de Nîmes en 1988, une partie des habitants ont accusé les autorités d’avoir caché le nombre réel de morts, afin de ne pas faire paniquer la population (Domergue, 1998). Même mécanisme avec les inondations de la Somme en 2001, où les Picards ont accusé le gouvernement d’avoir permis l’inondation de leur vallée pour éviter celle de la Seine qui aurait inondé Paris.

Pour les folkloristes, dès lors que le motif du complot est présent dans des genres narratifs divers, la nouveauté du conspirationnisme contemporain serait à relativiser, tenant avant tout à son changement d’échelle. Un double changement d’échelle en fait, qui transforme les complots localisés en mégacomplots, « complots fantasmés dont les ambitions seraient planétaires » (Campion-Vincent, 2005 : 7), qui jouent sur une sorte de métonymie diachronique pour assimiler le proche à l’ensemble, et le présent au passé, sur le mode : « ce Juif que je croise dans la rue vient de tuer le Christ » (Campion-Vincent, 2005 : 149). Le conspirationnisme a joué la mondialisation, usant de ses ressources médiatiques (Froissart, 2004), et ne se contente plus d’accuser les notables locaux ou les gouvernements nationaux, mais des États lointains, des agences gouvernementales ou des services secrets d’être la cause de ce qui arrive localement.

Pour les tenants de l’approche psychologique, le discours conspirationniste, au-delà de son message propre, posséderait essentiellement des causes relevant de la psychologie sociale. Raoul Girardet considère ainsi que la dénonciation de la conspiration apparaît en période d’incertitude ou d’angoisse collective. Le complot signe un état de malaise, de crise, et reflète des peurs sociétales. Il aurait en outre un « caractère névrotique » (Girardet, 1990 : 56), en ce qu’il renvoie au délire de persécution et à une mentalité obsidionale. Sous cet aspect, le discours conspirationniste autour du 11-Septembre serait donc la marque d’un traumatisme et d’une difficulté à assimiler un événement d’une telle ampleur. Le recours au complot remplirait ainsi plusieurs fonctions sociales complémentaires : proposer une lecture plausible d’un réel bouleversé, en donner la signification, et éventuellement apaiser les consciences. De fait, certains auteurs ont observé une recrudescence du conspirationnisme en période de guerre. Dans l’étude des fausses nouvelles de la Première Guerre mondiale, Marc Bloch a trouvé le motif du complot dans des rumeurs faisant état d’une cinquième colonne intérieure déterminée à faire gagner l’adversaire, et à l’action de laquelle on attribue les défaites militaires (Bloch, 1999). Pour l’extrême droite allemande de l’époque, il ne fait aucun doute que le revers de 1918 ne peut être imputé qu’aux Juifs (Poliakov, 2006 : 340). Dans le cas de la guerre civile libanaise, le conflit a été perçu comme provoqué par un autre fantasmé. Ainsi, les Arabes musulmans attribuaient la guerre aux exactions des Palestiniens à l’encontre des Arabes chrétiens, qu’ils paieraient maintenant de façon indirecte. À l’inverse, le dévoilement du complot permet la valorisation du groupe, en le faisant victime. Les Maronites ont ainsi estimé être victimes d’un complot américain : contre leur petite communauté, c’était la plus grande puissance mondiale qui s’était mise en branle (Nassif Tar Kovacs, 1998 : 92 et 188). Dans ce type de rapport de force, le dominé ou le vaincu peut se présenter comme la victime du complot, battu par un ennemi invisible et déloyal. L’accusation de complot permet alors de se dédouaner à bon compte de son échec en l’attribuant à une puissance occulte inimaginable. À cet égard, le discours complotiste devient une posture, visible par exemple dans la rhétorique des partis politiques extrêmes, qui se disent bâillonnés ou marginalisés par l’action concertée des médias et du pouvoir.

L’approche psychologique des théories du complot a fourni le matériau pour les considérer comme des voies d’études de l’inconscient collectif, des mentalités et des imaginaires d’une société, au croisement de la sociologie durkheimienne et des travaux de l’école des Annales. Pour autant, cette lecture en termes de paranoïa ou d’inquiétude collective a pour défaut de rester à une échelle macrosociale, et de psychiatriser la conspiration en en faisant un symptôme de crise[12]. On peut plutôt penser que le recours au discours conspirationniste relève avant tout d’un contexte politique, pas nécessairement critique, et que loin d’être une pathologie du corps social, les discours conspirationnistes tentent de rejoindre le flux discursif propre au jeu politique légitime.

La modernité politique, berceau du conspirationnisme

C’est dans cette perspective que le conspirationnisme peut être appréhendé comme le fruit de la modernité politique. En effet, on sait depuis Claude Lefort que la Révolution française, le contractualisme politique, et l’autonomie des sociétés ont fait du pouvoir un « lieu vide » (Lefort, 1994). Or, l’indétermination politique constitutive du principe démocratique a conditionné, écrit Marcel Gauchet, une « ambition fantasmatique de réincorporation, de restauration de l’un social comme corps » (Gauchet, 1997 : 450), pour remplir à nouveau ce lieu vide. Soit via un discours réactionnaire visant à réincarner le pouvoir dans le corps royal, soit via le totalitarisme qui a cherché à remplir le lieu vide du pouvoir par le corps des masses ou celui du chef. Le conspirationnisme apparaît alors comme une tentative de désignation du véritable pouvoir derrière le lieu vide du pouvoir démocratique.

Sur ce point, Gauchet pose que l’imaginaire du complot se déploie dans la modernité parce qu’elle change les modes ordinaires d’appréhension du pouvoir et de son action. L’originalité du phénomène « réside dans l’accréditation de masse du complot comme catégorie de l’explication politique » (Gauchet, 2006 : 61). La Révolution est une rupture dans la conscience historique au sens où, pour ses ennemis, elle ne peut être la conséquence de circonstances historiques données, mais seulement la conséquence d’une action humaine cachée. La Révolution fonctionne comme la matrice du discours conspirationniste que nous connaissons encore aujourd’hui. Certes, l’Ancien Régime avait connu des peurs du complot, comme le complot de famine du xviiie siècle, où la population a pu penser que le manque de pain était orchestré par le pouvoir et ses profiteurs (Kaplan, 1982). Mais le complotisme moderne ne vise pas que le pouvoir, il vise ceux qui le manipulent dans les coulisses. Ainsi, la Révolution n’a pu être l’oeuvre que de jésuites, de juifs ou de francs-maçons qui avaient intérêt à la disparition de la monarchie catholique[13]. Même si on est là dans une vision « antihistorique » et antiscientifique de l’histoire, cette modalité d’explication des événements humains va remporter un grand succès, mutant au fil des contextes et des ennemis désignés.

La modernité politique opère donc un important déplacement de l’accusation de complot : auparavant, c’était le pouvoir qui avait peur des masses et des frondes, désormais, ce sont les masses qui ont peur du pouvoir et de ceux qui le contrôlent[14]. Au xxe siècle, le conspirationnisme vise le « complexe militaro-industriel », puis de mystérieux lobbies, ou des groupes transnationaux. Tout récemment, les comploteurs sont devenus les agences d’État (type CIA, NSA, Mossad, etc.)[15], ou les organisations internationales, capables d’intervenir partout dans le monde, de fomenter des mégacomplots, et travaillant pour elles-mêmes ou pour couvrir des mensonges d’État.

Les discours les plus virulents à l’encontre du principe de la vaccination contre le virus H1N1 ne font pas exception à la règle. Ils reprennent le motif narratif faisant d’une instance supranationale, ou de quelques individus la contrôlant secrètement, l’agent d’une volonté de domination. Et ils reprennent l’idée de l’intention malveillante des gouvernants à l’égard des gouvernés, dupés, réifiés, et transformés en rats de laboratoire d’une expérience à l’échelle du globe. Sous cet aspect, non seulement ce conspirationnisme constate la vacance du pouvoir souverain, désormais dépossédé de ses leviers d’action au profit d’un organisme supérieur au fonctionnement incompréhensible, mais encore il ajoute au désir de contrôle mondial ce moyen inédit qu’est l’affaiblissement physique des corps, sous couvert de prévention médicale. S’il fallait chercher une spécificité du domaine médical comme lieu d’éclosion privilégié du conspirationnisme, cela se ferait en considérant que les dénonciations de la campagne de vaccination contre le vaccin H1N1, tout comme un peu auparavant celles des alertes répétées au virus H5N1, reposent sur un retournement de la perception des biopolitiques contemporaines.Concernant le cas français, plusieurs précédents peuvent être invoqués pour expliquer le succès du discours conspirationniste relatif à la campagne de vaccination. D’abord, le cas du sang contaminé, dont le volet judiciaire a donné lieu à des condamnations effectives, a popularisé l’image d’une incurie d’État et d’une malveillance au nom d’intérêts financiers s’étant soldées par des décès. Ensuite, les 15 000 morts supplémentaires de la canicule de 2003 ont également renvoyé à l’impréparation des autorités sanitaires. Et moins à des actions humaines mortifères qu’à un « ensemble d’échecs dans la structure des organisations » chargées de gérer ce type de problèmes (Vassy, Dingwall et Murcott, 2007 : 165). Enfin, la dernière inoculation d’envergure, contre l’hépatite B, avait donné lieu à une controverse après que certains vaccinés aient développé une sclérose en plaques, ébranlant alors la confiance en la vaccination et à l’égard des producteurs de vaccins.

Autant de crises sanitaires qui prennent place dans un contexte plus large de défiance à l’endroit de la science et de ses applications industrielles[16]. Ils paraissent surtout être à la source du présupposé conspirationniste selon lequel derrière les acteurs gouvernementaux visibles et humains existeraient des bureaucraties inhumaines et techniciennes, nouveaux « monstres froids », dont l’inhumanité même admet et précipite les catastrophes. La perception sur laquelle s’appuie le complotisme est donc celle d’une dilution et d’une externalisation des processus de décision — même quand le gouvernement national est en première ligne —, qui autorisent une déresponsabilisation collective face à la mortalité des individus. De cette chaîne décisionnelle incompréhensible peuvent surgir les nouveaux criminels de bureau, homologues contemporains des planificateurs de la Shoah (Anders, 2003 : 90). Et d’ailleurs c’est bien un vaccin agent d’une décimation qui est dénoncé dans le discours conspirationniste. Dès l’instant où la croyance s’installe que c’est le vaccin qui tue ou rend malade, la biopolitique n’est plus perçue dans son versant protecteur de la santé des populations, mais seulement comme une thanatopolitique (Taïeb, 2006-2007).

Assez paradoxalement, c’est le surinvestissement du gouvernement Fillon autour de la grippe A (commande massive de doses, décharge de responsabilité pour les fabricants du vaccin, communication tous azimuts), pour faire pièce aux échecs précédents, qui a paru, en lui-même, cacher quelque chose. Or, la réaction des autorités était tout à fait prévisible, et témoigne d’une tendance contemporaine du biopouvoir : le « ne pas laisser mourir » (Memmi et Taïeb, 2009). La forme actuelle du biopouvoir, en effet, somme l’État de gérer la vie de ses sujets, d’appliquer le principe de précaution (désormais constitutionnalisé), de contrôler leur conduite et de les pousser à s’autonomiser, de limiter ou de faire disparaître le risque d’exposition aux maladies ou à des produits dangereux, ou encore de préserver l’environnement. Précisément, le conspirationnisme visant la vaccination va retourner ce « ne pas laisser mourir » en un « faire mourir » caché qui ferait retour. La perception d’un État nécessairement mortifère, d’un thanatopouvoir triomphant du biopouvoir, et d’un pouvoir qui aurait conservé en réalité, comme sous la monarchie absolue, son ancien droit de vie et de mort, est à la source de la thèse conspirationniste autour du vaccin. La médecine apparaissant comme le dernier lieu, le plus emblématique parce que garant de la santé, que l’État va s’approprier pour en faire le lieu de ses expérimentations et de sa volonté de mettre à mort, par des moyens détournés, sa propre population. Et à plusieurs reprises le texte du « Vaccin de la conspiration » dénonce l’« intention criminelle » du laboratoire pharmaceutique, ou encore les « piqûres létales ». Dès lors, si l’on admet que la biopolitique produit un sujet autonome et réflexif en ce qui concerne sa propre santé (Memmi, 2003 ; Keck, 2008), l’une des formes de cette autonomie sera trouvée dans sa faculté à refuser un vaccin dont il se méfie, ou à comparer les mérites respectifs de la vaccination et de l’absence de vaccination (Fressoz, 2010). La volonté biopolitique de vacciner en masse rencontre alors cet individu désormais autonome dans la gestion de son corps et de ses conduites ; l’une d’elles pouvant être le refus irréductible d’une telle biopolitique.

Le conspirationnisme autour de la vaccination active visiblement un pessimisme historique où la volonté exterminationniste de l’État apparaît inébranlable, et s’emploie à faire du vaccin censé guérir un instrument de mort. Et dans l’imaginaire complotiste, à côté des « puissances de l’argent », des « 200 familles », des « gros », des « élites mondialisées », des puissances impénétrables et internationales, qui se jouent des frontières et des régimes, et qui règnent sur les politiques et les journalistes[17], il faut désormais ajouter les États, et les organisations auxquelles ils adhèrent, comme nouveaux lieux passés sous la férule des conjurés historiques. Les comploteurs apparaissent alors comme les ennemis politiques, les ennemis de classe, contre lesquels le combat est toujours renouvelé, d’autant plus que, comme ils sont informes et changeants, il faut toujours rester politiquement mobilisé contre eux.

Le discours conspirationniste n’est donc pas un discours archaïque, une survivance du passé ou de la pensée sauvage, mais bien au contraire une forme de discours politique qui repose sur la volonté de politiser un certain nombre de questions.

Une « politisation conspirationniste »

Il nous paraît donc essentiel de « repolitiser » analytiquement le discours conspirationniste, en tant qu’acte de langage porté par des acteurs particuliers poursuivant des objectifs politiques. Plutôt que de penser le conspirationnisme comme relevant du merveilleux traditionnel, plutôt que de le psychiatriser ou de l’appréhender comme une survivance de l’irrationnel dans notre modernité, il convient plutôt d’étudier l’usage qui en est fait pour politiser un certain nombre de sujets. Et par « politiser », on entendra ici requalifier publiquement des informations factuelles relatives à des événements donnés, pour en faire des enjeux à la signification discutée et interpeller la population et les acteurs politiques à leur sujet. On constate alors que le discours conspirationniste est utilisé comme une ressource et comme un coup politique par des entrepreneurs de politisation. Recourir à une rhétorique conspirationniste est pour eux une manière jugée efficace de participer au jeu politique légitime. Car le discours conspirationniste possède une visée performative : en diffusant la thèse du complot, il entend la faire triompher dans les esprits, peser sur l’agenda politique, imposer les connaissances alternatives sur lesquelles il repose, et rendre la réalité politique conforme à cette vision du monde.

Un outil de mobilisation

La politisation conspirationniste entend maintenir ouverts des événements, des questions ou des controverses considérées comme closes dans d’autres champs. Il s’agit de contester cette clôture, comme la légitimité de ceux qui ont fait profession de la clore, car, justement, cela participe en soi de la dissimulation qui est à l’oeuvre et qu’il faut dénoncer. L’effet central recherché restant de mettre l’hypothèse conspirationniste au service de l’action politique, pour contrer la fermeture dont ces enjeux feraient l’objet. Ainsi, ce n’est pas parce que la parole complotiste paraît fantaisiste dans les champs spécialisés qu’elle ne produit pas d’effets sociaux. La prise en compte du conspirationnisme, comme ailleurs des rumeurs ou des représentations profanes du monde social, implique donc de les considérer comme possédant une rationalité propre. Il faut également ne pas les considérer comme des formes irrationnelles de prise de parole qui affronteraient l’idéal de l’échange démocratique dans l’espace public. Au contraire, du point de vue de ceux qui diffusent des propos complotistes, cet espace public a été dévoyé, notamment par les médias et les partis au pouvoir, et ne joue plus son rôle d’informateur. À cet égard, le conspirationnisme s’inscrit dans la filiation habermassienne de l’exercice public de la critique, mais d’une critique devenue hypercritique, devenue doute et soupçon systématiques, et devenue refus permanent de la pensée admise. Philippe Corcuff peut écrire à ce propos que le « goût du caché a pour effet la délégitimation a priori du visible, du public, de l’officiel et de l’opinion commune » (Corcuff, 2005).

La politisation conspirationniste vise à fabriquer du dissensus pour diffuser son message et pour faire triompher ses vues. Elle sert d’une part à opérer des classifications et des désignations. Par exemple entre « marginaux » conspirationnistes et « établis » conjurés, profanes et initiés, dénonciateurs et falsificateurs, au sein du champ politique, pour reprendre notamment des catégories forgées par Norbert Elias (Elias, 1985). La réactivation permanente du discours conspirationniste sert en outre à intégrer toujours davantage le groupe qui en est porteur. Les tenants du complotisme apparaissant, et se considérant, comme des acteurs faibles du jeu politique, l’usage de la rhétorique du complot leur permet de se compter, de s’autonomiser et de se penser, jusqu’à l’autarcie, comme les détenteurs d’une vérité refusée.

D’autre part, le complotisme obéit à une économie politique particulière des échanges d’informations dans l’espace public, en ce sens qu’il postule l’existence d’un hiatus entre l’information éclairée qu’il possède et l’information « officielle » qu’il rejette comme participant du complot. Il entend donc proposer sa propre vision des événements, dans un système médiatique où d’autres visions circulent et prévalent. Cette vision ne doit rien au hasard et manifeste fidèlement des orientations politiques précises. Dès lors, la prise en compte du conspirationnisme a un intérêt pour comprendre comment se construit et s’exprime le positionnement politique des tenants des théories du complot. Il ne faut donc pas s’arrêter sur le seul conspirationnisme comme objet, mais le penser autant comme un message que comme un médium destiné à la lutte politique. La politisation ciblée d’enjeux considérés comme relevant d’une conspiration est un mode d’accès au débat politique, un élément du répertoire d’action de divers groupes, au service de combats politiques identifiables. Par exemple, dans le cas de la « rumeur d’Abbeville », Damien Framery montre que les récriminations des Picards contre Paris sont « formalisées dans la constitution d’une identité picarde abondamment favorisée et instrumentalisée dans les discours des élus locaux », qui ont profité du débordement de la Somme pour asseoir leur position politique, et légitimer, pour la gestion de l’eau, un syndicat mixte chapeauté par le Conseil général, qui s’est finalement substitué aux services de l’État jugés défaillants (Framery, 2003).

Acteurs et discours de la politisation conspirationniste

Ce qu’il est important de saisir dans l’établissement d’un profil sociologique des entrepreneurs de la politisation conspirationniste, c’est que même si en apparence il est éclaté, tous se rejoignent dans la dénonciation du « système » ou des « élites » politiques et de leurs mensonges, et beaucoup partagent les mêmes réseaux. En effet, ce n’est pas une série de « petits complots » de nature variée qui est dénoncée, mais bien un même mégacomplot qui prend des formes différentes que les initiés repèrent et attaquent. D’où, chez un même conspirationniste, la présence de dénonciations d’éléments aussi hétérogènes que les mensonges du gouvernement sur l’assassinat d’une figure politique (typiquement J. F. Kennedy), l’envoi d’astronautes sur la Lune, la campagne de vaccination contre le H1N1, ou la version officielle des attentats du 11-Septembre[18]. Ces entrepreneurs ont également en commun d’être le plus souvent dominés ou clairement illégitimes, à l’intérieur du champ où s’énonce leur parole d’opposition. Le conspirationnisme fleurit aux extrêmes, ou à tout le moins chez ceux qui subissent et utilisent une position dominée pour porter une parole subversive. Constatant un phénomène identique, dans le cas des peurs de la technologie, où sympathisants de l’extrême gauche et de l’extrême droite ont une perception quasi identique du risque, Daniel Boy écrit que « les idéologies ou les attitudes politiques constituent bien des systèmes d’interprétation du monde au sein desquels les problèmes générés par le développement scientifique et technique trouvent normalement leur place » (Boy, 2007 : 74). Enfin, la vérité autoproclamée des conspirationnistes se situe souvent à un haut degré de généralité, qui lui permet d’attaquer de front des ennemis hauts placés — agences, gouvernements, et États —, tout en se rendant difficilement réfutable.

Le cas de la dénonciation du vaccin contre le virus H1N1 demeure à cet égard éclairant. Reconduisant les théories relatives à des expérimentations ou des manipulations mentales d’origine étatiques à l’échelle de toute une population non consentante[19], ce conspirationnisme affirme non seulement que le vaccin ou ses adjuvants seraient dangereux, mais encore il contiendrait, selon les versions, une puce électronique destinée à surveiller tout le monde (biométrie généralisée), ou même, on l’a vu, un poison conduisant à un génocide programmé.

Tout dans le propos suggère que l’on est en présence de motifs du conspirationnisme politique à la fois propres à la seconde moitié du xxe siècle — peur de la nouveauté (Delumeau, 1996 : 67), défiance à l’égard d’autorités déjà prises en flagrant délit de mensonges autour de risques technologiques ou de catastrophes, comme lors de l’accident de Tchernobyl (Boy, 2007 : 45) —, et plus anciens, la photo de Margaret Chan présentée comme « reine du monde » dans l’une des diapositives du « Vaccin de la conspiration » renvoyant immanquablement au thème du complot juif destiné à couronner un « roi du monde ».

Mais contrairement à ce qui peut se passer avec la circulation de rumeurs sans source première, le discours conspirationniste procède d’entrepreneurs de politisation tout à fait identifiables. Les enquêtes journalistiques menées sur la dénonciation du vaccin H1N1 (Reichstadt, 2010) remontent toutes à une poignée d’acteurs qui ont fait le choix, bien avant le lancement de la campagne de vaccination, d’utiliser une rhétorique conspirationniste dans diverses interventions publiques et dans un corpus livresque alternatif publié dans des maisons d’édition confidentielles[20], afin de dénoncer le principe même de toute vaccination et les mensonges médicaux de l’industrie pharmaceutique[21]. Ces acteurs sont systématiquement, de par leur position, les moins autorisés et les moins crédibles pour s’exprimer sur ces sujets : psychothérapeute dénonçant les médicaments allopathiques, diplômé de médecine interdit d’exercice, individus s’affirmant traqués par les extra-terrestres ou poursuivis par les Illuminati[22], ou encore essayistes. Pour reprendre l’expression de Francis Chateauraynaud et Didier Torny, ces entrepreneurs de politisation sont des « lanceurs d’alerte » sanitaire (Chateauraynaud, Torny, 2005), n’appartenant pas à des instances spécialisées, et qui ont la particularité de s’auto-mandater pour mettre fin au risque dénoncé. Mais la généralité et le haut degré d’intentionnalité de leur dénonciation empêchent d’une part qu’une quelconque controverse scientifique puisse naître, et d’autre part qu’un groupe de victimes clairement identifiées émerge, car potentiellement c’est l’humanité entière qui est concernée.

Surtout, le positionnement de certains acteurs témoigne de l’existence de passerelles au sein des réseaux conspirationnistes, et indique la proximité idéologique des dénonciations, qu’elles visent les vaccins ou les attentats du 11 septembre 2001. Dans un même mouvement, ils peuvent dénoncer l’implication du Mossad dans l’effondrement des deux tours du World Trade Center ou dans les attentats de Madrid en 2004, les plans de vaccination, les « coups tordus » du pouvoir, et se retrouver, dans un cas particulier[23], sur la liste du parti antisioniste de Dieudonné aux élections européennes de 2009. Car derrière l’hostilité au vaccin contre la grippe A, les habits neufs du complot juif ne sont jamais loin. Et il demeure un motif central du conspirationnisme.

En effet, dans le cas des théories conspirationnistes attachées aux attentats du 11-Septembre, si beaucoup d’entre elles ont désormais infusé largement au-delà des cercles « d’initiés », leur origine est à chercher au sein de groupes politiques précis possédant des ambitions politiques précises (et qui peuvent se targuer là d’un certain succès). En France, la théorie du complot est un discours qui a été utilisé historiquement à l’extrême gauche et à l’extrême droite pour dépeindre un establishment corrompu et faible qu’il fallait abattre. Aujourd’hui, ce discours est porté par des acteurs qui entendent imposer sur la scène nationale, en particulier auprès d’un électorat populaire issu de l’immigration, des enjeux politiques initialement plus lointains (anti-impérialisme, antisionisme et pro-islamisme, parfois sous le biais d’un antiracisme de gauche [Taguieff, 2004b]), pour se construire un capital politique (Camus, 2006). Ces deux extrêmes pouvant du reste connaître des liens idéologiques, comme en témoigne la trajectoire politique d’un Dieudonné (Mercier, 2005 ; Binet et Grosjean, 2005 ; Forcari, 2009) passé d’une gauche engagée contre le Front national, à son ralliement, désormais, au nom d’un antisionisme radical soupçonnable d’être le faux-nez d’un nouvel antisémitisme (Sopo, 2009 ; Duclert, 2009). Auprès de groupes sociaux pour lesquels la référence ouvrière ne fait plus sens, et à côté de revendications matérialistes, la politisation conspirationniste apparaît comme un moyen de recréer un conflit de grande échelle[24], et de faire fonctionner une grille de lecture du monde social, où les « victimes » le sont d’abord du gouvernement invisible.

Très concrètement, l’une des modalités discursives utilisées par quelqu’un comme Dieudonné consiste à présenter, de manière allusive, plusieurs institutions (Conseil représentatif des institutions juives de France, Union des étudiants juifs de France) et personnalités juives (Chemin, 2005) comme étant les représentantes officieuses d’un pouvoir plus puissant qui ne dirait pas son nom — par exemple un État, Israël, ou un « lobby » —, et pèserait secrètement sur le gouvernement français. Chaque décision de politique étrangère jugée favorable à Israël, toute dénonciation d’un réveil de l’antisémitisme sur le territoire national, et toute condamnation de ses manifestations, sont présentées par lui comme le signe que médias et politiques sont sous l’influence de cette puissance qui leur dicte ces positionnements regardés comme aberrants. Non seulement ces discours accusent un ennemi et activent un clivage marqué, mais encore jouent-ils de la demande de révélation qui fonctionne en fait comme la révélation elle-même, laissant à chacun le soin de recourir à son imaginaire politique pour répondre aux questions faussement rhétoriques assénées. Ainsi, en 2003, Dieudonné s’interrogerait : « J’aimerais bien savoir qui est derrière l’UEJF, il faudrait regarder son financement »[25]. Plus explicite, deux ans après, il dénonce « la soumission totale des dirigeants et responsables français à la volonté du CRIF » (AFP/Reuters, 2005), « qui convoque chaque année nos dirigeants pour leur communiquer leur feuille de route » (Coroller, 2006). Ailleurs, c’est « Israël qui a financé l’apartheid [en Afrique du Sud] et ses projets de solution finale » (Boisanfray, 2006). Enfin, sur scène, il raille Colin Powell, qui a « inventé le 11-Septembre » (Monnin, 2009). Au sein de groupes sociaux où les agents mobilisateurs ont été parfois politisés essentiellement via la défense de la cause palestinienne (Braconnier et Dormagen, 2007 : 174 et sq), la dénonciation d’un complot « sioniste », fomenté par une cinquième colonne formée des juifs de France, peut avoir un écho considérable, en proposant une explication simple de la situation proche-orientale et de la souffrance quotidienne en France. Prospérant sur un terrain laissé désert par les partis politiques ou l’État, la politisation conspirationniste alimente la croyance en un pouvoir caché, nouvel ennemi, métamorphose ses propagateurs en héros qui méritent un soutien électoral, et retourne le stigmate de ceux qui donnent leur voix de victimes en guerriers chargés de reconquérir un libre-arbitre subtilisé. Du point de vue analytique, la politisation conspirationniste témoigne du fait que certains acteurs n’appartenant pas au champ de la politique institutionnelle (Arnaud et Guionnet, 2005 : 14) demeurent capables d’activer des perceptions agonistiques de l’univers social et politique, qui vont structurer un rapport à l’activité politique essentiellement sous l’aspect du conflit entre « petits » et « gros », dépossédés et possédants, initiés et conjurés. On est alors en présence d’un cas intéressant de production de positions politiques à partir d’éléments imaginaires. C’est par ce biais qu’on peut parler désormais d’une introduction du conspirationnisme dans le champ politique.

Le discours conspirationniste entend donc se positionner dans de grands clivages politiques, et surtout dans des rapports de force qu’il dénonce comme inégaux, parce qu’une partie des acteurs y seraient dissimulés dans l’ombre. Dominé dans un univers politique perçu comme univoque, le conspirationnisme apparaît essentiellement comme un énoncé relevant d’une topique de la dénonciation, au service d’une prise de position politique. Sa rhétorique vise autant à prouver l’existence du complot qu’à agir politiquement comme s’il existait. Sa perspective n’est pas seulement de prouver que le lieu du pouvoir est vide, mais à l’inverse de dire qu’il est occupé par des imposteurs, mal élus, ou élus par des citoyens préalablement lobotomisés, et qu’il faut hâter leur remplacement, au besoin par la force. Les théories du complot sont donc moins les marques d’une crise de la rationalité de l’espace public démocratique, que de son utilisation sous une forme narrative particulière par des acteurs politiques qui s’en jugent les nouveaux parias.