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Introduction

L’existence d’un revenu minimum a longtemps été considérée comme étant l’une des sources principales de l’inefficacité du marché du travail. Cette contrainte légale pour les entreprises est encore régulièrement pointée du doigt pour expliquer une partie du sous-emploi en France. En effet, cette vision néoclassique reproche principalement à la législation relative au salaire minimum d’aller à l’encontre de la flexibilité du marché du travail en rendant le salaire rigide à la baisse. Cette politique est même accusée de nuire à ceux qu’elle tente de protéger puisqu’elle peut rendre inemployables les travailleurs les moins qualifiés auxquels les entreprises ne sont alors plus, légalement, en mesure d’offrir un salaire compatible avec la rentabilité de l’emploi. Néanmoins, depuis quelques années, l’effet négatif du revenu minimum sur l’emploi et, plus généralement, sur l’efficacité du marché du travail n’est plus vu comme une évidence. Des travaux empiriques sur ce sujet (Card et Krueger, 1994, 1995; Machin et Manning, 1997) tendent effectivement à nuancer cette vision des choses et, même sans donner lieu à un véritable consensus, ils ont le mérite d’avoir relancé l’analyse théorique en la matière.

Ainsi, en s’éloignant du cadre de la concurrence parfaite, une série de travaux a montré sur la base de modèles d’appariement (Gavrel et Lebon, 2002; Kahn et Lang, 1998) ou de modèles de salaire d’efficience (Rebitzer et Taylor, 1991; Manning, 1995) des relations croissantes, soit entre efficacité du marché du travail et salaire minimum, soit entre emploi et salaire minimum. Pour les uns, la première relation peut être due à l’augmentation de la productivité moyenne des emplois en rendant les « mauvais » appariements impossibles. Pour les autres, la seconde relation peut s’expliquer par la contrainte pour les entreprises d’inciter à un effort dont les coûts de contrôle sont croissants avec le nombre d’employés. On peut noter que Stigler (1946), sans avoir vraiment retenu l’attention à l’époque, avait déjà montré ce type de résultats en représentant le marché du travail par un oligopsone.

Dans cet article, nous utilisons un modèle d’appariement avec différenciation horizontale des qualifications (Marimon et Zilibotti, 1999) pour étudier plus particulièrement les implications de l’existence d’un revenu minimum sur une politique de type « Prime pour l’emploi (PPE)». Rappelons que cet instrument est, comme l’Earned Income Tax Credit (EITC) aux États-Unis ou bien le Working Families Tax Credit au Royaume-Uni (qui présentent d’ailleurs tous deux des résultats encourageants), construit sur l’idée de l’impôt négatif. Celui-ci a été imaginé par Friedman en 1962 et repris par des néokeynésiens tels que Tobin dans l’idée d’éviter les pièges de l’assistance au profit d’un encouragement de l’emploi. Conçu comme une « imposition à l’envers », l’impôt négatif permet de lier l’obtention d’un emploi et d’un salaire au droit à une allocation proportionnelle à celui-ci. En théorie, une telle réforme offre l’avantage d’améliorer la situation des salariés les plus pauvres tout en incitant ceux qui ne travaillent pas à rechercher activement un emploi. Cela pourrait permettre également d’affiner la progressivité du barème fiscal français en lissant la courbe en S exposée par Bourguignon et Chiappori (1997)[1].

Lages Dos Santos (2002) montre qu’en l’absence de législation relative à un salaire minimum, l’introduction d’un système d’impôt négatif dans un modèle d’appariement avec différenciation horizontale des emplois et des travailleurs permet d’obtenir une baisse du chômage, une amélioration significative de la situation des plus pauvres et une réduction des inégalités. En effet, ce crédit d’impôt dont peuvent bénéficier les salariés joue en quelque sorte le rôle d’assurance contre le risque d’être « mal » rémunéré. Par conséquent, en plus de l’effet direct sur les plus démunis, cette mesure permet d’étendre le terrain d’entente entre entreprises et travailleurs et donc d’avoir un impact positif sur l’emploi. Néanmoins, ces effets sont obtenus grâce à la création de nouveaux emplois en moyenne moins productifs que les précédents et donc aux dépens des surplus collectif et individuels moyens.

Nous montrons dans le présent article que, dans ce cadre d’analyse, le revenu minimum rend les « mauvais » appariements impossibles. En effet, les travailleurs et les entreprises sont alors plus sélectifs. Par conséquent, le terrain d’entente entre les deux parties est borné par cette « contrainte légale » et le crédit d’impôt mis en place n’a alors plus d’effet « prime à l’emploi ». La politique s’avère en fait efficace dans la réduction des inégalités et de la pauvreté mais elle se traduit par une diminution (assez faible) de l’emploi et du surplus collectif.

L’article s’organise de la façon suivante. Dans la première section, nous présentons le modèle pour le résoudre dans la section suivante. Ensuite, nous faisons état de la statique comparative et précisons les résultats de l’étude analytique en procédant à une simulation (section 3). Enfin, nous concluons notre étude dans une dernière partie.

1. Le modèle

1.1 Différenciation et processus d’embauche

On considère une économie comprenant deux ensembles d’agents neutres face au risque : les travailleurs, au nombre de N, hétérogènes et ayant un horizon infini et les entreprises, qui produisent le même bien, qui offrent des emplois eux aussi hétérogènes et qui risquent à chaque période, avec la probabilité s, de disparaître. À chaque période, une part s disparaît mais la libre entrée de nouvelles entreprises (et donc la proposition de nouveaux emplois vacants) sur le marché permet de stabiliser leur nombre. Dans un souci de simplification, nous supposons que chaque entreprise ne propose qu’un seul emploi. Tous les agents ont le même taux d’escompte r. Pour décrire la différenciation des travailleurs et des emplois, nous utilisons le cadre d’analyse de Salop (1979).

1.1.1 Le cercle

On considère que les travailleurs et les entreprises sont distribués de façon uniforme sur un cercle de circonférence égale à 2. Cette distribution est exogène. La position d’un travailleur sur le cercle représente son type de qualification alors que celle de l’entreprise représente le type exact de qualification qu’elle recherche. La distance l (comprise entre 0 et 1) entre un travailleur et une entreprise mesure l’adéquation entre le type de chacun.

Graphique 1

Le cercle des qualifications (détenues et requises)

Le cercle des qualifications (détenues et requises)

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L’inadéquation entre l’entreprise dont le type est situé en A et l’employé dont le type est en B est mesurée par la distance l les séparant. L’adéquation est parfaite lorsque l = 0. Par contre, l’inadéquation est maximale lorsque l = 1. La productivité d’un travailleur est alors une fonction décroissante de cette distance l notée y( l) avec y'( l) < 0 et y''( l) ≤ 0. Étant donné que chaque entreprise n’emploie qu’un seul travailleur, sa production est dès lors déterminée par la productivité de celui-ci.

1.1.2 Le processus d’embauche

Nous retenons ici une reformulation du modèle « Urnes et boules » (Urn-ball Model, Hall, 1977; Pissarides, 2000; Petrongolo et Pissarides, 2001, voir annexe 1). Conformément à la théorie de la recherche d’emploi (Mc Kenna, 1985), nous considérons qu’un chômeur ne rencontre qu’une seule entreprise susceptible de l’embaucher à chaque période[2]. On considère que l’entreprise, qu’un chômeur va rencontrer, est prise au hasard parmi l’ensemble des entreprises. Notons U le nombre de chômeurs et V le nombre d’emplois vacants. La tension sur le marché du travail est alors notée θ=V/U. Supposons par ailleurs que λ représente l’écart maximum pouvant séparer la qualification d’un employé de celle qui conviendrait parfaitement à son employeur. Pour pourvoir un emploi vacant, l’entreprise n’a besoin de rencontrer qu’un seul travailleur répondant aux exigences du poste, c’est-à-dire un travailleur dont le type est à une distance n’excédant pas ce seuil d’appariement (ou d’inadéquation) λ. L’association employeur/employé est alors suffisamment productive et donc réalisable. On montre (annexe 1) que la probabilité de pourvoir un emploi vacant, noté q, est déterminée par :

On remarque qu’une sélectivité des entreprises et des travailleurs plus grande (c’est-à-dire, une baisse de λ) a pour conséquence de réduire la probabilité de pourvoir un emploi vacant. Par ailleurs, une augmentation du nombre des emplois vacants ou une diminution de celui des chômeurs (c’est-à-dire, une hausse de θ) ont le même effet. Cette formalisation présente donc l’avantage d’intégrer l’effet de la différenciation des qualifications (représentée par le seuil λ) sur l’appariement entre les entreprises et les travailleurs.

L’embauche totale, notée H, est donnée par :

La probabilité d’être embauché, notée p, s’obtient en divisant H par U, soit :

Il apparaît que cette probabilité p est une fonction croissante du seuil λ. On montre que p est aussi une fonction croissante de la tension sur le marché du travail θ. Par conséquent, une augmentation du seuil λ provoque à la fois une hausse de p et de q. Cependant, elle peut s’avérer socialement indésirable puisque des travailleurs peuvent alors être embauchés sur des postes où ils sont moins productifs (ce qui augmente le nombre de « mauvais » appariements) provoquant une diminution de la productivité moyenne.

1.2 Utilités intertemporelles et profits

1.2.1 Les travailleurs

Quand un travailleur obtient un emploi, sa productivité et donc son salaire (brut) w(l) vont dépendre de la distance l qui sépare son type de celui de l’entreprise qui l’a embauché. On note WE(l) l’utilité intertemporelle d’un tel travailleur. En ce qui concerne les chômeurs, on considère qu’ils bénéficient d’allocations chômage notées b. Leur utilité intertemporelle WU dépend de la distance λ à savoir la valeur maximale de l pour laquelle l’association de l’employeur et du travailleur est juste rentable et donc réalisable. λ (qui à ce stade de l'analyse est donné) affecte le taux d'embauche p et l’espérance d’utilité intertemporelle d’un travailleur qui obtient un emploi forme: 1665512.png E .

L’inadéquation des travailleurs embauchés est uniformément répartie sur le segment [0;λ]. Par ailleurs, la répartition des emplois nouvellement pourvus est également uniforme. De ce fait, et parce que le choc de destruction des emplois est idiosyncratique et que les entreprises dans leur ensemble se répartissent uniformément sur le cercle, chômeurs et emplois vacants seront bien répartis uniformément dans un état stationnaire. Par conséquent, de manière générale, l’espérance d’une variable x quelconque de ce modèle (dépendant de l) est de la forme :

Soit, pour l’espérance d’utilité intertemporelle d’un travailleur embauché :

Nous introduisons dans ce modèle un système d’imposition linéaire . Le montant de l’impôt t(w) auquel chaque salarié est soumis dépend du niveau de revenu qu’il perçoit. L’objectif est ici de contribuer à l’analyse théorique en étudiant un système de type impôt négatif simple tout en schématisant la progressivité de l’impôt. Conformément à la formalisation de Friedman (1962), la particularité du barème fiscal tient dans le fait que nous considérons que les revenus élevés paient un impôt alors que les revenus faibles bénéficient d’ un crédit d’impôt . En outre, les travailleurs percevant le salaire moyen sont exonérés d’impôt. Nous posons t[w(0)] = forme: 1665515.png le montant d’impôt le plus élevé payé par un travailleur et t[w(λ)] =  t le montant maximum de crédit d’impôt perçu. Nous retenons ici une fonction de la forme : t(w=  α + γ w.

Nous considérons en outre que le barème fiscal est construit de telle manière que les impôts prélevés sur les employés à hauts revenus permettent juste de financerl’impôt négatif dont bénéficient les bas salaires. Soit tel que : equation: 1665516.png

Dans un état stationnaire, suivant Pissarides (2000), les utilités intertemporelles WE(l) et WU vérifient les équations de Bellman suivantes :

L’utilité d’un travailleur employé dépend à la fois de son revenu instantané net d’impôt et de son espérance d’utilité future qui tient au fait de conserver ou non son emploi à l’avenir. L’utilité d’un chômeur dépend du montant des allocations chômage qu’il perçoit et de la perspective d’une éventuelle embauche.

Graphique 2

La fonction d’imposition

La fonction d’imposition

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1.2.2 Les entreprises

Les emplois dont les firmes disposent sont vacants ou occupés. Notons JF(l) la valeur d’un emploi occupé (qui dépend aussi de l) et JV la valeur d’un emploi vacant. La valeur d’un emploi occupé vérifie alors :

La valeur d’un emploi occupé dépend du gain net instantané et des profits futurs dépendant d’une possible disparition de l’entreprise. La valeur d’un emploi vacant JV est une fonction du seuil λ. Ce seuil affecte en effet la probabilité q de pourvoir cet emploi ainsi que l’espérance de la valeur de l’emploi occupé. On a alors :

Tant qu’il n’est pas occupé, l’emploi coûte c à l’entreprise (c’est-à-dire, l’employeur doit investir pour créer ce poste et chercher un employé) et il ne vaut donc que par la possibilité de pourvoir celui-ci avec une probabilité q.

1.3 Partage du surplus et appariement

Pour être réalisable, l’association entre un employeur et un employé potentiel doit engendrer un surplus total positif et donc satisfaire :

Par conséquent, le seuil d’adéquation λ (c’est-à-dire, la distance maximale pouvant séparer la qualification requise par une entreprise de celle détenue par un employé potentiel) est déterminé tel que :

En effet, si l’équation (10) n’est pas satisfaite, il est alors efficace pour l’entreprise de ne pas embaucher. Conformément aux modèles d’appariement standards, le surplus créé par un couple employeur/employé est alors réparti entre les deux agents en fonction de leur pouvoir de négociation respectif. Ainsi, si β représente le pouvoir de négociation des travailleurs, le programme d’optimisation s’écrit :

Le surplus total est donc partagé entre les deux parties tel que :

Néanmoins, ici, les travailleurs obtiennent nécessairement un salaire supérieur ou égal au salaire minimum légal. Ce programme admet donc deux types de solutions selon les niveaux des allocations chômage et du salaire minimum. En effet, introduisons forme: 1665528.png comme étant le niveau d’appariement l tel que le résultat de la négociation suivant la règle de Nash soit égal au salaire minimum m. Dans le premier cas, si la distance l séparant employeur et travailleur est inférieure à la limite d’embauche au salaire minimum forme: 1665529.png, alors, le salaire est déterminé par la règle de Nash. Par contre, dans le second cas, si la distance l est supérieure à forme: 1665530.png, la règle de Nash engendre un salaire trop faible. L’employé concerné reçoit alors le revenu minimum m et l’entreprise fait un profit égal à y(l) – m.

En outre, étant donné que la productivité d’un emploi est décroissante par rapport à l et qu’il faut y(l) – m ≥ 0 de manière à ce que la valeur de l’emploi occupé soit positive, alors, le seuil d’appariement λ est déterminée par le revenu minimum :

Il apparaît donc que l’introduction d’un revenu minimum peut représenter un instrument de contrôle de l’appariement et de la productivité. L’augmentation du revenu minimum tend alors à protéger les travailleurs des emplois peu efficaces et mal rémunérés puisqu’ils vont être alors, de la même manière que les entreprises, plus sélectifs.

1.4 Équilibre des flux

À l’équilibre stationnaire, le flux des travailleurs qui trouvent un emploi (c’est-à-dire, une proportion p de la population au chômage) est égal au flux des travailleurs qui perdent le leur (c’est-à-dire, une proportion s de la population ayant un emploi). Notant L le niveau de l’emploi, l’équilibre des flux impose donc :

2. Résolution du modèle

Pour résoudre le modèle, nous considérons le processus de formation des salaires pour obtenir une première relation entre la limite d’embauche au salaire minimum et la tension sur le marché du travail. Ensuite, nous nous intéressons au processus de création d’emplois vacants pour établir une deuxième relation entre ces variables.

2.1 Formation des salaires, sélectivité et tension sur le marché du travail

Nous avons vu précédemment que les salaires supérieurs au revenu minimum m satisfont la règle de Nash. Or, de nouveaux emplois sont créés (des entreprises entrent sur le marché) tant que JV > 0 ou soit jusqu’à ce que : JV = 0.

Compte tenu de cette condition de libre entrée des entreprises, l’équation (11) se réécrit :

Grâce aux équations (5) et (6), on obtient :

D’un autre côté, étant donné l’hypothèse de libre entrée des entreprises, la valeur d’un emploi occupé (équation (7)) vérifie :

Enfin, en substituant ces expressions dans l’équation (14), on obtient (pour l ≤ forme: 1665537.png) :

Supposons que forme: 1665539.png (respectivement forme: 1665540.png) représente le salaire moyen (respectivement la productivité moyenne) sur l’intervalle [0; forme: 1665541.png], alors :

Par définition de la variable forme: 1665546.png on a alors :

Étant donné que w(forme: 1665548.png= m, l’équation (18) devient :

Cette équation donne une relation entre les trois variables endogènes que sont la probabilité d’embauche p, le salaire moyen forme: 1665550.png et la limite d’embauche au salaire minimum forme: 1665551.png. Cette limite forme: 1665552.png est donc une fonction implicite des deux autres variables. On montre qu’un accroissement de la probabilité d’embauche p ou du salaire moyen forme: 1665553.png augmente tous les salaires négociés puisque les travailleurs sont alors plus exigeants. Par conséquent, la règle de Nash implique une augmentation de la limite d’embauche au salaire minimum et les travailleurs qui reçoivent un salaire supérieur au minimum m sont plus nombreux. L’intégration de l’équation (18) sur [0; forme: 1665554.png], conduit alors à :

En combinant les deux relations précédentes, on obtient :

Si l’on reprend l’équation (21), on obtient :

Du fait de l’hypothèse de concavité de la fonction de production, on montre que la différence (forme: 1665560.png – y(forme: 1665561.png)) est une fonction croissante de la limite forme: 1665562.png. Par conséquent, d’après l’équation (25), le salaire moyen forme: 1665563.png augmente avec forme: 1665564.png. En substituant l’équation (25) dans l’équation (22), on obtient une première relation entre les endogènes forme: 1665565.png et θ :

Étant donné que la probabilité d’embauche p est une fonction (croissante) de la tension θ, l’équation (26) détermine la limite d’embauche au salaire minimum forme: 1665567.png comme une fonction implicite de la tension sur le marché du travail :

On montre que la dérivée de cette fonction WS par rapport à θ est positive. Étant donné que, selon l’équation (25), le salaire moyen forme: 1665569.png ne dépend pas de la probabilité p, ce résultat est évident. Dans l’espace (θ; forme: 1665570.png), cette relation est représentée par une courbe croissante notée WS (voir graphique 3).

Graphique 3

L’équilibre stationnaire

L’équilibre stationnaire

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2.2 Création d’emplois et équilibre

Pour établir une deuxième relation entre les variables forme: et θ, nous nous intéressons maintenant au processus de création d’emplois. Étant donné l’hypothèse de libre entrée des entreprises, grâce aux équations (4), (7) et (8), on obtient :

Si l’on reprend l’équation (25), on montre alors que :

Étant donné que la probabilité q de pourvoir un emploi vacant est une fonction (décroissante) de la tension θ, l’équation (29) présente la limite forme: comme une fonction implicite de la tension sur le marché du travail :

On montre que la dérivée de cette fonction VC(.) par rapport à θ est négative. D’après l’équation (25), le salaire moyen forme: augmente avec la limite d’embauche au salaire minimum. Par conséquent, une augmentation de cette limite s’accompagne d’une baisse du nombre d’ouverture d’emplois vacants. Ceci entraîne alors une diminution de la tension sur le marché du travail. Dans l’espace (θ; forme: ), cette relation est représentée par une courbe décroissante notée VC.

Définition 1. Un équilibre décentralisé sur le marché du travail est un couple ( forme: *; θ *) qui satisfait simultanément les équations (26) et (29).

3. Statique comparative

3.1 Résultats analytiques

Nous obtenons le même tableau de statique comparative (tableau 1) que Gavrel et Lebon (2002) auquel nous ajoutons l’effet du crédit d’impôt sur les mêmes variables endogènes.

Tableau 1

La statique comparative

La statique comparative

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Pour des développements sur les effets du taux de destruction des entreprises ou bien encore des allocations chômage, le lecteur peut se référer à l’article de Gavrel et Lebon (2002). Pour notre part, nous allons nous intéresser plus particulièrement aux effets du revenu minimum et du crédit d’impôt.

3.1.1 Revenu minimum et impôt négatif

La statique comparative montre que l’augmentation du revenu minimum m améliore l’appariement des entreprises et des travailleurs. Ceci se traduit par une baisse du seuil d’appariement λ et un accroissement de la productivité moyenne. En effet, étant donné que la hausse du salaire minimum rend les moins bons appariements plus chers pour les entreprises, celles-ci deviennent plus sélectives. Ceci conduit alors à une augmentation de la productivité moyenne des emplois.

Remarque 1. Dans un modèle d’appariement avec différenciation des qualifications, l’augmentation du revenu minimum rend les agents plus sélectifs améliorant ainsi la qualité de l’appariement et donc la productivité moyenne.

D’après l’équation (26), pour une valeur donnée de la tension sur le marché du travail, une augmentation de m provoque une diminution de la limite forme: (WS se déplace vers le haut). En outre, d’après l’équation (29), à forme: donné, une augmentation du salaire minimum implique une hausse de la probabilité q de pourvoir un emploi vacant (rappelons que la différence (ȳy(λ)) est croissante par rapport à λ). Dès lors, étant donné que λ est une fonction décroissante par rapport à m, la tension sur le marché du travail diminue (CV se déplace vers le bas). Par conséquent, il apparaît (graphique 3) qu’une augmentation du revenu minimum m provoque une baisse de la limite forme: . Néanmoins, les effets sur la tension θ et sur les probabilités p et q restent indéterminés. Il en va de même en ce qui concerne le chômage. Nous préciserons donc ces résultats avec la simulation.

Par ailleurs, d’après les équations (26) et (29), il apparaît que le montant maximal de crédit d’impôt a le même type d’effets sur la valeur d’équilibre de forme: que le revenu minimum. En effet, ce crédit d’impôt concerne les travailleurs les moins productifs et donc ceux qui perçoivent le salaire minimum légal. Par conséquent, il constitue dans les faits un complément au salaire minimum dont la hausse du montant provoque une diminution de la limite forme: . On peut tout de même noter que l’influence de (– t ) (qui, rappelons-le, est une valeur positive) est moins importante que celle de m étant donné que (1-β est compris entre 0 et 1.

Proposition 1. Lorsque le revenu minimum est « élevé » (m > w(λ)), la mise en place d’un système d’impôt négatif augmente le nombre de travailleurs percevant ce revenu minimum (la limite forme: augmente).

La statique comparative montre que le crédit d’impôt provoque une augmentation de la proportion de personnes percevant le revenu minimum mais pas, comme montré par Lages Dos Santos (2002), une diminution de la sélectivité des entreprises (augmentation de λ) favorisant un accroissement de l’emploi. De la même manière, la productivité moyenne n’est alors pas affectée. Ici, l’effet de sélectivité est annulé par le salaire minimum qui borne les salaires et donc la productivité.

Proposition 2. En présence d’un revenu minimum « élevé », la mise en place d’un système d’impôt négatif n’a plus d’effet sur la sélectivité des agents et la productivité.

Toutes choses égales par ailleurs, la diminution de forme: peut signifier une baisse des exigences des travailleurs en bas de la distribution (sachant qu’ils bénéficient alors du crédit d’impôt) mais une hausse en haut de celle-ci pour supporter (au moins partiellement) le financement de la politique.

Néanmoins, comme pour le revenu minimum, il subsiste une indétermination des effets sur plusieurs variables. Nous procédons dans la section suivante à une simulation de manière à préciser les effets du salaire minimum et du crédit d’impôt.

3.2 La simulation

3.2.1 Présentation

Dans cette partie, nous procédons à une simulation de manière à préciser les résultats analytiques et surtout dans le but de lever l’indétermination relative à l’effet de la mise en place d’un impôt négatif sur la tension sur le marché du travail. Nous retenons les valeurs usuelles pour les principaux paramètres (Cahuc et Zylberberg, 2001). Il est important de noter qu’après avoir procédé à un balayage sur la valeur des différents paramètres, les résultats trouvés restent vérifiés; ôtant ainsi tout problème de pertinence. Les équations simulées figurent dans l’annexe 2. Outre les hypothèses déjà retenues, suivant Marimon et Zilibotti (1999), nous considérons une fonction de productivité des travailleurs linéaire telle que : y(l) = y 0 – μl. Par ailleurs, compte tenu de la fonction d’imposition retenue et étant donné que w(λ) < w(0), la contrainte budgétaire impose :

La simulation, effectuée avec le logiciel Matlab, permet d’étudier, en présence d’un revenu minimum, les effets de la réforme sur le chômage, la production et les surplus.

3.2.2 Les résultats

La simulation donne les résultats figurant dans les tableaux 2, 3 et 4. Dans un souci de simplification, nous supposons ici que les chômeurs ne perçoivent pas d’allocation chômage. Cette hypothèse n’affecte en rien nos conclusions et le lecteur intéressé par des développements sur les effets des allocations chômage en présence d’un revenu minimum peut se référer à Gavrel et Lebon (2002).

Par ailleurs, dans les différents tableaux, outre les autres variables déjà définies, forme: représente le montant d’impôt appliqué au salaire le plus élevé, SB, le solde budgétaire, WE (l forme: ), l’utilité d’un salarié percevant le revenu minimum et SC, le surplus collectif.

Tableau 2

Chômage et sélectivité

Chômage et sélectivité

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Comme on a pu le voir, le seuil d’appariement λ est déterminé par le niveau du salaire minimum légal et l’introduction de l’impôt négatif n’affecte pas la sélectivité des entreprises. En effet, lors de la négociation, en fonction de la productivité des employés pour une distance l donnée, des probabilités q de pourvoir un emploi et p d’être embauché et des opportunités extérieures, entreprises et travailleurs déterminent une distribution des salaires et plus particulièrement le seuil λ à partir de laquelle un emploi ne sera plus rentable ni pour les uns, ni pour les autres. Par conséquent, si ce seuil λ correspond à un salaire supérieur au salaire minimum, ce dernier ne représente pas une contrainte et les salaires sont déterminés librement. Le lecteur peut alors se référer à Lages Dos Santos (2002) sur les implications de l’impôt négatif dans ce type de formalisation mais en l’absence de législation sur le revenu minimum.

Par contre, et c’est là notre propos, si le seuil λ déterminé par la règle de Nash correspond à un salaire inférieur au salaire minimum, ce dernier devient une contrainte effective. Sachant que les emplois les moins productifs sont au moins rémunérés au salaire minimum, les entreprises sont plus sélectives. Cette sélectivité est alors d’autant plus grande que le salaire minimum est élevé. Ce dernier détermine en fait une productivité minimum pour que l’emploi soit rentable et donc une distance maximale (λ) pouvant séparer employeur et employé. C’est pourquoi le montant du salaire minimum détermine la valeur limite d’appariement et que ces deux variables sont liées par une relation décroissante. Notons qu’étant donné la fonction de production retenue et que y(λ) = m, on montre que le montant du revenu minimum détermine également la productivité moyenne. En conséquence, l’augmentation du crédit d’impôt n’a d’effet ni sur la sélectivité des entreprises ni sur la productivité moyenne. Par contre, il apparaît qu’elle provoque une diminution de forme: et une hausse de forme: . Cela signifie que l’impôt négatif affecte surtout la forme et moins la taille des distributions des salaires bruts et nets (voir graphique 4 et tableau 3).

En effet, pour des raisons de rentabilité des emplois, la mise en place d’un crédit d’impôt et de ce fait la diminution de la limite d’embauche au salaire minimum forme: provoque une augmentation de la proportion de travailleurs percevant le revenu minimum. Dès lors, ces derniers sont aussi ceux qui étaient les moins productifs avant la mise en place de la réforme et c’est pourquoi la productivité moyenne des salariés percevant un salaire supérieur au salaire minimum augmente. Il apparaît que le salaire moyen forme: croît mais dans des proportions relativement faibles du fait de l’augmentation du nombre de salariés payés au salaire minimum. En effet, parmi ces derniers, certains percevaient avant la réforme un salaire brut plus élevé. Par contre, les exigences des travailleurs étant plus importantes de manière à supporter le poids de l’impôt, le salaire brut moyen des employés payés au-dessus du salaire minimum augmente.

Tableau 3

Les rémunérations des travailleurs

Les rémunérations des travailleurs

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Par conséquent, ceteris paribus, l’augmentation du crédit d’impôt provoque une baisse de la tension sur le marché du travail (tableau 2). D’après l’équation (27), la rentabilité des emplois implique que ces derniers soient pourvus plus rapidement entraînant la baisse du nombre d’ouverture d’emplois vacants. Le seuil λ étant fixé, l’augmentation de (  t ) implique la baisse de θ et une probabilité plus grande de pourvoir un emploi et une probabilité plus faible d’être embauché pour les chômeurs. Par conséquent, le nombre de chômeurs augmente puisque la rareté des emplois vacants restreint leur possibilité d’embauche. Dès lors, bien que cette hausse soit relativement faible, il apparaît clairement que la politique perd son effet « prime à l’emploi » que l’on a montré dans un article précédent et auquel il est fait référence plus haut.

Proposition 3. En présence d’un revenu minimum suffisamment élevé, la mise en place d’un système d’impôt négatif provoque une augmentation du chômage.

Mais qu’en est-il en termes de lutte contre les inégalités et la pauvreté? Les résultats montrent que les salaires bruts augmentent pour le haut de la distribution (de manière à supporter, du moins en partie, le financement du crédit d’impôt) mais diminue pour le bas de celle-ci (puisque le crédit d’impôt représente alors pour les travailleurs une sorte d’assurance contre l’éventualité d’un mauvais appariement). Par ailleurs, en termes de rémunérations nettes, il apparaît de manière évidente que le revenu des travailleurs rémunérés au salaire minimum augmente d’un montant égal au crédit d’impôt (de m à (m t )). Par conséquent, la mise en place de la réforme permet d’accroître le revenu des plus pauvres et, on le vérifie sur le tableau 4, d’améliorer leur bien-être. De plus, le crédit d’impôt permet aux travailleurs dont le salaire brut a diminué d’obtenir un salaire net supérieur à celui qu’ils percevaient auparavant. Cependant, la courbe 3 du graphique 4 montre alors que pour financer cet accroissement de revenu pour les plus pauvres, les rémunérations nettes des plus riches diminuent. Ceci n’a d’ailleurs rien d’étonnant compte tenu de la forme du barème fiscal. On passe alors avec la mise en place d’une politique de type impôt négatif, à une distribution plus inégalitaire en termes de rémunérations brutes mais à une distribution plus égalitaire du point de vue des revenus nets. Le graphique 4 permet d’illustrer cela en comparant les courbes 1 et 2.

Graphique 4

Illustration de la distribution des salaires

Illustration de la distribution des salaires
A

Population rémunérée au salaire minimum avant la réforme

B

Population rémunérée au salaire minimum après la réforme

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Par ailleurs, on remarque (tableau 3) que le montant maximal d’impôt (forme: ) que paient les plus riches augmente plus vite que le crédit d’impôt maximum. Ceci est simplement dû au fait que la proportion de travailleurs touchant le salaire minimum croît. Par conséquent, il y a alors moins de gens pour financer une prime à l’emploi que de plus en plus d’individus perçoivent. De fait, l’impôt n’est pas neutre. Celui-ci n’est en effet compensé que partiellement par la négociation. Étant donné que le pouvoir de marchandage est réparti de façon égale entre les travailleurs et les entreprises, chacune des parties assume la moitié du coût du crédit d’impôt qui est attribué aux revenus les plus faibles. Cette politique permet donc, du moins en ce qui concerne les rémunérations, de lutter contre les inégalités.

Tableau 4

Utilités intertemporelles et surplus

Utilités intertemporelles et surplus

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En termes de bien-être, il apparaît que le surplus individuel moyen augmente mais de manière assez faible. En effet, malgré la détérioration attendue de la situation des plus riches (WE (0)), l’amélioration de celle des bas revenus (WE (l forme: )) et la diminution très faible de l’utilité d’un chômeur (du fait de la diminution limitée de la probabilité p) entraînent une augmentation de l’espérance d’utilité d’un travailleur (forme: E ). Les entreprises, ainsi que les travailleurs, intègrent dans leurs négociations le caractère « assuranciel » du crédit d’impôt qui rend le « mauvais » appariement plus rémunérateur. Le système d’impôt négatif représente une assurance contre le risque d’être rémunéré aux alentours du salaire minimum dont le financement est supporté indirectement par les entreprises (baisse de forme: F ) mais conjointement avec les plus riches. On notera en outre que le crédit d’impôt bénéficie à une majorité de travailleurs puisque forme: E augmente.

Proposition 4. L’impôt négatif permet bien de lutter contre les inégalités et la pauvreté.

Par conséquent, l’introduction d’un barème de type impôt négatif s’avère être une politique intéressante de lutte contre les inégalités. Par contre, avec l’existence d’un revenu minimum, ce type de réforme ne permet pas d’obtenir, au contraire de ce que l’on avait montré dans un article précédent, une diminution du chômage. En effet, cet impact positif sur l’emploi était principalement dû à la détérioration de la productivité. Or, ici, le salaire minimum ne permet pas l’ouverture d’emplois moins productifs que les précédents et c’est la raison pour laquelle l’effet « prime à l’emploi » disparaît. Néanmoins, le marché du travail est alors plus efficace conduisant à une baisse bien plus modérée du surplus collectif (qui d’ailleurs, au contraire, si l’on retenait une fonction objectif de type rawlsien, pourrait certainement bénéficier de cette politique).

Conclusion

Plusieurs articles récents ont montré que l’existence d’un revenu minimum présente des implications non négligeables en termes d’efficacité et notamment sur le rôle des allocations chômage et sur la qualité de l’appariement (Marimon et Zilibotti, 1999; Acemoglu et Shimer, 2000; Gavrel et Lebon, 2002). Ici, nous nous sommes intéressés plus particulièrement à l’interaction entre le salaire minimum et une politique de type impôt négatif. Il en ressort que la mise en oeuvre d’une telle politique permet de réduire d’une part les inégalités et d’autre part la pauvreté sans détériorer dans des proportions trop importantes le surplus collectif.

Cependant, l’effet favorable en termes d’emploi (Lages Dos Santos, 2002) disparaît. En effet, le salaire minimum empêche que l’introduction d’un crédit d’impôt ne rende les entreprises moins sélectives aux dépens de la productivité et donc de l’efficacité des emplois. Or, cette préservation de l’efficacité a un prix. La politique perd alors son effet en faveur de l’emploi qui profitait précisément d’une sélectivité moindre des entreprises.

Par contre, le salaire minimum ne réduit pas l’efficacité de la politique en termes de lutte contre les inégalités et la pauvreté. Les plus riches financent conjointement avec les entreprises l’amélioration de la situation des plus pauvres et l’on aboutit à une situation intéressante à savoir que l’utilité moyenne d’un salarié est alors plus élevée. Il apparaît donc que tous les travailleurs intègrent le caractère assuranciel du système d’impôt négatif et que, en partageant le coût de celui-ci avec les entreprises, la majorité des employés en tire un bénéfice. Par conséquent, en présence d’une législation relative au revenu minimum, la politique perd l’effet « prime à l’emploi ». Comme ont pu le montrer les auteurs cités plus haut, la législation sur le salaire minimum peut garantir une certaine sélectivité qui est favorable à l’efficacité des emplois mais nuisible aux chômeurs.

Néanmoins, l’existence du salaire minimum ne rend pas pour autant inintéressante le système d’impôt négatif. En effet, il peut représenter pour les autorités un instrument de lutte contre les inégalités et la pauvreté sans détériorer l’efficacité des emplois. En outre, malgré la limite qu’elle constitue vis-à-vis de l’effet sur l’emploi, l’introduction du salaire minimum permet de répondre, du moins en partie, au dilemme équité-efficacité que pose cet impôt négatif.