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J'ai récemment assisté au spectacle d'un grand danseur de ballet et j'ai été fortement impressionné, et pas pour les raisons que vous pouvez imaginer. Je sentais que nous avions quelque chose en commun, non que je sois particulièrement agile, ce qui n’est pas le cas, mais plutôt parce que nous ne sommes probablement plus dans la course. Cette invitation à parler des origines de la CIDIH renforce ce sentiment. Méditer sur l’histoire d'un sujet est généralement l’apanage de personnes sur le retour.

Stimuli de départ

J'ai déjà décrit de façon détaillée les origines de la Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (CIDIH) ailleurs. La CIDIH est une des conséquences des efforts de l’Organisation mondiale de la santé en vue d’améliorer l’information destinée aux gestionnaires de la santé. Un système de statistiques de la « santé » fut mis de I 'avant il y a plus de cent ans, avec le temps, il crût et fut progressivement raffiné. Dès que l’OMS fut mise sur pied, on lui confia la responsabilité du programme et la Classification internationale des maladies (CIM) qui est maintenant révisée tous les dix ans. En 1948, une classification supplémentaire pour les déficiences fut greffée au Code Y de la CIM suite à la constatation « qu'une maladie va de la déviation mineure d'un état de santé normal, ce qui ne nuit pas à l’accomplissement de tâches régulières, au cas chronique qui nécessite l’alitement ou des soins réguliers ». Ainsi retrouvons-nous ici le précurseur des définitions d'états de santé semblables à celles utilisées dans la CIDIH 20 ans plus tard. Cependant, le Code Y mis à jour fut accidentellement oublié lors de la publication de la 8e édition de la CIM en 1965.

Au fil des ans, le type de morbidité changea et les cas chroniques occupèrent le premier rang depuis la 2e guerre mondiale. Les données de la CIM perdaient de leur pertinence devant les situations de plus en plus complexes auxquelles faisaient face les gestionnaires de la santé et les directeurs de services, situation qu'aggravait la « disparition » du code Y. La société aussi évoluait, et une conscience collective plus ouverte favorisait des politiques sociales plus complètes, et le développement de services destinés à la communauté fut lui aussi entravé par un manque d'information adéquate. Les personnes vivant avec des incapacités laissaient clairement entendre qu'elles aspiraient à plus d’autonomie, exprimée en partie par le rejet de la tendance générale à identifier leur condition sous l’étiquette de maladies. Dans un langage plus officiel, ce rejet était basé sur le fait que le concept de maladie ne prenait en compte qu'une proportion insuffisante de variations d’états de santé associés à diverses déficiences.

Telles étaient les principales forces qui firent pression auprès de I’OMS afin de développer un moyen d’organiser l’information au sujet des incapacités. Le résultat fut que I’OMS commanda ce qui devint la CIDIH au début des années 1970. Cependant, au moment où le manuel fut publié, une nouvelle influence se fit sentir, l'influence des économistes « monétaristes » prit de plus en plus d'importance à la fin de cette décennie. Les coûts devaient être contrôlés et les résultats, évalués de façon serrée; il était évident que la CIDIH pouvait contribuer à ce processus d’évaluation et de vérification des comptes.

Il semble maintenant opportun de mettre ces forces dans leur contexte en s'inspirant du perspicace Russell Ackoff : nous avons tendance à n'écouter que trois des quatre voix du quartet culturel qui conditionne notre vie, ces valeurs remontant au début de la civilisation grecque. Il y a la science, la poursuite de la vérité, représentée par la reconnaissance que la maladie explique mal le phénomène de l’incapacité. Il y a l'économie politique, la poursuite de l'abondance, qui fait qu'on en veut pour notre argent. Enfin, il y a la moralité, la poursuite du bien, représentée par l’aspiration à plus d'autonomie des personnes vivant avec des limitations et de diverses professions de la santé. Il est quelque peu inquiétant que la quatrième voix, l’esthétique, la poursuite de la beauté ne soient que rarement écoutées.

Le défi

L'OMS croyait avoir besoin d'une classification des incapacités, semblable, dans sa forme, à la CIM. En cours de route, le défi me parut plus important. L'OMS se retrouvait dans la position d'un spécialiste en information, dont Stamper définit le rôle comme suit: « un analyste critique, sa tâche n'étant pas d'imposer des systèmes complets, mais de mettre en lumière les défauts du système, causés par une utilisation maladroite de l’information, et de fournir un système amélioré de traitement de l’information. L'organisation peut donc se réadapter, réagissant ainsi à une perception plus juste de l’information mise à sa disposition et à l’amélioration des systèmes de traitement de l’information ».

Un analyste critique doit tenir compte des aspects particuliers du sujet à traiter. Le plus important était la confusion terminologique et des concepts sous-jacents, la pratique quotidienne ne générant pas les catégories pertinentes qui indiqueraient ce qui devait être inclus dans la classification. Revenons quelque peu en arrière. Lorsque les travaux débutèrent sur ce qui devint la CIM, il y a plus de cent ans, le raisonnement des médecins s’organisa autour de catégories de maladies et l’enregistrement de leurs diagnostics. Les fondateurs de la CIM n’avaient donc besoin que d’une classification qui structurerait ces informations. Des informations semblables sur les incapacités étaient rarement jugées utiles et peu de choses furent enregistrées donc, comparées à la CIM, la CIDIH mettait la charrue devant les boeufs. Conscient des besoins en évaluation et planification des services, je compris aussi qu'il était nécessaire d’éduquer les gens afin d'obtenir des informations pertinentes.

La CIDIH devait donc rencontrer quatre objectifs différents. Premièrement, elle devait structurer l’information selon une classification hiérarchique, semblable à la CIM, afin d'en arriver à une meilleure compréhension et clarifier les choix politiques. Ce qui a été fondamental ici était de reconnaître la discordance entre les phénomènes ou les expériences concernées, ce qui amena l’élaboration de trois classifications au lieu d’une, couvrant les déficiences, les incapacités et les handicaps. Deuxièmement, il fallait fournir un cadre unificateur afin de structurer la pensée et faciliter la cueillette et l’échange d’informations, les informations pertinentes n’étant pas disponibles en ce moment. Troisièmement, nous devions essayer de faciliter l’évaluation des politiques de santé et de soins. Finalement, il était essentiel de promouvoir une nouvelle façon de penser, une entreprise purement éducative.

En arrivant à cette conclusion, je n’étais pas loin de la vision qu'a de ce genre de problèmes un spécialiste en information. Mais que faire lorsque le client, l’OMS n’apprécie pas le besoin à sa juste valeur ? Je dois rendre justice à la Section de la CIM qui, après avoir fait part de ses doutes sur la création de trois classements différents, m’a permis de poursuivre ma tâche. Lorsque je présentai mes idées à la conférence sur la révision de la CIM en 1975, je fus gentiment informé que les médecins français, par exemple, s’opposeraient à cette approche, en partie à cause de ses relents par trop économiques. Malgré cela, l’approche fut acceptée sur une base expérimentale.

Le phénomène de l’incapacité est particulièrement lié à des états chroniques, contrastant ainsi grandement avec les maladies graves ce qui fait qu’aucune des informations caractéristiques de ces dernières ne s'appliquent. La durée semble indéfinie et les objectifs sont moins clairs et moins optimistes. En s'inspirant des objectifs de l’OMS de Santé pour tous en l’an 2 000, le but est habituellement d’ajouter de la vie aux années plutôt que des années ou de la santé à la vie. Le résultat global varie, les troubles chroniques tendent généralement à être progressifs, mais sont rarement fatals.

Les noms des maladies ne sont que des étiquettes et leur classification, un arrangement. Le défi pratique, non traité par la CIM, est d’assigner le problème d’une personne à une classe particulière de maladie, en utilisant certains critères diagnostiques par exemple. Ce processus nous permet de recueillir beaucoup d’informations, comme le démontre cette exagération : en observant quelque chose dans votre bouche qui ressemble à un grain de sel, je puis en arriver à un diagnostic. Les taches de Koplik permettent de diagnostiquer la rougeole et je puis invoquer toutes les propriétés de cette catégorie, sachant ce qui se passe dans votre corps, comment et pourquoi cela vous afflige, le cours de la maladie, le traitement à donner et quelles sont les complications possibles. Les catégories d’incapacités ont plutôt tendance à déterminer la sévérité de l’atteinte, sans nous permettre d’en apprendre beaucoup plus. Finalement, contrastant avec le rôle de la maladie, peu de choses ont été faites quant aux rôles de la déficience ou de l’incapacité et un large éventail de services sont potentiellement pertinents.

Bâtir une classification

Tout système de classification est basé sur l’échantillonnage. Comme nous l’avons déjà souligné, la notion de maladie ne tient pas assez compte des variations de l’état de santé. Le concept qui m’a sans doute le plus frappé fut que nous devions nous préoccuper de la conséquence de la maladie. Le besoin d'en arriver à quelque chose de différent de la CIM se fit aussitôt sentir. Parce que les différences dans l’expérience de la maladie n’avaient pas été intégrées, des dimensions importantes de cette expérience étaient exclues. Les approches existantes avaient tendance à être complexes et incomplètes et plusieurs problèmes étaient négligés ou traités de façon inappropriées, ce qui n’est pas surprenant puisque I 'ensemble du territoire n'a pas été exploré.

Je devais donc développer un cadre conceptuel, esquissé dans la CIDIH et repris de façon plus complète dans une monographie subséquente. La CIDIH devait présenter une liste de choses dont il fallait tenir compte si nous voulions bien évaluer le fardeau d'un individu. Une des forces majeures de ce cadre était que sa diffusion en niveaux d’expérience distincts correspondait à des niveaux de responsabilités, la déficience relevant de la médecine, les incapacités des services de réadaptation, et les handicaps des divers secteurs de la politique sociale et de bien.

Malheureusement, une riche source de confusion devait jaillir, les gens se mirent à mettre la CIDIH à toutes sortes de sauces. Ceci m'a récemment amené à définir ce que n’était pas la CIDIH. Puisque la CIDIH couvre un nouveau territoire, il faut nous forcer à percevoir les choses sous un jour nouveau et éviter de la prendre à la légère. Au contraire de ce qui a déjà été dit, la CIDIH n'est pas un outil de recherche, quoiqu’elle puisse servir dans plusieurs études d’évaluation. C'est encore moins un outil d’évaluation, et les outils ne sont indiqués que dans l’échelle des codes de handicap. Cependant, elle peut servir comme un excellent repère d’évaluation, ce que j'ai déjà souligné comme liste de préoccupation. Ce n’est pas non plus une méthode de normalisation, si ce n'est que pour l’organisation de l’information. J’ajoute ceci aux désaveux précédents puisque certains pourraient penser que I’OMS devrait développer et normaliser certaines mesures opérationnelles, non seulement n’en a-t-il pas les moyens, mais cela ne rejoint pas l’essentiel. La normalisation, en ignorant l’aspect culturel du phénomène de l’incapacité, ce qui est probablement au coeur de la CIDIH, constitue pour le moment un but illusoire et contradictoire. Finalement, ce n’est pas une classification des moyens de support, ceci devrait refléter une vue d’ensemble des problèmes des personnes, mais ne devrait pas dicter la façon dont un tel cadre devrait être mis sur pied.

Limites

Comme tout rêve, la CIDIH n'a pas nécessairement répondu à tous nos espoirs J'ai mentionné les problèmes techniques reliés à l’évaluation et aux outils, auxquels je dois ajouter une opinion franche quant à la langue. Je sais que cela cause des difficultés de traduction, mais le sage anglais Dr Johnson vient à ma défense, la langue est l’habit de la pensée, et nous devrons peut-être en utiliser les possibilités à fond si nous voulons éviter une pensée confuse. L'OMS s’est sans doute rendue coupable d’une promotion inadéquate de la classification qu'il avait commandée, et de façon plus générale, le défi éducatif qui devait refaçonner nos conceptions a été négligé.

Certaines attitudes, qui rendent la CIDIH plus complexe qu'elle ne l’est en réalité, se sont confondues à des attentes inappropriées. L'ampleur du sujet a fait que d’autres organismes y sont allés de leur propre initiative, créant ainsi des chevauchements qui n'ont fait qu'ajouter à la confusion, sous-jacent à tout cela, un problème a fait surface lors d’une réunion de l’OMS : la nécessité, pour les décideurs, de commencer à penser selon les termes de la CIDIH. Quelques groupes de personnes vivant avec des incapacités se sentent menacés par cette clarification des idées et m’accusent de dépolitiser leur combat. La quadrature du cercle a cependant été faite dans un exposé que je viens de lire : la CIDIH est utilisée afin d’évaluer l’aide personnelle dans un cadre de vie autonome. Il y a assurément des difficultés à mettre la CIDIH en pratique dans le cadre d’activités cliniques et sur la manière de simplifier des informations aussi détaillées afin de les intégrer à un système d’information. Finalement, je puis admettre que l’approche de base de la CIDIH puisse être mal interprétée, ce qui peut faire l’objet de futurs débats.

Laissez-moi conclure avec quelques spéculations Il est remarquable que le handicap est l’aspect le plus négligé de la CIDIH. Il ne fait pas de doute qu'en termes personnels et expérimentaux, cela est la première préoccupation des personnes vivant avec des limitations et que les décideurs doivent y accorder la plus grande importance puisque le champ des interventions possibles s’en trouve très élargi. La dépendance n’est pas trop difficile à évaluer, mais elle peut être considérée comme la réflexion d'un aspect non reconnu des relations humaines. La dépendance est pertinente lorsque l’on veut documenter l’étendue de l’incapacité dans la vie des autres. Cependant, cela est moins évident lorsqu'il s'agit de déterminer de façon plus globale l’expérience individuelle.

Les chercheurs ont peut-être eu peur de s’embarquer dans une nouvelle dimension. Les bureaucraties ont peut-être aussi craint la nouveauté, surtout qu’il s’agit de faire face à des problèmes émotifs. Encore une fois, les décideurs ont peut-être souhaité éviter un sujet lourd de controverses, tel que l’équité par exemple. Leur confusion vient peut-être du fait que ce qui était considéré comme un problème de santé touchait plusieurs autres secteurs. Peu importe ce qui est à l’origine de cette négligence, qu’un problème aussi crucial ait été évité est une triste démonstration des forces et des valeurs qui conditionnent nos sociétés.