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Introduction

Les relations internationales peuvent être approchées de deux manières. D’une part, en tant que discipline démarquant un champ d’étude et accordant une légitimité à ceux qui en sont des membres reconnus ; d’autre part, en tant que critique. Il n’y a rien d’extraordinaire de constater qu’un champ d’étude qui est proche d’un espace clairement identifié de pouvoir social soit si influencé par cette proximité qu’il participe lui-même de la structure de pouvoir. Ainsi l’économie se définit-elle largement aujourd’hui dans la perspective microéconomique du milieu des affaires et des investisseurs privés et a-t-elle abandonné le souci keynésien quant aux aspects macro-économiques ou à des préoccupations comme celles portant sur les emplois à effet multiplicateur de la dépense. Dans le cas des relations internationales, pour les mêmes raisons, la tendance est à l’identification avec l’État parce qu’il y a là une structure de pouvoir, dédiée à la diplomatie et à l’usage des moyens de coercition, que la « discipline » admire et pour laquelle elle aspire à pouvoir fournir le cadre théorique.

La critique de l’économie libérale a été développée, dans sa forme la plus complète, par Marx. Mais l’adoption du marxisme par le mouvement des travailleurs, puis sa transformation en une doctrine d’État lors du processus de rattrapage industriel soviétique ébranlera son statut académique. La défaite du bloc soviétique et les ravages idéologiques entraînés par le triomphalisme du capitalisme néolibéral l’auront ensuite reléguée, du moins pour le moment, aux marges du discours académique en économie. Ainsi aucun économiste sérieux n’oserait aujourd’hui défendre l’idée d’une économie planifiée, même si la planification des sociétés commerciales atteint des sommets de sophistication et qu’elle soulève de nouveau la question de la planification publique. L’utilisation de codes à barres et des Progiciels de gestion intégrés (Enterprise Resource Planning) constituent des exemples de cette tendance[1].

Il reste que dans les autres sciences sociales, l’héritage du matérialisme historique n’a jamais été discrédité de la manière dont il a pu l’être en économie. Peut-être est-ce parce que l’économisme et le déterminisme économique, c’est-à-dire l’interprétation de la dimension naturaliste-matérialiste du marxisme par le mouvement des travailleurs[2], ont pu être défaits intellectuellement du fait qu’ils reposaient justement sur l’existence d’une théorie positive supposément contenue dans les travaux de Marx. Cette défaite de l’économisme et du déterminisme précède à bien des égards les défaites de la gauche et du socialisme d’État soviétique durant les années 1980. Mais, si Le Capital est lu comme une sociologie de l’exploitation, comme une analyse de l’idéologie capitaliste ou comme une relecture historiciste de la Logique de Hegel et, si son sous-titre Critique de l’économie politique (nous dirions aujourd’hui Une critique de l’économie) était correctement compris, un tout autre tableau émergerait.

Ceux qui, sur le plan intellectuel, peuvent aujourd’hui se permettre de conserver la méthodologie du matérialisme historique, après la mise en place de mécanismes disciplinaires antimarxistes qui a accompagné les défaites des années 1980, se trouvent en dehors du champ de l’économie. Dans la mesure où la discipline des relations internationales n’a jamais atteint le même degré de fermeture hermétique, elle constitue l’un de ces champs d’étude où le matérialisme historique a été préservé. Dans les années 1930 et 1940, en parallèle avec l’élargissement du contenu de l’économie par John Maynard Keynes, Karl Polanyi et d’autres, une dissidence parfaitement légitime a également pu s’articuler en relations internationales. Un contrecoup comme celui contre le keynésianisme ne s’est pas produit en relations internationales, et si Charles Beard et Frederick Schuman peuvent avoir été oubliés aux États-Unis, Edward Hallett Carr ne l’a certainement pas été en Grande-Bretagne[3].

La critique contemporaine des relations internationales est toujours en cours de développement[4] et, à notre avis, l’intention qui transparaît de l’usage de l’étiquette « économique politique international/mondiale » consiste principalement à en élargir le domaine de recherche même si tous ceux qui travaillent sous cette bannière n’ont pas laissé derrière eux les postulats étatocentriques qui définissent le champ des relations internationales en tant que discipline. En prenant comme point de départ la formation de classes transnationales et la cristallisation d’un espace anglo-saxon au centre de gravité (heartland) de l’économie politique internationale – ce que nous nommons le « centre de gravité lockéen » – nos propres travaux cherchent à transcender cet étatocentrisme[5]. Reste que cette critique doit encore, et sur plusieurs plans, travailler à s’émanciper de l’eurocentrisme.

L’eurocentrisme est le resserrement du système référentiel à l’expérience occidentale et, si nous voulons éviter une simple inversion morale des termes, celui-ci doit être identifié plus soigneusement dans le champ des relations internationales. Après tout, l’espace contemporain de la politique mondiale est principalement structuré par la forme européenne de l’État moderne de la même manière que le champ des relations internationales est modelé autour de la codification initiale du principe de reconnaissance mutuelle qui émergea des guerres de religions des 16e et 17e siècles sous la forme du système westphalien. Ce qui est aujourd’hui nécessaire n’est pas de nier cela, mais de voir comment, de toutes sortes de manières subtiles et variées, des communautés occupant des espaces séparés et se considérant les unes les autres comme étrangères, sont engagées dans des rencontres complexes au sein desquelles des éléments pré-westphaliens et post-westphaliens sont entremêlés ensemble. Ces éléments impliquent tant des relations matérielles, « objectivées », que des structures et des processus mentaux.

La critique de l’économie telle qu’elle a été développée par Marx reposait sur la notion de mode de production. Un mode de production articule un certain degré de développement des forces productives – c’est-à-dire le degré d’exploitation de la nature, incluant le substrat humain lui-même, qu’une société est capable d’atteindre – avec un ensemble de relations de production. Celles-ci illustrent la manière par laquelle les moyens de (re)production d’une société – c’est-à-dire les instruments (mécanique, organisationnel et idéologique) grâce auxquels la nature et le substrat humain peuvent être exploités – sont distribués ainsi que les relations d’exploitation sociale – supportant la domination et le pouvoir – dans lesquelles ces moyens sont eux-mêmes produits et reproduits. L’exploitation est ainsi la catégorie centrale du marxisme et cela constituera également le point de départ du concept de modes de relations étrangères que nous proposons dans cet article. De la même manière que l’étude de l’exploitation en tant que telle se développa une fois que l’hypothèse d’un seul cadre pertinent pour étudier l’économie fut abandonnée au profit d’une gamme de modes de production, le champ des relations internationales pourrait profiter d’une dissection de son objet d’étude en termes de modes de relations étrangères[6].

I – Exploitation et modes de relations étrangères

L’exploitation de la nature, que nous comprenons comme l’appropriation de la nature extérieure et intérieure (humaine) au-delà du simple métabolisme, prend forme dans deux dimensions. La première est l’organisation sociale de la communauté ; la seconde est celle des relations que des communautés particulières occupant un espace particulier entretiennent avec les autres. De même, la structure de classe d’une communauté est ainsi constituée sur ces deux dimensions, alors que la ou les classes dirigeantes tirent leurs capacités à diriger de cette combinaison. La notion de « pouvoir » est une façon abrégée d’indiquer une position de contrôle relatif sur ces hiérarchies d’interactions/exploitations complexes qui existent tant au sein des différentes communautés qu’entre elles. Chaque société peut être vue comme constituée sur un « axe d’exploitation » imaginaire qui a ses racines dans la nature et qu’une structure de classe enveloppe. Toutes les sociétés peuvent, de la même manière, être comprises comme étant situées sur de tels axes. Les États ou des entités similaires sont les points nodaux sur lesquels les moyens de violence nécessaires pour consolider ces structures d’exploitation (de la nature, des gens et entre les communautés) sont concentrés et auxquels ceux qui sont le plus haut dans l’échelle de pouvoir ont un accès, sinon exclusif, du moins privilégié. La communauté fait également face à des contraintes collectives dans la mise en forme de son contrôle de la nature et des relations avec les autres communautés qui ne peuvent pas être à caractère privé.

La dimension de classe des relations d’exploitation traverse donc de manière subtile tant les relations intra-communautaires qu’étrangères, car ceux qui offrent une protection à la communauté lui permettent d’exploiter la nature en paix même si, ce faisant, ils exploitent le travail de leur propre communauté. Par conséquent, les relations d’exploitation ne sont pas nécessairement vécues et immédiatement éprouvées comme des relations de « classes », mais elles tendent à être interprétées en termes de « communautés imaginées » ainsi que Benedict Anderson les qualifiera[7]. Or les luttes pour le pouvoir et la domination, greffées qu’elles sont sur des positions structurelles et sur un axe d’exploitation, prennent habituellement la forme de combats pour des privilèges associés à des distinctions entre natif versus étranger, croyant versus incroyant, ville versus campagne et ainsi de suite. Les périodes historiques d’antagonismes de classes manifestes, comme lors de la montée du mouvement de travailleurs en Occident, impliquèrent comme le rappellent Jan Pakulski et Malcolm Waters[8], des « communautés de destin » urbaines allant dans une direction que B. Anderson reconnaîtrait vraisemblablement. Ces épisodes de ce qui n’était au fond qu’un processus interne d’articulation des intérêts, dans lequel ce que Robert Cox identifiera comme l’« État providence nationaliste » jouera un rôle clef de médiation, engendreront ensuite une « corporalisation » de classe. Le degré avec lequel cela sera le cas conduira certains auteurs, dont J. Pakulski et M. Waters, à penser que les classes sociales sont en tant que telles une chose du passé[9]. J’avancerai plutôt qu’aussi longtemps qu’une société demeure basée sur l’exploitation et que dans leurs relations mutuelles, les sociétés sont elles aussi enfermées dans des structures d’exploitation, il existera des positions structurellement différentes sur les divers axes d’exploitation et, en fonction de ce critère, il existera des relations de classes.

Abordons maintenant les modes de relations étrangères. Mobiliser les forces de la nature pour l’exploitation offre les moyens – de production et de relations étrangères – par lesquels une communauté se reproduit elle-même dans le temps et dans l’espace. Ainsi la force de la fission nucléaire offre une source d’énergie dans le contexte du mode de production, mais un type particulier d’arme en termes de relations étrangères ; de la même manière qu’une hache de pierre aiguisée peut être utilisée tout à la fois pour couper un arbre et pour se défendre. Ainsi exploiter la nature procure, dès le départ, les moyens de sécuriser l’existence de la communauté sur ces deux plans. En fait, alors que leurs mondes mentaux étaient refermés sur eux-mêmes, les premières communautés associaient les contacts mutuels qu’ils avaient les uns avec les autres comme faisant partie de la nature extérieure. Le groupe doit s’organiser en gardant en tête qu’il doit occuper le terrain, aussi brièvement que ce soit, et perpétuer l’occupation alors même qu’il s’engage dans sa reproduction matérielle en tant que groupe.

Dès lors, comme Marx l’écrira dans ses notes pour le Capital, le groupe doit être organisé « sur le modèle de la guerre », ce qui ne signifie toutefois pas la même chose que d’affirmer qu’il est nécessairement belliqueux[10]. De ce fait, l’exploitation n’est pas quelque chose qui survient dans le métabolisme du groupe humain avec son propre environnement naturel séparé, domestique, après quoi il rencontrerait d’autres groupes. L’exploitation inclut dès le commencement une telle rencontre. Cette rencontre constitue une partie de la relation d’exploitation que le groupe entretient avec son environnement naturel et humain. Étant donné l’importance accordée au fait d’occuper l’espace et de le protéger, ceux qui sont investis d’un rôle important à cet égard doivent également être au sommet de l’axe d’exploitation et leurs intérêts particuliers bénéficier d’une priorité dans la définition de l’intérêt général du groupe. Chaque espace capturé, effectivement tenu et défendu, est intégré dans les conditions requises pour assurer le succès du prochain cycle de reproduction et d’exploitation. En même temps, la position des dirigeants est renforcée et élargie, même si cela peut impliquer un changement de personnes.

L’historicisation par laquelle nous proposons d’étudier la politique mondiale ici ne renvoie pas à une représentation en termes de stades systémiques, l’un remplaçant l’autre. Une fois que ses propriétés structurelles sont en place sur la base d’un niveau donné de développement de l’exploitation de la nature, le mode de relations étrangères (ou de production) restera partie prenante du vaste héritage de l’humanité. Les « modes » sont définis comme des structures autoreproductrices qui demeurent abstraites par rapport à la société concrète ou aux relations entre les sociétés. Mais la vraie vie est toujours fabriquée de divers modes se chevauchant dans une combinaison particulière. Ainsi une société capitaliste sera dans son principe structurée par un mode de production capitaliste définissant les capitalistes et les travailleurs salariés, mais elle incorporera aussi des éléments des précédents modes de production – les modes domestique ou tributaire (par exemple, féodal) ainsi que les classes s’étant alors cristallisées sur l’axe d’exploitation. Une telle société contiendra également des modes qui sont toujours en gestation comme, par exemple, le mode managérial reposant sur une socialisation du travail[11]. Les capitalistes et les travailleurs salariés sont réels, mais ils ne peuvent en réalité être isolés des autres représentants de « pures » configurations de classes. Par une procédure d’abstraction décroissante qui admet à chaque étape des modifications qui compliquent les choses, le concept de « mode » (de production, etc.) permet simplement une reconstruction théorique de la société en tant que totalité raisonnée comprenant plusieurs déterminations. Dès lors, le champ de déterminants structurels d’une société concrète peut faire l’objet d’une extension à d’autres dimensions ou aspects tels les « modes de pensées », les « modes de guerre », les « formes d’États » de Robert Cox et ainsi de suite[12]. Ce qui est ici crucial, c’est qu’il ne peut pas exister quelque chose comme une pure « modernité », mais seulement un faisceau de relations dont quelques-unes ont une origine plus récente que d’autres.

La forme élémentaire de relations étrangères est de celles qui comptent pour les premiers groupes humains qui vivent dans des conditions « primitives », identiques à celles des premières communautés. Nous utilisons l’expression « relations tribales » pour signifier ce modèle. Quant une partie seulement de la relation étrangère développe un État, avec ses institutions spécialisées telles que la bureaucratie, une administration religieuse et une armée, un deuxième mode émerge. Le modèle le plus caractéristique est ici celui qui existe entre un empire – c’est-à-dire une société aristocratique comportant une structure étatique reposant sur une ville et contrôlant son propre substrat agricole – et les nomades qui sont à son périmètre. Du point de vue de l’empire qui s’enorgueillit en général de sa souveraineté d’origine divine qui se voit comme universelle, les nomades sont simplement considérés comme une autre catégorie de « barbares ». Ils sont pourtant un partenaire de choix parce qu’ils représentent un principe d’occupation mobile du territoire opposé à l’empire sédentaire.

Ce n’est que lorsque les relations de souveraineté multiples, le troisième mode que nous distinguons ici, s’imposent en subordonnant les autres manières de traiter avec les communautés étrangères issues de modes plus anciens, que nous débouchons dans le monde des relations internationales à proprement parler. Mais contrairement à ce que prétend le paradigme westphalien, il s’agit d’une réalité complexe faite de divers modes de relations étrangères et non d’une modernité singulière laissant le passé derrière. Comment un phénomène comme l’« impérialisme » aurait-il pu émerger si la modernité avait réellement bénéficié de l’ensemble du terrain pour elle ? Or, dans le contexte de ce mode de souveraineté multiple, les unités reconnaissent leurs droits mutuels comme appartenant en principe à une même catégorie, et cela inclut les empires qui survivent. Cependant, le concept original d’égalité souveraine, qui est la première forme que prend le mode de souveraineté multiple, demeure dans une large mesure une fiction légale. Certes, et sur le modèle de la Paix d’Augsbourg qui mettra fin à la première vague de guerres religieuses en 1555, les traités de Westphalie de 1648 comportaient la reconnaissance mutuelle de la part des Princes chrétiens et des Républiques que la souveraineté signifiait le droit de décider de la religion officielle sur son territoire. Cependant, le principe ne s’appliquait que sur une petite portion de la terre et les relations avec le reste du monde, bientôt dominées par l’Angleterre qui n’était pas partie de la paix de Westphalie, demeuraient modelées sur les modes tribaux ou empire/nomades. Par conséquent, avec la reconnaissance du fait que d’autres unités (États, organisations internationales, etc.) peuvent légitimement réclamer des droits souverains, nous entrons simplement dans un nouvel âge d’équations complexes entre différents modes de relations étrangères.

L’hypothèse centrale selon laquelle toute société humaine repose sur l’exploitation contredit nettement le fait que l’égalité souveraine puisse être autre chose qu’une fiction légale. Dès lors, pendant que les relations entre communautés occupant des espaces séparés et se considérant comme mutuellement étrangères continuent d’être modelées d’une manière qui rappelle les modes de relations tribales et empire/nomade même dans un contexte de relations de souveraineté multiple, ces relations elles-mêmes produisent des formes différentes, évolutionnaires, au sein desquelles la dimension transnationale de la souveraineté émerge et une société « civile » enveloppe graduellement la souveraineté formelle des États ou quasi-États. C’est ce que nous développererons dans la suite de cet article.

II – Le « centre de gravité lockien » dans l’économie politique globale

La Glorieuse révolution de 1688 en Angleterre marque une rupture brutale dans les relations entre l’État et la société que nous pouvons désigner comme « lockienne » du nom de l’auteur des Deux traités du gouvernement. Elle marque le moment de l’émancipation de la classe bourgeoise d’avec l’absolutisme de l’État, fut-il royal ou républicain. Pour le développement des relations étrangères ou internationales, cette transformation, qui bien entendu ne se limitait pas à ces événements mais qui représentait le point culminant d’un long processus, peut difficilement être surestimée. Trois éléments clés se détachent ici, tous liés à la réalisation centrale de 1688, c’est-à-dire à l’émancipation de la bourgeoisie illustrée en pratique par la souveraineté parlementaire[13].

  • Premièrement, la création, par établissement outre-mer, d’une société civile transnationale au sein de laquelle les principales caractéristiques de la bourgeoisie anglaise seront reproduites : la langue, la religion, la centralité de la loi dans l’autorégulation de la société, la domination du mode de production capitaliste et, élément décisif, le droit de pouvoir librement poursuivre l’expansion de ces domaines.

  • Deuxièmement, le renvoi du plus important rival continental de la Grande-Bretagne dans un nouveau modèle de relations étrangères établissant un axe d’exploitation particulier à l’échelle international. Ce nouveau modèle s’établira entre le centre de gravité libéral et ses prétentions quasi-impériales à l’échelle globale (ancrées dans le contrôle des océans) et les plus puissants parmi les rivaux qui réussiront à mobiliser les ressources humaines et naturelles à leur disposition de manière à résister à l’écartement du continent par l’Angleterre[14]. Ainsi ces États deviendront-ils des États compétiteurs qui, de Louis xiv à Staline, cherchèrent, grâce à des révolutions par en haut établissant des centres de commandement autocratiques, à rattraper économiquement et militairement le centre de gravité libéral.

  • Troisièmement, la profonde transformation de la politique étrangère menée par la Grande-Bretagne dans le contexte de l’expansion de son empire qui, en passant d’une politique inter-dynastique à une politique d’agrandissement territorial et à une politique d’équilibre des puissances actives, jouera ses rivaux continentaux les uns contre les autres selon Benno Teschke.

La cristallisation d’un modèle de relations entre État du centre et États compétiteurs ne constitue pas ici un stade historique original qui aurait laissé derrière lui les configurations internationales précédentes. Ce qui arrive, par monts et par vaux, c’est alors un réordonnancement des unités souveraines qui conduit à un niveau de détermination supérieure, dans la réalité complexe de la politique mondiale, les caractéristiques d’un nouveau mode de relations étrangères. Ainsi les relations d’égalité souveraine demeurent elles aussi opérantes – encore aujourd’hui de nouveaux États sont créés, les derniers étant ceux qui ont surgi de l’éclatement de l’Union soviétique. Parmi les États établis dans la foulée de l’expansion de l’empire, les relations passèrent aux 18e et 19e siècles par un stade d’émancipation durant lequel les colonies se révoltèrent contre les empiètements de l’État (britannique) un peu de la même manière que le firent les révolutionnaires anglais contre la monarchie[15]. À première vue, l’on peut s’imaginer que les relations internationales se déroulent simplement dans un champ de force anonyme caractérisé par l’« anarchie » chère à l’orthodoxie dans la discipline des relations internationales. Mais, en fait, les relations entre les États anglo-saxons étaient d’un ordre différent, de même que l’étaient leurs relations communes avec les États compétiteurs. De l’énonciation de la Doctrine Monroe interdisant en 1823 aux États européens de recoloniser l’Amérique latine au traité d’arbitrage entre les États-Unis et la Grande-Bretagne de 1911 et l’établissement la même année du Commonwealth britannique entre le Royaume-Uni et ses colonies blanches, le centre de gravité commençait à prendre une forme manifeste. Pendant ce temps, son centre nerveux se développait à l’intérieur par l’entremise de complémentarités transnationales entre l’agriculture et l’industrie, entre les investissements financiers et les investissements dans les infrastructures productives, et à travers un mouvement incessant d’individus qui s’étendait, par circulation interne et en absorbant dans l’espace civil plus d’immigrants provenant de la périphérie, sans cependant permettre à l’hégémonie de la classe dominante composée de protestants anglo-saxons d’être évincée.

Ainsi l’établissement et le développement du centre de gravité lockien ne suspendront pas le type de relations internationales fondé sur l’égalité souveraine, mais ils le subordonneront et marginaliseront en rapport à la nouvelle union, consolidée sur un plan transnational, des sociétés anglo-saxonnes et de leurs États. Au sein de ce centre de gravité lockien même, et émanant de lui, se développeront des structures d’autorité qui sont mises en commun entre les États constituant ce centre de gravité, quelquefois sur une base sectorielle (comme dans le cas des institutions de Bretton Woods après la Seconde Guerre mondiale), quelquefois de manière plus générale comme dans le cas de la Société des nations ou des Nations Unies. Mais des concessions doivent ici être faites aux États compétiteurs dont le support aura été déterminant pour la victoire lors des deux guerres mondiales. Par conséquent, ce que nous nommons aujourd’hui la « gouvernance globale » devrait logiquement être une troisième modalité de souveraineté multiple : une modalité au sein duquel le monde en entier existe désormais sous un vaste dispositif d’unités souveraines, des États aux organisations multilatérales et aux formes « hybrides » d’autorité privées et publiques[16]. Or, précisément parce que les modes de relations étrangères ne représentent pas des stades de l’histoire (même s’ils font leur apparition à un moment donné de l’histoire), le stade de la gouvernance globale ne serait jamais atteint complètement car les relations d’égalité souveraine, le mode centre de gravité/compétiteur persiste encore et s’exprime actuellement dans la distinction entre l’autoproclamée « communauté internationale » et les « États voyous », même si la Chine demeure aussi à bien des égards un État compétiteur non intégré. De la même manière que persistent subrepticement encore aujourd’hui sur la scène mondiale d’apparentes anormalités qui peuvent être rangées sous la rubrique des relations tribales ou empire-nomade. Alors que le système international est supposément entré désormais dans un stade de « clôture[17] » et que des individus avec des antécédents très différents se mélangent à une échelle sans précédent, nous pouvons observer de quelle manière dérivent les cadres référentiels à partir desquels sont comprises les rencontres et les confrontations entre communautés constituées. Avec son curieux mélange de connotations contemporaines et historiquement rétrogrades, le thème d’un « choc de civilisation » développé par Samuel Huntington peut servir d’exemple de ce qui est en train de survenir. Sa thèse cherche clairement à écarter les modèles d’allégeance moderne et primordial qui existent dans le monde contemporain et semblent vouloir structurer ses clivages politiques. Bien que très critiquée, et non sans raisons, la thèse de Huntington apparaît comme le cadre de référence le plus pertinent pour des aspects clés dans le domaine des affaires internationales actuelles, particulièrement pour la « guerre contre la terreur[18] ».

D’un autre côté, les modes de relations étrangères nous permettent de décomposer la politique mondiale contemporaine (comme n’importe quelle autre phase historique) sans avoir à recourir à une distinction entre le normal et l’anormal, ou à passer outre la complexité des mélanges réels avec une image de ces « civilisations » qui seraient comme des continents se faisant face comme des quasi-empires. Chaque mode de relations étrangères (tribal, empire/nomade, souveraineté multiple) articule une façon particulière d’occuper l’espace (social, territorial) avec les moyens particuliers qui sont à la disposition des dirigeants de la communauté et avec la rencontre effective d’une communauté étrangère ; de là découleront certaines modalités quant à la perpétuation et à la protection de l’occupation, ainsi que d’autres formes d’interactions. C’est à partir de l’analyse systématique de ces aspects pour chaque mode (un principe particulier de souveraineté spatiale, un principe de protection et une forme caractéristique particulière d’échange) que nous pouvons reconstruire les affaires mondiales dans toute leur complexité et leurs interrelations dynamiques ainsi qu’en lien avec la sphère du mode de production par les forces et les moyens obtenus dans la mobilisation de la nature et de la société. C’est de cela dont l’économie politique internationale traite.

Dans la mesure où la dimension clef des relations étrangères est celle de l’espace (de la même manière que dans le cas du mode de production, la dimension clef est temporelle[19]), la complexité spécifique ajoutée par un nouveau mode est habituellement (mais pas exclusivement) spatiale puisque les anciens modes sont déplacés à la périphérie de la zone où le nouveau mode se sera d’abord développé. Cependant, parce que les sociétés en compétition, ou encore se contestant ou se partageant l’espace, sont également sujettes à des formes d’échange qui les lient ensemble, les modes de relations étrangères qui structurent leurs interactions sont encore plus difficiles à démêler en tant que déterminants « objectifs » que les modes de production qui, sans égard aux limitations spatiales, ressortent du fait des structures d’exploitation qui leurs sont inhérentes.

III – L’archéologie des relations étrangères contemporaines : lignées d’empire

Or, si nous cherchons à comprendre le monde contemporain sous l’angle de la politique mondiale ou de l’économie politique globale, cela ne pourra se faire sous une seule rubrique. Il y a sans aucun doute une structure d’ensemble en place qui d’une façon ou d’une autre surdétermine les relations étrangères entre les communautés particulières. Ainsi les auteurs ont récemment évoqué des concepts comme ceux de la mondialisation, de la gouvernance globale et, plus récemment, de l’« Empire ». L’argument que nous défendons est à l’effet que si la recherche d’une telle structure surdéterminante est légitime, l’utilisation d’étiquettes comme celle d’« empire », qui ont déjà une place qui leur est propre dans la formation historico-génétique du présent, soulève la confusion. Ce qui est global aujourd’hui, c’est l’ambition de la classe dirigeante du centre de gravité atlantique – le déclin relatif du Japon suite à la crise asiatique de 1997-1998 nous autorise à utiliser cet adjectif géographique avec une plus grande assurance – d’imposer la discipline du capital. Elle a la volonté d’imposer cette discipline par la force si cela s’avère nécessaire et comme l’illustre à notre sens la récente guerre en Irak. Cependant, dans la mesure où de nombreux aspects de la vie quotidienne ne sont pas du tout ou très peu soumis à cette discipline, le pouvoir quasi impérial de l’Occident – et des États anglo-saxons en particulier – ne devrait pas non plus être pris pour argent comptant. Il n’y a aucune manière par laquelle les « relations internationales » pourraient renverser la multiplicité des modes de relations étrangères, peu importe l’élément qui à un moment donné occupe le devant de la scène, que ce soit la mondialisation, la gouvernance globale, l’empire ou quoi que ce soit d’autre.

L’idée centrale des perspectives de la politique mondiale et de l’économie globale qui privilégie la modernité est que le moment « impérial » constitue une anomalie qui appartient à un âge différent. Ainsi, dans son ouvrage Naissance et déclin des grandes puissances écrit juste avant l’effondrement de la puissance soviétique, Paul Kennedy craignait encore que les États-Unis ne soient devenus sujets de ce qu’il qualifiait de « sur-extension impériale » – un principe qui, selon lui, aurait été au coeur de toutes les occurrences passées de déclin d’une puissance hégémonique[20]. De la même façon, Immanuel Wallerstein considère l’« empire » comme une anomalie qui dès le 16e siècle a montré son caractère dysfonctionnel dans la gestion de l’économie mondiale émergente qu’il définit comme une division internationale du travail[21]. Bien entendu, plusieurs auteurs cherchent au contraire à montrer que l’impérialisme est la réalité qui se cache derrière le système d’États moderne. Dans l’une des thèses les plus nouvelles allant dans ce sens, Jean-Christophe Rufin évoque, dans son ouvrage L’empire et les nouveaux barbares, un parallèle entre l’ordre mondial qui émerge suite à l’échec des tentatives pour contrer l’hégémonie de l’Occident dans les années 1970 et le vieil empire romain. D’un côté, nous aurions une civilisation centrale, l’empire ; de l’autre, un espace barbare extérieur ; entre les deux, des États tampons sur la frontière, le limes, qui est contestée puisque c’est là que les forces barbares rencontrent les limites des forces impériales. Pour Rufin, les guerres se déroulent essentiellement pour contester ou établir le statut des États tampons situés le long de ce limes[22]. Finalement, Michael Hardt et Antonio Negri utilisent, avec beaucoup d’effets littéraires, l’expression « Empire » pour mettre en évidence la structure plus large qui dans les faits s’apparente à une gouvernance globale réelle. Ils ne parviennent cependant pas à identifier les mécanismes de transmission de la discipline capitaliste et la forme d’État hégémonique particulière ou la ligne de faille et les contradictions qui produisent la rivalité inter-impériale. Ils définissent au contraire, et dans un style quasi anarchiste, la « Multitude » indifférenciée comme le sujet collectif dévoué au changement social[23].

Comment, dans ces circonstances, les relations impériale et interétatique sont-elles imbriquées l’une dans l’autre sinon comme une normalité moderne versus une anormalité ? Il ne peut être nié, bien entendu, que la politique américaine contemporaine est d’une certaine façon « impériale ». Il suffit de penser à l’idée de souveraineté divine, à l’idée d’être au-dessus de la loi (au refus des États-Unis d’accepter la Cour pénale internationale et à la manière dont ils forcent d’autres États à accepter une telle exception), ou au déni de la souveraineté d’autres États – par exemple du droit de la France et de plusieurs autres États d’être en désaccord pour écarter les Nations Unies dans le cas de l’Irak. Mais, dans une véritable analyse historique de la politique mondiale, nous devrions sans doute éviter de telles analogies ou des similarités isolées pour plutôt regarder les mécanismes servant à la transmission actuelle de ce réflexe impérial et traversant différentes configurations de forces. Aujourd’hui les États-Unis ne sont pas un empire, mais le principal État du centre de gravité lockien, le pivot de la société civile transnationale, souveraine, telle qu’elle évolua autour du bloc anglo-saxon intercontinental après 1688. Cependant, le mode d’expansion spécifique des États-Unis en tant que vecteur de ce centre de gravité aura reposé sur un mécanisme reproduisant certains aspects propres au mode empire/nomade : celui de la Frontière, mais dans laquelle la dynamique capitaliste serait à l’oeuvre.

En tant que mode de production, le capitalisme s’est cristallisé en Angleterre et a en fait acquis sa configuration État/société historique lors de la Glorieuse révolution. Les États-Unis, qui dans un certain sens ont été fondés sur des principes capitalistes, se révoltèrent contre la mère patrie coloniale et achetèrent leur voie vers l’ouest (la Louisiane achetée à la France) d’une manière correspondant parfaitement au principe de l’égalité souveraine. Mais, les États-Unis gravitèrent rapidement avec le monde anglo-saxon au sein de la configuration lockienne et se trouvèrent donc alignés contre la France dans la ligne opposant centre de gravité et État compétiteur. Les 13 colonies de la côte Est qui ont assuré l’indépendance des États-Unis ont également fait face, sur le continent nord-américain, à une population indigène qu’elles n’ont pas affrontée sur la base du principe de l’égalité souveraine, tout au contraire. Cette rencontre se produisit sur la Frontière américaine que Frederick Jackson Turner qualifiait en 1893 d’expérience culturelle déterminante des États-Unis. Contrairement à la forme classique de la frontière appartenant au mode empire/nomade, la Frontière américaine était elle-même une zone changeante et non une zone dans laquelle un empire sédentaire rencontre des nomades mobiles. En fait, ce serait même tout le contraire puisqu’il s’agit ici d’une société mercantile-capitaliste s’étendant agressivement pour repousser plus loin la frontière, déplaçant ainsi les communautés de chasseurs soumises ou exterminées par leur soin. Au-delà de cette importante inversion, la Frontière américaine demeure une structure impériale qui représente, selon les mots de Turner, « le bord de la vague – le point de rencontre entre la sauvagerie et la civilisation[24] ».

Bien plus que les relations avec la distante Europe, qui malgré des variations demeurait grosso modo du type de la souveraineté multiple, l’expérience de la Frontière était immédiate et marquera de ce fait beaucoup plus profondément la mentalité collective. Parce que la société rencontrée était considérée comme barbare selon les standards chrétiens et anglo-saxons, la mentalité mercantile-capitaliste aura pu se développer sans les complications découlant d’autres types de rencontres telles, par exemples, celles avec l’État absolutiste moderne ou l’empire. Les « représentations bourgeoises du monde furent construites sans résistance » écrira Michel Aglietta. Il ajoutera que « tout questionnement de la libre entreprise était perçue comme une menace à l’intégrité de la nation … l’expansion deviendra le phénomène dominant de la vie américaine[25] ». Mais au même moment, la Frontière donnera à cette expansion une inflexion clairement dynamique. Il ne s’agit pas ici d’étendre une juridiction fixe, mais une juridiction qui est hautement innovatrice ; l’expansion américaine constitue en soi l’action de révolutionner tout ordre existant. Turner mettait déjà l’accent sur le fait qu’à la Frontière, la société en expansion est sujette aux exigences d’une continuelle adaptation caractérisée par la répétition sans fin d’un développement historique mondial, du « retour aux conditions primitives de la ligne frontière qui avancent sans cesse » à la « complexité de la vie urbaine ». En fait, la vie coloniale est elle-même un microcosme des stades successifs de développement social : de la chasse au commerce, de l’existence pastorale à celle de l’agriculture sédentaire, du débarquement en ville à la vie à l’usine. Ainsi cette vie crée et érode, l’un après l’autre, l’environnement spatio-temporel des relations précapitalistes et des petites relations d’échanges[26].

Le résultat est une dimension temporelle réduite, dans laquelle les stades de développement se bousculent les uns les autres, créant une forte pression adaptative qui fait de la frontière ce qu’elle a toujours été, un laboratoire pour l’expérimentation sociale. Si, aux États-Unis, le melting pot n’opérait pas entre civilisations se confrontant l’une l’autre (l’une des deux se faisant en effet exterminée) mais entre des individus différents vivant du même côté de la division, l’enrichissement du bassin génétique du développement social demeurait similaire. Dès lors, ce n’est pas surprenant qu’un ensemble d’innovations clés du capitalisme au 20e siècle – le taylorisme, le fordisme, le behaviourisme et l’école des relations humaines en psychologie industrielle – sont toutes des produits du mid-ouest américain. C’est précisément cet aspect des relations étrangères qui représente une continuation directe de la frontière telle qu’elle fonctionnait dans les empires classiques, romain ou chinois. Dans ces cas aussi, la frontière est une zone de rencontre dans laquelle l’agriculture sédentaire et l’organisation bureaucratique de l’empire se mélangent avec les barbares adjacents. La frontière steppique en Chine sera elle aussi une source d’innovations comparables dont la domestication des chevaux et la roue à rais des chariots de guerre sont les exemples les plus remarquables[27]. Ces innovations sont particulièrement importantes parce que les empires historiques, comme les États-Unis sur la frontière, reposent sur cette zone comme laboratoires dans lequel les changements sociaux se produisent à plus grande vitesse puisque deux conditions d’existence sont constamment et directement exposées l’une à l’autre, offrant ainsi des solutions alternatives à n’importe lequel problème pratique. La dimension militaire est particulièrement accentuée ici car l’empire classique tend à enrôler en tant qu’auxiliaires, certains groupes guerriers provenant de leurs voisins barbares : les Romains recrutèrent les Germains, les Chinois employèrent la cavalerie mongole, etc.[28]. À plus d’une occasion, les auxiliaires nomades prirent le contrôle de l’empire, exploitant ainsi une situation dans laquelle ils avaient été sélectionné précisément parce qu’ils étaient des étrangers, sans liens avec les divisions entre factions qui oeuvraient au coeur de l’empire. Cet aspect manquait clairement dans le cas de la frontière américaine et les Amérindiens étaient dans le meilleur des cas utilisés comme espions ou comme guides. Comme nous le notions plus haut, ces rôles sur la Frontière américaine étaient en fait renversés en ce sens que l’empire (qui n’est pas un empire) est ici l’élément mobile, l’élément dynamique. Cela aussi peut être expliqué, sans avoir recours à des analogies, par les principes du développement des modes de relations étrangères dans leurs interactions concrètes, leurs combinaisons et leurs évolutions combinées.

La chrétienté occidentale était aussi un empire interagissant avec les nomades – les Arabes au sud et au sud-est, les Vikings au nord – et s’étendant jusqu’à la Méditerranée, Byzance et les côtes russes de la mer Noire. La caractéristique unique de cet empire est bien connue. Son centre était divisé entre un pouvoir séculier, l’empereur franc ou l’empereur germain ; et un pouvoir spirituel et religieux, le Pape. Parce que la religion était si importante, la rencontre avec les nomades islamiques sur le périmètre méridional fut certes productive et accéléra les développements culturels et scientifiques, mais elle ne se traduira pas par le recrutement d’auxiliaires militaires. Après l’an 1000, cependant, les papes ascendants recrutèrent des guerriers normands, des descendants directs des maraudeurs vikings de la période précédente, pour agir sur différents secteurs de la frontière et contre une variété d’ennemi. Exploitant leurs talents naval, administratif et militaire dans la conquête de l’Angleterre et de la Sicile, dans la reconquête de l’Espagne et éventuellement durant les croisades, les papes furent capables d’utiliser ces guerriers normands pour malgré tout orienter l’empire divisé de la chrétienté occidentale vers l’expansion. Comme Régis Boyer l’a noté, les marins vikings injectèrent dans la société sédentaire d’Europe de l’Ouest, « la vigueur qu’elle n’avait pas[29] ».

Il y a beaucoup d’autres aspects de cette transformation cruciale, comme par exemple la croissance du commerce non tributaire sur la frontière ou l’autonomisation des associations urbaines telles les ligues hanséatique et lombarde ou les villes flamandes, qui organisaient leur propre défense et même leurs arrangements légaux en l’absence d’une autorité impériale effective au centre. Les activités commerciales sur ces frontières en formation interagissaient avec l’esprit combattant injecté par les éléments viking et normand, et reproduit dans les secteurs que nous venons d’évoquer, pour articuler l’expansion européenne qui se produira ensuite. Dans le contexte de cette expansion, l’Angleterre occupera une place particulière, en partie du fait de sa géographie, mais certainement parce qu’elle constituera aussi – du Danelaw à la conquête et, plus avant, jusqu’à sa propre conquête de l’Atlantique Nord – une croisée des chemins pour l’esprit d’exploration et l’expérience commerciale des Vikings et des Normands. De manière assez claire, ce renversement des rôles à la Frontière nord-américaine peut, même si c’est très brièvement ici, être défendu en référence à l’expérience impériale originale et sans avoir à invoquer des analogies ou des références sélectives, mais en utilisant le concept de modes de relations étrangères dans son contexte historique réel. La Frontière américaine est demeurée une constante de la pensée américaine relative aux défis que sa tendance quasi impériale a rencontrés, par exemple lorsque l’expression a été utilisée dans les années 1960 par John F. Kennedy comme un slogan pour revitaliser la société américaine et relancer sa poussée vers l’extérieur ou encore quand, deux décennies plus tard, l’expression « High Frontier » deviendra l’une des vignettes par laquelle le projet de défense anti-missile de la « Guerre des étoiles » de Ronald Reagan sera propagé[30].

IV – Les relations tribales survivent-elles aussi ?

De la même manière que le mode de relations étrangères entre empire et nomade se réverbère aujourd’hui dans le contexte de la politique mondiale – et encore plus nettement depuis que les États-Unis et la Grande-Bretagne cherchent à étendre la juridiction du centre de gravité sur le reste du monde par la force et un flagrant tordage de bras – un mode encore plus ancien, celui entre groupes tribaux (groupes de souche, clans, tribus, anciennes sociétés aristocratiques), demeure lui aussi opératoire sous des formes plus développées. Le mode tribal survit surtout aux marges de la société mondiale contemporaine, entre les peuples indigènes en Nouvelle-Guinée ou en Amazonie. Mais les dimensions émotionnelles de ces structures d’exploitation intercommunautaires du mode tribal constituent un sédiment de notre inconscient collectif. Dès lors, il peut être relancé dans des situations de crises sociales extrêmes et de détresse comme, par exemple, dans l’Allemagne post-Versailles ou lors du génocide rwandais durant les années 1990. Ce mode raisonne plus largement dans les relations intergroupes de type non étatique, le « choc de civilisations » évoqué par Huntington. Le mode de production domestique autour duquel les bandes primitives sont organisées est caractérisé par une organisation familiale de la production et la subordination des femmes au groupe. Dans leurs relations étrangères, les premières communautés humaines considèrent l’espace social, plutôt que l’espace territorial, et leur imaginaire de l’« étranger » est par conséquent aussi bien une affaire de différenciation sociale que territoriale. L’espace du groupe et son identité sont protégés en assurant ses capacités reproductives, et cela implique notamment la subordination des femmes. Le prestige et le respect sont des mécanismes clés de protection et les razzias plutôt que les guerres permettent de les renforcer[31].

Est-ce que ces modèles que nous pouvons reconstruire à partir des travaux des anthropologues représentent plus qu’un détail dans la réalité contemporaine de la politique mondiale ? Ici encore, il convient de ne pas trop nous centrer sur les relations diplomatiques formelles. Dans notre propre monde au coeur de la « modernité », des modèles de rencontres étrangères se développent qui ont à voir avec le fait que l’habitat de la population de la planète – et l’expression « village global » est plus qu’une coïncidence – reproduit quelques-uns des aspects de cet habitat préhistorique. Plutôt qu’un choc mondial entre « civilisations », nous aimerions avancer qu’en conséquence de la mondialisation et des migrations, nous assisterons à la reconstitution de relations sociales primordiales dont quelques-unes prendront la forme de relations entre groupes occupant des espaces séparés et se considérant respectivement comme étrangers. Ce phénomène ne peut absolument pas être considéré comme marginal. Comme Hans Magnus Enzensberger l’a observé, l’effondrement de l’organisation sociale à l’intérieur des villes du centre de gravité capitaliste tout comme leur mosaïque ethnique composée de jeunes immigrants contestant l’espace des « indigènes », réactivent une couche de perception de la distinction entre intérieur et extérieur que nous pensions avoir dépassée. Mais cette régression ne représente clairement pas un retour direct au passé. Les protagonistes de ce que Enzensberger nomme « la guerre civile moléculaire », les jeunes hommes, ont rompu avec les structures familiales et patriarcales qui les contenaient jusqu’alors. Les bandes qui dans les temps plus anciens les rassemblaient avec « pour fonction de canaliser, par des rites d’initiation, le surplus d’énergie d’origine hormonale provoquant chez les jeunes soif d’aventure et goût du sang » et de les soumettre au test du courage et à la démonstration de leurs capacités à se battre, sont certainement encore là. Ils ont pourtant été largement dépouillés de leurs codes d’honneur qui constituaient une part du rituel les accompagnant[32].

C’est en explorant la palette entière de rencontres étrangères entre communautés que les « relations internationales » pourront être de la non-pertinence qui les guette maintenant que les fondations de l’État sont de plus en plus sapées par un ensemble de forces sociales transnationales ainsi que par des contraintes supranationales. Cela survient certainement d’une manière qui conforte le pouvoir dont disposent les classes dirigeantes aussi bien dans l’État que dans l’économie[33]. Nous recherchons toujours des formes composites de politique mondiale dans lesquelles de vieux modèles persisteraient ; un peu comme le mode de production domestique persiste au coeur de Manhattan aujourd’hui. L’évolution historique des relations étrangères a résulté dans une uniformisation de l’espace global. Mais il ne s’agit pas de l’espace unifié que projette le concept de « mondialisation » et encore moins d’une « gouvernance » globale. Comme Justin Rosenberg l’a avancé, au cours de sa propagation et grâce à sa popularité en tant que concept, la mondialisation s’est trop souvent transformée du résultat présumé d’un processus historique à une cause structurelle qui, elle-même, apparaît comme capable d’expliquer le présent. Pour ce courant de la théorie de la mondialisation », « la réponse « réaliste», quand elle viendra, sera probablement dévastatrice … comme elle l’a toujours été pour les approches alternatives qui ont laissé non théorisé le terrain de la géopolitique, là où les contre-attaques théoriques surviennent traditionnellement[34]. »

De fait, les relations étrangères doivent être étudiées de plein droit, en parallèle et en interaction, mais sans y être réduites, avec les relations de production. De cette façon seulement, le dialogue de sourds entre les réalistes en relations internationales et l’économie politique critique pourra être transcendé.

[Traduit de l’anglais]