Religions et sciences socialesUn chassé-croisé interprétatif entre histoire, théologie et sociologie[Record]

  • Gilles Routhier,
  • Marlene Shore and
  • Jean-Philippe Warren

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  • Gilles Routhier
    Faculté de théologie
    Université Laval

  • Marlene Shore
    Département d’histoire
    York University

  • Jean-Philippe Warren
    Département de sociologie et d’anthropologie
    Université Concordia

Les trois articles du présent dossier, rédigés l’un par une historienne, l’autre par un théologien et le dernier par un sociologue, furent à l’origine des conférences données dans le cadre d’un congrès organisé par l’Institut d’histoire de l’Amérique française sous le thème « Science(s) et culture(s) », et plus spécifiquement dans le cadre d’un atelier intitulé « À la croisée des discours : la religion et la construction du savoir social ». En appelant à dialoguer des universitaires formés dans des cultures et des disciplines différentes, ils permettent de mieux comprendre à quel point l’imperméabilité des frontières entre sciences sociales et religions, d’une part, entre Canada anglophone et Canada francophone, d’autre part et, enfin, entre catholicisme et protestantisme, est en partie illusoire. Dit en d’autres termes, ils permettent de mieux comprendre à quel point la « question des frontières » est moins simple qu’on n’a voulu l’imaginer jusqu’ici. Les relations entre sciences sociales et religions ont trop longtemps été perçues comme contre-nature. Depuis Auguste Comte, lequel faisait de l’âge théologique le premier stade d’une histoire de l’humanité se terminant avec l’état positif, il semblait naturel de penser que la modernité des premières et le caractère traditionnel des secondes ne pouvaient faire bon ménage. Au Québec francophone autant qu’au Canada anglophone, plusieurs historiens des sciences ont repris ce schéma simpliste pour décrire la sortie de la science des limbes de la théologie et de la philosophie morale, opposant, comme l’auraient fait certains philosophes positifs issus d’un autre siècle, la certitude du dogme et le questionnement de la raison. Ces trois textes n’invalident pas complètement une telle manière de penser le rapport entre religions et sciences sociales. En effet, maintes résistances, exprimées tout au long de la première moitié du xxe siècle par les milieux religieux protestants et catholiques canadiens, ont accompagné l’institutionnalisation des sciences sociales. Les questions sociales étant morales, il revenait aux Églises, déclaraient plusieurs, d’en énoncer les réponses en élaborant une économie politique tout entière fondée sur les Évangiles. Léon Gérin, par exemple, devra sans cesse défendre la légitimité d’une analyse monographique du milieu devant ceux qui s’attachaient à défendre une connaissance a priori, morale et prosélyte de la réalité sociale ; et, dans le monde anglophone, une frange du clergé protestant et catholique continuera longtemps à se méfier d’une « sociologie païenne » qui cherchait à remplacer Dieu comme unique auteur de l’ordre social. Reste que la présentation que les trois études publiées ici font de la rencontre entre christianisme et sciences sociales au Canada au cours de la première moitié du siècle dernier lève un voile sur une histoire autrement plus riche et plus complexe. La mise en perspective nous enseigne d’abord que les milieux libéraux ont été tout autant — sinon davantage — hostiles à l’établissement de la science nouvelle. L’éthique individualiste et volontariste sur laquelle reposait la vision du monde libérale s’opposait de front à une éthique sociologique fondée sur le « solidarisme » et l’acceptation d’une responsabilité collective telle qu’elle s’exprimait à travers les travaux et les engagements des intellectuels chrétiens sensibles aux thèmes ouvriéristes. On retiendra, parmi ces figures pionnières, les noms de James Shaver Woodsworth, dont les ouvrages Strangers within Our Gates (1909) et My Neighbour (1911), peuvent être inclus dans une histoire de la discipline sociologique, de Herbert Brown Ames, auteur de City Below the Hill (1897), ainsi que de Stanilas Lortie, qui fit paraître son Compositeur typographe de Québec dans la troisième série des « Ouvriers des deux mondes » (1904). Méfiants envers la pensée marxiste, la vaste majorité de ces intellectuels se rattachaient aux courants du social …

Appendices