Article body

On n’a quelque chance de comprendre justement les enjeux des jeux scientifiques du passé que si l’on a conscience que le passé de la science est un enjeu des luttes scientifiques présentes.

Pierre Bourdieu[1]

Cet article ne se penche pas sur un enjeu ou un débat particulier de l’historiographie québécoise. Il se propose plutôt de prendre comme objet l’historiographie, entendue comme exercice discursif structurant de la discipline historique portant sur le passé de celle-ci. Comprise ainsi, l’historiographie n’a pas encore fait l’objet d’une étude systématique au Québec[2]. Le passé de la discipline historique est pourtant au coeur du discours réflexif historien[3]. Rien d’étonnant : n’est-on pas en droit de s’attendre à ce que des individus formés à étudier le passé se tournent précisément vers lui pour comprendre la nature même de leur savoir ? En fait, à l’instar de toutes les disciplines – mais de façon plus normale qu’elles, serions-nous tentés de dire –, la discipline historique ne se donnerait jamais mieux à voir qu’au passé. L’auto-compréhension des historiens s’articulerait avant tout à travers le discours qu’ils tiennent sur le passé de leur savoir[4]. L’historiographie serait le médium de prises de position sur la nature même du savoir historique. Il existe ainsi un lien étroit entre épistémologie et historiographie que Georges Lefebvre résumait par un aphorisme : « l’histoire s’explique historiquement[5] ». Un lien également constaté par Fernand Dumont pour qui la « théorie de l’historiographie, c’est en quelque sorte son histoire[6] ». Quelles formes et fonctions a prises le discours sur le passé de la discipline historique au Québec ?

Pour répondre à cette question, il n’est pas inutile de noter que le passé des disciplines s’appréhende généralement, d’une part, par leurs praticiens et, d’autre part, par des historiens (des sciences). Conditionnés par leur formation spécifique, praticiens et historiens entretiennent des rapports distincts au passé disciplinaire. Pour rendre compte de ces rapports, George Stocking avait articulé une catégorisation idéal-typique, pour ne pas dire canonique, opposant deux types d’appréhension du passé disciplinaire : celle des praticiens (le « présentisme ») et celle des historiens (« l’historicisme ») : les premiers l’étudient pour comprendre le présent, les seconds « for the sake of the past[7] ».

Sur cette base, l’histoire de la discipline historique serait en principe une anomalie[8]. Les historiens professionnels sont, de tous les praticiens, les seuls qui disposent, quand ils appréhendent le passé de leur discipline, et de la compétence disciplinaire et des aptitudes méthodologiques leur permettant d’en produire une connaissance. Compétence disciplinaire et méthodologie historique ne font qu’un en histoire, ce qui ferait en sorte qu’un historien de l’histoire est toujours un professionnel et jamais un historien amateur, comme il peut arriver en histoire de la physique[9]. Or la conciliation de cette connaissance technique de la discipline et des aptitudes méthodologiques pour étudier son passé n’est pas garantie : « practitioners bring valuable insider knowledge to bear on the telling of their own past, but they would hardly be insiders if they didn’t have axes to grind[10] ». Possiblement plus que tous les autres praticiens de disciplines, les historiens « se savent pris dans une tension entre les exigences contradictoires de l’historicisme et du présentisme », à savoir « la production de connaissances utiles aux acteurs du présent et le respect des exigences de la méthode historique »[11]. Le passé de la discipline historique étant inséparablement un enjeu lié à son identité ainsi qu’un chantier de recherche, l’exercice historiographique est un dispositif essentiel du fonctionnement disciplinaire. Aussi, fournit-il un cas intéressant pour mettre à l’épreuve le dualisme trop soigné de la catégorisation présentisme/historicisme et identifier ses limites[12]. L’étude du discours sur le passé de la discipline historique jette un éclairage sur cette anomalie que constituerait l’histoire de l’histoire.

Ce discours au Québec est en tension entre une historiographie de combat et un combat de l’historiographie. La première est présentiste et instrumentalise le passé du savoir historique pour servir les intérêts des historiens cherchant à se démarquer de leurs prédécesseurs ou contemporains. La seconde veut soumettre la discipline historique à une historicisation ordinaire afin d’obtenir une « authentique histoire de l’historiographie[13] ». Notons que nous ne cherchons aucunement ni à dresser un portrait exhaustif[14] du discours historiographique au Québec ni à défendre la thèse souhaitant que la seconde devrait remplacer la première. Nous chercherons plus modestement à illustrer ses formes et fonctions au moyen d’exemples tirés du Québec, et ce, pour donner une assise empirique à la réflexion théorique sur l’histoire des disciplines. Ce faisant, nous suivons un précepte de l’épistémologie naturalisée post-positiviste soulignant qu’il est impossible de comprendre les enjeux que soulève le savoir scientifique sans tenir compte de sa mise en oeuvre disciplinaire plurielle, régionale dirait Bachelard[15].

Une historiographie de combat

L’historiographie de combat instrumentalise le passé disciplinaire pour ancrer dans le passé un combat du présent :

Pendant longtemps – et cette caractéristique reste à bien des égards encore présente –, l’historiographie est restée conçue comme une prise de position fortement normative, destinée à stigmatiser les approches rivales et concurrentes, ou à déclarer obsolètes des pratiques plus anciennes[16].

Elle cherche moins à contextualiser le passé qu’à légitimer son présent ou à (ré)habiliter ou critiquer certaines approches.

La querelle des Anciens et des Modernes

Toute nouvelle génération historienne se démarque de celle la précédant en instaurant une discontinuité entre leur manière respective de concevoir le savoir historique. La rupture s’opère notamment par une historicisation rhétorique produisant « un temps binaire » entre un avant assimilé à la désuétude et un après porteur d’avenir[17]. Ce positionnement soulignant les différences entre deux générations entraîne souvent une caricaturisation de la précédente à partir de laquelle se légitime la pratique de la suivante. Comme le note Ellen Fitzpatrick : « [c]rucial to the model of a “new” history has been the conceptualization of an “old” history, which the new history has held itself very self-consciously in contradistinction to[18] ».

Une telle caricaturisation s’observe dans le discours de la première génération d’historiens universitaires présentant une image déformée des historiens les ayant précédés[19]. En vue de minimiser les liens existant avec leurs prédécesseurs, ils exagèrent l’emprise de l’idéologie sur leur appréhension du passé et minimisent leur apport sur le plan des connaissances produites ou dans l’institutionnalisation de l’histoire. Guy Frégault et Marcel Trudel disent que « du point de vue du métier, le dialogue n’est pas possible entre ceux qui ont eu cinquante ans en 1930 et ceux qui ont trente ans en 1950[20] », et que l’institutionnalisation universitaire de l’histoire allait « enfin » permettre « de faire de l’histoire sérieusement[21] ». Ils formulent une représentation d’une discontinuité majeure entre deux régimes historiographiques, le premier marqué du sceau de l’amateurisme, le second inaugurant l’histoire « professionnelle ».

Certains bilans historiographiques peuvent se comprendre dans cette logique de démarcation temporelle. Bien qu’il ne puisse se réduire à une entreprise visant à discréditer la génération précédente, dans la mesure où il effectue un traitement quantitatif pertinent du contenu de la Revue d’histoire de l’Amérique française et dresse un portrait d’ensemble juste des caractéristiques sociales de ses auteurs, le bilan produit par Fernand Harvey et Paul-André Linteau en 1972 a constitué un médium par lequel la génération montante a promu ses intérêts en dévalorisant celle qui l’avait précédée, la qualifiant notamment de « primitive[22] ». Les auteurs soutiennent qu’à la mort de Lionel Groulx – le fondateur de la revue – au milieu des années 1960, la revue effectua « le passage de la valorisation à l’explication » du passé[23]. Bien que « valorisation », dans le sens où ils l’employaient, « n’a aucune connotation de faible caractère scientifique[24] », Harvey et Linteau, en postulant une opposition entre valorisation et explication, laissaient « entendre que l’époque de Groulx avait procédé à une “valorisation” tout à fait différente de l’entreprise d’“explication” qui, présumément, allait lui succéder[25] ».

Le bilan illustre un trait important de l’historiographie présentiste : il est le véhicule d’une épistémologie de la démarcation entre la science et la non-science[26]. Le passé de la discipline est instrumentalisé pour en définir une conception prescriptive. Linteau souligne que sa génération a été l’instigatrice de « la nouvelle histoire du Québec[27] », celle élargissant l’objet historique à toutes les dimensions du social. À cet égard, Fitzpatrick note que « the notion of an old and new history is more than a rhetorical device designed to highlight new advances in historical scholarship. It reflects a way in which [...] historians have thought about their own past[28]. » La « vue de l’intérieur » (Linteau) du passé disciplinaire est produite à partir de la représentation que les historiens ont de leurs intérêts disciplinaires au présent.

En s’appuyant sur « une prise de vue quantitative » de la production historique des années 1960-1985, Fernand Ouellet associe la montée de l’histoire sociale « davantage scientifique[29] » à la modernisation de l’historiographie. Sous l’impulsion des changements sociaux et de l’histoire socio-économique et socioculturelle, les historiens se laïcisent et se professionnalisent et leurs perspectives idéologiques et méthodologiques s’élargissent en s’ouvrant aux historiographies étrangères et aux sciences sociales. Cela suscite un transfert paradigmatique de l’histoire politico-nationale – une « historiographie traditionnelle » centrée sur « le politique, la biographie et la religion[30] » – vers une histoire-science sociale, une histoire moderne. Ouellet considère que la réussite contingente et historique de l’histoire sociale justifie sa normalité hégémonique.

Gérard Bouchard soutient similairement que le parcours de l’historiographie québécoise en est un de « maturité » qui, sous l’impulsion de la Révolution tranquille, est marqué par le passage du « paradigme nationaliste[31] » au paradigme modernisateur. Comme Ouellet, Bouchard associe étroitement la modernisation de la science historique aux effets de la Révolution tranquille et à l’avènement de l’histoire sociale dont les « méthodologies plus fines [...] ont renouvelé et étendu d’une façon spectaculaire notre connaissance des réalités québécoises[32] ». Tous deux écrits au moment où l’histoire sociale devenait la « science normale », les textes de Ouellet et de Bouchard confirment que lorsqu’une discipline change de paradigme, le passé disciplinaire est réécrit quasi automatiquement pour rendre intelligible le changement en l’insérant dans une trame téléologique[33].

Le contraste opéré par l’historicisation entre un « avant » et un « après » établit une démarcation départageant ce qui relève de l’histoire et de la non-histoire. Selon Harvey et Linteau, Ouellet ainsi que Bouchard, cet « après » ne se situe pas vraiment à la fin des années 1940 où apparaissent les premiers instituts universitaires d’histoire, mais plutôt dans les années 1960 où ces derniers « really started to bear fruit[34] », c’est-à-dire où l’histoire politico-nationale fut remplacée par l’histoire-science sociale comme matrice disciplinaire.

Se battre pour avoir une place au soleil

L’historiographie de combat ne se déroule pas seulement sur l’axe diachronique des générations, elle est aussi menée sur l’axe synchronique du champ disciplinaire. La discipline historique est un espace relativement autonome et spécifique de positions et de prises de position[35]. Ses membres sont en concurrence pour le monopole de l’autorité légitimant la connaissance. Comme le notait Jean Hamelin : « Le champ scientifique […] est un milieu fait de relations hiérarchisées et de réseaux enchevêtrés dont les membres sont en concurrence les uns avec les autres[36]. » Aussi, les historiens usent des stratégies pour optimiser leur position dans le champ. L’historicisation constitue une stratégie de disqualification de l’adversaire lorsque l’historien prend pour objet non le jeu disciplinaire dans son ensemble, mais une approche rivale à la sienne[37].

Les bilans de domaines disciplinaires sont le médium de ce type d’historiographie de combat. Ils ne se contentent pas d’analyser les orientations d’un secteur donné, mais en font une défense programmatique, souvent au détriment d’autres secteurs qui s’en trouvent dévalorisés. En faisant état des réalisations sous la forme de chroniques de découvertes, les auteurs de ces bilans luttent pour la promotion d’une manière de faire de l’histoire en l’ancrant dans le passé. Cette lutte est menée sur deux plans. D’une part, elle cherche la création d’un continuum attestant de la perpétuité du domaine de recherche historique visé. D’autre part, elle montre comment ce domaine a été négligé pour le promouvoir – nous pouvons penser notamment à l’histoire des femmes, domaine longtemps ignoré par la discipline, mais qui a suscité bon nombre de rétrospections programmatiques[38]. Dans les deux cas, la pertinence disciplinaire du domaine est montrée. Ces bilans tentent de modifier la répartition des ressources matérielles et symboliques du champ historien. Parmi ces bilans, trop nombreux pour être énumérés, mentionnons ceux parus dans le cadre du 50e anniversaire de la Revue d’histoire de l’Amérique française[39].

La confrontation de ces bilans permet de déceler les normes optimales du savoir disciplinaire, normes qu’il faut distinguer de ses exigences minimales[40]. Alors que les deuxièmes fondent le bien historien et font l’objet d’un consensus, les premières sont élaborées pour pratiquer une meilleure histoire et font l’objet d’un débat au sein de la discipline. Ces normes, et les bilans qui en sont le médium, découpent le territoire historien en différents domaines en concurrence les uns avec les autres. La conjonction de ces normes et exigences fait en sorte que la discipline historique est un débat consensuel : si tous les historiens s’orientent en principe vers une quête véridique du passé se fondant sur les exigences minimales, « tous les chemins mènent à Rome et les guides se disputent volontiers sur l’itinéraire à prendre[41] », à un point tel que des historiens vont parfois se disqualifier entre eux. Les bilans sont précisément de tels itinéraires.

Sous l’impulsion de la fragmentation du savoir historique depuis les années 1980 ayant entraîné la disparition des matrices unifiantes-guidantes, les historiens deviennent moins certains d’où ils s’en vont. Ils interrogent alors le passé disciplinaire pour (re)trouver le sens de leur savoir et en promouvoir une conception stabilisante. Les bilans historiographiques, dans lesquels la prospection prime souvent sur la rétrospection[42], doivent être compris dans ce contexte d’incertitude épistémique caractérisant les disciplines « pré-paradigmatiques » (Kuhn) dans lesquelles se rangent la plupart des sciences humaines. En s’inspirant du « brilliantly controversial » Structures of Scientific Revolutions, Stocking relevait en effet que « [w]hen there is no single framework which unites all workers in a field, but rather competing points of view or competing schools, historiography simply extends the arena of competition among them[43] ». Dans ce contexte, l’intérêt pour l’histoire disciplinaire est surtout motivé, comme le note Chris Lorenz, « by a desire to locate the preferred conception in the origins—preferably in its “founding fathers”—of the discipline in order to increase its academic credentials[44] ». Par la création de catégories/étiquettes – « histoire sociale », « histoire politique », « histoire des femmes », « histoire culturelle », etc. – les bilans mobilisent les historiens en vue de les rassembler dans un projet par lequel ils mettront en oeuvre leur savoir. En subsumant les travaux historiques dans des catégories, les bilans participent d’un « nominalisme dynamique » par lequel les historiens se façonnent mutuellement[45]. Une fois assimilées par les historiens, les classifications engendrées dans ces bilans modifient la manière dont ces praticiens se représentent leur savoir. La connaissance que les historiens produisent du passé en mettant en oeuvre leur savoir est profondément conditionnée par les représentations qu’ils se font de celui-ci dans une dialectique d’intériorisation-extériorisation médiatisée par les bilans historiographiques.

Le discours sur le passé de la discipline historique constitue une activité mobilisatrice révélant que « le front de l’histoire [...] est toujours celui d’un combat [...] pour mieux connaître le passé[46] ». Les historiens le mènent pour être reconnus par leurs pairs, premier principe de hiérarchisation au sein de toute discipline. Médiatisées par l’appréhension présentiste du passé disciplinaire, les luttes entre les générations historiennes et entre les approches historiques sont un moteur de l’histoire de l’histoire. Le présentisme comme type de discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir ne peut simplement être disqualifié comme un obstacle à une compréhension historiciste du passé disciplinaire. Au contraire, il doit être pris au sérieux de par ses fonctions de rétrospection programmatique et de légitimation d’approches. Le présentisme est une composante de la discipline, puisqu’il la dote d’un récit cristallisant momentanément les rapports de force entre ses programmes de recherche[47].

L’historiographie provocatrice rudinienne

Le caractère polémique de l’historiographie se manifeste aussi avec la controverse suscitée par les réflexions historiographiques de Ronald Rudin. Il avait pour une première fois exposé ses thèses sur l’historiographie québécoise en 1992[48]. Mais c’est dans Faire de l’histoire au Québec qu’il a approfondi les connaissances sur l’histoire de l’histoire. L’avalanche de commentaires[49] – dont il serait ardu d’analyser tous les détails[50] – qu’il a engendrée témoigne que « le passé de la science est un enjeu des luttes scientifiques présentes au sein de la discipline[51] ».

Qu’elles aient été le produit de lunettes « étranges » ou « différentes », les thèses rudiniennes ont donné un « nouveau souffle[52] » au discours des historiens sur leur passé disciplinaire. Bien que critique par rapport à elles, Jean-Marie Fecteau lui reconnaissait un mérite :

En interrogeant celle-ci [l’historiographie québécoise] dans sa globalité, [Rudin] a contribué de façon remarquable à en faire un objet historique à appréhender de façon critique, et non une saga à raconter. Par le seul courage de son effort de dévoilement, il nous a permis de nous interroger sur nos [les historiens] expériences et nos pratiques[53].

En plus de chercher à dépasser le récit disciplinaire conventionnel et de lutter pour un renouvellement de l’histoire de l’histoire, Rudin a été un adepte de l’historiographie de combat instrumentalisant le passé disciplinaire. S’arrêter sur son cas permet de faire le pont entre ces deux types de combats structurant le discours que les historiens québécois tiennent sur le passé de la discipline historique.

Rudin pratique l’historiographie de combat à plus d’un titre. D’un côté, il montre une de ses fonctions, à savoir l’évaluation rétroactive de certaines approches. De 1947 au début des années 1960, la rivalité entre les « Écoles » de Montréal et de Québec (Université Laval), qui se fonde sur une différente interprétation de l’infériorité politico-économique des Canadiens français par rapport aux Canadiens anglais – la première voyant la Conquête comme déterminante dans le destin des Canadiens français, la seconde attribuant la responsabilité de l’infériorité aux Canadiens français eux-mêmes – a structuré l’écriture historique et a constitué, à ce titre, un enjeu du discours que les historiens tiennent sur leur passé disciplinaire. Jean Lamarre souligne le rôle critique des historiens de l’école de Montréal dans la rénovation de l’historiographie pendant les années 1950. Ce rôle s’apprécie dans leur insistance « à donner à la recherche historique un caractère résolument scientifique qui la dissocie de la littérature et des entreprises apologétiques précédentes » en instituant les canons de l’histoire critique : la vérité, l’objectivité, l’impartialité. Les historiens de l’école de Montréal auraient été « les premiers à se consacrer exclusivement à la recherche et à l’enseignement de l’histoire du Canada[54] » au Québec. Rudin soutient, au contraire, que les historiens montréalais se seraient moins préoccupés de rigueur méthodologique que de défendre la cause idéologique du néonationalisme. Au lieu de comprendre le passé dans ses propres termes, ils concevaient l’histoire comme une arme dans la lutte pour la survie de la nation canadienne-française. Rudin prétend que ce sont plutôt les historiens de « l’école de Laval » qui auraient rénové le savoir historique en important les préceptes de l’école des Annales – histoire-problème, interdisciplinarité, analyse des structures sociales, méthodologie quantitativiste[55]. Ouellet, ténor de cette « école », avait déjà souligné les « insuffisances méthodologiques » de l’interprétation historique montréalaise qui « justifie et répond […] finalement aux aspirations nationalistes et indépendantistes[56] ». Si Lamarre n’a jamais nié le rôle des historiens montréalais dans la constitution du néonationalisme, Rudin, réciproquement, n’accompagne pas son jugement admiratif des historiens de Laval de considérations substantielles sur leur relation avec le fédéralisme[57], et ce, même s’il soutient que tout historien est modelé « à la fois par des forces à l’oeuvre au sein même de cette société et par des fluctuations conceptuelles au sein de la profession d’historien[58] ». L’asymétrie entre le traitement des écoles historiques de Laval et de Montréal engendre une historiographie de combat présentiste.

Son traitement du « révisionnisme » relève également de l’historiographie de combat. Il désigne par cette expression floue – tout historien est par définition révisionniste[59] –, la génération d’historiens, nés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette approche, à compter des années 1970, a nié ce qui a distingué le Québec de sociétés du même type et a écarté sa spécificité historique au profit de sa normalité en alignant son parcours sur celui des autres sociétés occidentales. Les « révisionnistes » auraient mis en sourdine pratiquement chaque élément suggérant que le parcours historique québécois s’écarterait d’une norme occidentale caractérisée par l’urbanisation et la laïcisation. Rudin juge que cette (sur)normalisation aurait évacué les questions relatives à l’ethnicité, aux mentalités et à la religion au profit des structures socio-économiques. Le discours de Rudin sur le passé disciplinaire suit un des modus operandi du présentisme : il ne cherche pas à contextualiser l’historiographie révisionniste, mais à l’évaluer pour souligner ses lacunes sur le plan de la connaissance de premier degré, celle qu’elle produit du passé.

Rudin mène aussi le combat de l’historiographie en critiquant les révisionnistes sur le plan de leur discours sur le passé disciplinaire. Il soutient que ce discours a été un médium pour mettre en valeur leurs propres titres scientifiques[60]. Il leur a permis d’établir une démarcation entre leurs prédécesseurs et eux-mêmes et de légitimer leur approche. À cet égard, Rudin constate que la position des révisionnistes est paradoxale puisqu’ils se prononcent à la fois pour une évolution normale de la société québécoise et pour une évolution anormalement lente de son savoir historique. Il aurait fallu en effet attendre les « révisionnistes » pour que le savoir historique soit enfin mis en oeuvre savamment. Il est contradictoire que le révisionnisme montre « une modernisation hâtive de la société québécoise » et « une modernisation tardive de l’historiographie correspondante »[61].

Le discours des révisionnistes sur le passé disciplinaire verserait dans le « whiggisme » en célébrant « la libération de la profession de l’emprise d’historiens dont les préjugés avaient empêché le développement d’une vision du passé véritablement “objective”[62] ». S’il est disparu de leurs enquêtes empiriques, le « whiggisme » serait toujours présent dans le discours sur le passé disciplinaire des historiens. Souhaitant faire (triomphalement !) rupture avec le « ton triomphaliste[63] » de l’histoire de l’histoire, Rudin estime qu’il semble plus raisonnable de parler, plutôt que de « progrès ininterrompu de l’historiographie », de « changements de style et de perspectives[64] » renvoyant à la « nature intrinsèquement subjective de l’historiographie[65] ». En s’intéressant au passé du savoir historique, Rudin réfléchit à sa nature même, montrant en cela la relation entre histoire de l’histoire et théorie de l’histoire évoquée en introduction.

La nouvelle histoire de l’histoire rudinienne repose sur deux éléments. Elle est, d’une part, plus contextualiste ; elle accorde plus d’importance aux influences externes à la discipline dans la détermination de l’historiographie considérée, dans une perspective « relativiste », « comme un miroir de la société globale »[66]. Si Rudin ne nie pas l’existence de normes disciplinaires médiatisant l’enracinement social de l’historiographie, il soutient que l’étude du passé disciplinaire doit être symétrique : peu importe la période ou l’approche concernée, l’historien de l’histoire doit mettre en relation de la même façon l’historiographie et la société dont elle est issue. L’usage variable de la contextualisation caractérise généralement le présentisme auquel s’opposent les protagonistes du combat de l’historiographie[67].

La lecture externaliste systématique est lié au second élément du renouvellement rudinien de l’histoire de l’histoire : faire de Groulx un historien normal, conditionné par la discipline historique et par sa société[68]. La marginalisation de Groulx opérée dans le discours des révisionnistes sur le passé disciplinaire relevait d’une stratégie visant à nier toute légitimité à l’historiographie québécoise antérieure à l’entrée en scène des historiens laïques dans les années 1940 et a fortiori des révisionnistes au tournant des années 1970[69]. La marginalisation de cette historiographie repose sur l’ignorance de ses productions empiriques et de son rôle dans l’institutionnalisation de l’histoire au profit de ses déterminants sociaux et de ses fonctions idéologiques[70]. Le traitement de l’historiographie de l’après-guerre, notamment celle d’à partir du tournant des années 1960, s’effectue dans la logique inverse. On aurait en effet trop peu insisté sur le rapport étroit entre le révisionnisme et la Révolution tranquille : les révisionnistes souhaitaient rendre compte des changements socioculturels (montée de l’État-providence, urbanisation, décléricalisation) engendrés par celle-ci. La modernisation de la société québécoise exigeait de ses historiens qu’ils montrent la normalité de son parcours historique, à retrouver dans le passé les indices de la modernité à venir. Bref, il existerait une asymétrie dans le traitement que les révisionnistes font du passé de la discipline historique entre l’historiographie d’avant 1947 et celle de l’après 1947 : ils ne mettent pas en relation l’historiographie et la société dont elle est issue de la même façon.

La réflexion de Rudin sur le discours des « révisionnistes » sur le passé de leur discipline mène à une contradiction. Tout en critiquant la normalisation historienne du passé opérée par les « révisionnistes », Rudin souhaite, pour combattre leur discours sur le passé disciplinaire, normaliser le passé des historiens. Il pratique lui-même un révisionnisme, un révisionnisme de second degré, dans la mesure où il soutient que les historiens québécois, comme tous les historiens occidentaux, ont dû équilibrer les exigences normatives de leur discipline et les pressions socio-idéologiques de leur temps[71].

Or, Rudin a oublié que l’équilibre entre les exigences scientifiques et les exigences sociales est lui-même historique et a été profondément modifié par la disciplinarisation de l’histoire, notamment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce faisant, il en est venu, en bon relativiste, « à niveler in abstracto les différences entre les historiens, à abolir toute hiérarchie entre les formes du connaître[72] ». La normalisation rudinienne de l’historiographie pré-révisionniste masque le fait que la disciplinarisation de l’histoire a institué une médiation non seulement dans la relation entre le passé et les historiens (une méthodologie institutionnalisée), mais aussi dans celle entre la société et eux (un espace relativement autonome de production et d’évaluation des connaissances). Cette distanciation permet aux historiens de s’approprier des préoccupations sociétales pour les traduire en problèmes scientifiques. Distanciation ne signifie pas toutefois isolement de la société puisque les historiens ont continué d’entretenir des rapports avec elle, mais de nature différente. Ils cherchent à limiter leur intervention dans le domaine public à la question des conditions de production de leur savoir pour assurer sa reproduction. L’analyse de ces conditions est une revendication essentielle du combat de l’historiographie luttant pour une étude plus historiciste et moins « spontanée[73] » du passé de la discipline historique.

Le combat de l’historiographie : pour une connaissance scientifique du passé disciplinaire

Renouveler l’histoire de l’histoire

Les protagonistes du combat de l’historiographie promeuvent une appréhension du passé disciplinaire se démarquant de l’appréhension présentiste de l’historiographie de combat. Le combat de l’historiographie se pense comme une lutte contre l’histoire de l’histoire telle qu’elle s’est traditionnellement et spontanément pratiquée. La mise en place d’une nouvelle appréhension plus historiciste d’un passé disciplinaire est souvent accompagnée d’une évaluation critique de l’histoire « traditionnelle » des sciences[74]. C’est dire que le combat de l’historiographie est formé d’études empiriques souhaitant renouveler l’histoire de l’histoire, mais aussi de réflexions plus critiques qui ont parfois versé dans une forme d’historiographie de combat simplifiant le passé de l’étude du passé de la discipline historique.

Le plaidoyer pour une meilleure histoire de l’histoire comporte deux réclamations majeures interreliées. La première consiste en un élargissement de l’objet de cette histoire. Elle doit dépasser la bibliographie jurisprudentielle ne faisant que recenser les recherches portant sur un problème. Fecteau soulignait que l’histoire de l’histoire s’est surtout contentée de produire « les habituels relevés historiographiques et autres “états de la question” selon les différents domaines de recherche[75] ». Elle ne doit plus limiter son regard à la production disciplinaire pour critiquer les résultats atteints ou promouvoir de nouvelles approches, mais l’étendre au contexte de production. Au lieu de s’intéresser au contenu des connaissances produites, on en vient à s’intéresser à leurs conditions de production. Le processus par lequel l’étude du passé s’est constituée et se maintient en discipline devient par conséquent la problématique centrale de l’histoire de l’histoire telle que proposée par le combat de l’historiographie.

La seconde réclamation du combat de l’historiographie est de faire de l’histoire de l’histoire un domaine de recherche autonome. Claude Sutto soulignait que

l’histoire de l’histoire est une discipline plus souvent qu’autrement négligée. Elle n’obtient généralement que la partie congrue dans les programmes universitaires et les ouvrages qu’on lui consacre ne sont guère nombreux. […] si les historiens utilisent volontiers les résultats de recherches qui y sont menées, peu se hasardent à l’étudier pour elle-même et d’aucuns, la considérant sans doute comme marginale, la laissent volontiers en pâture aux philosophes et aux littéraires[76].

Pour devenir un chantier autonome, l’histoire de l’histoire a dû, d’un côté, rejeter de sa démarche les jugements normatifs sur le passé disciplinaire et, de l’autre, l’appréhender moins spontanément en développant une approche théorique réfléchie[77]. Cela permet une histoire cherchant non pas à juger le passé disciplinaire, mais à le comprendre pour le connaître[78]. L’histoire de l’histoire passe d’une rétrospective spontanée critiquant/évaluant la production historique à une analyse de ses conditions. D’ailleurs, il est possible, c’est du moins ce que soutenait Stocking, que ce soit précisément par une telle compréhension contextuelle que l’appréhension du passé disciplinaire puisse mieux servir le présent – être d’« actualité[79] » –, c’est-à-dire pertinente et efficace au développement disciplinaire. Le passé disciplinaire rétroagit mieux sur la culture disciplinaire des praticiens du présent lorsqu’il est saisi dans toute sa complexité. Dans cette optique, l’histoire de l’histoire devient un « ongoing dialogue that, while it never reaches finality, contributes to a broadening of perspective[80] ». L’histoire de l’histoire permet aux historiens de parcourir l’« indéniable distance sépar[ant] les travaux des différentes générations d’historiens », un parcours ramenant à « l’intention fondamentale de l’écriture historique ». Loin d’être un « détour inutile », l’historiographie serait la « voie royale » pour atteindre le « noyau dur » de la discipline et « refaire constamment l’unité de la discipline »[81]. Stocking nommait cette appréhension, historiciste sur le plan de sa démarche, mais détenant une finalité pour le présent, le présentisme éclairé[82]. C’est à tout le moins le pari du combat de l’historiographie dont les protagonistes cherchent à faire reconnaître au présent la légitimité de l’histoire de l’histoire comme domaine.

Le combat de l’historiographie au Québec

Si Butterfield, qui a influencé Stocking, souligne que la contestation contre la manière primitive de faire l’histoire de l’histoire « is as old as the demand for the subject itself[83] », c’est surtout à compter du tournant des années 1970 que le combat de l’historiographie débute au Québec. Il peut être interprété comme l’expression locale d’un phénomène occidental : l’histoire de l’histoire se transforme en un domaine de recherche autonome[84]. Des ouvrages[85], parfois issus de doctorats, ainsi que des revues[86] ont balisé et structuré le domaine. À cet égard, le mot historiographie a subi une inflexion sémantique significative, car il ne désignait plus (que) le corpus de travaux interprétant un thème ou un sujet au sein de la discipline historique et l’étude des débats entre ces interprétations, mais (aussi) l’histoire de la recherche et de l’écriture historiques en tant que déclinaison de l’histoire des sciences[87].

Au Québec, c’est un sociologue croyant « beaucoup en la valeur de l’histoire » qui a entamé le combat de l’historiographie :

nulle part l’histoire des sciences ne me paraît plus féconde pour la formation scientifique que dans son application à l’historiographie, cette discipline qui, se méfiant des systématisations et ne pouvant ainsi se définir tout à fait par des théories, ne peut rendre compte d’elle-même que par sa genèse. Il faut donc souhaiter que l’histoire de l’historiographie devienne une partie très importante de la recherche et de l’enseignement dans nos universités[88].

Sutto vantait aussi les mérites de l’histoire de l’histoire, dont le « champ dépasse de loin la simple curiosité érudite » à laquelle elle a longtemps été associée. À condition d’être menée « scientifiquement et méthodiquement » – leitmotiv du combat de l’historiographie –, l’histoire de l’histoire, considérant l’historien comme un « témoin de la civilisation de son époque et de son pays », fournit « des renseignements non négligeables qui viennent éclairer et compléter les recherches qui sont menées simultanément dans d’autres domaines »[89].

Serge Gagnon est le premier historien à avoir répondu au souhait de Dumont. En 1973, Gagnon reconnaît que « [j]usqu’ici, l’étude des représentations successives de notre passé n’a pas attiré suffisamment l’attention de nos historiens » et que « notre pensée historique a été trop superficiellement évaluée par notre histoire […] »[90]. La faiblesse de l’histoire de l’histoire serait en partie « le reflet de notre indéfectible attachement » aux traditions intellectuelles de la France où ce genre « n’a jamais suscité l’enthousiasme »[91]. Quelques années auparavant, Jean Glénisson avait en effet souligné que « l’Université encourage si peu ce penchant dangereux que nulle chaire d’historiographie […] n’y a encore été créée[92] ».

Gagnon esquisse « une théorie préliminaire à l’histoire de l’historiographie », n’ignorant pas que cette dernière est « un genre assez neuf de la discipline historique »[93]. En s’appuyant sur les réflexions en sociologie des connaissances de Durkheim et Gurvitch, Gagnon estime que :

[…] la sociologie de l’historiographie a pour but de découvrir les cadres sociaux qui président au savoir, en déterminent le contenu […], de mettre en relief les relations qui existent entre le savoir et le système ou les groupes sociaux sujets de la connaissance […], d’évaluer les rapports d’influences jouant tantôt dans le sens de l’influence des cadres sociaux sur l’orientation et les caractères du savoir, tantôt dans le sens inverse de l’influence du savoir sur le maintien ou sur l’éclatement des structures sociales, tantôt enfin se manifestant comme leur causalité réciproque[94].

Il met en oeuvre cette sociologie dans trois études empiriques, soit Le Québec et ses historiens de 1840 à 1920 (1978), révision de sa thèse de doctorat ; Québec and its Historians : the Twentieth Century (1985), un recueil de cinq textes portant sur l’impact de la Révolution tranquille sur l’historiographie, sur l’évolution de l’historiographie de la Nouvelle-France et sur la relation entre l’idéologie et la méthodologie chez Fernand Ouellet ; Passé recomposé (1999) qui traite l’historiographie des années 1960 aux années 1990, période marquée par l’affirmation de l’histoire sociale représentant la seconde « grande révolution méthodologique » du savoir historique après celle de l’« histoire critique ». Gagnon note que l’histoire de l’histoire ne peut être bien menée que si le discours historique est considéré comme une connaissance et non comme une simple idéologie et que si l’on critique la part du présent projeté dans cette connaissance[95], tout en comprenant que le métier d’historien se fonde sur le « dépassement de sa propre subjectivité, celle de son temps et celle de l’époque étudiée[96] ».

Patrice Régimbald participe également au combat de l’historiographie. Il traite du passé du savoir historique en s’appropriant le cadre théorique de la « disciplinarisation ». Il préfère ce modèle à celui de la professionnalisation permettant plutôt de rendre compte du passé des pratiques disposant de l’autorité légale pour contrôler l’accès à leurs rangs. La notion de discipline « définit un espace distinct de production et de transmission de savoir et un espace d’évaluation et de reconnaissance autonome, qui fonctionne selon ses propres règles[97] ». Conséquemment, la notion de « disciplinarisation » permet de rendre compte d’un processus essentiel de l’histoire de l’histoire : la transformation de l’étude du passé en une discipline institutionnalisée.

Cette analyse permet de déboulonner le mythe du « big bang historiographique[98] », selon lequel la création des premiers instituts universitaires d’histoire en 1947 constitue l’an zéro de la discipline historique. Ce mythe avait été formulé par la première génération d’historiens universitaires pour établir une démarcation nette entre leur pratique et celle de leurs prédécesseurs dévaluée pour un amateurisme d’« antiquaires[99] » et le primat qu’elle accorde aux considérations littéraires au détriment de la méthode[100]. La création de tels mythes façonnant l’identité et la mémoire disciplinaires des historiens est le propre du présentisme, mythes que déconstruisent les protagonistes du combat de l’historiographie.

Régimbald souligne le rôle des sociétés savantes dans la disciplinarisation de l’histoire depuis les années 1920. La marginalité du savoir historique et sa subordination à la littérature, la théologie et la philosophie à l’Université sont compensées par sa présence dans les sociétés savantes permettant « une première forme de gestion collégiale de la production historiographique », condition essentielle pour qu’elle puisse s’autonomiser des injonctions, sollicitations et pressions sociales[101].

D’autres ont, avant Régimbald, relativisé l’importance de l’immédiat après-guerre dans l’histoire de la discipline historique au Québec :

Nous avons parfois tendance à nous croire les premiers à entrer en scène […]. Si l’IHAF a réussi dès sa fondation à grouper presque tous ceux de langue française qui se dévouent à l’histoire, c’est que bien des fois, dans le passé, quelqu’un avait tenté la même expérience et que des expériences répétées avaient enfin créé le climat nécessaire. […] [S]ignalons au moins ce groupe d’historiens canadiens-français, membres de la Société royale du Canada, qui dans la première partie de notre siècle ont […] lancé et soutenu un grand mouvement de recherches historiques. […] Ces expériences ont fini par créer chez nous un habitus et je pense qu’on peut y voir une explication du grand succès de notre Institut[102].

Pierre Savard déclarait qu’il ne fallait pas

croire que l’histoire est née avec la création à Montréal et à Laval en 1947 des départements de cette appellation. […] En se contentant de rappeler les années qui précèdent 1947, on constate que […] les historiens du temps se retrouvent dans les sociétés historiques locales […] dans le groupe des Dix […], dans la Société royale du Canada […], à l’Académie canadienne-française et à la Société canadienne d’histoire de l’Église catholique[103]

Il ne faut cependant pas sous-estimer l’importance de la fondation des instituts universitaires d’histoire dans l’immédiat après-guerre puisqu’ils créèrent les conditions institutionnelles de son émancipation épistémologique de la littérature et de la philosophie. La pratique de l’histoire peut dès lors commencer à se soustraire « des enjeux sociaux, politiques et idéologiques[104] » qui structuraient encore l’écriture historique.

La notion d’école a aussi été mobilisée pour « classifier et organiser la production historiographique[105] ». Outre l’étude de Lamarre susmentionnée, François-Olivier Dorais a récemment soutenu une thèse sur « l’histoire intellectuelle de l’école historique de Québec » s’alimentant de la sociologie historique des disciplines. Dorais rappelle que la notion d’école n’est pas qu’une catégorie d’analyse de la connaissance historique ; elle est aussi une arme dans les luttes au sein du champ disciplinaire. Pour cette raison, il cherche, dans son analyse de l’École de Québec, à

confronter l’objet culturellement construit à l’objet concrètement restitué, autrement dit de mettre en présence ce qui appartient au registre de la mémoire disciplinaire dans ce qu’elle peut avoir de déterministe et ce qui relève de celui de l’anthropologie historique dans ce qu’il a, plutôt, d’indéterminé et de contingent[106].

Ce registre exige l’adoption d’« un mode d’appréhension du passé de la discipline qui ne se confine ni aux méthodes ni aux idées, mais s’élargit aux lieux, aux pratiques et surtout aux divers contextes qui ont constitué son fond de scène[107] ». Ce qui en ressort est une lecture plus historiciste de l’École de Québec conforme aux exigences du combat de l’historiographie.

Martin Pâquet retrace l’histoire des relations entre les domaines de l’histoire politique et de l’histoire sociale. En plus d’avoir durablement orienté l’écriture historique, ils sont au coeur du discours des historiens sur leur passé disciplinaire. En promouvant des perspectives différentes sur le passé, ces domaines ont souvent été l’objet de rétrospections instrumentalisées à des fins de démarcation et de légitimation. En analysant les relations entre ces deux domaines à l’aune du cadre théorique d’une « anthropologie du savoir historien », Pâquet produit une appréhension du passé disciplinaire plus robuste et « refroidie », conforme aux exigences historicistes du combat de l’historiographie[108].

En vertu de cette lecture, Pâquet dé-essentialise aussi la discipline en soutenant que sa construction socio-épistémique s’est effectuée en fonction de conventions clivées d’ordre institutionnel et méthodologique se reflétant dans les relations entre les histoires politique et sociale. Ces conventions renvoient à un « ethos historien », « cet ensemble de règles morales intériorisées »[109] régissant l’agir des historiens avec le présent dans lequel ils vivent et le passé qu’ils étudient. Cet ethos est une dimension importante de la communauté historienne que Pâquet conçoit, dans une perspective bourdieusienne, comme un espace « avec ses positions, ses relations de domination, ses luttes pour la monopolisation des biens symboliques et matériels[110] ». Les relations entre les histoires politique et sociale sont abordées autrement qu’à travers le simple prisme de leur production empirique respective. Pâquet identifie les conditions de production, ce qui rejoint une exigence du combat de l’historiographie : l’élargissement de l’objet de l’histoire de l’histoire.

La rétrospective de Joanne Burgess de la production historique depuis 1985 met en évidence ses « lignes de force » centrifuges et centripètes, la croissance importante de ses effectifs et la complexité de son enracinement socio-institutionnel. Elle relève également d’une appréhension plus historiciste du passé disciplinaire. Or, au contraire de plusieurs tenants de l’historicisme, elle ne réduit pas les bilans programmatiques présentistes à un simple repoussoir. L’histoire historiciste que revendique le combat de l’historiographie ne doit pas seulement dépasser l’historiographie de combat présentiste : elle doit chercher à élucider la fonction de celle-ci dans sa recherche d’une compréhension contextualisée du passé disciplinaire. Burgess souligne en effet le « rôle fondamental » des bilans « en tant que marqueurs de l’évolution disciplinaire et des étapes incontournables de la structuration du champ du savoir favoris[an]t l’insertion de domaines de recherche dans l’univers de l’enseignement et leur reconnaissance professionnelle »[111].

L’analyse d’un tel domaine de recherche a retenu l’attention d’Yves Gingras et de Jean-Philippe Warren. En suivant une démarche relevant d’une appréhension historiciste du passé disciplinaire, ils soutiennent que la création du Bulletin d’histoire politique au début des années 1990 peut être interprétée comme l’expression locale d’un phénomène historiographique structurel transcendant les frontières nationales depuis une trentaine d’années, soit « la lutte pour l’imposition » de l’histoire politique comme « domaine de recherche »[112]. Nous assistons à un « retour du refoulé » : le politique, comme objet et perspective d’analyse, refait surface après avoir été marginalisé par l’histoire sociale triomphante de la seconde moitié du XXe siècle. Autrefois associé au geste des grands hommes d’État et aux événements militaires et diplomatiques, le politique désigne dorénavant le pouvoir dans toutes ses manifestations et le lieu où s’expriment les rapports de force constitutifs de toute société.

L’influence de la France sur la discipline historique au Québec a également été un sujet abordé. Noël et Pâquet[113] ont publié une recherche s’intéressant à l’influence exercée par la France sur la discipline historique au Québec entre 1895 et 1963, tandis que Dorais a examiné « la présence et l’influence » de l’historien français Robert Mandrou[114]. Alfred Dubuc s’était, pour sa part, penché sur l’influence du paradigme des Annales au Québec[115].

Parmi les protagonistes du combat de l’historiographie, mentionnons également Éric Bédard et Julien Goyette dans leur anthologie Parole d’historiens. Même si sa postface plaide pour que nous saisissions « l’historiographie dans sa dynamique historique », cet ouvrage n’offre pas une histoire de l’histoire, mis à part quelques repères dans le texte de présentation. Il regroupe près de cinquante textes « de second degré » où les historiens discourent moins sur le passé que sur le savoir en fonction duquel ils en produisent une connaissance. L’étude de cette épistémo-logie historienne qui « n’est pas de l’histoire[116] » mais un discours sur ce savoir, révèle ainsi que les historiens ont dû faire aussi autre chose qu’étudier le passé pour l’étudier, à savoir représenter cette étude en vue de la définir, en proposer des programmes et la justifier. Ces représentations du savoir historique ont été aussi importantes que son institutionnalisation dans le processus par lequel l’étude du passé s’est érigée et se maintient en une discipline[117]. Aussi, l’épistémologie historienne ne saurait être négligée de l’histoire de l’histoire, car ce discours permet l’instauration du dialogue réflexif ultime : étudier ceux permettant de mieux étudier le passé[118]. Le passé disciplinaire n’est jamais aussi « historically (really) significant[119] » que lorsqu’il est saisi par le biais de l’épistémologie de ses praticiens. À ce seul prix, l’historiographie peut espérer gagner sa « bataille[120] ».

Cette bataille n’a pas encore permis à l’histoire de la discipline historique d’avoir une reconnaissance formelle substantielle dans l’institution universitaire au Québec. Il est remarquable que toutes les recherches en histoire de l’histoire aient pu être menées sans que la plupart, voire la presque totalité des départements d’histoire ne comptent un spécialiste affecté formellement à ce domaine. Les cours d’historiographie sont plus souvent qu’autrement offerts en rotation par des professeurs rarement spécialistes – hormis quelques exceptions – qui assument cette charge souvent péniblement, ce qui a pour effet de rendre cette matière peu intéressante aux yeux des étudiants qui, par conséquent, ne s’y intéressent pas. Casser ce cercle vicieux exigerait, comme le revendiquait Dumont, qu’une meilleure visibilité institutionnelle soit accordée à l’histoire de la discipline historique. Cela aura pour effet d’encourager les étudiants à choisir ce domaine de recherche dans le cadre de leurs études supérieures et d’augmenter la production savante dans ce domaine. Le champ, bien que défriché, n’est pas encore pleinement labouré. Dorais note en effet qu’un « travail considérable reste à accomplir en histoire de l’histoire au Québec[121] ». S’interroger sur ses formes et fonctions au sein de la discipline historique participe à ce travail, c’était du moins l’objectif de ce texte.

Entre mémoire et connaissance : le discours sur le passé de la discipline historique

L’appréhension du passé de la discipline historique est à maints égards analogue à celle des autres disciplines. La catégorisation présentisme/historicisme peut en rendre compte. L’appréhension du passé de l’histoire est en tension entre une historiographie de combat cherchant avant tout à se l’approprier et un combat de l’historiographie mettant en oeuvre une appréhension scientifique pour le connaître. Cette analogie même oblige cependant à nuancer la catégorisation sur le plan du sujet de l’appréhension du passé disciplinaire. L’existence d’histoires disciplinaires dans la discipline historique montre que le praticien d’une discipline peut produire une appréhension historiciste et que l’appréhension présentiste peut être produite par un historien de formation. Si le cas de la discipline historique ne remet pas en cause le présentisme et l’historicisme comme catégories d’analyse de l’appréhension du passé disciplinaire, il oblige à repenser le rapport entre elles non sous le signe d’une opposition ou d’une substitution du premier pour le second, mais sous celui de leur complémentarité fonctionnelle au sein d’une discipline où les praticiens sont précisément formés à faire de l’histoire.

Appelées à jouer différentes fonctions au sein de la discipline historique, les appréhensions présentistes et historicistes sont aussi nécessaires l’une que l’autre. En participant à la définition de l’identité disciplinaire et à la justification de programmes de recherche, les appréhensions présentistes sont une des opérations constitutives de la discipline permettant la production des études empiriques sur le passé, y compris sur le passé de la discipline même. Quant aux appréhensions historicistes, elles cherchent à se démarquer des précédentes. Ce faisant, elles ne doivent cependant pas tenter de les discréditer, mais de mettre en lumière leur rôle dans la discipline. Ce faisant, l’histoire historiciste de l’histoire montre qu’il a été impossible pour les historiens de connaître le passé que par la mise en oeuvre de leur savoir ; ils ont dû aussi l’expliciter par le biais d’une épistémologie, un savoir-dire dont l’un des principaux enjeux est précisément le passé disciplinaire.

Entretenant un rapport à la fois mémoriel et scientifique avec le passé de leur discipline, les historiens ne sont jamais autant juges et parties que lorsqu’ils appréhendent celui-ci. La dialectique entre l’identification et la connaissance peut rendre compte de la combativité du discours que les historiens tiennent sur le passé de leur discipline. Ils tentent d’identifier leur savoir et de connaître l’« identité historienne[122] » pour donner sens à leur métier. Le lien étroit entre théorie de l’histoire et histoire de l’histoire vient du fait que l’historien est un être historique s’inscrivant dans la durée, le plaçant dans le paradoxe du savoir historique : il veut dire la vérité du passé à partir du présent[123].