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Directeur du Département de philosophie à l’Université Loyola de Chicago, Paul K. Moser a rassemblé dans ce volumineux livre intitulé Oxford Handbook of Epistemology une somme considérable sur les concepts et les théories épistémologiques. L’ouvrage regroupe 19 chapitres substantiels et inédits émanant d’autant d’auteurs, suivis d’une bibliographie détaillée de plusieurs centaines de titres répartis en sous-thèmes (p. 569-586) et d’un index.

Dans son introduction, le Professeur Paul Moser définit dans ses propres termes sa vision de l’épistémologie, qu’il situe au sein même de la philosophie, comme étant « l’étude de la nature du savoir et de la justification », et en particulier « l’étude des éléments qui définissent le savoir, les sources, les limites du savoir et de la justification » (p. 3). Tout au long de cet ouvrage substantiel, les auteurs ne tentent pas forcément d’établir une vision monolithique de ce qu’est l’épistémologie : au contraire, plusieurs mettent en évidence les différents courants, les controverses et les débats qui animent les philosophes et les épistémologues depuis les origines jusqu’à nos jours, citant par exemple le scientisme épistémologique de Bertrand Russell et de W.V. Quine, le pragmatisme, l’intuition, la rationalité instrumentale, non sans soumettre dans certains cas leurs propres hypothèses. Pour Paul Moser, le but général de cet ouvrage est de comprendre la valeur explicative de notre système de croyances face au monde qui nous entoure (p. 16).

Plus généraux, les trois premiers chapitres se concentrent sur des points particuliers de l’épistémologie générale : les conditions de la connaissance, les sources du savoir, la causalité, le jugement « a priori ». Mais la force de cet ouvrage réside surtout dans l’originalité de certains des chapitres suivants, abordant sous des angles inhabituels et souvent interdisciplinaires des questions d’épistémologie liées à la logique, aux raisonnements, à la rationalité. Ainsi, dans le chapitre 4, Alvin Goldman explore les disciplines pouvant s’inspirer de l’épistémologie sociale et articule les interfaces possibles avec l’économie, la sociologie, l’histoire (p. 169). Ici, l’auteur amorce un questionnement audacieux autour de la dynamique des forces du marché : si (du point de vue épistémologique) les messages vrais sont supérieurs aux messages faux, comment concilier cette affirmation avec la thèse économiste voulant que les meilleurs produits soient naturellement choisis par les consommateurs, ce qui en pratique n’est pas forcément le cas (p. 167). En suivant cette démonstration, on comprend qu’en fait, la publicité, le marketing et les alliances commerciales entre des entreprises peuvent contribuer à faire triompher des idées, des messages et des produits qui ne sont pas forcément indispensables, ni les meilleurs dans leurs domaines respectifs. La réflexion fine d’Alvin Goldman se poursuit autour du problème de la liberté d’expression face à la régulation des stratégies de marketing, aux États-Unis.

Après des chapitres inégaux sur la diversité conceptuelle en épistémologie, les théories de la justification, le scepticisme, et les vertus en épistémologie, l’excellente contribution de Philip Kitcher sur le savoir scientifique mérite un examen attentif (chapitre 13). Partant des travaux de Hilary Putnam, l’auteur évoque certaines controverses quant aux questions de la vérité et du réalisme, selon une approche historique centrée sur les croyances, le savoir scientifique, l’opposition entre l’instrumentalisme et le réalisme classique (p. 386). Dans sa conclusion lumineuse, Kitcher soutient que « certaines formes de vérité semblent être privilégiées, et que la science doit précisément mettre à jour ces vérités “fondamentales” », afin d’analyser leurs modes de validation (p. 405).

On ne saurait négliger l’un des derniers textes de cet ouvrage imposant. Après le chapitre 17 de Noah Lemos qui porte sur les liens entre l’épistémologie et l’éthique, le 18e chapitre de Philip L. Quinn (1940-2004) — auteur disparu prématurément — explore certaines questions d’épistémologie pouvant émaner de la philosophie religieuse. Quinn y définit l’épistémologie religieuse comme étant « l’épistémologie des croyances religieuses prises distinctement », c’est-à-dire en séparant les différentes traditions religieuses, même au sein du monothéisme (p. 514). L’auteur élabore ensuite un questionnement qui touche les dimensions sociales de la théologie et la question de la laïcité, qu’il juge à la limite de la philosophie religieuse (p. 513). Ainsi, « doit-on exclure les références religieuses de l’espace public ? », demandait d’emblée Philip Quinn. Sa réflexion se poursuit par un examen détaillé de quelques ouvrages d’Alvin Plantinga portant sur la foi chrétienne, à partir du problème du doute quant à l’existence de Dieu (p. 531).

On comprendra que cet Oxford Handbook of Epistemology n’est peut-être pas destiné à tous les étudiants de premier cycle universitaire et ne prétend pas servir d’initiation à l’épistémologie. Il s’agit plutôt d’une réflexion large et approfondie sur certaines questions d’épistémologie et d’histoire des idées philosophiques, destinée en priorité aux chercheurs déjà familiers en ce domaine. Il est possible que certaines formulations et démonstrations mathématiques des chapitres 3 et 19 paraissent particulièrement exigeantes aux yeux des non-initiés. Néanmoins, l’ouvrage proposé par Paul Moser impose le respect, autant par son format que par son ambition théorique et son ouverture interdisciplinaire. J’estime que plusieurs chapitres conviendraient parfaitement à alimenter la bibliographie d’un séminaire de recherche au niveau de la maîtrise ; certains passages pourraient inspirer utilement le cadre théorique d’une thèse, et ce dans plus d’une discipline. Les auteurs ayant contribué à ce collectif sont relativement peu connus des lecteurs francophones, sauf peut-être Laurence Bonjour, Richard Foley, Ernest Sosa, John Greco. On notera toutefois que l’ensemble des 20 auteurs réunis ici proviennent tous d’universités situées aux États-Unis, ce qui réduit sans doute les perspectives et les horizons de référence. Ainsi, on y mentionne très peu d’auteurs français, à part Descartes, Pascal et, au passage, Lavoisier (p. 403) et Émile Durkheim (p. 532). Mais on ignore complètement, tant dans les chapitres que dans la substantielle bibliographie générale, les contributions de Michel Foucault ou même de Gaston Bachelard, ce qui semblerait improbable dans un ouvrage européen sur le même sujet.

Cet Oxford Handbook of Epistemology existe également dans une version économique avec une couverture souple, parue récemment[1]. On ne saurait toutefois confondre ce livre avec un autre ouvrage de plus de mille pages, plus difficile à trouver, paru par la suite chez Kluwer sous un titre similaire : le Handbook of Epistemology, sous la codirection du Finlandais Illka Niiniluoto[2].