Recensions

L’interpellation plébéienne en Amérique latine. Violence, actions directes et virage à gauche, sous la dir. d’André Corten, Catherine Huart et Ricardo Peñafiel, Québec, Karthala - Presses de l’Université du Québec, 2012, 336 p.[Record]

  • Nora Nagels

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  • Nora Nagels
    Chaire de recherche du Canada en citoyenneté et en gouvernance (CCCG), Université de Montréal
    nla.nagels@umontreal.ca

L’ouvrage collectif, dirigé par André Corten, Catherine Huart et Ricardo Peñafiel, se concentre sur les actions directes spontanées, menées dans différents pays d’Amérique latine, comme expression, non pas de mouvements sociaux ou d’identité de classe ou ethnique, mais de la plèbe. Du concept d’expérience plébéienne de Martin Breaugh (L’expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, 2007), les auteurs développent celui « d’interpellation plébéienne » pour saisir la « brèche » produite par de telles actions. Comme le souligne Corten dans l’introduction, étudier ces actions en elles-mêmes et pour elles-mêmes et non pas déduites des structures sociales, économiques, politiques ou culturelles différencie cet ouvrage des auteurs latino-américanistes qui se sont penchés sur la question. Les auteurs de l’interpellation plébéienne se distancient donc des interprétations des soulèvements populaires latino-américains en termes de mouvements sociaux qui y voient des expressions immatures politiquement car non articulées à des revendications précises. À l’inverse, les auteurs du présent ouvrage soulignent le caractère éminemment politique de telles actions. De fait, Huart met en exergue le caractère politique de la plèbe comme subjectivation politique instantanée qui, « en se nommant hors de l’ordre, […] montre le caractère mensonger de sa “totalité” » (p. 65). La plèbe fait sécession de l’ordre institué dans un espace où elle se pose comme autonome et souveraine. D’où le premier apport de cet ouvrage : l’étude des actions directes non pas, comme le souligne Huart, selon les catégories sociopolitiques usuelles telles que des émeutes, des soulèvements ou des manifestations (p. 186 et 295), mais selon son caractère profondément politique. Le politique est au coeur des débats. Au fil des pages, les auteurs construisent une analyse minutieuse de la politique au quotidien exprimant toute sa complexité. L’expression féministe « tout est politique » est revigorée. Par exemple, Benoit Décary-Secours et Tania Faustino da Costa montrent au sujet du Mouvement des sans-terre au Brésil que « le simple fait d’occuper [une terre] bouscule les catégories de rangements instituées qui déterminent une certaine réalité sociale, celle posant qu’une terre dont on n’est pas propriétaire ne peut nous appartenir ». L’occupation quotidienne interpelle, c’est-à-dire coupe la parole « à ceux qui commandent » (p. 164). Tel est également la pertinence de l’article de Natasha Prévost qui voit dans le mouvement hip hop brésilien une action directe parce qu’il développe des « actions d’affirmations identitaires [qui prennent] appui sur l’expérience de l’exclusion sociale » (p. 168) et qu’il déconstruit la culture de « la norme dominante blanche, hétérosexuelle, mâle, etc. […] en inventant un nouveau langage, en créant des référents historiques autres, correspondant à son devenir minorité » (p. 182). Enfin, Martin Hubert, au sujet du Chiapas, parle d’un virage à gauche au quotidien lié à des actions directes telles que la construction de logements ou d’écoles sur des terrains envahis. Ce sont autant « d’affirmation d’une souveraineté, comprise comme la défense d’un territoire face à des forces dominantes » (p. 212). L’intérêt de cette contribution réside dans la mise au jour de la politique au quotidien à partir d’une méthodologie ethnographique. Le deuxième apport de cet ouvrage est méthodologique. L’analyse de la plèbe par elle-même et pour elle-même est réalisée à partir d’une méthodologie d’analyse de discours permettant de dégager le sens que les protagonistes « anonymes » confèrent à leurs actions. Par une méthodologie d’analyse de discours pointilleuse, ce manuscrit donne ou plutôt rend la voix aux « sans voix » de l’histoire. Il suit les principes méthodologiques de la sociologie critique et, entre autres, féministe, selon laquelle ce n’est que du point de vue des dominés que leur condition …