Recensions

La voix et la vertu. Variétés du perfectionnisme moral, sous la dir. de Sandra Laugier, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Éthique et philosophie morale », 2010, 537 p.[Record]

  • Jérémie Duhamel

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Professeure à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Sandra Laugier a contribué activement au cours des vingt dernières années à introduire en France de nouveaux objets de réflexion inspirés notamment de la philosophie du langage ordinaire (Ludwig Wittgenstein, John Austin), de l’éthique particulariste (Iris Murdoch, Cora Diamond), de l’éthique féministe du care et du perfectionnisme moral. C’est à l’examen des différentes variétés de ce dernier que s’attachent les chercheurs réunis sous ses auspices dans La voix et la vertu. Avec cet ensemble, qui réunit 23 contributions issues d’époques, de disciplines et de lieux divers, Laugier prodigue une nouvelle preuve de son impressionnante capacité de rassemblement. Pour le lecteur qui hésiterait à entreprendre un parcours aux courbes nombreuses et au tracé parfois nébuleux, l’introduction générale fournit une clé de lecture qui a valeur de mise en garde : c’est la nature même de l’objet de l’enquête qui appelle la mobilisation d’une telle diversité d’approches. On apprend, en effet, que le perfectionnisme ne constitue pas une tradition ou une théorie proprement dite. Certes, il existe bien un corpus que le présent ouvrage contribue à restituer en proposant de nouvelles traductions (de « Confiance en soi » de Ralph Waldo Emerson et de « Vision et choix en morale » de Murdoch) ou des versions inédites (« La philosophie comme éducation des adultes » de Pierre Hadot) de certains de ses textes-phares, La première partie du volume a pour vocation d’éclairer cette continuité souterraine qui va d’Emerson à Henry David Thoreau, jusqu’à Murdoch et Hadot (à qui l’ouvrage est dédié), et qui sous l’impulsion en particulier de Stanley Cavell (dont la philosophie imprègne et aiguille l’ensemble de l’ouvrage) a cherché à s’affirmer comme courant à part entière. Mais cette continuité – c’est l’un des principaux objectifs de l’ouvrage de le montrer – n’a cependant pas pour foyer une vision unique de la perfection, mais plutôt une tonalité commune dans la manière d’aborder l’exigence de transformation de soi. Pour le perfectionnisme, le bien ne s’énonce qu’en relation à une voix singulière. Vraisemblablement, c’est pour s’accorder à ce principe indissociablement individualiste et pluraliste que cet ouvrage convoque une telle multiplicité d’approches. Dans le champ de la philosophie morale, le perfectionnisme bouscule les clivages traditionnels. En témoignent en premier lieu certains rapprochements examinés dans ce volume avec l’écosophie, la théorie des capabilités, certaines variantes de la sociologie critique, le pragmatisme et les versions antiques et contemporaines du souci de soi. Témoigne également de la spécificité du perfectionnisme l’adoption de formes d’expression qui échappent aux frontières disciplinaires – d’où la troisième partie portant sur des oeuvres littéraires (Jane Austen, Robert Musil, John Maxwell Coetzee) et cinématographiques (Arnaud Desplechin). Aussi l’identité du perfectionnisme se laisse-t-elle plus difficilement saisir que les courants utilitaristes, déontologiques ou de l’éthique de la vertu. Avec cette dernière, il dénonce les abus d’une théorie qui réduit indûment le champ moral à l’interrogation sur la justice de l’action ou du choix des individus. Le perfectionnisme déplace le curseur vers les dispositions, les manières ou les « textures d’être » (Murdoch) de l’individu, et s’interroge sur les moyens dont il dispose pour atteindre un état supérieur de soi. Au rebours de l’éthique de la vertu, cependant, l’exigence de perfectibilité mobilisée par le perfectionnisme ne suppose aucun modèle unique de la perfection. Le perfectionnisme se réduit à une seule injonction : se suivre soi-même, élaborer une mesure personnelle de la perfectibilité. Être à la hauteur de cette exigence implique une capacité à suivre sa constitution propre, mais aussi à se rendre intelligible à soi-même. C’est sur cette base que s’explique l’attention rigoureuse prêtée à l’expression et aux mots. …