Cet essai d’Anne Legaré est subdivisé en deux parties. La première, titrée « La violence imaginaire », est tournée vers le rappel et l’analyse de ce qui constitue « le passage d’une culture de la révolte à la doctrine révolutionnaire » (p. 20). Dans les années 1960 et 1970, un certain discours philosophique et politique, en particulier en France où s’abreuve toute une génération d’intellectuels québécois, alimente un appel à la « violence imaginaire ». De ce côté-ci de l’Atlantique, on le retrouve dans les représentations des militant·es engagé·es dans la lutte bicéphale pour l’indépendance et le socialisme. À ce sujet, l’auteure rappelle les thèses irréconciliables mises en avant par les intellectuels phares qu’étaient Albert Camus et Jean-Paul Sartre aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale. L’intention est moins, à travers leur mise en perspective et leur comparaison, de présenter une analyse approfondie des thèses avancées par ces deux penseurs concernant la liberté, l’engagement ou la révolution que d’en retracer les linéaments – voire les conséquences concrètes – sur les plans à la fois moral et politique. À noter que ce livre n’est pas avant tout un essai de philosophie politique. Les idées de Camus et de Sartre sont rappelées dans la mesure où elles sont incarnées dans le cheminent intellectuel et biographique de l’auteure. Mais celles-ci n’en contribuent pas moins à transformer la conception qu’on projette des rapports de force sur la scène sociale et politique. Alors que prévaut une véritable révolution culturelle, tant en Europe qu’en Amérique du Nord – alimentant les interrogations face au changement des mentalités, voire à l’endroit d’une remise en question des rapports de pouvoir établis et des inégalités –, les perspectives avancées par les deux penseurs se révèlent irréconciliables. On se trouve en présence de pôles distendus des représentations du monde et du changement que des idéologies opposées renforcent, Sartre alimentant un modèle révolutionariste tandis que Camus soutient la révolte en accordant priorité à la justice, formulant du même coup « une critique féroce du messianisme politique incarné par le marxisme » (p. 74). Le premier chapitre, intitulé « Avec Camus », est l’occasion de rappeler le contexte politique du Québec des années 1960 et 1970. Une démarcation avec les années précédant la Révolution tranquille vient tout de suite à l’esprit. L’animation sociale, le militantisme syndical – l’ouverture d’un deuxième Front à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) – et la présence de courants intellectuels et de forces politiques de gauche – comme le Front d’action politique (FRAP) qui acquiert une certaine visibilité dans l’espace public – dessinent une configuration inédite de la contestation. Le deuxième chapitre, « Vers Sartre », met plus spécifiquement l’accent sur les années 1970. L’auteure y traite du thème de la violence : tant de la violence instituée par l’État à des fins répressives, comme ce fut le cas avec la Loi sur les mesures de guerre adoptée par l’instance fédérale de l’État en octobre 1970 en réponse aux enlèvements perpétrés par le Front de libération du Québec (FLQ), que de la violence commise par ce même FLQ accordant d’emblée une légitimité à des actes criminels. Le chapitre trois, « La violence fantasmée », poursuit la réflexion entamée dans le chapitre précédent. Legaré propose une relecture du manifeste du FLQ, déconstruisant le discours politique du gouvernement fédéral qui relie « projet d’affirmation nationale et socialisme » (p. 73), contribuant de ce fait à délégitimer « toute volonté de souveraineté du Québec aux yeux de nos voisins américains » (p. 73). Rétrospectivement, l’analyse du manifeste du FLQ invite à exorciser chez les Québécois le « réflexe d’autocensure » (p. …
La crise d’Octobre, le monde et nous d’Anne Legaré, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, 224 p.[Record]
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Pierre Hamel
Département de sociologie, Université de Montréal
pierre.hamel@umontreal.ca