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La montée en puissance de la Chine observée depuis les années 1990 amène à repenser les rapports de force dans l’étude des relations internationales. Deuxième économie mondiale, le pays se classe également second en termes de budget consacré à l’armement et aux dépenses militaires avec 209 milliards de dollars investis en 2021 (Cabestan 2022). Si pendant longtemps on a pu parler de l’émergence d’une Chine forte dans le concert des nations, aujourd’hui la question n’est plus de s’interroger quant à la réalité de ce nouveau statut. La Chine s’est imposée comme l’une des grandes puissances de ce début de XXIe siècle.

Dans cette perspective, le simple pouvoir coercitif d’un État ne suffit plus à le définir, tout comme la seule question économique ne permet pas la justification de son statut. Pour dépasser ces paradigmes et s’affirmer sur la scène mondiale, la Chine multiplie les ententes stratégiques[1] et investit toujours davantage les grandes agences internationales (Ekman 2020). Comme toute autre nation revendiquant le titre de puissance, elle se doit également de démontrer sa capacité à séduire, à l’intérieur même de ses frontières dans un premier temps, mais aussi et surtout à l’échelle de la planète. Comment évaluer l’attractivité d’un modèle de développement et de réussite si ce n’est par sa propension à être adopté par d’autres ? C’est cette force de persuasion qui ne dit son nom qui définit le soft power.

Le présent article entend s’intéresser à cet aspect de la puissance chinoise. Il se propose de revenir sur l’introduction du concept dans le pays et son adaptation dans le contexte spécifique des années 1990, jusqu’à son adoption officielle par le Parti communiste chinois (PCC) en 2007. Il présente et discute les différentes formes que peut prendre l’expression du soft power chinois, pour finalement s’interroger sur son efficacité. Quel est le succès véritable de ce soft power ? Parvient-il réellement à séduire et attirer à lui, ou n’est-il qu’une manifestation parmi d’autres des volontés politiques de Pékin ? Ces différents axes d’études permettront une réflexion globale sur cette forme de pouvoir en Chine, dont la compréhension apparaît comme essentielle pour bien saisir les nouveaux rapports de force internationaux et les enjeux qui y sont associés.

Soft power, hard power, smart power : définitions

À la fin des années 1980, le monde fait face à de nombreux changements, la chute du bloc soviétique, le rattrapage de l’Europe et du Japon sur les États-Unis, ou encore l’apparition et la multiplication d’acteurs non étatiques sur la scène internationale viennent bouleverser la donne politique et remettre en question les paradigmes établis. Si certains, comme Francis Fukuyama (1992), postulent « la fin de l’Histoire », d’autres, comme Joseph Nye, cherchent à définir de nouveaux cadres d’analyses. En 1990, Nye avance l’idée que même si elle perd de son poids économique, l’Amérique dispose néanmoins toujours d’une autre force, sa capacité à convaincre et à séduire d’autres nations tant les États eux-mêmes que leur société civile - par l’attractivité de son modèle. Cette conception d’un pouvoir différent, c’est ce que Nye (1990) désigne comme le soft power. Il identifie trois éléments liés à son concept qui sont les politiques intérieure et extérieure, ainsi que la culture. Ce nouveau paradigme formulé ne peut se comprendre que comme une manifestation du pouvoir différente de celle du traditionnel hard power pris en compte jusque-là. Le soft power remet en cause l’idée que la seule force puisse définir une puissance. Si le hard power, la capacité coercitive d’un État (exprimée par des ressources matérielles : l’armée), reste bien évidemment indispensable, le pouvoir de convaincre et de séduire (exprimé par des ressources immatérielles : culture ou politique) le devient tout autant.

La question de l’économie doit également être abordée. En effet, aux trois éléments définis par Nye, certains associent l’économie. Il y a là une véritable discussion épistémologique quant à la nature même du soft power. Dans quelle mesure l’économie appartient-elle au hard ou au soft power ? L’analyste et théoricien tranche en 2004 : « What is soft power? It is the ability to get what you want through attraction rather than coercion or payments. It arises from the attractiveness of a country’s culture, political ideals, and policies. » (Nye 2004, 10) Pourtant, selon Joshua Kurlantzick, si les Chinois ne retiennent au départ que l’aspect culturel du soft power[2], ils semblent avec le temps avoir donné une tout autre définition du concept en y incluant finalement tout ce qui ne relève pas directement du militaire :

But soft power has changed. In the context of China, both the Chinese government and many nations influenced by China enunciate a broader idea of soft power than did Nye. For the Chinese, soft power means anything outside of the military and security realm, including not only popular culture and public diplomacy but also more coercive economic and diplomatic levers like aid and investment and participation in multilateral organizations.

Kurlantzick 2007, 6

Cette interprétation de Kurlantzick est contestée par certains qui voient là l’idée de soft power telle que définie par Nye vidée de sa substance (Li 2009 ; Barr 2010). En effet, adopter son parti pris reviendrait à considérer, par exemple, l’ensemble des projets de la Belt and Road Initiative (BRI) comme relevant d’une émanation du soft power chinois. Dès lors, cette perspective pose problème dans la mesure où « si tout ou presque dans l’action de la Chine est du ressort du soft power, plus rien ne l’est vraiment. Il faut donc resserrer l’analyse » (Boisseau du Rocher et Dubois de Prisque 2019, 245). Dans le présent article, nous nous attacherons donc à l’étude du soft power chinois dans sa définition première, celle de son émanation culturelle.

Alors que la nécessité d’allier contrainte et persuasion est présente chez Nye, celle-ci est clairement formulée par Suzanne Nossel (2004) à travers le concept de smart power. Elle y reprend cette idée que tout soft power se doit de reposer sur un hard power. Cette combinaison des deux permet la légitimation du statut de puissance revendiqué par un État. Dans les faits, l’ensemble des politiques menées par les grandes puissances internationales peuvent être comprises comme l’expression d’une forme de smart power.

Du soft power aux soft wars

En 2016, Barthélemy Courmont (2016) définit le concept de soft wars. Il développe l’idée que nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle ère où les conflits armés traditionnels semblent avoir moins leur place, notamment dans le cas d’affrontement entre superpuissances. Les coûts, tant humains que matériels, que représenterait une guerre ouverte entre la Chine et les États-Unis obligent Pékin et Washington à tempérer leurs positions. Dans cette perspective, ces puissances, capables de s’anéantir l’une l’autre, décideraient en conscience de s’affronter sur d’autres terrains que celui du conflit militaire classique. C’est donc par des biais tels que l’économie, la politique, la culture ou encore la diplomatie que des États, en concurrence les uns entre les autres, entendent désormais prendre le pas sur leurs adversaires. Par ailleurs, Courmont réfute l’idée d’un retour à une polarisation du monde. Il postule pour la coexistence de plusieurs puissances, dominant chacune dans des domaines différents, tout en ne remettant pas en cause la nécessité d’un hard power, notamment pour contraindre les puissances moindres. Sur cet aspect, l’exemple du conflit ukrainien semble lui donner raison puisqu’il souligne le fait qu’une guerre relève souvent, selon lui, d’une escalade irrationnelle de la part des acteurs qui y prennent part. Pour autant, dans ce cadre nouveau des soft wars tel que défini par Courmont, le soft power deviendrait une arme plus efficace que la puissance militaire et la force coercitive classique.

Le concept de soft wars apparaît d’autant plus pertinent en contexte chinois qu’il fait écho à la pensée millénaire de Sun Tzu qui dit : « L’art de la guerre, c’est soumettre l’ennemi sans combattre[3]. » C’est donc comme instrument d’une soft war que se livrent Pékin et Washington que cet article entend comprendre la manifestation du soft power chinois, proposition alternative à une hégémonie américaine. Dans cette perspective, il convient d’interroger le concept du « rêve chinois[4] » et de se demander s’il peut se substituer au « rêve américain[5] ». Est-il une alternative crédible et a-t-il les moyens de ses ambitions ? Quelle est sa réelle capacité de séduction ?

Si la Chine a des atouts certains à faire valoir, ce pouvoir d’attractivité est-il à mettre au crédit de la politique de soft power proactive menée par Pékin ou relève-t-il davantage de l’attrait économique que représente le pays ? Cet article défend l’idée que le soft power chinois souffre de deux lacunes qui limitent ses effets. Affirmation tout entière d’une volonté étatique, la nature même de celui-ci semble un frein à sa réelle efficacité. Quel est le rôle de la société civile et des acteurs non étatiques dans la diffusion d’un modèle chinois ? À ce titre, le soft power apparaît comme une manifestation du discours officiel du Parti, limitant par là même son impact. De la même manière, le déficit d’image dont souffre l’État chinois entrave l’efficacité de la diffusion de son modèle. Les problématiques actuelles auxquelles la Chine est confrontée et la façon dont elle les gère (Xinjiang, Tibet, Hong Kong, Taiwan, Falun Gong, COVID‑19, dissidence, contrôle de la population et crédit social, espionnage, ingérence et diffusion de fake news…) entretiennent une vision négative du pays et les efforts déployés par les autorités ne suffisent pas à pallier cette lacune. Par conséquent, cet article entend démontrer que malgré la politique volontariste de Pékin, le soft power chinois reste malgré tout limité quant à son impact.

Le soft power chinois ou l’adaptation d’un concept

Histoire et adaptation du concept de soft power en Chine

Dès sa formulation, le concept de soft power intéresse les chercheurs et universitaires chinois et l’ouvrage de Nye est traduit en 1992. L’année suivante, Wang Huning (1993) publie un article dans lequel il développe l’idée en contexte chinois. Ce travail relativement concis est pourtant la base sur laquelle va se constituer le soft power chinois. Dans son étude, Wang évacue les questions de politiques intérieure et extérieure pour ne retenir que l’aspect culturel du concept de Nye : « Si un pays a une culture et une idéologie admirables, les autres pays auront tendance à le suivre […] Il n’a pas besoin de faire usage d’un hard power coûteux et moins efficace. » (Courmont 2012, 290) C’est donc dans cette perspective qu’il faut comprendre et aborder le soft power, comme manifestation d’une volonté de diffuser les valeurs chinoises dans leurs dimensions culturelles. Puisque défini ainsi par les Chinois eux-mêmes, c’est le paradigme que nous retiendrons quand il s’agira d’aborder des études de cas de cette manifestation.

Si l’article de Wang définit la forme du soft power chinois, la question se pose de savoir pourquoi celui-ci ne sera intégré officiellement aux politiques du pays qu’à partir de 2007. Sur ce point, les opinions divergent. Les universitaires ont semble-t-il pris immédiatement la mesure de l’intérêt du concept de Nye. Certains y ont vu l’explication de la chute de l’URSS, interprétant le manque d’attractivité du modèle soviétique comme la raison principale de son échec. Pour d’autres, après les événements de Tian’anmen - démonstration d’un usage excessif de hard power - il est nécessaire pour la Chine de réhabiliter son image à l’international et le soft power apparaît comme l’outil idéal. Des chercheurs expliquent le manque d’intérêt pour le concept de Nye de la part des politiques durant cette période par le fait que celui-ci arrive trop tôt en Chine. Si les universitaires s’emparent de la question dans les années 1990, les dirigeants chinois en sont eux toujours à s’interroger sur la façon dont faire du pays une grande puissance[6].

Il faut donc attendre 2007 et le XVIIe Congrès national du Parti communiste chinois (PCC) pour que le soft power soit intégré à la ligne politique officielle du pays. Pour les dirigeants, les objectifs sont doubles et Hu Jintao en appelle à « un renouveau des initiatives culturelles socialistes, stimulant la créativité culturelle de la nation et faisant de la culture un élément important du soft power chinois » (Courmont 2012, 292). La mise en valeur de la culture telle que défini par Wang est ici clairement affirmée et les objectifs affichés. Si le soft power entend servir l’image internationale de la Chine, il revêt également des visées internes en tant qu’élément de cohésion de la nation.

Évolutions et objectifs actuels : du « rêve chinois » à la théorie du « Tianxia »

Dans un premier temps, durant les années 2000, le soft power chinois sert à soutenir le grand projet de « développement pacifique » de Hu Jintao. Dans ce cadre, il est intéressant de voir l’utilisation qui a été faite du personnage de Zheng He par les autorités. Célèbre navigateur sous la dynastie Ming au XVe siècle, Zheng He et ses expéditions ont été réhabilités et célébrés en grande pompe à partir de 2005, à l’occasion des commémorations des 600 ans du départ de son premier voyage. Avec l’exploitation de la figure de Zheng He, Pékin fait valoir le fait que la Chine n’a jamais été une nation conquérante, se proposant en contre-exemple du modèle occidental. Au contraire, le pays a toujours cherché à faire oeuvre de sa civilisation sans user de sa puissance. Avec ce storytelling, Pékin diffuse cette image de conquêtes culturelles (soft power) plutôt que militaires (hard power). Grâce aux efforts des historiens chinois, Zheng He est devenu l’incarnation du « développement pacifique » de Hu Jintao. Un peu partout en Chine, mais aussi dans toute l’Asie du Sud-Est, des statues monumentales du navigateur apparaissent, celui-ci préférant toujours arborer un rouleau (symbole de savoir, de connaissance et de partage) plutôt qu’une épée (Lafargue et Zhou-Lafargue 2016). Cette déclaration de Hu en 2007, à l’occasion d’un voyage en Afrique du Sud, illustre parfaitement cette utilisation faite de Zheng He par les autorités chinoises :

The Chinese are a peace-loving nation. We believe in cooperation and harmony among nations, and we hold that the strong and the rich should not bully the weak and the poor. Six hundred years ago, Zheng He, a famed Chinese navigator of the Ming Dynasty, headed a large convoy which sailed across the ocean and reached the east coast of Africa four times. They brought to the African people a message of peace and goodwill, not swords, guns, plunder or slavery.

Hu 2007

La décennie 2010 consacre le statut de grande puissance de la Chine. Au « développement pacifique » de Hu Jintao succède le « rêve chinois » de Xi Jinping. Il ne s’agit plus, pour le soft power, d’accompagner le pays dans son ascension, mais de confirmer sa puissance. Fort de cette nouvelle donne, la Chine est désormais légitime à proposer son alternative au modèle américain sous la forme de ce que Joshua Cooper Ramo définit dès 2004 comme le « consensus de Pékin » (Cooper 2004). Selon cette idée, un développement économique affranchi des contraintes des grandes organisations internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire internationale…), non conditionné à une ouverture démocratique et sous l’égide de la puissance chinoise, est désormais accessible aux pays qui souhaitent y adhérer. Le soft power vient donc ici contribuer tant au développement du « rêve chinois » de Xi Jinping qu’à l’acceptation du « consensus de Pékin ». En 2010, Nye constate le succès du modèle chinois qui de plus en plus tend à se substituer au « consensus de Washington », notamment dans les pays émergents (Nye 2010). À cet égard, certains comme Courmont se demandent si le soft power chinois ne constitue finalement pas une simple stratégie provisoire que le pays abandonnera une fois en position d’hégémon (Courmont 2012). Pour pousser un peu plus loin la réflexion, in fine, ne pourrait-il pas servir la proposition chinoise d’un nouvel ordre mondial formulé dans le concept de Tianxia (天下) ?

Le terme Tianxia pose problème en tant qu’il revêt une large polysémie. Dans sa version française la plus communément admise, on peut le traduire par « tout ce qui est (ou existe) sous le Ciel ». Si le concept remonte à la dynastie des Zhou (XIIIe-IIIe siècle av. J.-C.) et a été mobilisé à de nombreuses reprises dans l’histoire chinoise, il a été réactualisé par le philosophe Zhao Tingyang (2018) et remis de l’avant depuis les années 2010. Tianxia peut être compris comme un système de gouvernance mondiale qui transcende la notion d’État-nation. Dans un article publié en 2008, Zhao soutient que les institutions internationales, dans leurs formes actuelles, sont des instruments utilisés par les nations en vue de servir leurs intérêts respectifs :

D’une manière bien différente de la pensée politique occidentale, la théorie du monde est considérée comme le cadre politique de base, alors que la théorie de l’État ou la théorie internationale n’en sont que les corollaires : c’est le monde et non l’État qui doit être considéré comme la question première de la philosophie politique […] La théorie du « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel » est supposée être une théorie du mondial nous permettant de repenser les problèmes mondiaux : l’ordre mondial et la gouvernance, les conflits et la coopération, la guerre et la paix, ou encore le choc des cultures, autant de thèmes abordés de manière erronée par l’approche internationaliste.

Zhao 2008, 14-16

Si Tianxia se veut un modèle de gouvernance mondial et universel, il apparaît malgré tout comme une proposition chinoise. Dans cette perspective, on pourrait comprendre le soft power comme servant cet hypothétique but ultime d’un système international placé sous le leadership de la Chine : « Alors que la politique internationale est incapable d’assurer la paix mondiale, le concept de Tianxia, en tant que ni occidental, ni moderne, mais traditionnellement chinois, pourrait constituer une alternative et permettre une refondation culturelle du système politique mondial qui assurerait l’harmonie durable entre les peuples. » (Heurtebise 2020, 205)

Les manifestations du soft power chinois : étude de cas

Culture de masse et culture populaire

En 2008, avec les Jeux olympiques de Pékin, la Chine a eu pour la première fois l’occasion de faire la démonstration de sa puissance dans le cadre de l’organisation d’un événement international de grande envergure. Le slogan de ces jeux, One World, One Dream, traduit bien cette volonté de diffuser à l’étranger un discours qui se veut universaliste. Deux ans plus tard, le pays peut à nouveau présenter sa plus belle vitrine au reste du monde à l’occasion cette fois-ci de l’exposition universelle de Shanghai. Avec un budget total estimé à 50 milliards de dollars et sous le thème « une meilleure ville, une meilleure vie », la ville accueille quelque 73 millions de visiteurs. Cara Wallis et Anne Balsamo (2016, 35) expliquent : « China’s orchestration of these multiple narratives at the Shanghai World Expo can be seen as a grand exercise in “soft power”. » Pour Stéphanie Balme (2013), ces deux expériences ont permis à la Chine de faire véritablement état de son soft power à une telle échelle. Il y a quelques mois, Pékin a à nouveau pu démontrer ses capacités en matière d’organisation d’événements internationaux lors des Jeux olympiques d’hiver de Beijing 2022 qui se sont déroulés dans le contexte particulier de la pandémie de COVID‑19. Toujours dans cette perspective de faire la promotion de son modèle à travers la tenue de grandes messes sportives mondiales, la Chine s’est positionnée comme potentielle candidate à l’organisation de la Coupe du monde de football en 2030. Avec 3,5 milliards d’amateurs, le football est le sport le plus populaire de la planète et les autorités ont établi un plan afin de le développer dans le pays au cours des dix prochaines années (recrutement de licenciés, achat de joueurs et d’entraîneurs de talent à l’étranger…) (Meyer 2018). En construction depuis avril 2021 à Guangzhou, le plus grand stade au monde, capable d’accueillir 100 000 personnes, aurait dû être livré à la fin de l’année 2022 avant que le chantier ne prenne finalement du retard[7].

Autre grand domaine dans lequel la Chine investit et s’investit, le cinéma. À l’étranger, dès les années 1980, les cinéastes dits de la « cinquième génération » rencontrent un succès certain. Zhang Yimou, metteur en scène le plus emblématique de ce groupe, se tourne progressivement dans les années 2000 vers des productions plus grand public avec des films comme Hero ou Le secret des poignards volants. En 2016, on lui doit la coproduction sino-américaine La Grande Muraille avec Matt Damon en tête d’affiche. Ce film – succès au box-office, tant aux États-Unis qu’en Chine – est le premier produit par la studio américain Legendary après son rachat par le géant chinois Wanda Group en 2016, pour un montant de 3,5 milliards de dollars :

En janvier 2016, le conglomérat chinois Wanda a annoncé l’acquisition d’une participation majoritaire dans le studio Legendary Entertainment, connu pour ses blockbusters à succès comme la trilogie Batman de Christopher Nolan, ou plus récemment Pacific Rim (Del Toro 2013), Godzilla (Edwards 2013), Interstellar (Nolan 2014) ou Jurassic World (Trevorrow 2015). En investissant 3,5 milliards de dollars, Wanda a réalisé le plus gros rachat d’une entreprise de divertissement par un groupe chinois.

Rouiaï 2016, 100

Avec cette acquisition, la Chine peut influer sur le contenu de superproductions cinématographiques internationales pour y diffuser savamment son discours. Cette croissance des investissements chinois dans les sociétés de production hollywoodiennes place ces dernières dans une certaine position de dépendance. Cette situation amène à une forme de censure, voire d’autocensure, dont le meilleur exemple, et le plus récent, est celui du blouson de Tom Cruise dans le film Top Gun : Maverick sorti en 2022. Dans le premier Top Gun de 1986, Tom Cruise arborait en écusson, derrière son blouson, les drapeaux de Taiwan et du Japon. Dans les premières bandes-annonces de la version de 2022, ces deux derniers avaient disparu (Marcillat 2020), avant de finalement réapparaître à la surprise générale lors de la sortie du film en salle, après que le groupe chinois Tencent se soit finalement retiré de la production. Nathanel Amar (cité dans Pecqueur 2021, 94) fait le constat suivant : « Des groupes chinois financent les blockbusters américains qui en retour ont besoin du marché chinois pour rentrer dans leurs frais. De fait, ils doivent donc se plier aux exigences de censure qui étaient jusqu’à présent réservées aux films chinois. On voit donc censure et autocensure s’accroître dès lors qu’il faut exporter ces produits culturels sur le marché chinois. » Si ces exemples illustrent bien les ambitions de la Chine concernant le secteur de l’industrie cinématographique mondiale, le pays produit également des blockbusters à destination quasi exclusive de son propre marché. Ce cinéma qui s’adresse au grand public chinois trouve sa meilleure expression dans la superproduction Loups guerriers 2 sortie en 2017. Le long métrage se joue des codes du film d’action hollywoodien pour mettre en scène un héros chinois aux prises avec une bande de mercenaires occidentaux sans scrupules en Afrique. Le film devient le plus grand succès commercial du box-office chinois et, désormais, les diplomates qui portent avec force la voix de Pékin à l’étranger se désignent eux-mêmes comme des « loups guerriers » (Lincot 2018).

La littérature, les arts ou encore la mise en valeur de son patrimoine sont d’autres domaines dans lesquels Pékin mobilise son soft power. Le prix Nobel de littérature décerné à l’auteur Mo Yan en 2012 a permis une véritable reconnaissance de la production littéraire chinoise. Dans un registre moins traditionnel, mais probablement plus grand public, la science-fiction est également mise à contribution. En 2015, le vice-président Li Yuanchao demande explicitement aux écrivains du genre d’alimenter le « rêve chinois » dans leurs oeuvres (Ekman 2020 ; Heurtebise 2020). Les arts plastiques sont eux aussi appelés à faire leur part et à participer à la réalisation du « rêve chinois ». Comme pour la science-fiction, cette demande est expressément formulée par Huang Kunming, alors membre du Bureau politique du Comité central du PCC et chef du Département de la propagande, lors de l’ouverture en 2019 d’une exposition célébrant les 70 ans de la République populaire de Chine (RPC) (Ekman 2020). Si Pékin fait également la promotion de ses arts traditionnels tels que la calligraphie, l’opéra ou encore le ballet, le marché de l’art, et notamment de l’art contemporain, n’est pas en reste pour autant. À l’instar du M50 de Shanghai ou de l’espace 798 de Pékin, de véritables hubs artistiques sont désormais présents dans la majorité des grandes villes du pays et des artistes tels Yue Minjun, Zhang Xiaogang, Zeng Fangzhi, Liu Wei ou encore les sulfureux Zhang Huan et Ai Weiwei sont parmi les plus en demande sur le marché international (Balme 2013). La mise en valeur du patrimoine est l’un des autres aspects importants du soft power chinois sur lequel Pékin insiste fortement. Depuis 2019 et le retrait des États-Unis de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO)[8], la Chine est devenue le premier financeur de l’organisation. La stratégie chinoise d’investissement dans les agences onusiennes est payante puisque l’UNESCO comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont aujourd’hui des institutions sous influence. La Chine est désormais le pays du monde qui possède le plus de sites classés (Pecqueur 2021) et on estime qu’un musée s’ouvre presque chaque jour pour faire la promotion de ce patrimoine (Lincot 2018).

D’autres éléments du soft power chinois, peut-être moins importants en termes d’impact sur les masses, méritent néanmoins d’être mentionnés. C’est ainsi que le bouddhisme (renouveau bouddhiste), le qi gong, la médecine traditionnelle ou encore la cuisine et la gastronomie sont des domaines eux aussi mobilisés par Pékin pour diffuser une image attractive du pays. Parmi ces expressions de soft power quelque peu différentes, il en est une qui pourrait prêter à sourire, mais qui pour les Chinois est prise très au sérieux puisque pensée comme une véritable forme de diplomatie. Instaurée sous le règne de l’impératrice Wu Zetian (VIIe siècle), la « diplomatie du panda » consiste à offrir un panda (ou un couple) en guise de cadeau à un pays ami en vue de sceller des relations durables. Réactualisée sous Tchang Kaï-chek puis Mao, la pratique est devenue aujourd’hui une façon pour la Chine de promouvoir une image positive à l’étranger liée au capital de sympathie associé à l’animal (Mouton 2018). Dans un registre cette fois-ci non plus de l’ordre de la sympathie, mais davantage du rêve, le programme spatial chinois peut lui aussi être associé au soft power du pays. Si celui-ci, bien qu’ambitieux, ne dépasse pas encore le budget de la NASA (10 milliards contre 25 milliards en 2020), la Chine a tout de même, en 2018 et 2019, envoyé plus de fusées dans l’espace que les États-Unis (34 contre 27 en 2019) (Bauer 2020). Pékin, qui a de sérieuses ambitions en la matière, a compris, au-delà des seules questions de sécurité et de stratégies, l’importance des retombées en termes d’image liée à la conquête spatiale. Dans une vidéo du People’s Daily – produite en novembre 2021 pour célébrer les cent ans du PCC et accompagnée du slogan « the CPC is rallying and leading the Chinese people » –, on peut voir le module lunaire de la mission Chang’e 4 posé sur la Lune, ainsi que l’astromobile Zhurong de la mission Tianwen 1 évoluant sur le sol martien (People’s Daily 2021). Ce montage accrédite la thèse que le soft power chinois relève d’abord et avant tout de la volonté de l’État et, au-delà même, de la volonté du PCC. Présenté comme le guide de la nation, il est le seul capable de la mener dans la réussite de projets aussi ambitieux que celui de la conquête de l’espace, ce qui fait dire à Xi Jinping lors du XIXe Congrès national du PCC en 2017 : « Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, au centre, le Parti dirige tout. » (Béja 2020, 47)

Masses, médias et communication

L’un des domaines du soft power dans lequel la Chine se montre particulièrement volontariste est celui des médias. Cinq milliards de dollars ont été investis depuis le milieu des années 2010 pour développer un réseau d’information internationale portant la voix de Pékin à l’étranger (Meyer 2018). Des titres de presse écrite sont désormais présents dans de nombreux pays et en de nombreuses langues sous forme numérique, mais aussi parfois en formats traditionnels. Parmi ceux-là nous pouvons citer : le People’s Daily et le Beijing Information en français, le Huanqiu Shibao et le Global Times en anglais, ou encore le China Today en arabe.

En parallèle de la presse écrite, les médias de l’image et notamment la télévision ne sont pas en reste. En 2016, le réseau officiel CCTV lance son bouquet international, CGTN (China Global Television Network)[9], composé de chaînes en anglais, français, espagnol, arabe et russe, et accessibles dans plus de 100 pays différents. En 2008, à l’occasion des célébrations du 50e anniversaire de la création de CCTV, Li Changchun, à l’époque secrétaire du Département de la propagande, déclare :

Communication capacity determines influence. In the modern age, whichever nation’s communication methods are most advanced, whichever nation’s communication capacity is strongest, it is that nation whose culture and core values are able to spread far and wide, and that nation that has the most power to influence the world. Enhancing our communication capacity domestically and internationally is of direct consequence to our nation’s international influence and international position, of direct consequence to the raising of our nation’s cultural soft power.

Bandurski 2009

Cette déclaration illustre parfaitement l’importance que la Chine accorde à cette diffusion d’une voix alternative. À l’heure de la société de l’information et de l’instantanéité, une puissance ne peut se permettre de ne pas disposer de ses propres canaux. En proposant son analyse et sa vision du monde par ce biais, Pékin use ainsi d’une forme de soft power qui s’inscrit parfaitement dans la continuité des grandes traditions de propagande héritées de l’ère Mao.

Le cas des instituts Confucius

Le 21 novembre 2004, la Chine ouvre son premier Institut Confucius à Séoul ; quinze ans plus tard, on n’en dénombre pas moins de 550 établis dans quelque 143 pays différents. À l’image d’autres institutions similaires tels l’Alliance française ou les instituts Goethe allemands, ces centres ont pour vocation première l’apprentissage de la langue chinoise, mais aussi la découverte de la culture du pays. Néanmoins, les réels objectifs des instituts Confucius restent ambigus et posent de nombreux problèmes, notamment en Occident. Si au départ l’engouement pour ces centres a été très important[10], ils sont de plus en plus critiqués et remis en cause. En 2015, la Suède, premier pays européen à avoir accueilli un Institut Confucius, est également le premier à mettre fin à sa collaboration avec la Chine dans ce cadre[11]. En 2019, l’Australie fait de même et ferme treize de ses centres. Aux États-Unis, les deux tiers d’entre eux ont cessé leurs activités après que le pays a décidé de classer ces instituts comme des « missions diplomatiques », en août 2020 (Rapport du Sénat français 2021). Si certains accusent Pékin d’ingérence, voire d’espionnage, utilisant les instituts à ces fins, d’autres comme le sinologue François-Yves Damon nuancent : « les instituts Confucius seraient plutôt là […] pour faire du contrôle, pour s’assurer que ce qui est véhiculé sur la Chine correspond à la volonté du Parti communiste, de l’État chinois » (AFP 2021). La chercheuse Nashidil Rouiaï avance, elle, le fait que les instituts Confucius fonctionnent de la même façon que les autres organismes de ce genre et qu’en cela, ils ne constituent pas un modèle original :

Cette manière de faire de la politique sans contenu politique est-il [sic] pour autant inédit ? La Chine s’est en bonne partie inspirée du modèle des Alliances françaises pour créer celui de l’institut Confucius. Or cette institution prône deux critères majeurs : le principe d’universalité, d’une part, et la dépolitisation de la dimension culturelle, d’autre part […] La Chine use de la même stratégie en choisissant de taire les événements historiques non consensuels et de dépolitiser de manière manifeste ses enseignements. Cette démarche est suivie par l’ensemble des centres linguistico-culturels ayant des antennes à travers le monde.

Rouiaï 2020

Pour autant, les différentes accusations d’ingérence des instituts Confucius – relevés notamment par un rapport du Sénat français sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire remis en septembre 2021 – montrent là sans doute les limites du soft power chinois. Par leur nature et leurs liens trop étroits avec le régime, les instituts apparaissent finalement comme les tenants d’une propagande officielle, limitant par là même leur influence. Randy Kluver formule également cette idée lorsqu’il explique : « The propaganda model of the Confucius Institute is far too narrow, and as I argue, misses the real potential of Chinese culture to contribute to global cultural discourse. » (2017, 390)

Il convient ici néanmoins de nuancer notre propos. En effet, si les instituts Confucius se voient de plus en plus critiqués en Occident, il n’en est pas de même dans les pays les moins avancés (PMA), où ils bénéficient de l’opinion favorable des populations. Fait intéressant à cet égard, la carte des régions où les centres sont les mieux accueillis et implantés coïncide avec celle où la Chine investit le plus économiquement (Courmont 2014). En Asie, en 2019, on comptait 126 instituts établis dans 34 pays, dont une grande partie en Asie centrale, le long des axes commerciaux de la BRI. S’ils sont moins nombreux en Afrique, puisqu’on en dénombrait 59 (toujours cette même année 2019), ils sont malgré tout présents dans 46 des 54 États que compte le continent (Rouiaï 2018). Un phénomène similaire peut s’observer dans le cadre des échanges universitaires ou de l’apprentissage du mandarin hors instituts. En effet, loin de se contenter des seuls instituts Confucius, Pékin mène une politique volontariste et cherche à attirer les étudiants étrangers à travers notamment de nombreux programmes de bourses. Là encore, les pays où la Chine est la plus présente économiquement sont également ceux qui s’intéressent le plus à ces opportunités[12].

Un problème se pose alors. Comment savoir si cet intérêt pour le pays est le résultat de ses efforts déployés en matière de soft power ou n’est-il pas simplement consécutif de l’attrait économique que représente la Chine pour les PMA ?

Succès et limites du soft power chinois

Un certain succès auprès des PMA

Dans le cadre d’une soft war avec les États-Unis, la Chine possède un avantage certain concernant les PMA. Elle partage en effet avec ces derniers une histoire commune. Lorsqu’il s’agit de mobiliser son soft power, la Chine a toute légitimité de faire valoir qu’elle n’a pas été une puissance coloniale, ni même esclavagiste ou impérialiste[13]. Au contraire, le pays a lui aussi été victime de l’appétit des Occidentaux à travers les guerres de l’opium, les traités inégaux et finalement « le siècle d’humiliation ». À cet égard, la Chine jouit donc d’un a priori positif de la part des PMA.

Par ailleurs, la politique tiers-mondiste menée par Mao Zedong dans les années 1950 et 1960 fait que nombre de ces pays entretenaient déjà des liens privilégiés avec la RPC. Après la conférence de Bandung en 1955, Mao cherche à se positionner en leader des pays non alignés. Cette stratégie va être la dimension principale de sa politique internationale durant les vingt années suivantes[14]. Mao apporte un soutien tant idéologique que financier à de nombreuses luttes de libération en Afrique, en Asie du Sud-Est ou encore au Moyen-Orient. Il reste des souvenirs de cette période et à ce titre, la Chine bénéficie là encore d’une image favorable dans les PMA.

La politique chinoise actuelle dans ces régions semble donc s’inscrire dans une certaine continuité. Au soutien des luttes révolutionnaires s’est substituée une aide économique au développement. Si la nature de l’aide a changé dans la forme, l’objectif reste le même : la conquête des coeurs et des esprits, auxquels on peut ajouter celle des marchés. C’est dans cette perspective qu’il nous faut comprendre le soft power chinois mobilisé dans les PMA, cette lutte d’influence venant elle-même s’inscrire dans le cadre plus large d’un affrontement global avec les États-Unis. La question se pose néanmoins de savoir quelle part représente l’approche historique dans la perception positive de la Chine au sein des PMA. Si elle permet d’expliquer une partie de ce succès, elle ne peut se suffire à elle-même et la position dominante de Pékin sur la scène économique internationale semble constituer davantage un facteur d’attractivité que ceux évoqués précédemment. Si la Chine finance d’importants projets d’infrastructures dans les PMA à travers la BRI, elle ne se contente pas de ces seuls secteurs et la culture n’est pas en reste. C’est ainsi que Pékin se trouve à assumer les coûts de construction du musée des Civilisations de Dakar ou de l’opéra d’Alger, devenant par là même le premier partenaire commercial de l’État algérien (Pecqueur 2021). La stratégie adoptée ici par la Chine s’apparente plus à une manifestation de son hard power économique qu’à celle de son soft power. Cette politique d’aide au développement mise en place est sans doute la clé du succès chinois au sein des PMA et explique très probablement le fait que 63 % des Africains jugent positive l’action de Pékin dans leur pays[15]. Pour autant, la question de l’efficacité réelle du soft power chinois reste entière.

À l’inverse de ce que l’on constate en Afrique, on observe sur une quinzaine d’années maintenant une baisse constante de l’image de la Chine dans une large partie du monde et pas seulement en Occident : « de 58 % en 2005 à 42 % en 2013 et 33 % en 2019 en France ; de 43 % en 2005 à 37 % en 2013 et 26 % en 2019 aux États-Unis ; de 66 % en 2005 à 25 % en 2011 et 10 % en 2019 en Inde » (Heurtebise et Dubois de Prisque 2019, 5). Selon le classement Soft Power 30[16], en 2019, la Chine figurait en 27e position (avec un indice évalué à 51,25), juste devant d’autres régimes autoritaires ou populistes comme la Hongrie d’Orban (50,39), la Turquie d’Erdogan (49,7) et la Russie de Poutine (48,64). Ces différents chiffres illustrent bien le problème du soft power chinois et ses difficultés à séduire et à convaincre.

Chine, Japon, Corée : sur la nature du soft power

Les cas du Japon et de la Corée sont intéressants à mettre en perspective au regard de l’exemple chinois. Ces deux pays d’Asie de l’Est, voisins de l’empire du Milieu avec lequel ils entretiennent des relations (souvent complexes) et partagent une histoire et un passé communs, bénéficient d’une forte image à l’international[17]. Cette attractivité est pour beaucoup liée à leur culture populaire. Si la Chine est riche d’une civilisation plurimillénaire, force est de constater que son soft power souffre de manques et de lacunes sur certains aspects.

Tout comme la Chine, le Japon peut faire valoir une importante culture traditionnelle que l’on peut associer à des éléments comme l’art, l’architecture, la religion, la nature, la gastronomie, les vêtements… Comment expliquer que cet imaginaire semble s’être mieux diffusé et implanté dans le reste du monde que le chinois ? Là encore, mobiliser l’histoire peut nous aider à comprendre une partie du phénomène. Alors qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale le communisme s’impose en Chine, le Japon amorce lui sa reconstruction sous l’égide des États-Unis. Les succès économiques du pays dans les années 1980 lui permettent de faire la démonstration de son soft power et la culture japonaise se diffuse largement. Si certains éléments du folklore nippon nous sont bien connus, il est une manifestation artistique qui plus qu’aucune autre a su s’imposer hors des frontières de l’archipel. Élément phare de la culture populaire japonaise, le manga n’a eu de cesse de rencontrer toujours plus de succès à l’étranger depuis les années 1980[18]. Si aujourd’hui une grande partie de la jeunesse mondiale rêve Japon, cela tient pour beaucoup à la diffusion de cette culture auprès de ces populations. Alors que la Chine est en passe de devenir la première puissance économique de la planète, il n’est pas rare de trouver davantage d’étudiants qui apprennent le japonais que le chinois dans de nombreuses universités, notamment en Occident. La culture manga représente un parfait exemple d’un soft power populaire puissant issu de la société civile[19].

À l’instar du manga au Japon, un phénomène similaire peut s’observer depuis une dizaine d’années maintenant avec la K‑pop en Corée. Expression culturelle et artistique singulière relevant de codes éminemment asiatiques, cette musique a pourtant su s’exporter et rencontrer un public et un succès toujours plus importants à l’étranger. Là encore, cet engouement pour la K‑pop amène des jeunes du monde entier à s’intéresser à la Corée. Les échanges universitaires avec Séoul se multiplient et le pays apparaît de plus en plus attractif pour toute une génération. Comme le manga pour le Japon, la K‑pop, expression artistique populaire issue de la société civile, est devenue l’une des principales manifestations du soft power coréen[20].

L’une des lacunes du soft power chinois vis-à-vis de ses homologues de l’est-asiatique tient au fait que celui-ci relève d’abord et avant tout de volontés politiques. Quelle place occupent la société civile et les acteurs non étatiques dans sa composition ? Quel équivalent à une forme d’expression culturelle populaire comme les mangas ou la K‑pop possède la Chine ? Il est intéressant de noter que le bouddhisme tibétain ou le Falun Gong, tous deux réprimés et étroitement surveillés par Pékin, rencontrent un certain succès à l’international. Par le contrôle strict de sa société civile, l’État chinois se prive de l’une des grandes forces qui permettent à d’autres puissances de bénéficier d’un important soft power. Le résultat en est un déficit d’image, notamment dans ce qui concerne la culture populaire, et qui devient véritablement probant lorsque l’on se penche sur le cas du Japon ou de la Corée. Emmanuel Lincot (cité dans Pecqueur 2021, 98) partage ce constat en ces termes : « Du fait de l’influence de la K‑pop ou des mangas, les jeunes sont proportionnellement bien plus nombreux dans le monde à apprendre le coréen ou le japonais. L’influence chinoise montre ici ses limites. »

Si la puissance économique américaine décline, et notamment au regard de la montée en puissance de la Chine, qu’en est-il de l’attractivité de son modèle ? Alors que les deux pays s’affrontent pour la place d’hégémon mondial, le soft power des États-Unis ne leur confère-t-il pas toujours un avantage certain ?

Soft power chinois et américain : regards croisés et paradoxes

Nous avons vu que la nature trop étatique du soft power chinois était un handicap à son efficience dans le sens où celui-ci apparaît comme un véritable instrument de propagande, émanation du discours officiel de Pékin. Cette perception laisse à penser que la Chine cherche à imposer son modèle. Or la réussite d’une telle entreprise réside dans l’acceptation et non dans une certaine coercition. Voilà sans doute l’une des grandes forces des États-Unis, leur capacité de séduction qui pousse de nombreux pays à adopter leur modèle. Joseph Nye (2013) souligne cette erreur d’interprétation et de mise en oeuvre du soft power de la part des Chinois :

Much of America’s soft power is produced by civil society—everything from universities and foundations to Hollywood and pop culture—not from the government […] China and Russia make the mistake of thinking that government is the main instrument of soft power […] Government propaganda is rarely credible. The best propaganda is not propaganda.

Dans cette perspective, le soft power américain semble bien plus efficace que le chinois[21]. Au-delà, il contribue même à contrebalancer une perception négative des États-Unis liée notamment à leur politique étrangère. Si l’intervention américaine en Irak a été largement dénoncée par la communauté internationale, l’image du pays renvoyée par sa culture populaire a permis de maintenir une certaine attractivité de celui-ci, démontrant par là même la puissance de son soft power. La Chine ne peut se prévaloir d’une telle capacité de séduction et les politiques autoritaires menées par Pékin contribuent à abimer toujours plus l’image du pays.

Il est intéressant de se pencher également sur le modèle de développement adopté par la Chine. Si elle peut se présenter en alternative à l’hégémonie américaine en faisant valoir sa culture millénaire singulière ou encore son mode de gouvernance politique, qu’en est-il de son économie ou de ses modes de vie ? En effet, la Chine est aujourd’hui l’une des meilleures incarnations d’une société de loisirs, de l’image et de l’hyperconsumérisme. Fast fashion et fast food y ont été adoptés et la jeunesse chinoise urbaine vit désormais à l’heure occidentale. Le succès des grandes enseignes américaines ne se dément pas et en 2011, alors que le film Confucius est à l’affiche dans les salles du pays, les Chinois se pressent dans les cinémas pour aller voir Avatar (Balme 2013). N’y a-t-il pas là un certain paradoxe ? La Chine, qui se veut l’alternative aux États-Unis, se développe néanmoins selon le modèle américain. La formulation de sa modernité se fait sur ce même étalon. Société numérique et développement technologique représentent-ils une voie spécifiquement chinoise ? Pékin va jusqu’à reprendre les codes d’Hollywood pour son industrie cinématographique. L’entreprise chinoise de séduction n’est-elle pas vouée à l’échec si elle s’apparente à une simple reformulation sinisée du modèle américain ?

Dans le cadre d’une soft war avec les États-Unis, Pékin a encore fort à faire sur le plan culturel, aspect constitutif de son soft power. Pour autant, une montée en puissance de celui-ci peut-elle être envisageable sans démocratisation, ou tout au moins ouverture du pays ? La Chine a besoin de ses forces vives représentées par sa société civile si elle souhaite être en mesure de proposer un modèle séduisant et attractif. Au regard de la politique menée par Xi Jinping, un relâchement du contrôle des autorités semble peu probable dans les prochaines années, ce qui fait dire à Claude Meyer : « La Chine a encore du mal à faire rêver, ce qui est l’essence du soft power […] ce pouvoir de séduire qui suppose la liberté » (2018, 141).

Bilan et perspectives

La Chine fait désormais incontestablement figure de superpuissance. Si elle souhaite aller au-delà et accéder au statut d’hégémon, sa seule économie ne peut lui suffire. Consciente de cette limite, elle mène depuis maintenant déjà près de vingt ans une politique offensive de séduction. Cantonné aux seuls cercles universitaires dans les années 1990, le soft power est activement promu par les dirigeants chinois la décennie suivante. Pékin démontre rapidement des compétences certaines en la matière à travers des événements internationaux tels que les J.O. de 2008 ou l’exposition universelle en 2010. De la même manière, les stratégies développées à l’endroit des PMA rencontrent un large succès et participent à une perception positive de la Chine dans ces pays. L’ambiguïté demeure quant à la nature de ce succès, résultat d’un véritable pouvoir de séduction ou simple attrait économique. Si le soft power de la Chine est réellement efficace, le modèle qu’elle propose devrait être plus largement admis et son image meilleure. Or, il existe de grandes disparités en la matière. Alors que Pékin bénéficie d’opinions globalement favorables en Afrique ou en Amérique latine, la Chine se trouve très contestée en Europe, en Amérique du Nord, mais aussi dans une large partie du continent asiatique.

Manifestation d’une volonté politique, le soft power chinois rencontre des difficultés à convaincre et le modèle proposé par Pékin peine à s’imposer. Par sa nature étatique, il est perçu comme trop agressif et s’apparente alors à une forme de hard power qui ne dit son nom. Même si la Chine se montrait demain en mesure de présenter un modèle plus attractif en faisant participer activement sa société civile, elle se heurtera à un autre problème, celui de son image.

Les politiques menées au Xinjiang, au Tibet ou à Hong Kong, la question taiwanaise, le sort réservé aux pratiquants du Falun Gong ou aux dissidents, voilà autant de sujets sur lesquels les réponses apportées par les autorités affaiblissent considérablement le soft power de la Chine et ses efforts déployés en ce sens. À l’heure de la société de l’information, des réseaux sociaux et de l’instantanéité, l’image n’a jamais eu autant de pouvoir. La chaise vide du prix Nobel de la paix Liu Xiaobo en 2010 à Oslo[22], la répression des manifestants à Hong Kong ou encore l’immolation d’un moine tibétain, voilà autant d’images à la symbolique très forte que la Chine donne à voir à la communauté internationale. Dans ces conditions, un soft power, aussi volontariste soit-il, ne peut que trouver des limites à son efficacité.

Dans le cadre de la soft war qu’elle mène avec les États-Unis, la Chine a encore fort à faire. Si elle peut s’imposer dans des domaines comme l’économie ou les technologies, il lui sera difficile de combler son retard en termes d’image et de capacité de séduction. Dès lors, il convient de s’interroger sur les objectifs de Pékin. S’il s’agit pour le soft power d’alimenter le « rêve chinois », celui-ci remplit sans doute pour partie sa mission. Si la stratégie à long terme de la Chine est de s’imposer comme hégémon en vue d’instaurer le concept du Tianxia et un nouvel ordre mondial, alors celle-ci devra probablement revoir sa copie.