Recensions

La créativité de la crise d’Évelyne Grossman, Paris, Les Éditions de Minuit, 2020, 128 p.L’art impossible de Geoffroy de Lagasnerie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, 80 p.[Record]

  • Emanuel Guay

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Dans un article publié par la London Review of Books en novembre 1980, quelques mois après le décès de Jean-Paul Sartre, le sociologue Pierre Bourdieu examine les conditions qui ont permis au philosophe existentialiste de se hisser au sommet du champ intellectuel français dans la période d’après-guerre. Bourdieu affirme que Sartre est parvenu à faire converger, en sa propre personne, différentes manières d’être un·e intellectuel·le qui étaient auparavant séparées (philosophe, critique littéraire, militant·e, écrivain·e, etc.), ce qui a maximisé son influence en lui permettant d’intervenir dans une grande variété de milieux. L’analyse offerte par Bourdieu met en lumière le contexte social qui a assuré à Sartre une place aussi importante dans l’espace public en France et à l’international, ainsi que les facteurs qui ont transformé durablement ce contexte, notamment les pressions exercées par la bureaucratie gouvernementale, les médias et le marché des biens culturels, qui ont réduit considérablement l’autonomie de l’intelligentsia française. Nous pouvons reconnaître, dans les deux ouvrages recensés ici, un effort semblable pour dépersonnaliser la question de la création et des oeuvres, en les abordant en termes de conditions sociales, de stratégies et de publics plutôt que d’individus exceptionnels. La créativité de la crise se penche sur la production des oeuvres artistiques, en nous invitant à décentrer le regard que nous portons sur ce processus, tandis que L’art impossible propose une perspective critique sur la circulation et la réception des oeuvres. Ces deux livres méritent pleinement notre attention, tant pour les réflexions qu’ils mettent de l’avant que pour leur contribution à une lecture plus fine des croisements entre les arts et les sciences sociales. Les deux livres recensés ici se penchent sur la question des oeuvres artistiques, en interrogeant leur production et leur réception avec des outils fournis par la critique littéraire, la philosophie et la sociologie. Une avenue stimulante pour prolonger les réflexions contenues dans ces ouvrages consiste en un double mouvement, soit une « sociologisation » de notre regard sur les arts et une plus grande attention portée à la dimension esthétique des travaux en sciences sociales. La première composante de ce mouvement suppose de mieux prendre en compte les conditions sociales qui permettent de créer et de diffuser des oeuvres, ce qui inclut entre autres les champs artistiques – qui ont été analysés avec brio par Bourdieu dans ses études sur Gustave Flaubert et Édouard Manet –, ainsi que le « personnel de soutien », examiné notamment dans les travaux du sociologue Howard S. Becker sur les mondes de l’art. La deuxième composante de ce mouvement implique, pour sa part, une réflexion approfondie sur la « vie publique » des travaux en sciences sociales : quelles émotions sont suscitées par la manière dont nous partageons nos résultats de recherche ? Quels sont les styles d’écriture qui nous permettent d’atteindre un public plus large ? Comment pouvons-nous intégrer dans nos projets d’autres formes d’expression et d’intervention que les écrits, par exemple la photographie, la baladodiffusion et les vidéos ? L’adoption d’un regard sociologique sur les arts et une meilleure prise en compte de la dimension esthétique des travaux menés en sciences sociales constituent certainement des pistes fécondes pour encourager un dialogue plus serré entre ces deux domaines.