Cinquante ans... cinquante textes : retour sur des thématiques marquantes

Réflexion critique sur « De mal en pis : la politique interne à Kahnawake dans la crise de 1990 »[Record]

  • Taiaiake Alfred

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  • Taiaiake Alfred

  • Traduit de l’anglais par
    Nicole Beaudry

En relisant mon article de 1991, « De mal en pis : la politique interne à Kahnawake dans la crise de 1990 » (RAQ 21[3] : 29-38, 1991), pour la première fois depuis sa parution ma réaction a été plus émotive qu’intellectuelle. J’ai de nouveau ressenti l’amertume d’avoir entendu et prononcé des paroles cinglantes dont l’écho retentissait toujours. J’ai aussi senti le poids du fardeau psychique d’une nation en plein bouleversement, rageant contre un ennemi réel ou perçu comme tel, deux factions toujours en colère se méfiant l’une de l’autre. Depuis trente ans, j’ai refoulé ces sentiments, mais comme chez tous les Mohawks qui ont vécu le conflit de 1990 ils n’avaient jamais disparu. Pendant toutes ces années, je les ai sublimés parce qu’ils m’étaient utiles, propulsant mes travaux, éclairant ma vision intellectuelle et soutenant tant mes positions politiques que mes discours. Relire cet article a fait ressurgir ces émotions à travers tout mon corps qui ressentait de nouveau la brûlure de ce moment historique. Lorsque j’ai écrit cette première publication académique en 1991 je n’étais qu’un étudiant aux études supérieures de l’Université Cornell. J’émergeais d’un été brûlant tout en n’étant encore qu’un novice en ce qui concernait les mondes académiques et politiques. Fort de quatre années d’expérience comme assistant du Grand Chef Joe Tokwiro Norton et de Billy Two Rivers au Conseil Mohawk de Kahnawà:ke, je poursuivais ma 2e année du programme de maîtrise en sciences politiques et en philosophie. Chez moi, mon peuple vivait encore sous l’emprise d’un siège de deux ans, affrontant un bataillon des forces de l’Armée canadienne et faisant constamment face à du harcèlement de la part d’officiers de la Sûreté du Québec et de Québécois racistes. Alors que j’écris ces lignes, je suis maintenant, à cinquante-six ans, devenu un consultant senior spécialisé en matière de gouvernance, solidement ancré dans une perspective fondée sur ma propre trajectoire de décolonisation depuis une trentaine d’années. Je me consacre à faire avancer la cause des nations autochtones de plusieurs manières et dans divers contextes institutionnels, tant chez mon peuple qu’auprès d’autres nations. J’ai aussi oeuvré à différents paliers gouvernementaux canadiens et américains, ainsi qu’à l’international. Depuis l’article de 1991, ma personnalité de penseur a été transformée en profondeur par l’abondante documentation sur les processus de colonisation et de décolonisation que j’ai étudiée. Ma vision de ce que veut dire « être Mohawk » ou « être Autochtone » s’est développée grâce à mon contact avec les pratiques fondées sur notre rapport au territoire et par ma participation aux cérémonies culturelles et spirituelles de ma propre nation ou celles d’autres nations, ainsi que par mon engagement comme militant au sein du mouvement qui revendiquait la nationalité autochtone. J’ai aujourd’hui tempéré les sentiments de frustration, de colère et de ressentiment évidents présents dans ce premier article, grâce à l’acquisition de connaissances de plus grande envergure et à des expériences plus vastes et profondes. Ce qui me dérange le plus à propos de cet article, c’est qu’il a contribué à la perpétuation de divisions dont souffrent depuis tant d’années notre communauté et les Nations haudenosaunee en général. J’ai fait usage de mots sévères envers certains membres de ma propre communauté. Je ne suis pas fier de cet aspect de l’article et je veux ici saisir l’opportunité de partager ces réflexions même si je dois désavouer mon propre cheminement intellectuel. Mais peut-être ne le devrais-je pas non plus ? Pourtant, cet article, si dérangeant qu’il soit, n’est-il pas un véritable reflet du moment et de l’espace particuliers de l’histoire de la Nation mohawk ? N’est-il pas bon de le laisser exister …