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Il y a entre l’« être » et la « femme » une relation suspecte. Le statut ontologique de la femme est précaire. Puisque la tradition métaphysique en a fait l’Autre de l’homme et du sujet universel en vertu de son sexe, la femme est, comme le sexe, « l’autre silencieux de la philosophie » (Dufourmantelle 2003 : 23). Alors que sur la scène philosophique se produit ce que d’aucuns ont appelé la sexualisation ou encore la féminisation de la théorie (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 179; Kofman 1992 : 70), moment de l’histoire des idées où des intellectuels et des intellectuelles ont commencé à s’intéresser à l’être de la femme et au féminin, et à théoriser la différence sexuelle[2], la philosophe Françoise Collin (1992 : 362) réfléchit à la masculinité de la discipline philosophique et affirme que « la philosophie est restée plus longtemps que les autres disciplines un espace masculin, en raison [...] de son caractère plus ou moins sacré de celui qui a rapport à la vérité ». Suivant cette proposition de Collin, et si l’on admet que la vérité est traditionnellement l’objet de la quête du philosophe, du sujet masculin, il apparaît qu’elle est intimement liée, de manière causale, à la question de la féminité. Dans le système de pensée traditionnel, la femme est, systématiquement et axiologiquement, assimilée à un objet de connaissance que l’homme doit maîtriser, dominer. Le féminin, en tant que catégorie et mode d’être (ou de non-être, selon Judith Butler 2004 : 58), est conçu comme le présupposé épistémologique et ontologique du sujet masculin. Dans ce rapport binaire et hiérarchique, la femme est, par son objectivation et son exclusion, ce qui permet à ce dernier de se définir comme sujet, comme être.

Pour les pensées antimétaphysiques et féministes, postuler l’« être de la femme », son essence, en vertu de cette altérité radicale, présente le risque de condamner la femme à une différence constitutive, dans une position négative par rapport au sujet masculin, en dehors de l’ordre rationnel et phallique du langage et du réel. Or, la question ontologique et le « danger » de l’essence, celui de figer la nature de l’homme et celle de la femme dans une logique immuable et transcendantale, qui a constitué le point névralgique des conflits au sein du féminisme, déterminent la relation problématique entre les féministes et la philosophie[3]. Entre la position essentialiste, le rejet de l’essence et la déconstruction des conceptions de genre et de sexe, la présence des femmes en philosophie de même que la possibilité de leur être et de leur existence en tant que femme ont toujours constitué une entrave ou un embarras pour le système de pensée traditionnel (Kofman 1992 : 65). En effet, la femme est, en raison de son sexe, « la première aporie philosophique » (Dufourmantelle 2003 : 30) et, comme telle, menace les fondements de la discipline. Dès lors, en soulevant la question de l’« être de la femme », certaines féministes, héritières de la philosophie de la déconstruction, pointent vers l’appropriation de la femme (son essence, son concept) par la tradition philosophique, comme le soutient, entre autres, Sarah Kofman (1992 : 71) : « cette généralisation du féminin jusqu’à maintenant n’a servi qu’aux hommes. On n’a pas vu que des femmes soient davantage devenues des philosophes à cause de ce “ devenir-femme ” de la philosophie ». Gardant à l’esprit cette appropriation et postulant l’existence d’un sujet féminin de la pensée, les penseuses féministes convoquées dans le présent article compromettent toute définition universaliste et sexuellement neutre de l’être. Elles mettent en lumière et revendiquent la question ontologique et le désir des femmes de dire « ce qui est » et de produire ainsi des définitions existentielles depuis une position sexuée.

La place suspecte et précaire de la femme dans la discipline philosophique et en théorie critique est l’objet de réflexions de la part de philosophes femmes et queers contemporaines qui, au fil de leurs oeuvres, mentionnent leur propre expérience du milieu universitaire comme condition de leur travail intellectuel. En effet, Sara Ahmed, Rosi Braidotti, Judith Butler, Françoise Collin, Anne Dufourmantelle, Sarah Kofman, Catherine Malabou et Avital Ronell, les philosophes que je solliciterai tout au long de mon article, mettent en perspective leur posture d’intellectuelle et interrogent la possibilité ou l’impossibilité d’être une femme en philosophie – d’être une femme philosophe. Pour elles, l’impératif de « sexualiser » ou encore de « féminiser » la philosophie et la théorie va de pair avec un changement formel de la discipline philosophique. La quête ontologique, mobilisée par les sujets féminins, vise à donner accès à ce champ d’investigation, à revendiquer le droit à une question qui leur a été refusée et à produire un espace pour l’être et la pensée des femmes.

Dès lors, en se tenant au plus près de la parole de ces philosophes, en prenant les récits de leur expérience respective du milieu universitaire comme objet d’étude, en les considérant en tant que « contre-mémoires » (Braidotti et Butler 1994 : 42), et en les mettant en résonnance les uns avec les autres, je cherche à tracer les contours du lieu paradoxal et parfois violent de l’énonciation des femmes dans l’institution philosophique. C’est ainsi un travail d’investigation heuristique où les oeuvres examinées sont envisagées selon une méthode d’analyse littéraire. Mon ambition est ici de mettre en avant, à travers les discours de ces philosophes et critiques, la production d’un paradigme féministe pour penser la possibilité du sujet féminin en philosophie et en théorie. Ayant fait le constat de la nécessité d’une redéfinition des frontières entre disciplines universitaires – notamment entre la philosophie, les études de genre et les études littéraires –, je considérerai enfin les propos de l’écrivaine et essayiste Zadie Smith, qui met en acte dans son texte « Their Eyes Were Watching God: What Does Soulful Means? » la violence de l’interdit et l’inhibition qui incombent à celle qui se plie aux injonctions d’objectivité et de neutralité critique, du point de vue d’une femme racisée. En passer par la voix de la critique littéraire pousse à réfléchir à la dévaluation d’une pensée qui excède la prétention de rigueur et d’objectivité que défend une certaine tradition philosophique. Je suppose que cet apport littéraire – en partie ce que la philosophie entend de ce qui n’est pas philosophique – est une autre façon de dire le féminin. Comme chez Luce Irigaray (1977 et 1985) et Hélène Cixous (1975 et 1986) avant elle, et à la manière d’Audre Lorde (1987 : 112)[4], le point de vue situé de Smith permet d’interroger les limites disciplinaires depuis la marge. Cette traversée obéit à la nécessité de créer des réseaux intertextuels avec la littérature comme pratique épistémologique féministe. Une telle approche, qui implique la sexualisation du logos de la philosophie, suit la volonté de trouver une voie et une voix hors du dogmatisme et de la violence structurelle de la discipline philosophique. Elle tend enfin à réfléchir à une éthique du féminisme, à l’instar de Martine Delvaux et Catherine Mavrikakis (2003 : 77), elles-mêmes critiques littéraires, pour qui le féminisme consiste à trouver « une façon de vivre[,] [d]e bien vivre avec autrui », et comme femme dans la pensée.

Pensées de femmes

Dans son ouvrage Living a Feminist Life, Sara Ahmed discute de l’injonction à laquelle elle a dû répondre tout au long de son parcours universitaire, l’injonction de mettre entre parenthèses, dans ses travaux ou à l’occasion de ses interventions en classe, les questions politiques du sexisme et du racisme. « This is not about women » (Ahmed 2017 : 8) : c’était là une phrase que lui a répétée un professeur lorsqu’elle s’intéressait aux figures de femmes à l’intérieur d’un corpus littéraire masculin. C’est de la littérature, c’est du texte, cela ne concerne pas les femmes. Ce type de raisonnement, qui oppose les questions politiques et matérielles aux questions esthétiques, suppose un sujet de la pensée et de l’énonciation neutre, et assure l’autorité de l’institution et sa clôture depuis cette présomption. À cet égard, Ahmed confie avoir eu le sentiment que sa parole était sans cesse inadéquate au sein de l’institution et que, en raison de son intérêt pour les questions politiques, elle se retrouvait « déplacée (out of place) » (2017 : 33). Elle écrit (ibid. : 8) :

I thought then: if theory is not politics, I am glad I am not doing theory! And it was a relief to leave that space in which theory and politics were organized as different trajectories. When I arrived in women’s studies, I noticed how I would sometimes be recruited by the term feminist theory, as a different kind of feminist than other kinds of feminists, those assumed, say, to be more empirical, which seemed to be conflated with less theoretical, or less philosophical.

Ahmed met ici en avant la précarité et la dévaluation d’une pensée dès lors qu’elle aborde des questions et des objets qui compromettent l’idéal de la neutralité disciplinaire. L’une des conséquences de cette précarité est la délimitation des champs d’énonciation des femmes et des critiques féministes, et leur assignation à des domaines spécifiques (études sur les femmes (Women’s Studies), écriture des femmes (Women’s Writing), études sur le genre (Gender Studies), études culturelles (Cultural Studies), études postcoloniales (Postcolonial Studies)). À cet égard, Butler (2004 : 245-246) confie ce qui suit :

[N]early every feminist philosopher I know is no longer working in a philosophy department. When I look at the roster of the first anthologies of feminist philosophy in which I published (Feminism as Critique, Feminism/ Postmodernism), the names were Drucilla Cornell, Seyla Benhabib, Nancy Fraser, Linda Nicholson, Iris Marion Young, all students of scholars like Alasdair MacIntyre and Peter Caws and Jürgen Habermas. At one point or another in the last ten years, they were not primarily housed in philosophy departments; some of them remain sheltered elsewhere, as do I. We have all found auspicious homes in other disciplines: law, political science, education, comparative literature, English. And now this is true of Elizabeth Grosz as well, perhaps the most important Australian feminist philosopher of our time, who has moved through comparative literature and women’s studies departments in recent years. This has been remarkably true as well of the many feminist philosophers of science who work in women’s studies or science studies or education departments without an affiliation with philosophy. Some, if not many, of the most influential people in these fields are no longer grounded in philosophy as their primary or exclusive institutional home.

Butler laisse entendre que, du moment où elles situent leur recherche selon une perspective féministe, et qu’elles font entrer la question du féminin et de la sexualité au sein du savoir, les femmes philosophes sont forcées de se désaffilier de la discipline philosophique et trouvent refuge sous de meilleurs auspices. Réfléchissant aux limites théoriques, politiques et conceptuelles de la philosophie, elle avance que « philosophy has, in a very significant way, departed from itself, become Other to itself, and found itself scandalized by the wandering of its name beyond its official confines » (Butler 2004 : 242) et que « philosophy, as we understand the institutional and discursive trajectory of that term, is no longer self-identical » (ibid. : 243). Dufourmantelle, quant à elle, suggère que l’exil des femmes de la philosophie est lié au fait que cette dernière « entretient un rapport phobique avec la “ pureté ”, [qu’]elle se demande comment elle parviendra à ne pas être “ contaminée ” » (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 28). En effet, pour Avital Ronell, son interlocutrice dans American Philo, ce rapport relève d’une « névrose obsessionnelle de la philosophie à garder intact le propre » (ibid.). Cet imaginaire de la contamination s’accorde et coïncide avec la féminisation de la théorie et l’apparition du féminin dans les textes, que la tradition philosophique (de la métaphysique) a placé volontiers du côté de l’impropre. C’est le rôle qu’octroie Ronell (ibid. : 181) au féminin lorsque celui-ci prend part à une « érotisation du travail universitaire » : il pervertit le propre.

Ainsi, le féminin serait le domaine de la bâtarde, et de la « bâtardisation » de la pensée. Selon Collin, « [l]e mouvement des femmes est apatride. Il est même extraterritorial. “ L’homme sans qualités ”, c’est bien une femme… Le féminin serait la bâtardise élevée au rang d’essence » (Collin 2014 : 112). Irigaray, dont Braidotti (1993 : 8) dit qu’elle faisait figure de bâtarde de la philosophie, étant « the self-supporting orphan of an unloving father », est la première femme philosophe à parler du féminin comme catégorie ontologique. Il n’est peut-être pas anodin qu’à la suite de la parution de sa thèse, Spéculum : de l’autre femme, dans laquelle elle s’adonne à une critique de la philosophie traditionnelle et de la psychanalyse freudienne et lacanienne, elle ait été renvoyée du Département de philosophie de l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis où elle enseignait, de même que de son poste de psychanalyste à l’école freudienne. Irigaray marque un jalon, affirme Braidotti (2014 : 604), dans cette longue lignée de femmes philosophes rejetées par leur propre discipline.

La thèse de Ronell, qui portait sur Goethe et qui le dépeignait comme un grand malade et un pervers, a été pour cette raison rejetée, selon ce qu’elle rapporte. La philosophe, elle-même le « rejeton » de filiations familiales et intellectuelles improbables[5], s’est par la suite fait renvoyer des premières facultés dans lesquelles elle avait été engagée comme germaniste (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 46) :

Lorsque j’ai été licenciée de l’Université de Virginie, ce n’était pas seulement en tant que derridienne (d’autres, d’ailleurs, se réclamant aussi de Derrida ne faisaient pas partie du cercle solitaire et ne me reconnaissaient pas) mais aussi parce que je venais du monde germaniste en ayant étudié à fond la pensée et les textes allemands et continentaux, et que les autres n’avaient pas ce bagage littéraire. On m’avait engagée parce qu’on me trouvait exotique et que je m’aventurais sur des terres encore inexplorées. Mais ils se méfiaient de moi pour les mêmes raisons.

L’approche théorique féministe de Ronell et ce qu’elle nomme « son exotisme », de même que son engouement pour la boxe et la gym (l’activité physique en milieu universitaire étant alors réservée aux hommes et encore sujet à une ségrégation sexuelle), ont choqué plus d’une personne à l’époque, et ont été autant de raisons justifiant son renvoi : « Une autre raison donnée à mon renvoi était que j’allais à la gym tous les jours, ils en étaient choqués, cela ne correspondait pas à l’image que l’on se faisait d’une intellectuelle! À l’époque, c’était inadmissible » (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 48).

Dans son article « Thinking with an Accent », Braidotti – collègue et amie de Collin – rend hommage à l’oeuvre et à l’héritage intellectuel et féministe de la philosophe. Si la richesse et l’importance de son travail sont indéniables, l’oeuvre de Collin demeure peu reconnue. Cela serait dû, selon Braidotti, notamment à son exclusion et à son exil de l’institution universitaire de même qu’à la difficulté subséquente de systématiser, de canoniser et de critiquer son travail (qui se décline et est disséminé en une multitude de publications – entretiens, articles, conférences). À la suite de l’obtention de son doctorat à l’Université catholique de Louvain au cours des années 50 (où elle a été par ailleurs collègue d’Irigaray), Collin a obtenu un poste de professeure assistante en philosophie à la Faculté universitaire Saint-Louis à Bruxelles. Peu de temps après son entrée en poste, elle a été renvoyée sans cérémonie, sous prétexte qu’elle « parlait trop » (Braidotti 2014 : 604).

Ces histoires conduisent à se demander, à l’instar de Catherine Malabou, si la « femme philosophe » (comme entité et comme concept, même) est possible? Pour Malabou (2009 : 117), qui confie avoir toléré durant son parcours universitaire maints commentaires, insultes et flatteries, rien n’est moins certain : « l’inexistence de la femme philosophe est une conséquence de la violence philosophique exercée à l’encontre des femmes, lesquelles ne sont pas considérées comme des sujets ». Elle ira jusqu’à écrire que « [l]a philosophie est le tombeau de la femme. Elle ne lui accorde aucune place, aucun lieu, ne lui donne rien à conquérir » (ibid.). Elle rejoint en cela Braidotti qui n’hésite pas à lier la philosophie à la domination, au pouvoir et à la violence, la qualifiant de « machine d’intimidation » (Braidotti 1993 : 2). Ronell, quant à elle, parle de la tradition philosophique comme d’un « appareil misogyne » (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 126), les « départements de philosophie [étant] inhabitables pour les femmes et les minorités » (ibid. : 186).

Et c’est peut-être de là que la méthode de Ronell, qu’elle intitule « Fighting Theory » (dans sa polysémie, « combattre la théorie » et « théorie du combat »), tire son éloquence. Admettant que le milieu de la philosophie implique une guerre sexuelle (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 8), et se considérant comme une « squatteuse » (ibid. : 31) de ce milieu ou encore une « sans-abri » (ibid.), Ronell conçoit la théorie comme un « refuge pour femmes battues » (ibid. : 198). Ainsi, la discipline prend un autre pli : celui que l’on associe à l’entraînement, au sport, au combat. Ce territoire hostile et contradictoire renvoie aussi au « ring » de Malabou (2009 : 131), cet espace de joute qu’elle s’était construit, à l’université, alors qu’elle s’était fait un point d’honneur de « tordre le cou au “ difficile ” », au « compliqué » qu’on lui refusait (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 131). Admettant que « la métaphysique a […] toujours pensé les femmes du côté du marginal, de l’errance, de l’absence de système, etc. », Sarah Kofman (1992 : 71), quant à elle, juge que l’accès des femmes à la philosophie et la possibilité de « changer les choses » relèvent d’une capacité d’« endurance ».

Si la « masterdiscipline » (terme qu’emploie Braidotti (1993 : 2) pour désigner la position de surplomb occupée par la philosophie classique et sa prétention à dominer d’autres types de discours) suppose une guerre sexuelle que délimitent la rhétorique combative de même que la métaphore territoriale et domiciliaire, il y a à l’oeuvre une division du travail, un rapport d’émulation qui implique une violente désaffection du côté des sujets féminins en philosophie (ibid.). Malabou (2009 : 124), qui n’hésite pas à appeler Derrida son « contremaître », confie le rapport et les sentiments contradictoires qu’elle a à l’égard de son mentor. Celui-ci, bien qu’il ait fait du féminin l’instance opératoire de son concept de différance, avait aussi un avis bien arrêté sur les mouvements féministes qui lui étaient contemporains et qui, selon lui, reposaient sur une certaine absurdité dans la mesure où ils cherchaient à s’approprier et à imiter le pouvoir et ses dynamiques. Devant ce « constat d’une condamnation à l’imitation », Malabou (2009 : 125-126) s’interroge :

Comment aurais-je pu supporter qu’un homme, même parlant au nom des femmes, « en tant » que femme, puisse dire mieux qu’elles, pour elles, plus haut, plus fort qu’elles, leurs droits conceptuels autant que politiques, puisse reconnaître avec plus d’acuité, de sens critique qu’elles parfois, leur surexposition à la violence? Cette ambiguïté de la parole féministe de Derrida, en tant qu’elle libère le féminin en le privant de l’autorité de sa propre émancipation, est difficile à penser, à vivre. Celles et ceux qui ont connu Derrida savent de toute façon quelle ambivalence fut la sienne vis-à-vis des femmes. Respect, fraternité ou sororité d’un côté, machisme, rapport de séduction, parade sexuelle de l’autre.

Problématisant d’emblée la relation entre le féminisme et la déconstruction, Malabou reconnaît l’importance de la pensée derridienne pour tout un pan de la théorie féministe connue sous l’emblème de la « troisième vague ». Avec la déconstruction, le féminin sort de son rapport oppositionnel et dualiste avec le masculin et échappe au système dialectique de l’Autre et du Même, qui demeurait jusqu’alors le mode opératoire des féminismes essentialistes et différentialistes. Désormais, le féminin s’impose comme instance prébinarité, d’avant la différenciation sexuelle, comme présupposé de cette différence même. Il n’y a donc pas d’affrontement ontologique homme/femme, mais plutôt un détournement et une dissémination des signifiants masculin et féminin, ce qui permet un « trouble dans le genre », pour reprendre la locution butlérienne. Or, Collin (1992 : 386) reste sceptique quant au rapport de neutralité qu’une telle conception du féminin suppose :

[L]’affirmation de la différence ontologique se heurte à la réalité tristement empirique d’une dualisation généralisée des rôles sociaux. Quel accident ou quelle péripétie peut justifier ou éclairer ce passage de la ‘ neutralité ’ de la sexuation, de la différence différant toujours, à la dualité, et pis encore, à la hiérarchie? Derrida n’aborde pas cet aspect politique de la question, c’est-à-dire le rapport de la différence ontologique à la dualisation, et à la domination de l’un des termes sur l’autre.

Comme le soutien Collin, le féminin chez Derrida ne concerne pas les déterminations empiriques, matérielles des rôles sociaux; il a plutôt à voir avec un « être au monde » neutralisé, qui s’en prend au dogmatisme et à la prétention totalisante du phallogocentrisme.

Malabou (2009 : 124), qui partage les réserves de Collin, va jusqu’à affirmer que la déconstruction est une menace pour le féminisme dans la mesure où, lorsqu’elle produit la catégorie ontologique du féminin, elle constitue un sujet féminin en le tuant, c’est-à-dire que pour la déconstruction, ultimement, le féminin peut exister sans les femmes[6]. La dissémination de la différence sexuelle vise, bien sûr, à dépasser la logique binaire d’un système de pensée, mais cela a pour conséquence une démultiplication des identités et donc l’évacuation et l’effacement des conditions sociohistoriques des femmes en tant que dominées, ainsi que des violences qu’elles subissent comme groupe social.

Repenser la discipline

Le travail de Malabou consiste à extraire le possible d’un nouveau commencement pour la philosophie dans la dialectique de ce qu’elle nomme deux époques philosophiques – la métaphysique et sa déconstruction. C’est dans son ouvrage La plasticité au soir de l’écriture (2005) qu’elle confronte l’aporie de la philosophie devant sa propre destruction. Elle donne à penser le rôle de la femme dans cette relation au temps philosophique, attendu que cette dernière occupe ce lieu aporétique. Elle laisse entendre que sa propre condition de femme en philosophie, la possibilité même de cette condition est définie par le même clignotement, par la mimesis d’une double maîtrise, « celle des philosophes classiques et celle du Derrida féminin ou féministe, attaché à la déconstruction de la maîtrise » (Malabou 2009 : 125). À ses yeux, le renouvellement de la philosophie est lié à celui de la femme philosophe comme sujet : « Il faut penser la possibilité de la femme à partir de l’impossibilité structurelle où elle se trouve de ne pas être violentée, chez elle et dehors, partout. Impossibilité qui fait écho à l’impossibilité de son accueil en philosophie » (ibid. : 158).

Dans un désir de repenser le féminin à partir de ses fondements matériels, Malabou remet sur la table du féminisme la relation (très contestée chez les féministes contemporaines) entre la question de la différence ontologique et celle de la différence sexuelle. Elle revient sur la pensée différentialiste, celle du féminisme dit essentialiste, pensée qui ne doit pas être, selon elle, rejetée radicalement, mais revisitée et réarticulée. C’est suivant une ambition postdéconstructionniste qu’elle propose de repenser l’être féminin depuis des considérations politiques, historiques et culturelles; elle veut créer une correspondance entre l’être de la femme et l’existence des femmes. Car, même si la neutralisation sexuelle que permet la déconstruction (du genre) a alimenté les débats et les théories féministes, Malabou (2009 : 23) rappelle que « le “ féminin ” doit bien quelque chose aux femmes ». Elle remanie donc la notion d’essence afin de penser une ontologie du féminin, non pas en tant que paradigme structurel, anhistorique et totalisant, mais bien comme paradigme singulier, changeant, transformable et plastique, s’accordant à la « réalité historique toujours mouvante […] des genres » (ibid. : 38)[7]. Autrement dit, elle ne suppose pas que l’essence précède le genre, mais que le genre est l’essence.

Penser la possibilité de ce sujet féminin pour les héritières de la déconstruction implique dès lors un renouveau de la discipline philosophique. À cet égard, Braidotti revendique une philosophie féministe, qui se définirait comme une pratique politique et discursive de la différence sexuelle, à même les prémisses méthodologique et épistémologique du travail théorique. Puisque la tradition et le canon philosophiques se fondent sur une structure oedipale et phallogocentrique, organisant le sens et la signification des textes dans une logique d’identification, la répétition et la circularité des références produisent des effets de vérité qui ont pour conséquence de reconduire l’autorité du « régime du Même ». Ahmed (2017 : 8) explique qu’il se crée une chaîne citationnelle en théorie critique :

As a student of theory, I learned that theory is used to refer to a rather narrow body of work. Some work becomes theory because it refers to other work that is known as theory. A citational chain is created around theory: you become a theorist by citing other theorists that cite other theorists.

La sélection même du matériel théorique obéit à une logique de reconnaissance et de reconduction de l’autorité et du canon, plus souvent qu’autrement masculins, blancs, occidentaux : « When I was doing my PhD, I was told to give my love to this or that male theorist, to follow him » (Ahmed 2017 : 15). Cette injonction à la fidélité en appelle à une résistance épistémologique.

Imaginer un possible avenir pour les sujets féminins et féministes est un travail qui relève d’une éthique de la différence sexuelle (Irigaray 1984), où celle-ci répond d’un appel à l’altérité, à la multiplicité et à la diversité sexuelle. D’après Ronell, ce travail implique la « pornographisation du cogito » (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 187), c’est-à-dire l’ouverture de l’espace du sexuel dans la pensée et comme présupposé ontologique. Si le corps, mais plus particulièrement sa sexualité, a longtemps été dévalorisé au profit d’une rationalité libre de ces contingences matérielles, et si le féminin a de même été systématiquement et axiologiquement associé à ce règne du matériel, il faut penser la féminisation du savoir comme principe épistémologique, comme un point de départ de cette nouvelle pensée. Pour rendre la philosophie et la théorie critique habitables pour les femmes et les minorités, on doit refuser de mettre la femme entre parenthèses au profit de la « pureté » de l’image ou du texte. Cela rejoint la posture de Sara Kofman. Concevant son oeuvre comme étant à la fois « rationnelle, didactique et surtout continue » et « autobiographique, ironique et jubilatoire », ce geste féministe s’accomplit par l’insertion de la question des femmes et du féminin dans ses analyses des textes des philosophes (Platon, Rousseau, Kant, Nietzsche, etc.) (Kofman 1992 : 65) :

Mes lectures soupçonneuses des grands textes de la philosophie ont montré que les systèmes philosophiques ne sont pas indépendants de la position sexuelle de leurs auteurs, en général « masculins ». J’ai remarqué qu’à chaque fois qu’un philosophe introduit la question des femmes, c’est toujours avec une gêne ou une réticence extrême.

S’attaquant à cette résistance disciplinaire, la féminisation de la philosophie à laquelle Kofman s’adonne vise à subvertir et à désactiver les oppositions sexuelles traditionnelles. Le premier pas vers l’accueil des femmes en philosophie, selon Kofman (1992 : 73), consiste à « penser autrement qu’à travers les catégories du féminin et du masculin », ajoutant qu’« [i]l ne faut même plus penser à travers la notion de “ bisexualité ”, si celle-ci implique un féminin et un masculin originairement disjoints. Il faut penser tout autrement ».

Ce geste éthique, pour Braidotti (1993 : 2), peut prendre la forme d’un « art de la déloyauté » par lequel la pensée travaille à ébranler la fidélité aux canons et à décentrer le sujet de la Raison, et l’autorité des textes. Stipulant que la délimitation des disciplines s’est traditionnellement superposée à une division sexuelle, ce travail implique la transdisciplinarité, le mélange des genres, des formes et des voix, de même que l’incarnation de la parole dans des récits locaux et situés. Il repose sur le relais de la parole des femmes et des minorités en tant que cela participe à l’aménagement d’un espace pour la pensée du/au féminin. Ahmed (2017 : 15) se prête à cet exercice et adopte une politique de citation qui ne cite aucun homme blanc : « I do not cite any white men. By white men I am referring to an institution […] Instead, I cite those who have contributed to the intellectual genealogy of feminism and antiracism. » Ce parti pris épistémologique, dans la pratique de la théorie critique féministe, est une manière d’investir autrement la machine intercitationnelle qui parle au nom de l’hégémonie.

Conformément à cette éthique de la différence, Braidotti envisage la résistance sexuelle par le principe de la citation. Pour elle, l’invocation, la convocation et l’évocation sont des modes d’énonciation qui participent à la mort de l’Auteur, au décentrement du « Je » dominant du discours et de la pensée philosophique (Braidotti 1993 : 5). Ainsi, il importe de mêler les voix et de les faire apparaître dans l’écriture. Il faut se laisser envahir et occuper par l’autre féminin; il faut accueillir chez soi la squatteuse, la sans-abri, la femme battue. Ce geste d’ouverture à la différence est, selon Braidotti, une manière de repenser et de redéfinir les filiations intellectuelles; il constitue un geste amoureux pour l’autre femme.

Pensées extraphilosophiques

L’approche des philosophes citées plus haut s’accorde au parti pris d’une pensée indisciplinée, en tant qu’elle est la condition de possibilité des femmes comme sujets de la pensée. Le féminin consiste en un vecteur épistémologique de l’altérité. Par ailleurs, lorsqu’il est pris en charge par des femmes philosophes, le féminin déstabilise les fondements de la tradition en ce qu’il fait coïncider l’ordre symbolique, idéel, et la réalité matérielle, notamment celle du corps féminin. L’expression de la pensée se trouve intimement et nécessairement liée à un contexte d’énonciation, qui rejoint en cela la politique du point de vue situé[8]. Pour cette raison, l’emploi du terme « féminin » témoigne d’une difficulté de dire et de penser quand on est femme, ainsi que de l’ambiguïté et de la précarité de cette identité à même l’énonciation. En effet, les tenants de la tradition et de la pureté disciplinaire auront vite fait de dévaloriser et de disqualifier les propositions qui viendraient substantialiser et trivialiser des considérations supposément universelles, objectives, générales, sexuellement neutres.

Il n’est donc pas question, pour les théoriciennes, de réduire leur démarche à un travail de synthèse, en tentant de concilier des postures contradictoires – philosophie et féminisme, essentialisme et déconstruction –, ni d’en faire le vecteur d’un consensus théorique. Il ne convient pas non plus de faire du projet féministe qui porte cette démarche le tenant d’un standard moral et d’une éthique sociale renouvelés, pour avoir enfin « la garantie [d’être] du bon bord des choses, du bord du féminisme, tel qu’en lui-même il se rêve » (Delvaux et Mavrikakis 2003 : 75). Plus qu’une conciliation, le renouveau disciplinaire peut se penser en fonction d’une éthique de la transgression qui « n’opposerait pas le Bien et le Mal, […] mais se situerait là où ils se touchent. C’est là que serait le corps et le corpus, ce que je suis et ce que je lis » (ibid. : 77).

Ainsi faut-il penser aux injonctions qui déterminent et configurent la place et le rôle de la parole des femmes : les injonctions qu’on leur impose mais aussi celles qu’elles s’imposent entre elles, celles qu’il est possible d’intérioriser. Ce lieu de rencontre, entre le corps et le texte, est une question qu’aborde l’écrivaine et critique Smith dans son ouvrage Changing my Mind paru en 2009. Elle y confie l’expérience particulière d’une lectrice à qui le point de vue universel se présente comme un idéal, et non comme une évidence. Réticente à l’idée de lire Their Eyes Were Watching God de Zora Neale Hurston que lui avait suggéré sa mère, « [not] because she’s black [but] because it’s really good writing » (2009 : 3), elle avoue ne pas s’être permis d’aimer jusque-là les romans écrits par des femmes noires. S’étant fait sa propre idée de ce qu’était la « bonne » littérature, la « belle » écriture, Smith affirme : « I preferred my own freely chosen, heterogeneous reading list. I flattered myself I ranged widely in my reading, never choosing books for genetic or sociocultural reasons » (ibid.). Déterminée à ne pas laisser la vie matérielle et les sentiments influer sur la lecture, l’interprétation, le savoir, et les fausser, elle ne veut pas prendre le risque de s’identifier au récit, aux personnages (ibid. : 7-8) :

I feared my « extraliterary » feeling for [Hurston]. I wanted to be an objective aesthete and not a sentimental fool. I disliked the idea of « identifying » with the fiction I read: I wanted to like Hurston because she represented « good writing », not because she represented me.

La représentation à l’oeuvre dans le travail de lecture critique ne doit pas refléter le particulier, le personnel. L’écriture, la « bonne », la « vraie », ne traduit pas le réel, mais réfléchit les abstractions, les valeurs, les idées; elle aspire aux hautes sphères de la métaphysique – humaniste, universelle. L’esthète objectif se trouve au service de la littérature. La folle sentimentale la pervertit, la trivialise, la substantialise. C’est ainsi que Smith (2009 : 10) s’entête à parler de Hurston : « one wants to make a neutral and solid case for her greatness, to say something more substantial than “ She is my sister and I love her ” ». Smith pointe de surcroît l’écueil qu’elle veut éviter, celui de faire de la femme noire un nouveau fétiche, un être plus grand que nature, un personnage « unerringly strong and soulful[,] […] sexually voracious and unafraid[,] […] pressed into service as [a] role mode[l] to patch over our psychic wounds; [where] [she is] perfect [and] overcompensate » (ibid. : 9).

C’est dans ce qui échappe et qui s’avère plus grand et plus fort que la raison que Smith capitule à la lecture du roman de Hurston (Smith 2009 : 7; l’italique est de moi) :

After that first reading of the novel, I wept, and not only for Tea Cake, and not simply for the perfection of the writing, nor even the real loss I felt upon leaving the world contained in its pages. It meant something more than all that to me, something I could not, or would not, articulate.

Cette expérience, qui a l’ampleur d’une révélation et la force d’une vérité, pousse Smith (2009 : 4) à concéder la victoire : « I lost many literary battles the day I read Their Eyes Were Watching God »; « I had to let go of my objection » (ibid. : 6; l’italique est de moi). On comprend alors que l’injonction de la neutralité et de l’objectivité concerne Smith d’une façon bien spécifique. Elle implique l’élaboration de défenses et d’interdits qui vont à l’encontre de sa propre sensibilité et qui, dans son texte, laissent place à un nouvel impératif, celui d’un abandon, d’une abdication qui est de l’ordre d’une vengeance existentielle, celle d’une imagination sans limite (ibid.) :

When I began this piece, it felt important to distance myself from that idea. By doing so, I misrepresent a vital aspect of my response to this book, one that is entirely personal, as any response to a novel shall be. Fact is, I am a black woman, and a slither of this book goes straight into my soul, I suspect, for that reason. And though it is, to me, a mistake to say, « Unless you are a black woman, you will never fully comprehend this novel, » it is also disingenuous to claim that many black women do not respond to this book in a particularly powerful manner that would seem « extraliterary. » Those aspects of Their Eyes Were Watching God that plumb so profoundly the ancient buildup of cultural residue that is (for convenience’s sake) called « Blackness » are the parts that my own « Blackness, » as far as it goes, cannot help but respond to personally (ibid. : 12).

D’un geste qui serait celui d’une arme que l’on pointait vers soi et que l’on dépose enfin, Smith (2009 : 11; l’italique est de moi) prend connaissance de la logique institutionnelle de la théorie critique qui détermine les possibilités et les impossibilités de l’énonciation alors qu’elle affirme que « there is something else to say [about Hurston’s novel] – and the “ neutral universal ” of literary criticism pens me in and makes it difficult ». De fait, Smith (ibid.) retourne le miroir de la représentation, celui que prétend être la littérature :

In the high style, one’s loves never seem partial or personal, or even like « love », because white novelists are not white novelists but simply « novelists », and white characters are not white characters but simply « human », and criticism of both is not partial or personal but a matter of aesthetics. Such critics will always sound like the neutral universal, and the black women who have championed Their Eyes Were Watching God in the past, and the one doing so now, will seem like black women talking about a black book […] These forms of identification are so natural to white readers (Of course Rabbit Angstrom is like me! Of course Madame Bovary is like me!) that they believe themselves above personal identification, or at least believe that they are identifying only at the highest, existential levels (His soul is like my soul. He is human; I am human). White readers often believe they are colorblind. I always though I was a colorblind reader – until I read this novel, and that ultimate cliché of black life that is inscribed in the word soulful took on new weight and sense for me.

Si Smith (2009 : 10) persiste et admet ceci : « I want my limits to be drawn by my own sensibilities, not by my melatonin count », elle reconnaît néanmoins ne pas pouvoir désavouer ce qui peut toucher d’une manière toute particulière et personnelle au nom d’un idéal esthétique et de la neutralité critique. S’emparant du mot soulful qui, en son sens culturellement noir (culturally black), prend « several shades of colors[9] », Smith (ibid. : 13) fait descendre l’« âme » de ses hauteurs métaphysiques et en ramène le sens dans la vie réelle : « [Hurston] makes “ black woman-ness ” appear a real, tangible quality, an essence I can almost believe I share, however improbably, with millions of complex individuals across centuries and continents and languages and religions ». « Black woman-ness », par le truchement de ce que Smith fait du concept de soulful, devient une essence – au sens d’une qualité, un critère esthétique qui rend compte de cet espace matériel et plastique, sensuel et sensoriel; c’est ce qui fait place à ce something else, ce something more, et qui permet d’en parler. Au-delà d’une fétichisation ou d’un substantialisme, la lecture et la critique littéraire peuvent ainsi créer un « espace de liberté » (Delvaux et Mavrikakis 2003 : 84) ou encore un « espace de parole désamorcé » (ibid. : 79) non limité ou médiatisé par les contraintes de neutralité ou de rhétorique identitaire : « It is about the discovery of self in and through another. It implies that even the dark and terrible banality of racism can recede to a vanishing point when you understand, and are understood by, another human being » (Smith 2009 : 7).

Dans American Philo, Dufourmantelle demande à Ronell s’il est encore d’actualité d’envisager la philosophie, selon son étymologie, comme « amour de la sagesse ». À cela, Ronell répond : « Si la philosophie est une histoire d’amour, alors il faudrait pervertir un peu cet amour-là pour que je m’y sente chez moi » (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 7). Plus qu’un espace amoureux et habitable, la philosophie et son institution ont constitué pour Ronell un milieu hostile, une zone de combat. Sans les envisager comme des postures contradictoires, le combat assure et défend l’amour de la pensée pour les sujets féminins. Il en est sa condition de possibilité.

S’accordant aux propos de la philosophe qui suggère que « [l]a philosophie emprunte aux histoires d’amour leur structure narrative, leur besoin de se raconter, leur nécessaire incarnation dans les mots » (Ronell et Dufourmantelle 2006 : 7), les discours des penseuses relayés et déployés en constellation dans cet article sont engagés dans une redéfinition disciplinaire. Parlant depuis le lieu situé de leur expérience singulière et du point de vue de leur relation personnelle à l’institution, ces théoriciennes participent de manière concrète à cette incarnation dans les mots. En cela, elles permettent la définition d’une épistémologie ayant en son coeur une éthique de la différence sexuelle.

Ce projet féministe en philosophie et en théorie critique, Braidotti (1993 : 6) le pense comme une épistémophilie, comme la mise en oeuvre d’un amour de la pensée, d’un désir de la philosophie; autrement dit, un amour de l’amour du savoir. En effet, il faut bien de la volonté et du désir dans les mots et les gestes de ces femmes qui demeurent et persistent dans l’écriture et la pensée, malgré la violence qu’elles constatent. Il faut bien avoir l’amour de l’amour de la pensée pour occuper un terrain hostile à leur sexe, à leur genre ou à leur race, ou aux trois à la fois. L’entêtement et le risque qu’il y a à admettre la différence, à s’exprimer et à ressentir depuis le lieu de cette différence, au prix d’une validation et d’une légitimation par les maîtres, sont au fondement de ce projet féministe.

Comme Smith, qui ne peut qu’abdiquer devant la puissance d’un amour pour l’écriture d’une autre femme noire, ces femmes philosophes et théoriciennes, dans l’écho et le relais des mots des unes et des autres, reprennent et détournent l’injonction adressé à Ahmed : To give your love.