L’ouvrage est riche et intéressant. Il est impossible de rendre justice à chacun des textes qui le composent. Mon commentaire portera sur quatre interrogations qui, sous-jacentes au volume ou débattues par l’un ou l’autre auteur, si ce n’est par plusieurs, m’interpellent particulièrement. Ces interrogations sont les suivantes : 1) Pourquoi la question de la mémoire est-elle au coeur de notre contemporanéité ? ; 2) Quel type de rapport peut-on, doit-on, entretenir avec le passé, la tradition, les prédécesseurs, les ancêtres ? ; 3) Comment raconter l’expérience historique québécoise ? ; 4) Quelle mémoire d’avenir (pour le Québec) ? On comprendra que cette note critique tient moins du compte rendu habituel qu’il ne consiste en un dialogue, empathique et critique tout à la fois, avec les collaborateurs de l’ouvrage. En introduction du livre, Meunier et Thériault postulent que la mémoire, qui traduit un besoin essentiel d’inscription de l’homme dans la durée, reste constitutive de l’évolution et de la structuration des sociétés actuelles. Ils ont raison. Nombreuses sont d’ailleurs les recherches qui, sur la base d’enquêtes empiriques, montrent à quel point le spectre d’une « déhistoricisation » ou d’une « détraditionalisation » des sociétés, y compris les sociétés réputées « postmodernes », est exagéré. L’être humain est un animal historique tout autant que politique (et privé). S’il rompt avec ses racines, c’est pour mieux s’enraciner dans un autre lieu – physique ou symbolique – qui peut d’ailleurs être le même lieu réinvesti de sens. Le désenchantement de l’homme semble avoir la limite que lui impose son éventuelle dérive dans un nowhere, sorte de limbes insipides où peu de gens ont envie d’aller, au risque en effet de connaître une dépersonnalisation de leur être. La question ouverte par les deux sociologues va toutefois au-delà du constat qui veut que la mémoire reste l’un des horizons structurants de notre contemporanéité. Il s’agit de comprendre pourquoi la mémoire persiste et signe aussi fort à l’heure actuelle dans l’espace public. Selon l’hypothèse principale mise en avant par Meunier et Thériault, reprise et développée par Daniel Tanguay, le « moment mémoire » que nous vivons répondrait du « besoin psychologique de compensation ressenti par l’homme moderne pris de vertige devant l’accélération du temps » (p. 21). Autrement dit, notre « moment mémoire » serait une réponse – partielle et maladroite au dire de Meunier et Thériault, inadéquate selon Tanguay – à la crise de l’avenir qui secoue nos sociétés. Commune, en tout cas fréquente (Torpey, 2004), cette interprétation paraît à première vue valable : l’avenir étant apparemment devenu imprévisible, infigurable et impossible, au point d’effrayer quiconque voudrait le coloniser de ses rêves ou de ses utopies, le passé ferait office de refuge et la mémoire constituerait, dans ce contexte, le plus sûr moyen pour les contemporains de se retrouver quelque part, dans un lieu connu ou fréquenté, théâtre de leur réalisation possible, au lieu d’errer dans l’anonymat collectif qu’ils n’ont de cesse de produire en allant au bout de leurs pratiques individualistes, de leurs aspirations subjectives et de leurs créations éphémères. Derrière cette interprétation, on devine une pensée pleine d’appréhension inspirée par l’angoisse intellectuelle de notre temps, laquelle est particulièrement répandue au sein de cette portion de la gent savante qui épuise sa réflexion dans la méditation théorique (Bouchard et Roy, 2007). Il faut néanmoins s’interroger : vivons-nous vraiment une crise de l’avenir au sein de nos sociétés ? Est-ce parce que l’horizon nous paraît indéchiffrable et immaîtrisable que l’on n’a pas fatigue, pour éviter de s’exiler dans un avenir creux ou de se perdre au présent, dixit Tanguay, de parler à ce …
Appendices
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