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Voilà un ouvrage incongru et tout à fait étonnant. Un historien au sommet de son art, en pleine possession de ses moyens, en train de publier l’oeuvre maîtresse d’une carrière exemplaire, fait un pas de côté et revient sur son parcours. Parce qu’il « se préoccupe que la substance de ses abondants travaux ne soit pas toujours bien comprise », explique Claude Corbo dans l’avant-propos, Yvan Lamonde rappelle, sur le mode parfois intimiste de l’autobiographie « scientifique », ses premières années d’études au Séminaire de Joliette et explique son passage – fondamental dans son cheminement intellectuel – de la philosophie à l’histoire. Trois des quatre chapitres sont consacrés aux « massifs » de son oeuvre : la nécessité, d’abord, d’arpenter le terrain de l’histoire culturelle et intellectuelle en recensant et en publiant des bibliographies, écrits et documents pertinents ; ensuite l’immense travail de synthèse en histoire des idées qui l’amène à préciser ses intentions et à mettre en valeur ses découvertes ; enfin, sa ferme volonté de comparer le Québec avec d’autres sociétés et d’ainsi mesurer les influences extérieures sur nos débats, nos façons de voir et nos institutions. L’ouvrage est complété par quatre « annexes » qui précisent certains aspects de la pensée de l’auteur et qui offrent une bibliographie complète de ses ouvrages.

Yvan Lamonde est un historien rigoureux, méthodique, patient même. C’est ce que montrent les deux premiers tomes de son Histoire sociale des idées. Rien ne semble lui avoir échappé : sources primaires et secondaires ; mémoires de maîtrise et thèses de doctorat ; analyse interne et externe des idées en circulation. Ce qu’il cherche cependant à montrer dans Historien et citoyen, c’est que cette prodigieuse érudition devait, ultimement, éclairer le citoyen, l’intellectuel, l’homme et ainsi servir un dessein plus élevé, une finalité civique plus grande. En premier lieu, il s’agissait de s’attaquer à l’image négative de la culture politique québécoise propagée notamment par Pierre Elliott Trudeau à partir des années 1950. Contrairement à ce qu’avait pu croire ce dernier, le Québec français des XVIIIe et XIXe siècles n’a pas été « un désert vide de toute pensée démocratique » (p. 51). Des Canadiens ont souhaité l’avènement du parlementarisme britannique dès le XVIIIe siècle ; les rebelles de 1837-38 se sont inspirés des idées républicaines qui circulaient en Amérique ; un décollage culturel s’est produit dès les années 1840 ; une véritable autonomie du sujet aurait émergé, lentement mais sûrement, tout au long du XXe siècle. Sur ce plan, la démonstration de Lamonde est très convaincante et son immense contribution à notre historiographie n’est plus à démontrer.

Mais il y a plus. C’est que, dans son esprit, « établir l’existence d’une tradition démocratique propre au Québec français » (p. 47) allait permettre une véritable « décolonisation mentale » (p. 6). C’est précisément là que l’historien tente de rejoindre le citoyen. En se découvrant un autre passé que celui de la « Grande noirceur », en prenant toute la mesure des riches débats politiques qui avaient eu cours ici, en comprenant que de grands personnages avaient défendu l’idéal de la liberté, les Québécois pourront assumer plus sereinement un passé qui passe mal, encore aujourd’hui, et ainsi « universaliser leur spécificité ». De la même manière, Yvan Lamonde a fait le pari qu’en analysant les multiples influences qui avaient fait le Québec, en montrant que l’apport de la France ou de Rome devait être relativisé par rapport à celui de la Grande-Bretagne ou des États-Unis, il amènerait les Québécois à porter un regard décomplexé sur eux-mêmes et à mieux saisir toute la richesse d’une « identité décolonisée » (p. 118).

Le pari est ambitieux et tout à fait noble, même si on peut discuter certaines thèses avancées par Yvan Lamonde. Par exemple, l’historien établit un lien intéressant mais discutable entre laïcité et émancipation. Acquis fragile, la laïcité serait selon lui le « versant ensoleillé de la Révolution tranquille » (p. 66). Pour s’émanciper du Canada, il aurait donc fallu suivre la ligne du RIN et rompre plus vigoureusement avec le passé catholique du Québec. Une thèse un peu paradoxale quand on sait à quel point les militants du RIN, recrutés en grande partie au sein de la génération des baby-boomers, ont carburé au mythe de la « Grande noirceur » auquel Lamonde souhaite pourtant s’attaquer dans cette autobiographie. Aussi, on regrette qu’Yvan Lamonde n’ait pas tenu compte des travaux récents sur le personnalisme chrétien lorsqu’il aborde le rapport au temps chez Pierre Vadeboncoeur et Fernand Dumont. Dans cette même section, sa présentation du rapport au temps de la « Génération X » aurait mérité un meilleur développement. Enfin, Yvan Lamonde semble reprendre le schéma dualiste de son mentor Philippe Sylvain selon lequel le Canada français aurait été déchiré en deux camps irréconciliables à partir des années 1840 : en gros, celui des modernistes libéraux et celui des réactionnaires ultramontains. Les nombreux travaux sur la « société libérale » montrent pourtant qu’entre ces deux camps, il y eut beaucoup plus de dénominateurs communs qu’on ne l’a longtemps cru. J’ajoute que les travaux de Pierre Trépanier sur le traditionalisme tendent à montrer que les penseurs de cette mouvance cherchaient moins à contrecarrer la modernité qu’à en proposer une vision alternative. Que ce modernisme conservateur ait accordé une place prépondérante au groupe, cela va de soi. Le XXe siècle montre cependant que bien des avant-gardes politiques et culturelles se préoccupèrent bien peu du « moi » libéral que l’historien place au centre de son analyse de la modernité.

Ces quelques commentaires critiques ne doivent surtout pas ralentir le lecteur. Au final, nous avons droit au fascinant condensé d’un long travail de recherche et de réflexions qui nous permet de suivre une quête intellectuelle tout à fait personnelle. Cette quête aura permis au citoyen Lamonde, et à ses lecteurs, de mieux comprendre le cheminement parfois tortueux des Canadiens français devenus Québécois. Toute personne qui songerait à entreprendre un doctorat en histoire ou en sciences sociales devrait lire ce livre.