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Rousseau dans le paysage dévasté de FukushimaL’actualité japonaise du Contrat social[Record]

  • Akira Mizubayashi

Comment le Contrat social de Rousseau interpelle-t-il les Japonais d’aujourd’hui ? Autrement dit, pourquoi le Rousseau du Contrat social est-il, reste-t-il aujourd’hui d’une importance cruciale pour les Japonais ? Telle est la question que je voudrais aborder. Dans un premier temps, je dessinerai à grands traits la théorie du pacte social telle qu’elle apparaît dans le chapitre VI du Livre I, où il est précisément question du pacte social. Voici ce qu’il dit : Dans la vision de l’histoire généalogique telle qu’elle est présentée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (ce qu’on appelle le Second Discours) (1755), l’homme vivant d’abord dans l’état de nature se voit peu à peu entraîné vers l’état de société. Dans la première partie de ce livre, Rousseau imagine en effet, à l’appui d’une multiplicité d’observations apportées par des explorateurs de civilisations non-européennes, à la fois l’état initial de l’homme dans sa nudité primitive et naturelle et son évolution inévitable au gré des circonstances qui l’incitent et l’obligent à s’acheminer vers des formes sociales de plus en plus affirmées, de plus en plus complexes. Rousseau pose la Nature (ou l’état de nature) au point de départ de l’Histoire pour souligner que l’humanité ne peut pas y rester. Dans la perspective généalogique (généalogie du mal, des inégalités) qui est celle du Second Discours, la sortie de l’homme hors de la Nature apparaît comme une catastrophe. Rappelez-vous que l’auteur s’efforce, dans la seconde partie du Discours, de détailler le devenir catastrophique de l’histoire humaine qui commence par l’établissement fallacieux de la société civile et se termine par le sombre tableau de l’impitoyable tyrannie. À ce stade de l’Histoire qui est comparable à l’état de guerre hobbesien, le déchirement de la société est tel que l’humanité se trouve dans une situation de crise grave sans précédent ; elle est au bord d’un précipice ; elle est menacée d’anéantissement si un changement radical n’intervient pas. C’est dans cette logique d’une histoire à la fois fictive et universelle de l’humanité qu’on peut mesurer toute la portée du passage du Contrat social que je viens de citer. Qu’est-ce que Rousseau dit au juste ? Qu’est-ce qui est au cœur du pacte social tel qu’il le conçoit ? Qu’est-ce qu’il nous apprend exactement ? Je me souviendrai toujours d’une espèce de stupeur qui s’est emparée de moi lors de ma première lecture de ce texte il y a environ quarante ans. Et j’ajouterais que cette stupeur a conservé aujourd’hui, quarante ans après, toute sa force d’ébranlement, car elle est liée sans nul doute, vous allez le voir, au fait que je viens d’un horizon culturel très éloigné de celui qui a vu naître ce texte : le Japon. Le texte de Rousseau est bâti sur un présupposé fondamental auquel les Occidentaux ne semblent pas accorder une attention suffisamment soutenue en raison même de son caractère trop évident. C’est une sorte de point aveugle. C’est comme l’œil qui ne peut pas se voir si une surface réfléchissante ne vient pas s’interposer. Je suis, si j’ose dire, cette surface réfléchissante. Quel est donc ce présupposé ? C’est, en un mot, l’essence historique — donc non naturelle — de la société politique. La société politique (diversement nommée dans le passage précité selon l’angle d’observation choisi), loin d’être une donnée primitive, est un artefact, une invention humaine. Ce sont les hommes, les individus vivant d’abord dans l’état de pure nature, parvenant progressivement à un degré suprême de conflits et de contradictions intolérables, qui décident enfin de s’unir, de s’associer dans le but de créer une société. C’est cette …

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