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Comment se fait-il que presque tous les garçons robustes et sains, à la belle âme, un jour ou l’autre ont un désir fou de prendre la mer [1] ?

Bien qu’il s’affiche comme un « roman d’aventures » et que ses odyssées maritime et initiatique s’inscrivent dans la lignée des robinsonnades célèbres (Defoe, Stevenson, Golding), Frères[2], de David Clerson, publié en 2013 chez Héliotrope, présente de nombreuses affinités structurelles, formelles et thématiques avec l’univers du conte. La trame romanesque relate l’histoire d’un aîné manchot qui engendre, avec son bras amputé par sa mère, un frère. Naviguant sur la mer au moyen d’une barque de fortune dont la figure de proue est la tête d’un pantin, les deux garçons partent, munis d’une peau de chien, à la recherche du père disparu. Si les frontières génériques entre roman et conte ont déjà été largement traitées[3], c’est d’un point de vue ethnocritique qu’on voudrait reprendre la question en l’orientant vers l’hétérogénéité culturelle du récit. On verra comment le roman se compose, d’une part, d’un bricolage de motifs « contiques », et, d’autre part, de scripts rituels qui régissent les manières de faire les jeunes garçons dans nos sociétés occidentales.

PORTRAIT DES FRÈRES EN HÉROS DE CONTE

Frères bouleverse les catégories génériques. Ce récit onirique, fantasmatique, épique[4], explicitement qualifié de « roman » par l’éditeur et l’auteur, entretient des zones de recouvrement très poreuses avec les structures textuelles des contes merveilleux. Selon les critères formels des genres narratifs, il oppose aux perspectives historiques de la légende et socioculturelles du roman les traits spécifiques du conte. Il en épouse les multiples contours, dont les imprécisions nominales, géographiques, temporelles qui l’informent : deux « frères » — « l’aîné » et le « cadet » — vivent chez leur « mère », dans une maison près de « marais côtiers », à quelques heures de marche d’un « village » de pêcheurs. Ils entreprennent une « odyssée » « vers la mer » où ils rencontrent, imaginairement, des « créatures tentaculaires, monstres surdimensionnés » (F, 13). Ni la demeure ni le village ne sont décrits, l’action se déroule dans une temporalité indéterminée, si ce n’est qu’elle a pour bornes le début et la fin de l’été. On le voit, le vocabulaire utilisé pour définir les éléments basiques du récit — les personnages, les lieux, les temps — est volontairement vague, déréalisant. Ces lacunes référentielles, typiques de l’univers du conte, contribuent à créer une atmosphère inquiétante et étrange.

La biographie des frères repose également sur des logiques du conte et mobilise un ensemble de motifs merveilleux. Nés d’une mère « qui les avait eus si tard, à un âge où l’on ne devient plus mère », qualifiée de « sorcière », et d’un « chien de père », « géniteur de passage » et inconnu (F, 12-13), qui est survenu de la mer, les deux frères sont des enfants du manquement. Fruits d’une union hors normes, celle d’une vieille fille, immobilisée dans son foyer, et d’un étranger, nomade (marin ?), ils sont littéralement des enfants naturels, soit des bâtards — d’où le fait qu’ils n’ont ni noms ni prénoms, eux dont la filiation anthropozoomorphique est précisément problématique. Illégitimes, les frères incarnent aussi, selon le récit étiologique que relate la mère, des enfants du miracle : « Et elle lui avait raconté que son frère avait pris forme à partir de son bras tranché, qu’il était né muni de deux bras nains, imparfaits, mais accrochés à un corps complet […]. » (F, 18) Nombre de naissances miraculeuses surviennent de cette manière dans les histoires merveilleuses, où « la constitution d’un corps humain, d’une personne [se réalise] à partir du fragment coupé d’un autre corps[5] », comme dans certaines versions du Petit Poucet où le héros éponyme échappe à la mort en révélant son identité liée aux conditions de sa naissance : « Je suis ton fils, né de ton petit doigt », dit-il à la « vieille[6] ». Sorti de la chair de l’aîné, le cadet de ce roman québécois est tout à la fois frère, jumeau et fils, ce qui redouble le désordre de la parenté.

Tous deux présentent des singularités physiques. Disgraciés, contrefaits, les frères sont des « moitiés d’hommes[7] », littéralement, dont l’un est manchot, l’autre atrophié, et dont l’un complète l’autre. Bien des contes le confirment : les mutilations des mains et des bras, souvent associées à des fautes relatives à l’alliance et à la filiation, se combinent au thème de l’origine surnaturelle[8]. La procréation magique, illicite ou stérile engendre l’enfant monstrueux, comme le montre la trame initiale du conte-type 708 de la classification d’Aarne-Thompson, connu sous le titre The Wonder-Child et dont le récit est très répandu au Canada francophone. En plus d’évoquer, selon Nicole Belmont, le destin des filles-mères, ce conte narre la quête, entreprise par un enfant prodige, pour retrouver son père[9]. Dans tous les cas, la mutilation et l’asymétrie sont le signe de l’inachèvement et de l’appartenance à un monde autre[10], ce qui explique en grande partie la perception magique et sensible de l’univers qu’ont les frères. Les deux, rêveurs, vivent dans un espace-temps détaché du réel. Le cadet par exemple imagine en rêve l’expédition à venir (F, 32) et lit des intersignes dans le cosmos : « “le monstre, la tempête, l’étoile filante… ce n’était pas Pantin, c’était notre chien de père” » (F, 41). L’aîné fait des cauchemars et voit « la grosse tête de son père » (F, 41) qui hante ses nuits et qui annonce le combat final où il le harponnera. Bref, le texte cumule les mentions aux rêves, cauchemars et sommeils, certainement parce que ceux-ci évoquent des morts symboliques, et surtout parce qu’ils permettent l’accès à l’invisible, au symbolique et à l’imaginaire.

« Naturels », les frères le sont également dans la mesure où, excentrés par rapport au village, ils habitent à la frontière de l’espace social :

Parfois, lui et son frère marchaient quelques heures à travers champs pour aller jusqu’au village voisin y échanger des objets trouvés sur la grève contre du miel ou du hareng fumé. C’étaient leurs seuls contacts avec le monde extérieur, des contacts que leur mère n’aimait pas, mais qu’elle tolérait, maintenant qu’avec ses vieilles jambes et sa vue défaillante, elle pouvait difficilement s’y rendre elle-même.

F, 14

S’ils vivent « à quelques heures » de marche du village, les frères ne sont pas entièrement en dehors de la civilisation[11] : l’échange symbolique, qui suppose un système de valeurs partagées, est au coeur des relations communautaires. Mais force est de constater qu’ils restent à l’écart du social puisqu’ils ne participent pas de la « vision du monde » (F, 15) des enfants de pêcheurs. Leur cosmologie est fondée sur des créatures imaginaires, des monstres et merveilles provenant des confins que signale leur origine paternelle.

La maison familiale des frères se caractérise par des logiques non seulement de l’entre-soi et de l’enfermement géographique, mais aussi de l’oralité primaire : il s’agit bien de vies en marge de la culture écrite. Plus généralement, on peut dire que l’univers fictionnel est analphabète, car il ignore le monde de l’écrit : aucune mention des outils, objets ou processus cognitifs de la littératie (livres, crayons, bibliothèques, listes, etc.)[12]. Ce blanc textuel souligne, sur le plan de la diégèse, l’éducation lacunaire des jeunes garçons, qui ne semblent pas aller à l’école (comme la majorité des enfants des contes merveilleux). Rien n’indique qu’ils savent lire et écrire[13], d’où les nombreuses situations de contage où triomphe la transmission maternelle et orale d’histoires :

Chaque soir à l’heure du coucher, elle leur racontait encore, comme aux premières années de leur vie, des histoires anciennes et inquiétantes, celles de tout ce mal qu’amenait l’océan, lui qui avait amené un jour leur « chien de père », qu’elle disait tantôt arrivé sur une barque, tantôt sur un vieux rafiot ou même encore jeté sur la grève le lendemain d’une tempête ; un géniteur de passage, dont le récit de l’arrivée variait avec le temps et au gré des humeurs de la vieille.

F, 12-13

Habitée par une parole, la mère s’arroge une voix conteuse, et ses mots ritualisés sont performatifs : l’insulte « chien de père » est prise à la lettre par les garçons et par la langue du récit qui concrétise l’expression idiomatique en faisant, dans l’imaginaire fraternel, du père un chien. Les contes de la vieille produisent le corps de croyances qui organisent la cosmologie familiale : de la naissance extraordinaire des frères en passant par l’origine monstrueuse du père et la croquemitainisation de la mer[14]. Ces scènes de contage privées, domestiques, féminines redoublent l’appartenance générale du roman au conte.

Bref, cumulant les écarts, les anomalies et les traits problématiques qui les marginalisent, le portrait des frères prend sa source dans un ensemble d’ethnotypes issus du conte qui mettent en jeu l’acquisition de l’identité. Plus que d’une mémoire intertextuelle, on pourrait parler, avec Marie Scarpa, d’une « mémoire culturelle » qui suppose « la convocation potentielle [par le roman] de toutes les représentations symboliques[15] » configurant ici le héros du conte.

LANGAGES DU CONTE ET DU ROMAN : LES MOTIFS ET LA STRUCTURE RITUELLE DU RÉCIT

Frères reprend et retravaille une structure générique du conte. Contrairement à d’autres oeuvres québécoises contemporaines qui réécrivent explicitement des récits de la tradition orale et écrite[16], aucun conte-type précis ne forme, a priori, la matrice du roman. Son schéma narratif peut plutôt être lu comme une configuration créatrice d’épisodes reconnaissables et de motifs recyclés provenant des contes[17] : à la naissance singulière (gémellité, auto-engendrement) et à la main coupée[18] dont on vient de parler, ajoutons la traversée qui marque « le passage dans l’autre monde [et qui] est en quelque sorte l’axe du conte, en même temps que son milieu[19] » ; l’enveloppement dans la peau de bête qui permet au héros d’accomplir son odyssée en voyageant sous une forme animale (RH, 265) [20] ; l’enfant capturé et emprisonné (RH, 107) ; « la mort temporaire » (RH, 118). Principalement, le roman thématise « la mise en morceaux » (RH, 119) déclinée sous la forme du démembrement de l’aîné et de Pantin, des bras minuscules du cadet, des bêtes faites d’os disparates, etc. De plus, il la formalise : activant des logiques métonymiques, il se construit à partir de morceaux d’autres textes, de fragments de contes. Par exemple, le pantin trouvé dans le marais suscite diégétiquement l’histoire de Pinocchio racontée par la mère à ses fils. La pelisse de chien portée par l’aîné rappelle, dans la mémoire du lecteur, Peau de Mille Bêtes des Grimm ou Peau d’âne de Perrault. Ou encore, à la fin du récit, le retour à la maison, inchangée par le passage du temps, évoque un autre conte bien connu :

S’approchant de la maison, il vit que les ronces y étaient plus nombreuses, et elles lui griffèrent les jambes. Sa main saigna alors qu’il les écartait. […] Puis il marcha dans la poussière et les cadavres d’insectes dont les corps chitineux craquèrent sous ses pas. […] [Il vit sa très vieille mère], une momie morte-vivante, un univers de sécheresse assis devant son assiette comme à l’heure du repas. La table était mise pour elle et ses deux fils.

F, 139

Insistant sur l’atmosphère funèbre, la description convoque l’hypotexte de La Belle au bois dormant de Perrault. Dans ce conte, l’héroïne se pique le doigt sur un fuseau et s’endort jusqu’à ce que le prince la réveille et redonne ainsi vie au château, figé comme elle dans le même état depuis cent ans :

À peine s’avança-t-il vers le bois que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s’écartèrent d’eux-mêmes pour le laisser passer ; il marcha vers le château qu’il voyait au bout d’une grande avenue où il entra […]. Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu’il vit d’abord était capable de le glacer de crainte ; c’était un silence affreux, l’image de la mort s’y présentait partout, et ce n’était que des corps étendus d’hommes et d’animaux, qui paraissaient morts[21].

Toutefois, les motifs empruntés ne sont pas reliés les uns avec les autres selon des séquentialisations connues ou des canevas relevés par les folkloristes et ethnologues. Ils ne motivent pas non plus les mêmes effets de sens, comme on peut le constater avec le motif de la piqûre faisant couler le sang, qui signifie pour la Belle les menstruations et pour l’aîné la mort[22]. De même, le héros romanesque, ne suivant pas la trajectoire matrimoniale du prince, vient plutôt revoir sa mère : les deux séquences sont symboliquement incompatibles ; l’une renvoie à l’alliance, l’autre à l’endogamie. On a donc affaire à une rénovation des logiques symboliques, sémantiques et scénaristiques. Autre type de transformation à l’oeuvre dans le déplacement des motifs du conte vers le roman : la suppression des épisodes que ces derniers activent. Par exemple, la « main coupée » configure, dans le conte-type 706 intitulé La jeune fille aux mains coupées, le recouvrement, à la fin, de l’intégralité corporelle et le mariage[23]. Dans le conte-type 510, la peau de bête implique le dévoilement final de la réelle identité et encore une fois l’union matrimoniale. Or, ces deux séquences programmées et attendues n’adviennent pas dans ce roman, qui désarçonne les horizons d’attente produits par la matrice générique du conte et qui génère des ruptures par rapport aux modèles et aux récurrences narratives. Le roman use de processus de transmotivation culturelle[24], qui prennent ici diverses formes : décontextualisation, déséquentialisation, rénovation des effets de sens, mutilation et altération des motifs. Il cherche en effet moins à explorer narrativement la pleine signifiance de ces motifs, chargés d’une longue mémoire culturelle, qu’à les accumuler, les réarranger et les assimiler. Il mobilise, de cette manière, des pratiques du bricolage, au sens lévi-straussien : assemblant des morceaux préétablis, il crée et invente une histoire avec un « stock » prédéterminé de motifs reconnaissables (car fixés par la tradition) et hautement dynamiques[25].

De surcroît, la syntaxe du récit peut être rapprochée de la configuration « canonique » du conte telle qu’elle se décline en cinq séquences :

  1. état de manque (ou faute initiale) provoquant le départ du premier héros ;

  2. voyage (quête) pendant lequel il est soumis à une première série d’épreuves ;

  3. arrivée dans un lieu où il subit de nouvelles épreuves ;

  4. récompense ;

  5. retour au point de départ[26].

Selon les folkloristes, ce modèle séquentiel est « la traduction dans le langage symbolique des contes du scénario que suit le jeune adolescent dans la réalité, lorsqu’il lui faut conquérir la connaissance et les valeurs qui feront de lui un être intégrable dans la société des adultes », scénario qu’on peut découper et résumer en trois parties : étapes menant à la mort de l’état ancien, gestation du nouvel individu et, enfin, renaissance et intégration[27]. Qu’en est-il du roman ?

Ce schéma organise la logique du récit de Clerson. La quête du père au loin, alors que « tout est mort, ici » (F, 46), provoque le départ « vers la mer », qui représente « l’avenir » des deux héros (état de manque). Deux voyages répètent les séquences intermédiaires du conte, où l’aîné arrive dans un lieu inconnu : tout d’abord, rescapé et capturé par une « grosse femme » (F, 71) et ses « enfants-porcs » (F, 69), il est littéralement traité comme un chien et s’enfuit après un carnage (sa récompense : une deuxième tunique canine) ; ensuite, il reprend la mer, refait naufrage, mais cette fois-ci il est hébergé et sauvé de la mort par un père et sa jeune fille (sa récompense : la capacité de parler aux oiseaux). Enfin, il refait une dernière traversée pour retourner chez lui. On pourrait compléter cette lecture interstructurelle de l’architecture narrative du roman en l’associant aux schémas quadripartites du conte étudiés par David Bynum[28]. La quête initiatique traverse une « zone de résidence », point de départ du héros et chronotope de la consanguinité (la maison de la mère et le temps de l’enfance) ; une « zone de limbes », qui est un espace-temps de l’entre-deux (la mer et les deux trajets maritimes) ; une « zone de l’autre monde dangereux », chronotope du danger et de la fuite (la maison de la famille-porcelets) ; et, enfin, la « zone de l’autre monde domestique », qui correspond à l’espace de l’alliance (la maison du fabricant de pantins).

Le canevas romanesque retrouve ces chronotopes prototypiques du conte. Il possède également, comme lui, des accointances avec certains systèmes symboliques comme les rituels, usages, croyances ; accointances que l’ethnocritique appelle l’hétérophonie culturelle[29]. Motivée par des logiques plurielles relatives aux rites de passage, plus spécifiquement aux rites pubertaires puisque les deux frères, « encore enfants mais de plus en plus adultes, affranchis » (F, 12), sont « de jeunes adolescents » (F, 45), l’intrigue s’organise autour de la nécessité pour ces garçons de prendre le large afin d’acquérir une autonomie et une identité virile. Dès lors, on remarque que la structure narrative du récit est en homologie avec la séquence rituelle[30]. Certes, il n’y a pas à proprement parler de rite thématisé par le récit (les deux frères ne vivent pas, on l’a dit, dans un univers très socialisé ou ordonnancé par des us et coutumes collectifs), sauf que le texte dramatise l’expérience de la juvénilité comme un passage, une odyssée. Ce n’est pas la société du texte qui impose la coutume, mais bien la langue et la structure de la narration qui en épousent les manières de faire et en récupèrent les symboliques. Ainsi, les fonctions narratives « dramatis[ent] l’accès de l’adolescent à l’âge adulte » comme un « temps d’épreuve », de « rencontre de l’altérité », et « du détour par la sauvagerie », par « la marge non cultivée » et enfin par la bête[31]. Comme l’écrit Marie Scarpa, la « construction [et la déconstruction] de l’identité individuelle et sociale (du personnage) [est] le coeur du procès narratif[32] ». Cette dramatisation rituelle se constate dans l’assimilation de la scénaristique tripartite du rite de passage[33]. La phase de séparation (« zone préliminaire »), où le novice est séparé de son groupe, correspond à la première partie, « Une vie de chien », retraçant la vie répétitive au foyer, les préparatifs du départ et la première traversée de la mer : « Ils tirèrent la voile et partirent vers l’océan. » (F, 57) Cette partie se conclut sur la mort du cadet, qui signe la rupture d’avec le même et le début d’un processus pour devenir soi. À cette disjonction, nécessaire à l’autonomisation du jeune garçon, succède une longue phase de marge (« zone liminaire » sur laquelle nous reviendrons), pendant laquelle l’aîné se métamorphose et expérimente l’altérité. Et enfin, la phase d’agrégation (« zone postliminaire ») marque le moment de la réintégration de l’initié dans sa collectivité et du héros du conte dans sa nouvelle communauté d’alliance : elle coïncide, dans le roman, symboliquement, avec la renaissance miraculeuse, qui a lieu après le naufrage, et, structuralement, avec le retour à la maison familiale, qui organise la dernière partie, « Vers le frère ». Celle-ci renverse l’enjeu principal du conte, à savoir « l’établissement, matériel et matrimonial, d’un héros[34] », car la retraite dans « cet univers sclérosé, fermé sur lui-même, où sa mère aurait voulu les garder » (F, 124) signe la fin de la quête et signale un retour au même, à la mère/mer. Que l’épisode final diffère des modèles ritiques et contiques indique bien qu’on est dans un univers romanesque[35].

À l’intérieur de cette grande structure syntaxique de type initiatique qui modélise le récit se trouvent des micros schémas rituels mettant en abyme des séquences de séparation et de liminarisation. Pour le dire autrement, la trajectoire du personnage est configurée par des épisodes de départs et d’arrivées, de morts symboliques et de renaissances, qui correspondent aux deux premières étapes du rite de passage. Mais surtout le récit a la particularité de proposer une extension de la phase liminaire qui recouvre presque l’intégralité de la narration : « [L]a phase de marge est à l’évidence au coeur générique de toute robinsonnade car, désirée ou subie, la période de survie dans un milieu hostile transforme nécessairement et durablement son homme[36]. » Temps de l’embrouillement des catégories anthropologiques élémentaires comme l’animé/l’inanimé, l’animal/l’humain, le vivant/le mort, le réel/l’imaginaire, l’enfant/l’adulte, le processus liminaire, qui participe dans les contes de la succession des péripéties et des aventures qualifiantes que doit surmonter le héros néophyte, trouve un écho ethnographique dans les rites pubertaires, tels que l’anthropologie comparée les décrit, qui mobilisent diverses formes d’ensauvagement :

Chez un bon nombre de tribus de l’Amérique du Nord, le prestige social de chaque individu est déterminé par les circonstances entourant des épreuves auxquelles les adolescents doivent se soumettre à l’âge de la puberté. Certains s’abandonnent sans nourriture sur un radeau solitaire ; d’autres vont chercher l’isolement dans la montagne, exposés aux bêtes féroces, au froid et à la pluie. Pendant des jours, des semaines ou des mois selon le cas, ils se privent de nourriture […]. Dans l’état d’hébétude, d’affaiblissement ou de délire où les plongent ces épreuves, ils espèrent entrer en communication avec le monde surnaturel. Ému par l’intensité de leurs souffrances et de leurs prières, un animal magique sera contraint de leur apparaître ; une vision leur révélera celui qui sera désormais leur esprit gardien […][37].

S’initier, poursuit Lévi-Strauss, c’est « se risquer sur ces franges périlleuses où les normes sociales cessent d’avoir un sens […], aller jusqu’aux frontières du territoire policé, jusqu’aux limites de la résistance physiologique ou de la souffrance physique et morale[38] ». C’est, comme le font initialement les deux frères, commencer par explorer la côte, les champs, la mer (F, 14), les grottes (F, 35), courir sur la grève et la colline (F, 18), dénicher des trésors, des « trouvailles, d’étranges insectes, de curieux fossiles, des objets que la Grande Mare jetait sur la grève » (F, 134) ; se mettre au défi et commettre des délits comme « forc[er] les réserves communales et s’empar[er] de beaux fromages ronds et de gros morceaux de viande salée » (F, 55), « saut[er] la clôture du poulailler et [prendre] trois poules » (F, 55-56). Ces actions et larcins, typiques des « invisibles initiations » de nos sociétés occidentales[39], servent ici non pas d’épreuves menant à l’âge d’homme, mais plutôt de préparatifs à l’aventure périlleuse vers des régions inconnues, sauvages, où les frères vont à la rencontre de leur destin « de héros de légende, capable[s] d’exploits » (F, 46). A priori, la narration fait emprunter aux deux frères les voies coutumières de l’adolescence masculine, qui est une phase d’exploration des frontières du domestique et du sauvage, des vivants et des morts, du masculin et du féminin[40]. Les jeunes hommes en devenir quittent le monde domestique et féminin pour explorer les aires périphériques de la communauté (les champs, l’entrée du village) en passant ensuite par les zones les moins policées du territoire (les collines, la grève, etc.) jusqu’aux espaces interdits et dangereux de la « Grande Mare » (F, 12). Surmontant les peurs de la mer/mère et sortant dès lors des liens de consanguinité, les deux frères entreprennent une expédition maritime. La découverte territoriale est une façon pour les garçons d’expérimenter les limites de leur corps viril, de fréquenter l’univers des morts et des monstres.

Or, si ce premier épisode de l’expérimentation des frontières contiguës (partie 1) s’apparente à la manière dont nos sociétés occidentales « font » l’identité masculine, la suite du récit n’est pas tout à fait de même nature et ne suit plus le modèle du rite et du conte. En effet, le roman moderne et contemporain — et la production littéraire québécoise n’échappe pas à ce constat — « préserv[e] une relation forte aux rites qui ordonnancent le temps collectif et […] le cours de chaque vie », il est informé et structuré par la formalisation du rite de passage. Toutefois, contrairement au conte, qui donne à entendre « tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent » et qui actualise la « bonne voie » initiatique menant les jeunes gens à l’âge adulte, le roman, de façon générale, « nous raconte ce qui se passe quand on [s’]écarte » de la coutume et de ses rites[41], voire ce qui se passe lorsqu’un monde érode ses coutumes. Ainsi, la littérature écrite narre bien souvent cette « invisible initiation » dont parlent les ethnologues en mettant l’accent sur les échecs de la socialisation comprise dans son sens anthropologique comme une initiation aux différences des sexes et des âges.

DU CÔTÉ DES ANIMAUX : LE FILS DE CHIEN ET LE MAÎTRE DES CORBEAUX

La deuxième partie, dont le titre — « Une vie de chien » — est programmatique, voit la métamorphose de l’aîné, endeuillé par la perte de son frère, mort noyé : « Il sortit à quatre pattes de la niche où il avait dormi, […] il sentit un collier de cuir autour de son cou et constata qu’une chaîne y était attachée, […] il renifla […]. » (F, 67) Arborant une pelisse animale, il se transforme en chien domestique, aboyant, mangeant des os saignants, s’accouplant même avec une chienne.

Dans ce roman, le « chien », animal totem (léguant d’ailleurs son nom à trois des quatre parties : « Un chien de père », « Une vie de chien » et « L’odyssée du chien »), joue le rôle d’un « zoème », que Lévi-Strauss définit comme une « espèce animale nantie d’une fonction sémantique » dans une culture donnée[42]. On le retrouve dans l’imaginaire traditionnel québécois et dans les contes recensés par Marius Barbeau au début du xxe siècle, comme dans « La haire du chien », où un survenant se transmue à minuit en chien afin de dévorer des bêtes et des hommes[43]. Variante du loup-garou, le chien maudit est, ici comme dans les légendes francophones, associé le plus souvent au diable et à la rage[44]. Et c’est bien un processus d’enragement que vit l’aîné. De proie, il devient prédateur et bête sauvage :

Il leva sa patte gauche, sa patte de bois, qui bloqua le coup de bâton de l’enfant, et il se leva à la verticale, comme un homme, et mordit comme une bête en plein dans la gorge obèse de l’enfant, qui gloussa en s’écroulant, d’un gloussement de porc égorgé, d’un gloussement qui se fit longuement entendre alors qu’ils couraient à travers champs.

F, 86-87

Mi-homme, mi-chien, l’aîné, toujours divisé, commet ce délit qui annonce le carnage sanglant durant lequel il assassine toute la famille-porcelets (F, 95)[45]. Les armes ayant servi à l’accomplissement des meurtres sont des variantes de l’« objet magique » des contes. En effet, donné par le frère, le bras armé du destin-Pantin se transforme magiquement en main du crime et en main vengeresse[46], alors que, « cadeau du père » (F, 53), la peau miraculeuse mobilise une puissance bestiale. Si on retrouve le « motif du don au fils [et au frère] d’un moyen magique » (RH, 193) et des « donateurs d’outre-tombe », liés comme l’explique Propp « au royaume de la mort [et] au monde des ancêtres » (RH, 189), force est de constater que l’ensauvagement de l’aîné l’éloigne de la configuration stable du héros de conte et l’inscrit plutôt dans une lignée de guerriers-fauves aux comportements féroces, à la fureur sanguinaire, à la frénésie meurtrière comme Wodan/Odin[47], qui porte lui aussi une pelisse animale.

En effet, déclinée sous plusieurs formes, une rage « sourde et grinçante » (F, 16), « sauvage » (F, 37), « animale » (F, 89) et « souterraine » (F, 132) anime l’aîné. Que le texte insiste sur le lexème « rage » suggère bien un règne de l’enragement canin qu’on peut appeler, avec Bertrand Hell, la « mélancolie canine » ou la « rage caniculaire » : « la rage est avant tout pensée comme la métamorphose en animal sauvage[48] » et plus spécifiquement en chien, car « le mal du chien » est cette rage qui survient dans la période caniculaire, ce qui correspond à la temporalité de la diégèse[49]. On peut rapprocher notre héros canin d’une figure comme celle de saint Christophe, représenté sous les traits du chien, et qui est, avant sa conversion, reconnu comme un dévoreur d’humains[50]. Être de la limite, pour qui les frontières entre l’homme et l’animal, entre la culture et la nature, entre le sauvage et le social, entre le divin et le diabolique sont poreuses, l’aîné, ce « dieu sanguinaire » vivant dans « un corps de saint errant » (F, 101), est hanté par le sang et par une rage à l’égard de l’altérité : ses rencontres avec les « enfants-sangsues » et les « enfants-porcs » — précisément saignés comme des porcs — lui font voir rouge[51].

Cet enragement est une forme particulièrement violente de l’ensauvagement rituel. S’il est coutumier, dans les sociétés traditionnelles, que les jeunes garçons fassent couler le sang, notamment par la chasse ou la guerre, ce passage obligé de l’expérimentation de la « fureur » (F, 21) n’est qu’une étape initiatique, et ne doit durer que le temps rituellement programmé de la phase liminaire : « [T]out homme accompli […] doit pouvoir maîtriser sa fureur après avoir multiplié les gestes sanglants […][52]. » En effet, l’exploration de la différence, qui s’accomplit ici par la régression vers l’état animal, suppose un retour à la norme et à l’ordre, comme dans les contes, où « les héros s’affranchissent, le moment venu, de leur inhumanité initiale comme d’une mue, se dévoilant alors dans toute leur grâce, aussi beaux et intelligents qu’ils étaient bêtes et laids[53] ». Mais pour l’aîné, c’est dans « la dépouille du chien et d’une chienne [qu’il] se sen[t] plus que jamais un être complet » (F, 91). La complétude vient au prix d’un passage dans le monde du sauvage et des morts ; et c’est bien un mort-vivant furieux et ensauvagé qui apparaît après le massacre : « [L]e vrai monstre aujourd’hui — entité bicéphale, tueur d’enfants, capable de miracles — c’était lui, l’aîné. » (F, 111[54])

Dans les rites et les contes, il s’agit d’acquérir une identité non seulement sexuée, mais humanisée. L’aîné, de son côté, ne revient pas de ce détour par l’autre, il reste pris au coeur d’un état d’ensauvagement funeste. À ce titre, il appartient à une lignée de « personnages liminaires[55] » comme l’homme sauvage, le célibataire, l’ermite, certainement parce que, pour lui, enfiler la peau du chien/des morts, c’est reconquérir la part paternelle de son identité. Toutefois, ce passage par l’animal lui permet au moins de franchir deux étapes nécessaires au devenir homme : l’acquisition du poil — « des poils perçaient sur sa peau de jeune adulte » (F, 100) — et la transformation de la voix — « L’aîné n’avait pas parlé depuis longtemps. Ces derniers mois, il avait surtout aboyé. Sa voix l’étonnait. Il la trouvait rauque. » (F, 102) Il est signifiant que cette voix, il la retrouve au moment où il se met à parler à un corbeau.

À l’état canin succède en effet une voie des corbeaux, deuxième zoème important à l’oeuvre dans le récit. Le héros préfère « la solitude des champs et des boisés, le vent venu du large et la compagnie des corbeaux à qui il continuait de parler » (F, 125) : il accomplit difficilement une initiation liée au monde aviaire. Cette relation du garçon et de l’oiseau est, elle aussi, une variante du motif de l’acquisition de « la langue des oiseaux », notamment par l’absorption de la chair aviaire, qui établit un lien entre « l’avalement et l’initiation » (RH, 302-303) — l’aîné mangeant cru le premier corbeau qu’il rencontre (F, 107)[56]. Propp rappelle également qu’il existe un rapport entre l’oiseau et « un espace lointain, en particulier […] l’eau, […] la mer » (RH, 270-271), car l’oiseau, double du motif de la peau de bête, « sert à transporter le héros dans l’autre monde » (RH, 216- 217). Dans le roman, les corbeaux, fidèles compagnons de route, suivent le frère :

Au moment de son départ, un groupe de corbeaux se posa sur l’embarcation pour l’accompagner dans son voyage. […] Quelques corbeaux battaient des ailes autour de lui. Ils l’accompagnaient depuis il ne savait plus combien de jours ; depuis son départ de l’île où il avait trouvé refuge, puis sur le continent où ils avaient accosté ensemble et dont ils avaient longtemps longé la côte, marchant surtout de jour en prenant leur temps, dans des terres peu peuplées, des paysages de plaines et de collines côtières.

F, 127-131

Aussi, ces oiseaux de mauvais augure et ces « démons des nuits », selon le poème de Nelligan[57], sont psychopompes et appartiennent au monde de l’au-delà. Mais surtout, la relation singulière que l’aîné entretient avec eux est à rapprocher de cette trajectoire initiatique magistralement étudiée par Daniel Fabre[58], qui a montré comment, dans les sociétés occidentales traditionnelles, l’initiation masculine est intrinsèquement tributaire de la fréquentation des oiseaux : accomplissant une série d’actions liées à leur poursuite, comme grimper dans les arbres, dénicher des oeufs, conquérir l’espace sauvage, les jeunes garçons éprouvent les limites de leur corps. Cette voie se dessine à l’âge où la voix change, l’univers aviaire permettant précisément de penser cette mue[59]. Ainsi, la parole déliée, la voix muée, la capacité à siffler acquise en imitant les oiseaux servent ultimement à courtiser les filles, car le langage aviaire que le jeune apprend à maîtriser ne cesse de parler d’amour (comme les tourterelles et le rossignol dans les chansons folkloriques). En somme, « les oiseaux se trouvent associés à la conquête du sexe et de son langage[60] ». Mais ce processus initiatique qui conduit à la virilité ne possède pas les mêmes sens et configurations dans le roman. Si, en mettant à mort un corbeau, puis en en apprivoisant plusieurs autres avec lesquels il converse, l’aîné emprunte bel et bien la typique voie des oiseaux, force est de constater qu’il s’y engage, comme pour l’ensauvagement canin, sur un mode excessif : « Maintenant, ces oiseaux l’accompagnaient à chacune de ses sorties. Parfois, l’un d’eux se posait même sur son épaule. Il leur parlait de son enfance, toujours, et de son frère, mais magnifiait ses récits, les racontant comme les histoires que lui avait racontées sa mère. » (F, 125) Dans sa relation aux oiseaux, le frère reproduit le modèle maternel : « dompteur d’oiseau » (F, 132), il les domestique, les nourrit (F, 132), dormant blotti contre leurs corps (F, 135) et leur transmettant son histoire de vie, sous forme de contes merveilleux et d’aventures miraculeuses. De plus, « le temps des dénicheurs s’arrête vers dix ou douze ans et, lorsqu’on accède aux vraies chasses, cinq ou six ans après, on délaisse les frondes, les arcs, les petits pièges, on passe “de l’enfant à l’homme”, écrit Chateaubriand, le jour où l’on tire au fusil[61] » et où on met à mort une bête. Or, on l’a vu, avant sa période d’oiseleur, l’aîné tue le père au harpon, égorge des enfants et mange cru le corbeau. Bref, déjà initié au sang, il vit à contretemps. Enfin, l’aboutissement amoureux de la voie lui reste inaccessible : « [Il vit] une fille aux longs cheveux noirs et à la chair généreuse, mais il ne lui parla pas. Il préférait parler au corbeau. » (F, 120) Qu’il règne comme un maître sur les corbeaux et qu’il préfère la compagnie de son envolée indique un inachèvement, un figement « à cet âge où on se soucie des oiseaux[62] ». Il est bien, comme le dit la jeune fille, « un drôle d’oiseau » (F, 121).

Les gestes de l’oiseleur et de l’enragé, l’odyssée maritime, les morts temporaires n’ont ni apporté la gloire, ni accompli des exploits, ni fait l’homme : l’aîné est qualifié de « dieu inutile, inconnu de tous et aux gestes sans portée » (F, 141), oscillant entre aura miraculeuse et force sanguinaire. Certes, il parcourt le chemin initiatique, celui-là même qui organise les trajectoires des héros des contes et des récits d’aventures, mais trop du côté des animaux, des morts, du sauvage, du sang, de la solitude, de l’oiseau, il est un mal initié. Comme il le résume, il a « vécu [une] vie d’animal domestique avant de devenir une bête sauvage, chien meurtrier, puis monstre à deux têtes tueuses, créature inhumaine mue par une rage souterraine » (F, 132). La narration l’abandonne dans son altérité, le fige dans cet état d’entre-deux, où il est prisonnier de ces « univers hostiles et étranges » de la mer et du père, de ces « univers de noirceur et de violence, des mondes non domestiqués, où rien n’est tenu en laisse », surtout pas les chiens (F, 13). Contrairement au conte, qui organise des séquences d’actions rituelles accomplies et réussies, et à rebours du rite dont la finalité est l’agrégation à la communauté, le récit narre une succession de passages allant d’un état liminaire à un autre, pour finalement aboutir à une liminarité constitutive, soit à un déficit permanent de socialisation.

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Concluons sur une série de remarques synthétisant les relations intergénériques du conte et de ce roman. Frères thématise la transmission orale des contes. La mère raconte des histoires sur « des créatures monstrueuses, démesurées, des poissons bicéphales, des tortues aux carapaces grosses comme des îles, des baleines aux bouches si grandes qu’elles pouvaient avaler des citées entières » (F, 11-12), des « fables à l’heure du coucher » (F, 17), un récit étiologique de la naissance et l’« histoire d’un homme seul qui, ne pouvant avoir d’enfant, s’en était taillé un dans le bois » (F, 29). Ayant des « mots plein la bouche », le cadet imagine les exploits de Pantin, « qui avait tué le monstre aux tentacules » et « avait interrompu la tempête qui avait ravagé la région quelques années plus tôt » (F, 34). Enfin, l’aîné narre à ses corbeaux, « derniers légataires », des « histoires où soufflait le vent venu de la mer et où se faisait sentir l’odeur des champs et des collines où l’aîné et son frère avaient joué enfants » (F, 126). La narration fait du contage la principale activité des personnages. Les paroles conteuses — seul moyen d’entrer en contact avec l’autre absent — délient les langues, rendent poreuses les frontières entre réel et imaginaire, et accompagnent la mobilité des jeunes garçons, dont le voyage initiatique oriente la syntaxe du récit. À celles-ci répond, sur un autre plan, la mobilité des motifs provenant d’autres univers textuels et culturels, qui ouvre le roman à des ailleurs génériques, hétérogènes. Si les situations de contage dans la diégèse répètent l’origine et balisent le territoire familial, l’imaginaire du roman, lui, s’alimente aux trésors des contes fabuleux pour dire la fin d’un monde et les désordres de la filiation[63]. Aussi, rappelons que les contes traditionnels sont des oeuvres à la fois collectives et individuelles : « Collectives parce qu’un schéma narratif était déjà là, déjà raconté, déjà écouté. Inscrit dans une mémoire individuelle, il pouvait être redit, mais jamais exactement dans les mêmes termes[64]. » Hétérophonique et bricoleur, le roman de Clerson joue en quelque sorte le même jeu que le conteur. Il reprend des canevas narratifs et des scénarios culturels, il récupère l’élaboration canonique et schématique qui organise les logiques initiatiques, tout en redisant autrement les vies, en remodelant les agencements entre les actions, en renouvelant les termes, en déviant les destins. Si le conte est de surcroît un « miroir grossissant et toujours déplacé en même temps qu’agent des apprentissages essentiels, véritable “petit rite parlé”[65] », le roman — notamment celui informé par lui et concentrant, comme dans Frères, les forces de fiction sur l’extraordinaire, le merveilleux, le surnaturel — serait, suivant cette idée, un rite écrit, silencieux, solitaire, et la lecture une forme d’ensauvagement rituel permettant de faire l’expérience (imaginaire) de l’altérité.