Corps de l’article

Introduction

En raison des particularités du contexte et des conditions de travail, le secteur d’intervention en protection de l’enfance est l’un des plus stressants et éprouvants pour les intervenants sociaux. Selon une recension des écrits, entre 30 % à 50 % des intervenants exerçant dans les agences de protection de l’enfance souffrent de difficultés émotionnelles (DÉ) et psychologiques (McFadden et al., 2015). Au Québec, une récente étude effectuée auprès d’intervenants en protection de la jeunesse (n=400) montre que 94 % de ceux travaillant dans les équipes chargées de l’évaluation et de l’orientation (E-O) (n=79) et 94 % évoluant dans les équipes de l’application des mesures (AM) (n=151) disent vivre un stress élevé au travail (OTSTCFQ, 2020). Selon cette même étude, dans les cinq dernières années, ce sont 28 % des travailleurs engagés dans les équipes E-O et 21 % de ceux des équipes AM qui ont vécu un arrêt de travail pour des raisons professionnelles (OTSTCFQ, 2020).

Or, les DÉ (burn-out, fatigue de compassion ou stress traumatique secondaire, traumatisme vicariant, stress élevé au travail) chez les intervenants en protection de l’enfance demeurent peu traitées dans la littérature scientifique (Dagan, Ben-Porat et Itzhaky, 2016). De plus, ces dernières sont, pour une grande majorité, abordées à l’aune des modèles proposés par la psychologie et la psychiatrie (Le Pain et al., 2021). Cet article, qui repose sur les résultats d’une étude qualitative (Le Pain, 2020), permet de rendre compte de l’impact des facteurs de type organisationnel sur l’apparition des DÉ chez les intervenants en protection de l’enfance. À partir d’un cadre d’analyse inspiré de la sociologie clinique et du point de vue de 31 intervenants sociaux de la Protection de la Jeunesse, et après avoir décrit le cadre méthodologique et théorique de l’étude, il s’agira plus spécifiquement de mettre en lumière 7 grandes dimensions psychosociales du travail reconnues pour le risque d’effets pathogènes sur la santé physique et mentale des travailleurs (Chouanière, 2017 ; Vézina et al., 2006) et dans lesquelles s’insèrent 18 facteurs organisationnels distincts. Ces dimensions psychosociales du travail sont: 1. la pression accrue à la productivité et la surcharge de travail ; 2. les conflits de valeur et de rôle et l’obstruction dans le « travail bien fait » ; 3. l’autonomie professionnelle en recul ; 4. le soutien social lacunaire ; 5. des relations professionnelles tendues entre les collègues et les équipes de travail ; 6. le déficit et l’iniquité de la reconnaissance au travail et 7. les comportements hostiles de la clientèle et la banalisation de la violence au travail. Nous terminons en discutant de ces résultats à la lumière de la sociologie clinique en mettant au jour les liens entre les DÉ, les facteurs organisationnels et les transformations managériales inspirées de la nouvelle gestion publique.

Cadre mÉthodologique et thÉorique

Les données qualitatives ont été recueillies auprès d’un échantillonnage de 31 intervenants sociaux oeuvrant dans les Directions de la Protection de la Jeunesse et des Centres jeunesse de 2 régions administratives distinctes (24 femmes et 7 hommes), dans le cadre d’une thèse doctorale (Le Pain, 2020). Ces derniers ont répondu à la question suivante : « Quelles sont, de votre point de vue, les dimensions (individuelles, organisationnelles, conjoncturelles) contribuant à l’apparition des DÉ ? » Afin de prendre en compte l’expérience sensible et subjective des intervenants, nous avons défini les DÉ comme l’ensemble des malaises exprimés et des souffrances psychologiques rapportés par les intervenants dans le cadre de leur travail. Nous avons mené des entretiens d’environ 60 minutes à l’été 2019. Tous les participants ont été rencontrés sur leurs lieux et temps de travail, à partir de plusieurs points de services du CISSS et du CIUSSS. Les critères d’inclusion étaient : 1. être à l’emploi d’un Centre jeunesse du Québec ; 2. être intervenu dans une ou plusieurs situations de violence physique, sexuelle ou psychologique ; 3. vivre des difficultés émotionnelles (ex. anxiété, crainte, envahissement, nervosité, insomnie) et des souffrances psychologiques rapportées (ex. stress au travail, processus de burn-out, de traumatisme vicariant, de traumatisme secondaire ou de fatigue de compassion) ; 4. oeuvrer au sein des équipes de réception et de traitement des signalements, de l’évaluation-orientation, de l’application des mesures et des centres de réadaptation dans le cadre de la Loi de la Protection de la Jeunesse ; 5. posséder plus de 6 mois d’expérience au sein de l’organisation.

Les apports de la sociologie clinique

La majorité des études sur les DÉ et les difficultés psychologiques chez les intervenants en protection de l’enfance porte sur 1. le stress au travail ; 2. le burnout ; 3. les traumatismes secondaires (fatigue de compassion) ; et 4. les traumatismes vicariants (Russ, Lonne et Darlington, 2009 ; McFadden et al., 2015)[1]. S’ils sont d’une grande utilité, ces concepts présentent néanmoins certaines limites importantes pour appréhender les difficultés émotionnelles des intervenants sociaux. D’abord, ils constituent avant tout des catégories diagnostiques faisant référence à un processus de détérioration ou d’altération de la santé à la suite d’une exposition prolongée à des situations stressantes et traumatisantes dans le cadre des fonctions (Ravon, 2009b). De plus, les études qui mobilisent ces concepts privilégient des collectes de données quantitatives ou d’indices dits « objectifs » à partir de questionnaires standardisés, ce qui tend à réduire les plaintes des intervenants à des discours subjectifs sans valeur scientifique et à favoriser l’invisibilité du phénomène de l’usure professionnelle (Ravon, 2009b). Certes, les quelques études qui ont été menées dans les services de la protection de l’enfance, à partir de ces concepts et des modèles théoriques et instruments de mesure qui leur sont associés (ex. les études de Jauvin et al., 2019 ; Figley et Ludick, 2017 ; Dagan, Ben-Porat et Itzhaky, 2016 ; Duron et Cheung, 2016 ; Geoffrion et al., 2016 ; McFadden et al., 2015 ; Hussein et al., 2014 ; Russ, Lonne et Darlington, 2009 ; Anderson, 2000 ; Cornille,1999), ont permis de mettre au jour certaines dimensions psychosociales de l’environnement de travail, dont une bonne part est de nature organisationnelle, susceptible de représenter un risque d’atteinte à la santé mentale des travailleurs (Le Pain et al., 2021). Toutefois, ni ces études ni les concepts de stress au travail, burnout, traumatismes secondaires (fatigue de compassion) et de traumatismes vicariants ne suffisent à rendre compte de l’ensemble des dimensions psychosociales du travail identifiées et mises en cause par les participants pour expliquer la source de leurs DÉ et à renseigner sur l’expérience subjective qu’ils en font. Le cadre conceptuel de la sociologie clinique reconnaît en ce sens l’existence d’interactions complexes entre le rôle des registres macroéconomique, politique, gestionnaire, organisationnel ainsi que psychique et subjectif (Gaulejac, 2014), bref entre l’individu et le collectif (Quiroga Vinhas et al., 2018). Elle consiste en :

[…] l’analyse des processus sociopsychiques qui caractérisent les relations complexes et intimes entre l’être de l’homme et l’être de la société (Caillois, 1937, cité par Hollier, 1979). Elle s’intéresse à la dimension existentielle des rapports sociaux. Elle analyse les phénomènes institutionnels et organisationnels dans leur dimension rationnelle, mais également imaginaire, pulsionnelle et symbolique. Elle cherche à démêler les noeuds complexes entre les déterminismes sociaux et les déterminismes psychiques dans les conduites individuelles et collectives, en particulier dans le registre du rapport au travail (Gaulejac, 2014, p. 2).

Ce cadre théorique permet ainsi d’interroger et d’analyser la manifestation des DÉ chez les intervenants sociaux sous l’angle de leurs liens multiples avec les facteurs organisationnels, qui sont eux-mêmes indissociables de contextes institutionnels et administratifs particuliers. À l’instar de nombreux travaux de recherche mobilisant ce cadre théorique (Richard et Laflamme, 2016), il s’agira notamment d’étudier l’interaction et les impacts des facteurs organisationnels (ex. la transformation et la diminution de l’offre de services) sur les conditions d’exercice de l’activité de travail et l’expérience vécue du travail des intervenants sociaux en contexte de Protection de la jeunesse. L’analyse des résultats se penchera notamment sur les retombées des restructurations successives qu’ont connues l’administration publique et les services sociaux au Québec, sous l’influence de l’approche de la Nouvelle Gestion publique et de ses objectifs d’efficience, d’optimisation et de réduction des coûts (Grenier, Bourque et Boucher, 2018), qui sont aussi en cause dans le phénomène des DÉ (Le Pain et al., 2021b). Ainsi, contrairement à la majorité des études portant sur les DÉ basées sur les concepts et modèles théoriques issus de la psychologie et de la psychiatrie, les DÉ sont envisagées avant tout dans le cadre de cet article comme le « symptôme » d’une problématique organisationnelle (Gaulejac, 2014), et non comme la manifestation d’une problématique individuelle d’adaptation au stress (Le Pain et al., 2021).

Les facteurs organisationnels « derriÈre » les difficultÉs Émotionnelles

La prochaine section présente les 18[2] facteurs organisationnels identifiés par l’ensemble des intervenants ainsi que la proportion de participants y ayant fait référence lors de leur entretien. Notons que tous les participants ont identifié au moins un facteur organisationnel en cause dans l’émergence des DÉ.

Pression accrue à la productivité et surcharge de travail

Le rehaussement de la productivité (87 %)

Les intervenants constatent une augmentation de la productivité exigée et du rythme de travail. Comme le souligne Nicole[3] : « La pression de service, avant, on avait des pauses. Bien, des pauses, des brefs moments où c’était moins pire. Là, ça n’arrête pas. Et ça n’arrête plus, c’est torpillé. On a tout le temps une impression de devoir rouler à 100 à l’heure. » Les cibles de productivité que les intervenants doivent atteindre sont désormais fixées en termes quantitatifs et statistiques, c’est-à-dire en nombre de rencontres, de durée et de pourcentages de situations de compromission, etc. À cet effet, Laurie, en parlant du service de l’évaluation-orientation explique : « Il faut que tu aies compromis tant de pourcentage versus... Bien 40 % admettons, 42 % de compromissions. […] Une période, c’est à peu près un mois. Il faut que tu aies fermé ou basculé 4 ou 5 situations. Par année, il faut que tu en aies fait tant, admettons 50. » Rosalie, quant à elle, explique les mesures prises par les gestionnaires afin que les équipes répondent aux objectifs statistiques dans l’équipe de l’application des mesures : « tu as un message de ta gestionnaire qui dit : “Rosalie, tu n’as pas complété, tes plans d’intervention sont échoués, tu n’atteins pas l’objectif de 90 %. Fait que voudrais-tu me faire un plan de quand tu vas être en mesure de les compléter ?”. » Ces prescriptions quant à l’obligation de performance sont retransmises non seulement par courriel par les gestionnaires, mais également dans le cadre des réunions d’équipe qui sont régulièrement tenues spécifiquement pour traiter de cette question. Nicole mentionne également que les listes d’attente de l’organisation sont régulièrement « vidées » dans les charges de cas individuelles et donc deviennent la responsabilité de l’intervenant, malgré son incapacité à intervenir rapidement ou prochainement, en raison, par exemple, d’une surcharge de travail déjà présente.

La surcharge de travail (84 %)

Les participants soulignent le débordement des services de la protection de l’enfance au regard de leurs incapacités à absorber toutes les demandes (déséquilibre entre l’offre et la demande), comme l’explique Audrey : « Y’a beaucoup de signalement à [lieu d’un point de service]. Fait que beaucoup de dossiers qui rentrent à l’application des mesures. Fait qu’eux autres sont pleins pleins pleins à pleine capacité. Là le monde tombe. » Agathe mentionne également que le suivi des dossiers assignés en trop grande quantité en regard du nombre d’heures travaillées est difficilement réalisable : « j’ai l’impression qu’il me faudrait plus que 24 h dans ma journée ou ma journée de 8 h, de 7 h, elle n’est pas suffisante ». De par ce déséquilibre, les intervenants vivent plusieurs malaises émotionnels, tels que l’insomnie, la tristesse (pleurer), le sentiment d’être dépassé et d’être incapable d’accomplir leurs tâches sur une base quotidienne.

La lourdeur des dossiers (87 %)

Le nombre de dossiers assignés augmente, mais leur « lourdeur » aussi, ce qui ne fait qu’ajouter à la surcharge ressentie. Comme le souligne Nicole : « Ce n’est pas du tout les mêmes clients. Il y a eu une détérioration des problèmes sociaux chez nos clients. Ce qui avant s’appelait un petit dossier, ne passe même pas le signalement maintenant. » Geneviève croit qu’un des motifs expliquant cette aggravation est les délais de traitements par les services de la protection de l’enfance et des tribunaux. Il est également question d’une insuffisance de support et de formations liées à l’intervention spécifique dans cette problématique, comme le souligne Annie : « C’est dans les plus lourds, je pense, pour tout le monde. Puis je pense qu’on n’est pas assez outillés pour faire face à ça non plus. »

Les situations en urgence (42 %)

Déjà surchargés, les intervenants sont nombreux à rapporter mal vivre les situations en urgence qui font pourtant partie de leurs tâches et responsabilités. Lorsque ces situations surviennent, elles déséquilibrent l’intensité des suivis non prioritaires et désorganisent l’horaire de travail, comme le mentionne Sarah. Elle explique aussi que les situations en urgence complexifient significativement l’itinéraire des déplacements, réduisant ainsi la productivité : « C’est trop urgent, fait que tu sais, si je fais [nom d’une ville], puis après ça, il faut que je sois à [une autre ville] en après-midi, ça se peut que ça soit ça. On peut vite être dans le déséquilibre. Dans les notes, puis dans les rencontres. » Dominique mentionne aussi que les situations en urgence augmentent significativement la surcharge de travail existante et le temps supplémentaire en dehors des heures de travail : « ça se peut que tu tombes sur un dossier que ça va brasser. Tu vas avoir un abus sexuel, tu vas être en protocole. Tu vas finir à 22 h à soir, puis tu en avais déjà plein ton casque. » Les conséquences de ces situations chargées émotionnellement ont également un effet sur l’équilibre émotionnel des intervenants (stress, pleurs, incapacité d’intervenir), tel que décrit par Nicolas : « Ils se font appeler, ils se font dire qu’ils ont un immédiat, puis ils tombent carrément. Ils pleurent, puis ils ne sont pas capables d’intervenir. »

Le manque de personnel, le roulement et les employés peu expérimentés (52 %)

La pénurie et le fort taux de roulement du personnel ont également des conséquences sur la surcharge de travail ressentie. Les conséquences liées à un personnel inexpérimenté sont le manque de fonctionnalité et de productivité et l’exigence d’un support accru des cadres et des collègues. Les nouveaux intervenants sont également une source de préoccupations pour les collègues plus expérimentés en regard de leur rétention et de leur bien-être, et ce, dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre et de difficultés au niveau du recrutement. Enfin, les départs de collègues en maladie ou vers d’autres services augmentent également les sentiments d’insécurité, de démoralisation, de non-reconnaissance de l’employeur à l’égard du jugement et de la contribution des intervenants d’expérience.

Les conflits de valeur et de rôle et le travail « bien fait » empêché

Les conflits de valeur et de rôle (65 %)

La hausse de la productivité attendue et la surcharge de travail ressentie font en sorte que bien des intervenants affirment se sentir coincés entre leurs valeurs et savoirs professionnels et les exigences de l’employeur quant au volume de la prise en charge des situations signalées ou retenues. Plusieurs font mention d’un choc normatif entre deux façons distinctes d’envisager et d’actualiser ce qui correspond à « un travail bien fait » : celle du professionnel et celle de l’employeur. À cet effet, Rosalie mentionne : « on a l’impression de faire, d’éteindre des feux toujours, puis de ne pas creuser les problèmes. […] en tout cas, moi, je n’ai pas le sentiment que j’ai accompli mon travail en lien avec toutes mes familles ». D’autres intervenants, comme France, abordent la difficulté de concilier le double mandat de la LPJ (relation d’aide et contrôle social) : « C’est sûr que j’ai trouvé ça très difficile de mettre, tu sais, de mettre relation d’aide et évaluation ensemble. »

Les tâches administratives et bureaucratiques et l’éloignement du coeur du métier (45 %)

Ces conflits de valeur et l’empêchement de réaliser un travail perçu comme « bien fait » sont exacerbés par l’accroissement des exigences administratives et bureaucratiques, qui en viennent à prendre le dessus sur le temps réellement consacré à la relation d’aide et aux rencontres avec leurs clients. Comme le souligne Rachelle : « Tu sais, nos listes, moi je travaille beaucoup avec des “to-do list”. Les listes administratives de ce que j’ai à faire, ça fait peur. Tu sais, 11 rapports, 11 cartes conceptuelles en abus physique, 18 SSP, tu sais. » Ils expriment également que le temps consacré à ces demandes et les nombreux relais entre les instances des CIUSSS et des CISSS diminuent significativement le temps imparti à la clientèle. Or, 90 % des intervenants trouvent une satisfaction au travail lors des interventions directes avec les enfants et les familles, au moment où ils ressentent faire une différence en aidant les familles. Maria dresse le portrait de son emploi du temps dans lequel le relationnel avec les clients, coeur du métier, n’occupe qu’une partie marginale de ses journées de travail : « C’est je te dirais 75 % de ma journée des fois que je passe au niveau de l’administratif, puis 25 % que je rencontre mes clients. »

Une autonomie professionnelle en recul

Jugement clinique et autonomie professionnelle réduits (48 %)

Les intervenants expriment des limitations et une perte d’acquis relativement à l’exercice et au respect de leur jugement clinique et de leur autonomie décisionnelle. Le jugement clinique intervient dans la capacité de l’intervenant à déterminer le nombre de dossiers à prendre en charge simultanément, en regard des actions qui doivent être faites dans chacune des situations, en termes d’intervention. L’autonomie décisionnelle fait référence aux articles 32 et 33 de la LPJ. Les participants expliquent qu’ils ont constaté une diminution graduelle de leur autonomie professionnelle et décisionnelle au cours des dernières années. Julie explique que la perte d’autonomie augmente la dépendance à l’égard des gestionnaires, alors que paradoxalement ceux-ci sont moins présents et disponibles : « tu sais [avant la réforme], on n’avait pas besoin de se référer, puis d’avoir des permissions, d’avoir à appliquer, tu sais, la structure était beaucoup moins lourde ». Les intervenants croient être en mesure d’utiliser leur jugement professionnel et d’occuper un rôle davantage décisionnel dans les dossiers assignés. Toutefois, Julie considère que la « machine » reconnaît et s’intéresse peu à leur jugement professionnel : « c’est l’organisation, tu sais, c’est vraiment rendu un peu comme une machine, hein, c’est gros […] je pense que ton opinion ne compte plus vraiment, puis je ne pense pas qu’on est toujours à côté de la track ».

Les mandats contradictoires entre les acteurs (35 %)

Selon les intervenants, bien que l’État mandate les ordres professionnels, l’État (leur employeur) ne facilite, ni ne respecte entièrement la réglementation des activités professionnelles. Plusieurs exemples sont mentionnés, notamment des problématiques au niveau de la confidentialité (présence d’autres intervenants lors d’interventions téléphoniques, en raison du partage de bureau) et des formulaires administratifs non conformes aux exigences de l’Ordre professionnel. Les intervenants soulèvent aussi une méconnaissance des ordres professionnels quant à la réalité de la pratique au sein des organisations en protection de l’enfance. Il est également question de la position de porte-à-faux de l’intervenant entre l’Ordre professionnel et l’employeur : « puis à chaque fois qu’on ramène ça, nous, ici à l’employeur : “Bien, c’est votre ordre, faites affaire avec votre ordre” ; puis eux : “Bien, faites affaire avec l’employeur” .» La diminution de l’autonomie professionnelle des intervenants se répercute également sur leur capacité décisionnelle. En effet, les intervenants nomment également se sentir en porte-à-faux, voire déstabilisés par les mandats contradictoires octroyés par des différents acteurs décisionnels (chef de service, réviseur) ; mandats qui vont parfois à l’encontre de leur jugement professionnel. Lorsque la situation se produit, il peut y avoir des conséquences sur la relation d’aide (perte de crédibilité, incohérence, intervention faite sans convictions), comme l’explique Lionel : « un intervenant qui essaie de défendre une position qui n’y croit pas, à laquelle il ne croit pas, il ne sera peut-être pas cru non plus ».

Un soutien social lacunaire

Le manque de soutien professionnel des gestionnaires (74 %)

Les intervenants constatent l’absence des cadres (chefs de service) dans le quotidien de leur pratique d’intervention. La multiplication des mandats des gestionnaires, souligne Audrey, fait en sorte que ces derniers ne sont plus disponibles pour les intervenants: « les chefs ne sont pas là, sont absents, y font deux, trois points de service ». Les gestionnaires doivent posséder une connaissance fine des systèmes administratifs et légaux, du mandat PJ, des moyens disponibles (ressources et stratégies) et comprendre les problématiques compromettant la sécurité et le développement des enfants. Plusieurs intervenants expliquent que ces capacités sont nécessaires pour toute la question de la gestion du risque. De plus, la cohérence, la stabilité intellectuelle, l’organisation et la productivité du gestionnaire dans le suivi des situations familiales assignées aux intervenants de son équipe sont cruciaux au bon fonctionnement des équipes. Sans ces capacités, les dossiers demeurent ouverts trop longtemps, et cela augmente le risque que d’autres événements problématiques se reproduisent. Ainsi, l’indisponibilité des gestionnaires et le manque de connaissance, comme l’explique Gabrielle, se répercutent directement sur le bien-être des intervenants et dans leur travail auprès des enfants et des familles suivis : « je suis sur une grosse intervention, ça me prend une réponse dans l’immédiat, c’est là que ça se passe, pas capable de rejoindre personne […] C’est de la frustration, moi, je sens démunie […] Mais ça, ça crée de l’anxiété à la famille, puis moi ça m’en donne encore plus […] Ou lorsqu’on est une intervention avec des policiers. Les policiers attendent, attendent, attendent, attendent. »

Le manque de soutien clinique (42 %)

Les intervenants estiment d’ailleurs recevoir peu de support clinique, à l’exception de ceux octroyés sporadiquement par les coordonnateurs cliniques, eux-mêmes en surcharge de travail. Les propos d’Adrienne sont d’ailleurs éloquents: « On n’a pas tant de supervision. La supervision elle n’est pas tellement clinique. Hum, c’est plus administrativement comment tes dossiers sont gérés. […] Peu de formation, on a perdu beaucoup au niveau des formations dans les dernières années. » Les activités de type cliniques se sont également amenuisées, selon Dominique : « Il n’y a pas de temps qui est débloqué pour ça parce qu’il faut qu’ils fassent des notes, il faut qu’ils fassent des PI [plan d’intervention], il faut qu’ils fassent plus de rencontres. »

Le manque de soutien socioémotionnel du milieu de travail (67 %)

Les DÉ sont des sujets tabous dans les organisations en protection de l’enfance et du point de vue des intervenants. Et lorsqu’elles sont rendues visibles ou partagées à l’employeur, celui-ci les envisagerait, règle générale, sous la lorgnette de la responsabilisation individuelle et comme le résultat d’un manque de capacité d’adaptation de l’intervenant. Sarah mentionne ce phénomène : « Fait que je dirais que c’est peut-être des fois un sujet tabou. Tu sais, comment que les intervenants se sentent, tu sais, avec l’employeur. Je dirais que ça va souvent reposer sur l’intervenant de dire bien comment toi tu peux mieux t’organiser, tu sais. » Les intervenants regrettent le peu d’espace, de lieux et de moments dont ils disposent pour échanger, tout au moins avec leurs collègues, sur les DÉ vécues dans leur activité professionnelle. Selon les intervenants, la bienveillance et l’ouverture témoignées par certains gestionnaires relèveraient davantage d’attitudes et de comportements individuels que du fruit d’une véritable culture organisationnelle. C’est ce que souligne Lionel qui compare l’ouverture de gestionnaires en charge d’équipes différentes: « on l’a vécu, pas à l’évaluation. À l’application des mesures où ils ont eu un chef qui n’était pas supportant, qui n’était jamais là. On en a plusieurs qui sont partis en congé de maladie parce que ça s’est dégradé au fil du temps. »

Ainsi, certains gestionnaires sont soutenants, tandis que d’autres tendent vers l’ignorance ou la stigmatisation des DÉ. Dominique met en lumière une certaine stigmatisation des DÉ par l’employeur : « Je pense que c’est encore mal vu. C’est encore mal vu d’être émotionnellement affecté. Parce que ça sent le congé de maladie, ça sent la faiblesse. » Il existe également une certaine méconnaissance chez les intervenants quant à la teneur et aux conséquences des DÉ. Les DÉ peuvent d’ailleurs être stigmatisées (perçues comme une faiblesse, comme un manque de tolérance ou une excuse pour un congé), individuellement, par les gestionnaires, mais également par les collègues de travail. Comme le remarque France: « Des fois on travaille en collaboration, des fois, tu sais, les gens sont un peu appréciés. C’est genre “Okay, il est parti”. [...] Comme s’ils fakaient. Comme si genre ils étaient faibles, pas capables de comme tolérer, puis de gérer. »

Des relations professionnelles tendues entre les collègues et les équipes (42 %)

Les intervenants regrettent la présence de tensions entre les collègues, en raison de certaines modalités dans la gestion des assignations de dossiers et de l’exigence de productivité par l’employeur. L’extrait des verbatim de Julie décrit cette dynamique : « Mais tu sais, juste de nous amener des statistiques en nous disant :“Tu sais, ton nombre de rencontres…” Là tu dis : “bien, moi, je ne suis pas normale probablement, tu sais” .» Kim rapporte également que l’affichage du calendrier des jours de garde (journée susceptible d’ajouter des dossiers supplémentaires dans la charge de cas), avec le nom des intervenants de garde et ceux bénéficiant d’abstention, soulève des émotions négatives telles que l’envie, la suspicion, le sentiment d’injustice et de la colère. Les participants relèvent aussi une forme de compétition au sein des équipes, mais aussi entre les équipes de travail, comme l’indique Dominique : « puis l’éval. contre l’applique, puis moi, je n’étais plus capable de ça ». Dominique rapporte également que les sentiments de compétition et de comparaison affectent à leur tour l’ambiance et la dynamique de l’équipe de travail d’une façon négative : « puis là, je suis partie entre autres à cause du climat. Parce que c’était lourd, c’était blasé, le monde était tanné, c’était : “Ce n’est pas mon tour de garde”. Ils comptaient leurs tours. »

Déficit et iniquité de la reconnaissance au travail

Déficit de reconnaissance pratique ou le manque de moyens pour effectuer son travail (33 %)

Les intervenants soulignent que les services de la protection de l’enfance rencontrent des difficultés au niveau de la réponse à des besoins spécifiques de la clientèle et des intervenants. Les résultats montrent que, depuis la fusion avec les CISSS et les CIUSSS, les agents de sécurité ne relèvent plus directement de l’employeur, mais proviennent plutôt d’agences privées. Ces agents ne sont pas spécifiquement formés à la réalité et au travail en protection de l’enfance, rendant ainsi le travail des intervenants plus ardu. Notons aussi un risque accru quant à l’impact traumatique de l’intervention en PJ sur les enfants. Les intervenants notent également un nombre insuffisant de familles d’accueil spécialisées pour la protection de l’enfance. Depuis la fusion dans les CISSS et les CIUSSS, tous les types de familles d’accueil sont gérés par une seule instance (donc formulaire non adapté aux besoins). Il existe également une carence au niveau des services psychosociaux spécialisés et de prévention pour les enfants et les familles, en regard des problématiques émergentes et de la nouvelle réalité sociale auxquelles font face les services de la protection de l’enfance.

Iniquité dans la reconnaissance économique (32 %)

Les participants nomment des sentiments d’injustice et d’inéquité au niveau de la rémunération salariale (identique à des collègues qui oeuvrent dans des contextes volontaires) et au niveau de l’impossibilité de pouvoir bénéficier d’un temps supplémentaire rémunéré. Les résultats montrent également qu’en raison de la surcharge de travail, les avantages inclus dans les conventions collectives (semaine de 4 jours, semaines de congé sans solde) sont moins accordés par l’employeur (enjeu arbitraire), malgré les besoins des intervenants (prendre du recul, souffler, revenir disposés au travail). Le nombre de semaines de vacances est également distinct entre les équipes de travail et seules les équipes de l’évaluation et de l’orientation obtiennent une semaine de vacances supplémentaire.

Gestion peu sensible à la conciliation travail-vie personnelle (39 %)

Les intervenants travaillent régulièrement en dehors des heures de travail. Ils expliquent que le travail au sein des équipes de l’application des mesures implique des visites dans les milieux familiaux la fin de semaine et en soirée. Nicolas, quant à lui, explique ce qu’implique le fait de travailler dans une équipe de l’évaluation et orientation : « Bien, dans mon équipe, aux immédiats, il n’y a personne qui a des enfants, déjà en partant. Parce qu’on sait à quelle heure on commence, mais on ne sait pas à quelle heure on finit, jamais. » Les intervenants expriment également qu’il y aurait une normalisation de l’employeur quant au fait que les intervenants empiètent sur leur temps de qualité en dehors du travail et priorisent leur emploi au détriment de la famille et de leur environnement, comme l’explique Jovette: « mets ta vie personnelle de côté au détriment de ta charge de cas. Au détriment de ta santé mentale, de ton couple, de plein de choses, tu sais, de ta vie sociale. »

Entre comportements hostiles et banalisation de la violence : la sécurité au travail compromise

Les comportements hostiles de la clientèle (52 %)

Les participants témoignent de comportements d’hostilité et de violence dans leurs rapports de travail avec certaines familles. Plus spécifiquement, les intervenants sont souvent victimes et témoins d’actes de violence, comme le mentionne Gabrielle : « je me suis fait pointer par une arme, courir après avec des couteaux, des coups de poing dans la face, j’en ai mangé un puis un autre ». Ils vivent également des menaces directes et indirectes comme dans l’exemple de Tom : « il y a quelqu’un dernièrement qui m’a carrément menacé, il a fallu que j’aille faire une plainte à la police ». Ils peuvent également subir de la violence verbale, comme le souligne Dominique : « Se faire traiter de noms, se faire sacrer après, qu’on est des innocentes, des bonnes à rien, pas intelligentes. » Certains ont vécu de l’intimidation physique et psychologique, comme le rapporte Jovette : « Ça a été déjà de me faire garocher des objets par la tête, ça a été de me faire traiter de noms, de me faire menacer, de me faire, tu sais, de dire qu’ils vont me suivre. »

Banalisation de la violence (61 %)

Les intervenants soulignent qu’ils sont parfois à risque de subir des agressions au bureau et dans des contextes où ils sont seuls à domicile (chez les clients), comme l’explique Sarah en parlant d’une collègue: « Oh, il y avait des armes à feu, elle s’en allait là toute seule, non, non, un instant ! Fait qu’en termes de sécurité, c’est ça, les gens se ramassent dans des situations particulières. » Selon les intervenants, ces derniers bénéficient de peu de mesures permettant de les localiser et de les protéger, advenant une agression. Gabrielle rapporte qu’ils doivent utiliser leur propre véhicule depuis la fusion à l’intérieur des CISSS et des CIUSSS (ils ouvrent ainsi la possibilité d’être suivis ou retracés plus facilement par l’agresseur potentiel). De plus, les intervenants, contrairement aux policiers qui travaillent régulièrement en équipe de deux, doivent justifier les demandes d’accompagnement (collègues et agents de sécurité) dans une perspective de restriction budgétaire. Selon les participants, il existe ainsi une certaine banalisation des situations potentiellement dangereuses au sein des DPJ, entretenue tant par la réalité du manque de mesures de sécurité en place que par le discours de l’organisation. À la longue, cette banalisation gagne aussi une partie des travailleurs, comme l’exprime Dominique : « Mettre notre sécurité en danger… ça, c’est full hot. C’est full hot. […] dans des situations “tu vas-tu être correct”, la majorité des policiers vont dire non. […] Fait que nous autres, on est rendus qu’on banalise le danger, vraiment. » Selon les intervenants, l’employeur reconnaît la violence subie dans l’activité professionnelle des intervenants, mais il l’envisage comme inhérente au travail en protection de l’enfance, ce qui ne fait que participer à sa banalisation. Et lorsqu’elle est mal vécue par les intervenants, l’employeur leur fait comprendre que le problème viendrait davantage de leur manque de compétences que des conditions inadéquates pour assurer leur sécurité au travail. Comme l’indique Rachelle : « d’avoir comme réponse justement : “Toi, tu es trop sensible. Tu prends ça trop à coeur. Prends pas ça à coeur, prends ça à l’heure” », mais également à partir de l’employeur : « c’est de se faire dire aussi: “ben tsé tu viens pas travailler à la DPJ pour te faire des amis ou pour te faire apprécier. Si t’es pas à l’aise avec ce mandat-là, change de travail !” » Ainsi, les craintes, les peurs, les doutes et les malaises sont confondus avec la notion d’incompétence. Les participants indiquent qu’il existe peu de mesures d’accompagnement de la part de l’employeur au niveau des processus criminels et du harcèlement subi de la part de la clientèle, alors que les événements se sont produits dans le cadre de leur travail.

Entre facteurs organisationnels, transformations managÉriales et dysfonction organisationnelle

Pour comprendre l’impact des facteurs organisationnels relevés par les intervenants, il faut d’abord faire une rétrospective et considérer que, depuis les années 1990 et particulièrement à la suite de décès d’enfants suivis en protection de l’enfance, ces services ont connu un resserrement et un raffinement des mesures technocratiques, bureaucratiques et législatives, afin d’encadrer les interventions et les codes de conduite à l’intérieur des organisations (Ferguson, 2005). Ainsi, la dominance de la culture de la performativité ou de pression de productivité, invoquée comme premier facteur des DÉ, se reflète en termes de ce qui devrait être fait rapidement, de manière visible et mesurable dans le réseau de la santé et des services sociaux (Grenier, Bourque et Bourque, 2019), et ce, à travers une panoplie d’outils de gestion qui ont ensuite des incidences sur la pratique. Or, la conjoncture actuelle montre que, depuis les fusions à l’intérieur des CISSS et des CIUSSS, les DPJ ont subi des compressions budgétaires conséquentes (Presse canadienne, 2014). Depuis le projet de loi 10 (Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales), les offres de services au niveau des besoins sociaux ont aussi cédé le pas au domaine du sanitaire (Grenier, Bourque et St-Amour, 2016 ; Pagé 2018), entraînant dès lors une primauté de la logique administrative sur celle des savoirs cliniques et du domaine curatif sur le domaine préventif. Ainsi, les coupures budgétaires et le débordement dans les services de premières lignes ont ensuite, à leur tour, alimenté le volume des signalements auprès des DPJ (Bouchard, 2018). D’ailleurs, les signalements annuels ne cessent de croître pour atteindre, entre 2018 et 2019, un nombre record de 105 644 signalements traités au Québec (Québec, 2019), ce qui représente une hausse de 27 % depuis les cinq dernières années. Le manque de personnel, le roulement et les employés peu expérimentés deviennent dès lors un facteur organisationnel omniprésent qui complique le quotidien des intervenants, puisque les organisations peinent à retenir les intervenants expérimentés et en santé (Le Pain, 2020). Les outils de gestion et l’application des pratiques pour « soi-disant » rationaliser la production s’imposent surtout comme des dispositifs de pouvoir (Gaulejac, 2014) qui confisquent aux intervenants une bonne part de leur autonomie professionnelle.

Effectivement, au nom de la performativité, les outils de gestion et les instruments de mesure au centre des dernières réformes de la santé font en sorte de se substituer aux capacités réflexives des acteurs qui, comme les intervenants sociaux, oeuvrent dans les administrations publiques (Jeannot et Guillemot, 2012). C’est à cet effet que les intervenants parlent de la diminution de l’autonomie professionnelle et du support par les cadres (gestionnaires). D’ailleurs, la diminution du nombre de gestionnaires depuis l’adoption du projet de loi 10 (et les qualifications requises en termes de capacités cliniques) et l’augmentation du ratio d’intervenants par équipe (équipe parfois composée à la fois des services en contexte volontaire [CLSC] et ceux de l’application des mesures des Centres Jeunesse) témoignent également de la déconsidération d’un travail axé sur le volet « aide » spécifique à la LPJ au profit du « contrôle » prévu par la Loi et du contrôle des rendements statistiques.

C’est dès lors un contexte tout désigné pour qu’émergent et se multiplient les conflits de valeur et de rôle, que ne fait qu’exacerber le terrain gagné par l’univers administratif et bureaucratique en opposition avec les réalités, les logiques et les ordres (classification) de l’univers professionnel (Groulx, 1995). En effet, il existe un choc normatif entre ces deux façons distinctes (celle du professionnel et celle de l’employeur) d’envisager et d’actualiser ce qui caractérise « un travail bien fait » (Richard, 2018). S’ajoutent également des mandats contradictoires entre les acteurs décisionnels et des tâches administratives et bureaucratiques qui réduisent le temps passé en intervention directe avec l’enfant et la famille. Bref, autant de facteurs organisationnels mentionnés par les participants à l’étude pour expliquer l’origine de leurs DÉ, qui vont au-delà de la responsabilité individuelle (Bermudez, 2018).

Le manque de ressources internes dans un contexte de restructuration (fusion) devient également plus visible. Les participants parlent d’ailleurs d’un alourdissement des problématiques dans les familles (privées de services étant donné les listes d’attente qui s’allongent) et d’une recrudescence des comportements hostiles de la clientèle, des phénomènes qu’avaient déjà relevés des études précédentes comme celle de Jauvin et al., en 2019. Conséquemment, afin de pallier les manques de ressources internes et un personnel expérimenté et dans l’esprit de la Nouvelle Gestion publique (NGP) qui a une influence croissante sur l’organisation des services sociaux et de santé (Bellot, Brisson et Jeté, 2013 ; Larivière, 2018), les nombreux signalements et les listes d’attente sont déchargés sur les bureaux des intervenants sans égard aux besoins, aux inquiétudes, aux sentiments, aux jugements cliniques ou au degré de difficultés des situations (Ferguson etal., 2020).

Comme le montrent les résultats, le déchargement des dossiers sur les intervenants contribue à multiplier les situations de surcharge de travail et les interventions en situation d’urgence, sans compter l’augmentation significative des tâches administratives et bureaucratiques et une gestion de l’horaire qui a tendance à se montrer peu sensible à la conciliation travail-vie personnelle. Les intervenants rapportent également un manque de reconnaissance qui se concrétise par des conditions salariales et des avantages sociaux décevants. Nos résultats laissent aussi entrevoir une culture organisationnelle où les rencontres d’équipe et les supervisions sont principalement dédiées à l’organisation du travail dans le but d’atteindre des rendements statistiques. L’occasion d’offrir une supervision axée sur le déploiement de la réflexivité et le support émotionnel est sacrifiée à l’impératif organisationnel de se conformer aux exigences du ministère de la Santé et des Services sociaux et à leur imposition quant aux indicateurs de rendement. En somme, la pression pour les rendements statistiques a supplanté l’attention que nécessitent les besoins émotionnels et viscéraux des travailleurs, des enfants et des familles, évacuant ainsi une analyse de ce qui se passe dans la relation d’aide, sous la surface visible (Ferguson et al., 2020).

Comme c’est le cas ailleurs, la culture de performativité organisationnelle au sein des organismes de la protection de l’enfance, à l’oeuvre au Québec depuis les dernières restructurations du réseau de la santé, a contribué à façonner des milieux de travail inconfortables, sans soutien (professionnel, clinique et socioémotionnel) et parfois hostiles (Ferguson, 2005 ; Ferguson et al., 2020b), y compris sur le plan de la sécurité physique.

Conclusion

Jusqu’ici l’approche dominante de la psychologisation des DÉ a misé sur les capacités d’adaptation des intervenants à la fois pour expliquer l’origine de la problématique et pour formuler des réponses et correctifs, prenant généralement la forme d’ateliers, de formations ou de coaching sur le développement personnel et la gestion du stress. La tendance à la psychologisation et à l’individualisation des DÉ[4] participe inévitablement à leur invisibilisation sociale et à leur stigmatisation (perçues comme un manque d’adaptation, de motivation, de performance, etc.), et ce, jusque dans les discours des intervenants eux-mêmes, qui les perçoivent comme l’indice d’une défaillance personnelle. Pourtant, l’étude comparative d’Anderson (2000) montre bien que ni l’utilisation de stratégies d’adaptation active[5] ni les stratégies d’évitement[6] n’empêchent l’épuisement émotionnel chez les intervenants en protection de l’enfance. Cette étude met en évidence la place centrale prise par les facteurs organisationnels dans la dynamique d’apparition des DÉ du point de vue des intervenants. En ce sens, et comme le souligne l’OTSTCFQ (2020), les réponses face à cette problématique doivent s’ancrer dans une révision profonde des modalités de pratique et des conditions de travail. Au-delà de la responsabilité individuelle et bien plus qu’une défaillance « psychologique » et individuelle, l’analyse des propos des intervenants suggère plutôt que c’est la défaillance « collective » et organisationnelle qui pèse sur les DÉ vécues par les intervenants. La sociologie clinique, qui permet de penser les liens étroits entre les conditions de travail, les transformations managériales et l’expérience subjective des travailleurs (Fortier et al., 2018), nous invite en ce sens à envisager les DÉ des intervenants en Protection de la jeunesse non pas comme autant de symptômes d’une même « dysfonction psychique » individuelle, mais bien comme le symptôme général d’une profonde dysfonction organisationnelle.