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« Nous appellerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques » (Durkheim 1992 [1937] : 56). Comme l’expliquait Émile Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique, le normal et le pathologique servaient autrefois à distinguer deux grands types de phénomènes, et les deux nouveaux livres que nous comparerons pourraient se ranger respectivement dans ces deux catégories : celui de Béatrice Fontanel étant consacré à l’esthétique de l’intimité féminine et celui de Martin Monestier explorant les limites d’un certain culte du corps féminin. Leurs recherches s’inscrivent dans le cadre d’une sociologie du corps qui rejoint des chercheurs en sciences de l’homme (Kaufmann 2001), en esthétique (Paris 1965), en histoire de l’intimité (Foucault 1984). Nous présenterons successivement ces deux livres abordant un sujet assez proche de manières opposées.

Béatrice Fontanel a voulu explorer les variations des normes de la beauté féminine dans la France moderne, de la Renaissance jusqu’au début du 20e siècle, en se penchant particulièrement sur le maquillage et les autres soins du corps. Elle met en évidence, d’une époque à l’autre, les tendances extrêmes d’une quête de l’idéal : du modèle de la femme ronde du 19e siècle à celle plus svelte des années 1920 ; du goût obsessif pour la peau la plus blanche possible, au moyen de mille artifices, à partir du 17e siècle, vers un attrait irrésistible pour le bronzage au milieu du 20e siècle.

L’art sous toutes ses formes, des extraits de pièces de théâtre de Molière au roman de Huxley, et principalement de splendides toiles de peintres du 19e siècle (Dante Gabriel Rossetti, Frederick Leighton, Bougereau, Courbet), servent d’illustrations à l’essai, ajoutant grâce et subtilité aux commentaires. La moitié de l’ouvrage contient des reproductions en couleurs de tableaux parfois méconnus, d’une beauté enchanteresse et toujours reliés au texte.

Dans chaque aspect étudié, Fontanel s’attarde aux types de produits utilisés naguère pour tonifier et « mettre en scène » le visage et le corps : onguents, poudres, liquides de provenances insolites. L’épilation, le manucure, les coiffures, les parfums sont chaque fois étudiés selon les modes qui se sont souvent contredits au fil des décennies : passant de l’opulence à la discrétion, des cheveux longs et des perruques élaborées jusqu’aux coupes à la garçonne des années 1920. On comprend aussi que les moyens employés pour augmenter la beauté constituaient quelquefois une forme de supplice pour celle qui devait se frotter à de petits animaux bizarres ou employer des produits les plus imprévisibles dans la promesse d’obtenir une belle peau. Destiné autant à la contemplation qu’à la lecture, le très beau livre de Béatrice Fontanel sur L’Éternel féminin constitue à la fois une brève réflexion historique sur le corps et un très abordable livre d’art.

L’ouvrage de Martin Monestier est au contraire on ne peut plus « bizarre », mais non sans intérêt. Pour son 36e livre, l’auteur s’est penché très rigoureusement sur un sujet apparemment léger et insolite, à savoir les représentations (le plus souvent masculines) du corps féminin, du Moyen-Âge à nos jours, en se concentrant sur les images de la poitrine. De la nourrice innocente au modèle professionnel dessiné, peint, photographié, filmé, les représentations étudiées ici sont nombreuses et variées, parfois audacieuses et souvent déroutantes, car l’auteur s’est aussi attardé sur des cas limites parfois insoutenables de femmes souffrant de malformations (p. 163-167). On y découvre, sur un mode encyclopédique, des publicités, des oeuvres de peintres importants, des images clandestines, et l’on reste étonné de la multitude d’aspects soulevés par ses recherches. L’art, la poésie, l’argot, la médecine et la chirurgie esthétique ont célébré et dans une certaine mesure « fabriqué » cette partie du corps à la fois dissimulée et contemplée. Ce sont la plupart du temps des regards d’hommes sur le corps féminin, pour paraphraser le sociologue belge Jean-Claude Kaufmann (2001), donnant des résultats symptomatiques, plus souvent proches de l’obsession que de la contemplation. Malgré leur caractère incongru, ces représentations méritent néanmoins d’être analysées, pour leur cohérence et leurs références constantes à certaines normes profondément ancrées.

On sent que cet ouvrage inclassable résulte de longues années de documentation et de réflexions, car on trouve dans cette Encyclopédie des centaines d’entrées thématiques, classées alphabétiquement, allant des allégories au web, et beaucoup d’anecdotes touchant autant la médecine, la poésie, les cultures dites primitives, les mythes, les modes et la symbolique du corps.

Le cinéma a également construit une sorte de mythologie spécifique, et une longue notice retrace l’évolution progressive de la nudité féminine à l’écran (p. 69-75, et 274). Une liste assez détaillée répertorie les noms d’actrices célèbres ayant un jour cédé aux exigences des scénaristes (d’Isabelle Adjani dans L’Été meurtrier à Maria Schneider dans le Dernier Tango à Paris). Cette notice sur le cinéma permet aussi d’aborder la question de la censure. L’auteur évoque par ailleurs la « fabrication » de l’actrice Jane Russell, qui avait permis au producteur Howard Hughes de créer pour elle un long métrage servant à mettre en évidence son corps pulpeux. Le film Le Banni (The Outlaw) avait été tourné en 1941, mais sa sortie avait été retardée jusqu’en 1948. Presque chaque séquence de ce western était prétexte à une observation minutieuse de l’actrice, et le scénario comportait pour chaque scène des indications précises sur les vêtements et les sous-vêtements que celle-ci devait porter. Pourtant, ce film controversé ne comportait aucune scène de nudité ; il demeure néanmoins une sorte de référence pour illustrer cette obsession masculine du corps féminin.

Cette Encyclopédie historique et bizarre, ponctuée d’illustrations souvent étonnantes, est le genre de livre dont on trouve quelquefois des vignettes découpées et des pages arrachées dans les exemplaires des bibliothèques publiques. En le parcourant, on repense aux ouvrages licencieux édités par Jean-Jacques Pauvert au début les années 1960. Ses 1000 entrées nous confirment l’ampleur du phénomène étudié, en tant que norme, représentation et symbole ayant considérablement varié au cours des siècles et des civilisations.

Il demeure difficile de comparer en toute justice deux livres aussi différents dans leur traitement et leur facture. Le raffinement sensuel et subtil de L’Éternel féminin contraste avec l’Encyclopédie de Martin Monestier, qui comprend toutefois plus d’illustrations et davantage de texte que l’ouvrage précédent. Chacun véhicule sa part d’insolite : Fontanel signale l’usage ancien de crèmes de beauté à base de graisse de chèvre et d’autres provenances encore plus incroyables. Quant au livre de Martin Monestier, il constitue une sorte de somme, parfois cocasse, parfois déconcertante, parfois de mauvais goût, sur la symbolique du sein dans nos sociétés. Sans prétention théorique ou scientifique, chacun pourra néanmoins alimenter des recherches en anthropologie visuelle en des voies très différentes. Tous deux regroupent des regards d’hommes vénérant le corps féminin.