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Les dernières décennies ont entendu retentir des cris d’alarme face à l’instauration d’un « nouvel ordre pénal », marqué par une explosion des taux d’incarcération, par un allongement des sentences, par un rapport disproportionné entre l’acte criminel posé et la sanction pénale attribuée, ainsi que par des formes de punitions particulièrement répressives et qui portent profondément atteinte aux droits de la personne.

Dans plusieurs États des États-Unis plus particulièrement, mais leur cas n’est pas unique, loin s’en faut, on assiste à une surenchère punitive que certaines mesures largement décriées mettent en évidence : l’adoption de lois prévoyant l’imposition automatique à la troisième récidive d’une peine d’incarcération à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans ; la mise en oeuvre de conditions matérielles de détention supprimant tout « confort » de base et imposant un travail obligatoire six jours sur sept consistant généralement à effectuer des travaux d’entretien routier enchaîné à un codétenu ; l’instauration de fichiers informatisés accessibles au public et fournissant à ce dernier diverses informations sur certains contrevenants, dont leur adresse personnelle…

Au Canada, à l’instar des sociétés occidentales contemporaines, les années 1980, 1990 et 2000 ont vu naître une législation – ou des projets de législation – de plus en plus répressifs en matière pénale. L’adoption de la loi sur le maintien en incarcération, l’imposition de peines minimales d’incarcération, la création d’un bureau fédéral de défense des victimes parallèlement à la constitution d’un comité d’examen des opérations du Service correctionnel – visant un objectif de meilleure protection de la collectivité – font partie des exemples représentatifs de ce virage. Si l’explosion carcérale n’a pas atteint ce pays comme elle a pu en atteindre d’autres au point de créer des situations littéralement explosives, il est possible néanmoins de parler ici comme ailleurs d’un radicalisme pénal, d’un durcissement législatif et d’une volonté rétributiviste, à l’heure où les discours populistes sur le châtiment pénal sont légion.

Dans ce contexte, l’objet de ce numéro de Criminologie est de poser, tel un instantané, une réflexion sur les peines contemporaines, réflexion fondamentale dans une société où la sanction pénale semble à la croisée des chemins entre une vision « humaniste, légaliste et réformiste » mais peu entendue et une vision « punitive, légitimée et excluante » faisant la manchette.

Toutefois, si le Canada n’est pas totalement imperméable au virage punitif qui atteint l’ensemble des sociétés occidentales, diverses mesures mises en place se caractérisent par une certaine ambiguïté, ambivalence, voire contradiction, que ce soit dans les justifications qui les fondent ou dans les résultats statistiques auxquels elles parviennent. Dans ce cadre, les milieux de la pratique sont perçus comme des murs de résistance sur lesquels viendraient se heurter lois et mesures répressives. À ceux-ci, les criminologues et pénologues canadiens joignent leur voix. Prises de position publiques, rédactions de mémoires lors de l’élaboration de lois, implications directes dans des commissions mandatées par le gouvernement pour faire l’étude de questions pénales, quelques chercheurs se manifestent sur tous les fronts.

Défenseur des droits, humaniste, critique, Pierre Landreville a fait partie de ceux-là, qu’il s’agisse entre autres de la Commission canadienne de réforme du droit de 1975, aux travaux de laquelle il a participé, ou du Comité québécois d’étude sur les solutions de rechange à l’emprisonnement, dont il a été le président en 1986. Son implication dans les groupes de défense des droits des détenus comme ses travaux de recherche, notamment sur l’épineux problème de l’emprisonnement pour non-paiement d’amende, portent la marque d’une conscience sociale et d’une volonté de transmission des savoirs. Dans ce cadre, il doit être vu comme un défenseur d’une certaine vision du pénal, vision centrée sur la modération, sur la dénonciation des risques engendrés par certaines mesures et sur les conséquences sociales de nos choix en matière pénale.

Sorte de prétexte pour amorcer notre analyse, point d’appui mais aussi point de référence, nous sommes partis des travaux et de la place publique qu’a ainsi prise Pierre Landreville sur les questions qui nous préoccupent ici pour rappeler, dans le cadre de ce numéro de Criminologie, que si notre rôle en tant que chercheurs est d’analyser la situation pénale des sociétés dont nous faisons partie, nous avons un rôle de veilleur et de guetteur dans la cité pénale.

Ce numéro de Criminologie « Peines et pénalité au Canada. Autour des travaux de Pierre Landreville » réunit ainsi un groupe de criminologues européens et canadiens qui tentent ici non pas uniquement de retracer le parcours de Pierre Landreville, mais également de dégager les grandes tendances qui ont pu marquer les politiques pénales québécoises et canadiennes et à un moindre niveau celles de certains pays d’Europe, au cours des dernières décennies. Choix d’éditeurs, le domaine étant extrêmement vaste, nous avons sélectionné quelques mesures qui nous ont semblé les plus représentatives des politiques pénales canadiennes comme des orientations de ce pays en matière de pénalité et qui ont fait l’objet des travaux de recherche de Pierre Landreville.

Dans un premier temps, Pierre Landreville lui-même pour le Canada et Philippe Robert pour la France dressent un portrait général de la situation dans leurs pays respectifs. Landreville analyse ainsi l’évolution des politiques pénales canadiennes tant sur le plan des discours politiques que des lois instaurées depuis les années 1950. Si les discours sur la déjudiciarisation, la modération et les droits de la personne ont pu être prédominants dans les années 1960 et 1970, son analyse fait ressortir une présence actuelle manifeste de discours populistes appuyés par la mise en place de mesures répressives face auxquelles il rappelle que la vigilance est de mise. Philippe Robert, quant à lui, examine les recompositions contemporaines de la pénalité en France sur fond de réflexion sur le rôle et le pouvoir de l’État en la matière. Il montre ainsi que la pénalisation et le développement de mesures sécuritaires sont largement indissociables non seulement de l’État, mais également de la société, qui génèrent de telles mesures.

Dan Kaminski et Pierre Lalande abordent la question des mesures alternatives à l’emprisonnement, mesures dont Pierre Landreville se fit le grand défenseur. Pierre Lalande présente l’influence que ce dernier a eu dans les années 1980 sur la philosophie et les politiques des services correctionnels québécois tant sur le plan de la défense d’un principe de modération comme du développement de mesures structurées de réinsertion sociale. Sans être trop optimiste, il nous rappelle toutefois que du chemin reste à faire en matière de mesures de rechange à l’incarcération, propos qui se retrouvent également dans le texte de Dan Kaminski. Ce dernier confronte ainsi la volonté d’instauration de réelles mesures de remplacement à une réalité somme toute bien différente : celle du durcissement des conditions accompagnant de telles mesures – dans le but de les rendre « réellement punitives » – ainsi que leur appui sur une technologie intrusive engendrant un contrôle quasi indétectable et dont les principaux bénéficiaires sont les producteurs de sécurité.

En matière de droit des personnes incarcérées, le Canada fait depuis longtemps figure de proue, figure pour laquelle se battit Pierre Landreville autant par son implication sociale que ses travaux de recherche. C’est ce que reprennent, de leur côté, Lucie Lemonde et Sandra Lehalle. La première analyse l’ensemble du mouvement pour la reconnaissance des droits des personnes incarcérées à partir notamment des travaux de recherche réalisés par des universitaires tels que Pierre Landreville ou Michael Jackson. Elle rappelle toutefois que l’impact d’une telle reconnaissance est très limité, celle-ci ne réduisant aucunement le phénomène de « criminalisation de la misère » dont la prison joue encore le rôle aujourd’hui. Cette question du réel impact des droits des détenus traverse également la réflexion que Sandra Lehalle porte sur les organismes de contrôle des établissements pénitentiaires dont les sociétés occidentales ont pu se doter. La question reste de savoir si finalement la mise en oeuvre de telles ressources n’apparaît pas surtout comme une belle façon de légitimer l’institution carcérale et par là même son recours.

Enfin, à l’heure du développement d’une justice actuarielle qui s’appuie sur des outils statistiques de prédiction, Philippe Mary analyse le durcissement des politiques de libération conditionnelle en Belgique. Ce durcissement semble confirmer ce passage « de l’intégration sociale à la gestion des risques » qu’a critiqué Pierre Landreville. Les condamnés pour des actes criminels en matière sexuelle semblent alors non seulement être devenus les nouvelles figures emblématiques de la dangerosité, mais également à l’origine d’un resserrement pénal majeur en aucune manière proportionnel aux « risques réels » qu’ils pourraient représenter.

Finalement, en hors thème, Véronique Strimelle et Sylvie Frigon présentent une étude sur la délicate question des femmes judiciarisées et leur réintégration dans la collectivité. Bel exemple de travail de recherche dans le cadre d’un numéro en hommage a quelqu’un qui a de tout temps dénoncé l’impact de la peine, sa désocialisation comme son inutilité.

Éclairée par de courts textes de Jean-Paul Brodeur, Alvaro Pires et Hélène Dumont, la réflexion qui se dégage de l’ensemble amènera très certainement le lecteur à saisir toute la spécificité canadienne en matière pénale. Si, dans ce cadre, l’impact réel du criminologue dans la société et en matière pénale est très certainement, comme nous le rappelle Jean-Paul Brodeur, à relativiser, la place publique prise tout au long de sa carrière par Pierre Landreville devrait nous permettre de prendre conscience que nous sommes aussi – et peut-être surtout – des « chercheurs dans la cité ».