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Introduction

Si la question d’un programme d’éducation à l’éthique ayant pour finalités la reconnaissance de l’autre que soi et la poursuite du bien commun (Bouchard, 2020, p. 79)[1] existe dans les écoles publiques et privées du Québec, depuis 2015, les programmes français de l’école primaire mentionnent, quant à eux, la question d’un « enseignement moral et civique »[2]. Or, nous observons en France, dans le contexte scolaire actuel, de nombreux obstacles à la transmission, à l’intériorisation et à la mise en oeuvre de certaines valeurs éthiques chez les élèves, nécessaires à la prise en compte de l’autre en tant qu'autre. Sur fond de détérioration de ce que l'on appelle le « climat scolaire », l’école peine à construire une éthique partagée par tous les élèves au sein d’un collectif classe. Sans entrer dans l'analyse de ces difficultés[3], et loin de m’inscrire dans des modalités prescriptives de ce que l’on appelle « les bonnes pratiques », je propose, dans cette contribution, de réfléchir d’un point de vue philosophico-didactique à l'élaboration chez l'« élève-sujet », à l’école primaire, d'une capacité à agir de soi-même selon des repères éthiques. Autrement dit, je propose ici d’esquisser quelques éléments de réponse aux questions suivantes : pourquoi traiter de la question d’une éducation à l’altérité dans une perspective d’éducation humaniste? Quels obstacles peuvent être observés dans la perspective d’une telle éducation? Quel dispositif permet de penser la rencontre de l’autre à travers ses paroles, mais aussi en tant qu’il donne à voir « son » visage? Comment comprendre ce visage qui engage une responsabilité de l’autre?

Pour traiter cette problématique, je tenterai, dans la première section de ce texte, de montrer comment situer une telle éthique de l’élève dans une approche humaniste de l’éducation. Nous verrons ce que peut apporter la question de l’« altérité » pensée par Lévinas (1971). Dans la deuxième section, j'évoquerai certains éléments sociétaux actuels susceptibles de faire obstacle à une approche d’éducation humaniste à l’école et à la construction chez l’enfant d’une conscience éthique. Dans un tel contexte, je proposerai d'examiner ce que peut apporter à notre questionnement la « réunion de coopérative » instituée à l’École Freinet de Vence[4]. Pour cela, je présenterai succinctement quelques éléments de ma méthodologie de recherche. Enfin, dans la troisième et dernière section, je présenterai un épisode particulier d’une réunion de coopérative et, à partir de cet exemple, nous verrons en quoi cette pratique donne à voir un travail coopératif au service d’une formation, dans le temps long de l’élève, à la reconnaissance de l’altérité et au respect d’autrui.

1. Approche d’une éducation humaniste à l’école

1.1. Que peut-on entendre par éducation humaniste?

Cette première partie ne prétend évidemment pas revenir dans le détail sur l’ensemble de ce que recouvre l’humanisme et les nombreux progrès qui s’y attachent. Cependant, il nous semble important de rappeler, même sommairement, certains aspects permettant de rendre compte d’une filiation de la pensée humaniste relative aux questions d’éducation, au service d’une meilleure compréhension de ce qu’il s’agit d’entendre lorsque nous parlons d’éducation humaniste et, donc, de l'identification de certains enjeux pédagogiques.

La période de la Renaissance, caractéristique de ce mouvement intellectuel, débuta vers le XIVe siècle, cherchant à rompre avec la pensée dominante religieuse de la période médiévale, le théocentrisme cédant la place à l’anthropocentrisme. La pensée humaniste représente un mouvement d’esprit qui se caractérise par une volonté de relever la dignité de l’esprit humain, de le mettre en valeur, en inspirant à la culture moderne le souffle de la culture antique grecque et latine. Mais il serait erroné de réduire ce courant à un simple retour vers l’Antiquité. L’humanisme s’inscrit dans un type de culture résultant d’une formation qui embrasse à la fois culture littéraire et culture scientifique, visant l’épanouissement de l’homme rendu ainsi plus libre et plus humain grâce à l’accès aux savoirs. Les penseurs humanistes rêvent dans ce contexte d’un certain idéal de société.

De nombreux intellectuels de cette époque ont en ce sens développé leur réflexion autour de questions liées à l’éducation. Dans ce domaine, il s’agissait pour eux de penser les manières d’enseigner à nouveaux frais, notamment parce qu’ils voyaient en l’homme une capacité reposant sur lui seul de changer le monde. Cette mise en valeur de l’être humain en ses capacités de se perfectionner suscita de nombreuses réflexions quant aux possibilités de redéfinir un enseignement, en réaction contre la scolastique[5], ayant comme finalité de rendre l’humanité meilleure. Montaigne, dans Les Essais, illustre ce renouveau de l’enseignement en tant qu’il expliqua que la pédagogie devait s’attacher à rendre l’enfant actif[6]. Il signifia clairement que la visée de tout enseignement devait permettre à l’enfant de s’approprier des savoirs jusqu’à les faire siens et que ces savoirs s’entendaient comme objets de culture ou comme savoirs d’humanité.

L’humanisme n’eut finalement qu’une portée limitée afférente au milieu élitiste de l’époque. Nonobstant, les réflexions faites par certains penseurs sur l’importance de l’éducation, de la culture et de l’esprit critique ont permis la mise au jour et la défense de valeurs éthiques permettant de structurer l’agir humain, dans l’intention de se conduire en toute conscience, sans nuire à celles et ceux qui nous entourent, et dans le but de tendre vers une société plus harmonieuse et soucieuse de préserver la paix entre tous et la liberté de chacun.

1.2. La difficile question de la transmission des valeurs : une éthique de l’altérité

La difficile question de la transmission des valeurs se pose lorsque l’on ne fonde pas la valeur sur une utilité (reconnaître qu’une chose a de la valeur lorsqu’elle répond à un besoin ou à une satisfaction) mais sur un comportement manifestant de l’humanité, c’est-à-dire une certaine empathie envers autrui.

Mais comment déterminer des valeurs qui seraient objectivement partageables par tous et, de ce fait, candidates à être travaillées dans le contexte scolaire? S'agirait-il avant tout des valeurs reconnues unanimement par une collectivité, par la société? Citons Alquié : « la valeur ne nous apparaît pas comme ce qui fait l’objet de notre désir, mais comme ce qui devrait être l’objet du désir de tous les hommes » (1957, p. 51). Il s’agit de se demander si l’on peut imaginer non pas un modèle de vie bonne, mais certains critères intelligents de détermination de certaines valeurs partageables par le plus grand nombre[7] et, dans ce cas, susceptibles de faire l’objet d’une transmission. Dans une perspective humaniste, ces valeurs impliqueraient nécessairement une prise en compte de l’autre, distinct de soi-même, en tant qu’elles auraient à construire, dans les manières d’agir des enfants, la reconnaissance de l’autre dans ses différences, dans son désir, dans sa fragilité... Essayons d'esquisser ce que l'on pourrait entendre par éthique de l’altérité dans une optique d'éducation scolaire.

Une éthique humaniste ne saurait promouvoir les comportements de rivalité mais plutôt ceux de solidarité et de reconnaissance de l'humanité de l'autre. Comment, alors, percevoir l'« altérité » dans la rencontre avec autrui? Selon Prairat, il sera ici question d'une responsabilité qui serait « souci pour l’autre, bienveillance et accueil prévenant » (2012, p. 25), car être responsable ne consiste pas seulement à répondre de soi, mais plus fondamentalement à répondre d'autrui (Prairat, 2019, p. 83). Une telle approche est-elle mobilisable dans un projet d'éthique de l'élève? Parce que la philosophie lévinassienne peut être vue comme une philosophie de la rencontre, je propose de chercher ce qu'elle est susceptible d'apporter à notre question.

Empiriquement, pour Lévinas[8], la rencontre avec autrui tient à la primauté de la rencontre d’un visage, renvoyant à la pure contingence d’autrui, visage en tant qu’expression même de son insuffisance et de son indigence, m’échappant sans cesse, insaisissable en raison de son altérité même, il demeure mystère. On ne peut pas, au sens rigoureux de ce verbe, connaître autrui, car connaître revient toujours à objectiver. La conscience d’autrui, en tant que l’autre est un sujet, reste à jamais inaccessible à la mienne. Cependant, la rencontre d’un autre en tant qu’il existe humainement, me met en demeure de l’accueillir et de le reconnaître dans sa singularité. Mais cette expérience est atypique en ce sens, comme l’indique Lévinas, « qu’elle est d’emblée éthique » (1982, p. 79-80). C'est le premier point qui peut nous intéresser et qui nous entraîne au-delà des seules considérations morales dans le rapport aux autres.

En effet, selon Lévinas, dans la rencontre du visage de l’autre, autrui m’appelle à le protéger. Il en appelle à l’expression de bienveillance à son encontre, car, dans une perspective éthique, c’est la faiblesse d’autrui qui oblige. La relation avec la personne de l’autre se place d'emblée dans la perspective de le préserver, obligation première à son égard : en fait, le visage, déclare Levinas, interdit de tuer. Nous comprenons avec ce philosophe que la rencontre avec autrui est un événement particulier qui fait que nous nous tournons vers l’autre d’une certaine façon, qu’« une nouvelle dimension s’ouvre dans l’apparence sensible du visage » (Levinas, 1971, p. 216). Certes, nous pouvons toujours faire une description précise de son visage, mais lors d’une rencontre véritable, le regard porté sur autrui n’est pas réifiant. Car regarder un visage ne revient pas à regarder un objet : autrui exige de moi sa reconnaissance en tant que sujet. Et, en faisant cette rencontre avec l’autre, nous faisons l’expérience de sa vulnérabilité. Pour quelle raison? Parce que le visage est découvert – ou à découvert – et il est possible de constater la faiblesse d’autrui dans cette rencontre qui paraît sous nos yeux : son visage apparaît sans défense, sans protection. Le visage est en cela signification, une signification qui se donne à voir sans contexte, dit Lévinas.

« La relation se maintient sans violence – dans la paix avec cette altérité absolue. La résistance de l’Autre ne me fait pas violence, n’agit pas négativement; elle a une structure positive : éthique »

Lévinas, 1971, p. 215

Prairat reprend cette idée en considérant que, dans cette expérience d'altérité, la position d'autrui est d'en appeler à ma sollicitude (2019, p. 194). En-deçà, donc, ou au-delà du langage, une telle conception de la rencontre mériterait d'être pensée dans ses possibles implications éducatives – j'y viendrai un peu plus loin. Mais une pluralité d’obstacles entravent la transmission de valeurs liées à une telle éthique de l’autre, à sa reconnaissance en tant qu’altérité et, in fine, à une expression d’humanité dans la vie sociale.

2. Une institution didactique à visée éthique

2.1. Des obstacles à la transmission des valeurs

En effet, certaines pratiques sociales procèdent de ce que Stiegler (2008) nomme « capitalisme pulsionnel » ou « régressif » : le capitalisme de la fin du XXe siècle jusqu’à l’époque actuelle rend impossible la vie politique de la société, car la vie humaine et les comportements humains y sont devenus objets de calcul, d'enrichissement et de surveillance, pris dans le marché, avec le paradoxe de prétendre les rendre ainsi « heureux »[9]. Qu’est-ce à dire?

Freud, dans son article Pulsions et destin des pulsions datant de 1915 avait défini le concept de pulsion – pulsio (action de pousser, pellere, pulsum) –, par Trieb, traduit parfois en français par « instinct » en tant que représentation au niveau psychique d’excitations provenant de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme. La pulsion agit comme une poussée régulière dans le but d’assouvir une satisfaction. Elle s’oppose à d’autres pulsions dans un conflit dynamique, mais le but est toujours de produire une satisfaction en réduisant un certain degré de tension. Dans Au-delà du principe de plaisir, à partir de 1920, Freud représente ce qu'il appelle le Ça comme un réservoir de pulsions. Notre vie sociale nous donne de nombreuses occasions de voir se confronter ces tendances pulsionnelles, et cela, dès le plus jeune âge. Précisons que les pulsions sont amorales en ce sens qu’elles ne visent que leur propre assouvissement. Mais leur satisfaction peut entrer en contradiction avec certaines règles qui s’imposent dans toute vie sociale, provoquant notamment de la frustration. En outre, explique Freud, la pulsion sous-entend l’idée de dépendance et de soumission du sujet par opposition au désir en tant que recherche consciente d’une source de satisfaction et de plaisir à travers un objet socialement valorisable.

Personne ne contredira le fait que la société actuelle reste dominée par la loi du marché. Cette hégémonie économique conduit, d’après Stiegler (2008), à l’organisation « d’une régression intellectuelle de masse ». Ainsi, le ressort de cette régression tient en la substitution des constructions symboliques de l’ordre du désir par un fonctionnement essentiellement basé sur la pulsion. Nous pouvons dire, sur la base de ce qu’énonce Stiegler, que l’école est touchée en son coeur par cette forme d’institution régressive des savoirs, car « l’attention n’est pas seulement une faculté psychologique, mais est aussi une capacité à vivre socialement qui n’est pas une capacité naturelle, mais culturellement construite » (Go, 2016, p. 234).

L’utilisation massive des médias numériques[10] agit pour contrôler le comportement des individus, capter leur attention et orienter leur désir. Face à ces éléments relevant de ce que Melman (2009) désigne comme l’émergence d’une « nouvelle économie psychique », la question de la construction d’un rapport à l’autre, en tant qu’il peut représenter un obstacle à l’assouvissement des pulsions, devient cruciale. Il faut noter une double difficulté : d'une part, le consumérisme généralisé encourage la fermeture narcissique des individus; d'autre part, l’exposition précoce aux écrans brouille la construction de la conscience de l’altérité dans la présence de l’autre (Stiegler, 2008). Face à ce problème général d’éducation, il s’agit d’interroger les possibilités de « bifurcation éducative » que peuvent imaginer, dans leur pratique, les professeurs.

2.2. Présentation d’une institution didactique particulière : la réunion coopérative

2.2.1. Point méthodologique

Avant de présenter un exemple empirique de situation d'éducation à l'éthique, je propose dans cette partie de dérouler une sorte d’« ascension de l’abstrait au concret des pratiques »[11] (CDpE, 2019, p. 592), nécessitant un bref éclaircissement de la méthodologie de recherche employée. Outre une lecture et une revue de la littérature approfondie[12] des questions relatives à la construction d'un rapport humaniste à autrui dans l'éducation, la méthodologie qui fut celle du recueil de données sur lequel je vais m'appuyer dans cette contribution est de type ethno-didactique[13]. En un premier sens très général, ma posture épistémologique peut être qualifiée de « qualitative »[14], et je m'inscris dans une démarche d'allure « compréhensive »[15], visant à prendre en compte le plus possible l'expérience vécue des acteurs rencontrés et à rendre compte de leur activité pratique. L’objectivation participante dont est issu l'épisode didactique que je vais présenter, au coeur des méthodes classiques d’investigation en anthropologie, répond à la volonté d’être au plus près de l’objet en construction. Par conséquent, il est crucial pour le chercheur d’avoir une « entrée sur le terrain », synonyme de rencontre avec des agents, mais vus ici comme des sujets. L’enjeu pour l’ethnographe est de s’impliquer dans une démarche de sincérité, en premier lieu par rapport à lui-même et aux sensations de la rencontre. En cela, nous pouvons déjà considérer que l’enquête de terrain comporte une importante dimension éthique. Il s'agit, à propos d’un fait singulier pour une personne singulière, de donner à voir des caractéristiques qui positionnent l’expérience en essayant de donner du sens « que nous élaborons en présence de ce que nous percevons » (Laplantine, 1996, p. 102).

En outre, parmi les divers outils habituels du chercheur de terrain, notons l’utilisation de la technologie du filmage. Le film d’étude peut restituer une masse d’informations très importantes, d'autant que l'image contient la parole précise des enquêtés. Dans le domaine didactique, Sensevy précise que la description de ce que font les acteurs du film est une question complexe[16]. Il précise en quoi, selon lui, le film d’étude peut être un support privilégié pour l’épistémologie de la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) (Sensevy, 2011) en tant que médium donnant à voir les « transactions »[17] entre élèves et professeurs.

Les données empiriques que je vais présenter sont extraites de films d’étude permettant de rendre compte, d’une part, du dispositif de la réunion de coopérative tel qu’il est institué à l'École Freinet (Vence) et, d’autre part, des paroles des enfants et des professeurs lors de la présentation d’un épisode particulier. Ces éléments sont :

  • Un photogramme issu de films d’étude;

  • Une transcription (ou transcript) des paroles échangées.

Il s'agira pour moi de proposer une analyse de ces épisodes didactiques d'abord en tant que cas emblématiques de situations de classe dans lesquelles peuvent apparaître des conflits entre élèves, ensuite en tant que pratiques didactiques visant à faire travailler les élèves sur une question éthique fondamentale. Pour cette analyse, j'emprunte donc à la philosophie lévinassienne sa conceptualisation de l'altérité et j'utilise l'optique pédagogique d'Élise et de Célestin Freinet dans la pratique de la réunion de coopérative.

2.2.2. La réunion de coopérative : forme générique

La réunion de coopérative est une institution de régulation de la vie collective qui est pratiquée à l’École Freinet, à Vence[18]. Toutes les semaines, les enfants de chaque classe[19] de cette école se réunissent. C’est le moment de la « petite » réunion de coopérative. Une semaine sur deux, la réunion de coopérative regroupe les élèves de toutes les classes. Il s’agit de la « grande » réunion coopérative qui se déroule, quand la météo le permet, en extérieur, au théâtre. La réunion de coopérative (grande ou petite) se déroule à la fin de la semaine, le vendredi, entre 15 h 50 et 16 h 20. Elle est menée principalement par deux élèves : un élève est secrétaire, un autre est président. Un dernier élève – observateur – est un des plus petits, présent pour vivre l’expérience de la conduite de la réunion (rôle qu’il sera amené à endosser plus tard). Les autres enfants sont regroupés autour de ces trois protagonistes. L’enseignant prend place au sein du groupe. La réunion de coopérative comprend plusieurs moments, synthétisés ici de façon chronologique :

Tableau 1

Les quatre temps de la réunion de coopérative (Prot)

Les quatre temps de la réunion de coopérative (Prot)

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Tableau 2

Photogramme de la mise en oeuvre de la réunion de coopérative (École Freinet, Vence)

Photogramme de la mise en oeuvre de la réunion de coopérative (École Freinet, Vence)

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Comme le précise Henri Louis Go, la réunion de coopérative se distingue d’un tribunal « où l’on règle des comptes et où l’on juge, où l’on sanctionne » (Go, 2007a, p. 215). Ce point est essentiel à comprendre, ainsi que les moyens de le garantir, car, comme tout dispositif didactique, la manière effective de la mise en pratique par des enseignants peut donner lieu à des déviations, voire à des dérives[20]. Il s’agit ici de rendre public un certain nombre de faits ou d’événements liés à la vie de la classe et de l’école, où chacun en tant qu’« être responsable » doit se sentir concerné et impliqué par ce qui est discuté lors de la réunion. Cette réunion est conçue fondamentalement comme une assemblée « coopérative ». Le « journal mural », qui est un affichage public dans la classe, tient, à ce titre, une place importante pour la régulation des conflits, car chaque enfant peut le voir évoluer au cours de la semaine. Ainsi, « certains élèves faisant l’objet de critiques vont directement présenter des excuses au signataire de la critique, qui décide généralement de barrer sa phrase du "journal mural" » (Go, 2007a, p. 214).

Nous comprenons, dans ce cadre, que la réunion de coopérative soit un moment à la fois très attendu et très intense de la vie de la communauté de cette école, où le parler-vrai et la franchise dominent, sans animosité, car la camaraderie et la coopération constituent une norme dans la vie relationnelle pour cette école. Ajoutons que la pratique régulière de cette activité se fait sur le temps long puisqu’elle commence en première année de maternelle jusqu’en CM2 (peu d’élèves changent d’école durant leur scolarité à Vence).

3. Former à la reconnaissance de l’altérité et au respect d’autrui : un exemple emblématique d’une réunion de coopérative

3.1. Présentation de la situation

Voyons à présent la transcription des tours de paroles (TdP) d’un épisode d’une réunion de coopérative[21]. Les prénoms des deux enfants y sont anonymisés (Ch. et T.). Apparaissent les prénoms des deux enseignantes, Carmen et Brigitte[22]. Les signes +, ++ ou +++ renvoient aux silences plus ou moins longs du discours de chacun.

Tableau 3

Transcription d’une réunion de coopérative (École Freinet, Vence)

Transcription d’une réunion de coopérative (École Freinet, Vence)

Tableau 3 (suite)

Transcription d’une réunion de coopérative (École Freinet, Vence)

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3.2. Quelques éléments d’analyse

La problématicité de la situation (Go, 2007b) décrite ci-dessus procède du fait suivant : une enfant a été délibérément éclaboussée par un autre enfant. Ce dernier n’a pas présenté d’excuses (TdP 7), il n’a pas non plus essayé de racheter sa « bêtise » en essuyant la plaignante, ce qu’elle aurait souhaité, comme le montre le tour de parole 16. Cette situation est donc discutée en réunion[23], car la classe (ou l’école) est le lieu d'un apprentissage et de la construction du rapport social où l’ajustement avec autrui paraît sans cesse nécessaire, notamment lorsqu’un conflit éclate.

La réunion de coopérative n’a pas vocation d’émettre des jugements sur les personnes, et aucune règle ou réglementation ne préexiste dans l'école avant sa mise en oeuvre. Selon Freinet, ce qui compte lors de ce moment qui se veut solennel – du fait surtout du dispositif lui-même (disposition spatiale, rôle tenu par chacun, présence et intervention des adultes, discussion publique) – c’est qu’il y ait une parole mais pas n’importe quel discours. En effet, y est recherchée une parole sincère et directe, qui soulage, qui libère, qui explique, qui atteste, qui engage, qui rassure... C’est surtout le moment d’une parole « adressée »[24]. Ainsi, comme nous l’observons, la réunion est l’occasion donnée à un enfant de prendre la parole pour exposer la réalité et la légitimité de son vécu. Ce point est essentiel : l'éducation éthique repose avant tout sur la possibilité d'exprimer un déplaisir ou un désarroi. Elle repose sur le langage. L’effet de la réunion s’observe donc dans un double mouvement : d’abord, celui d’objectiver – au sens de rendre à l’état d’objet d’étude – une situation spécifique rendue publique et, ensuite, celui d’amener à la conscience, c’est-à-dire, pour l’enfant, se faire une représentation psychique d’un état de fait, conscientiser en tant que la parole de l’autre prend un chemin en lui, le conduit à le voir, à lui donner, pourrait-on dire, un visage. Et c'est enfin un moment au cours duquel se travaille collectivement, dans l'école, l'esprit coopératif et ses exigences.

Ce visage, il s’agit pour lui d’y devenir sensible en tant qu’il est chargé d’affects. L'enfant qui va parler, énoncer son désarroi, montre dans le même temps son visage à celui qui est appelé à l'entendre. Reprenons Lévinas. La position du philosophe consiste à voir l'être humain comme essentiellement exposé à autrui. Comme nous l’avons évoqué, son éthique repose sur un paradoxe, car il s’agit de penser qu'avant même d'avoir fait quoi que ce soit, c'est-à-dire avant de faire le moindre usage de ma liberté d'être et d'agir, mon être est remis en cause par autrui. Ce qui interroge mon être et ma liberté, c'est, dit Lévinas, la vulnérabilité d'autrui, et cette vulnérabilité s'adresse directement à ma responsabilité : vulnérabilité et responsabilité forment le couple conceptuel de l'éthique lévinassienne. Comme nous pouvons l’observer dans les échanges ci-dessus, T. n’a visiblement pas pris conscience d’avoir éclaboussé une camarade. Il n’a donc pas pris en charge sa vulnérabilité, constitutive pour tout un chacun. Il s’avère en outre que la plaignante est plus petite que T., et donc une responsabilité s’impose d'autant plus à lui dans ce contexte. Par conséquent, il ne semble pas faire preuve d'une conscience de la présence de l’autre en tant qu'autre, et encore moins du préjudice (même s’il s’avère bien sûr minime dans le cas que nous examinons) que son acte a occasionné auprès de la fillette.

Lévinas pense la responsabilité comme une forme passive, une sorte de bienveillance qui est la valeur-source, car cette valeur est la seule à pouvoir dépasser ce qu'il appelle la violence des choix, et cette valeur est « en-deçà de la liberté et de la non-liberté » (1978, p. 95). Du point de vue éthique, la valeur suprême de la rencontre avec autrui s’élabore dans une sorte de passivité primordiale : à la fois dans l'expérience charnelle que je fais de la présence de cet autre et dans l'appel que je reçois de lui, à partir de son visage dit Lévinas, « le visage du prochain me signifie une responsabilité irrécusable, précédant tout consentement libre, tout pacte, tout contrat » (Ibid., p. 141). Essayons d'observer en ce sens la mise au jour de manière publique de la responsabilité de T. devant la fillette : il n’est pas correct d’éclabousser les autres, et il relève de la responsabilité de chacun de tenter de se racheter lorsque l’on commet une erreur. En atteste, la demande de la présidente au TdP 23 : « bon alors T. excuse-toi quand même + parce que c’est la moindre des choses hein ». Le mérite de la réunion de coopérative est de permettre de provoquer cette rencontre de manière institutionnelle, de découvrir les visages, de les montrer au jour. Il n’y est pas dit « je t’accuse de... » mais davantage un « je suis là, regarde-moi ». En effet, la relation dialogique est le milieu dans lequel on s’efforce de faire apparaître le visage pour autrui. C’est là un aspect très important pour comprendre la pratique de la réunion de coopérative[25].

Freinet, dans une conférence célèbre de 1928, défendait la pratique de la réunion de coopérative qu’il nommait « cure morale »[26], par référence à la talking cure de la psychanalyse chez Freud. Ainsi, la réunion de coopérative donne une possibilité de prendre le temps d’aborder les problèmes de la collectivité et de progressivement permettre à l’enfant de se doter d’une capacité à se donner lui-même des règles, d’intérioriser ce qu’il est ou non possible de faire, de faire siens les principes et les valeurs construits et partagés par l’ensemble du collectif engagé dans cette mise en oeuvre. La cure morale s’entend en tant que prendre-soin de la question morale fondamentale, celle de la rencontre entre les sujets. Il s’agit de permettre à l’enfant de dépasser le stade des pulsions infantiles et celui d’un narcissisme primaire qui peuvent être prégnants dans le vis-à-vis que peut offrir la réunion coopérative. Cette rencontre est notamment rendue possible par les interventions des professeures. Le transcript donne à voir l’habilité des enseignantes dans la conduite des échanges, dans leur prise de parole, aptitude qu’Élise Freinet (1966) appelait « la part du maître ». Aussi, l’intervention des professeures est cruciale dans ce processus permettant de pousser l’enfant à une réflexion véritable sur ses manières d’agir.

Brigitte intervient de nombreuses fois pour ouvrir la discussion (TdP 3), pour permettre à Ch. d’exprimer son souhait a posteriori (TdP 15), d’inciter à la reformulation ou pour s’assurer de la bonne compréhension du message par T. (TdP 17 et 25). Elle prend également la parole de façon franche en établissant un dialogue exigeant et sans détour (voir TdP 10 « mais quand même + tu es gonflé T » et TdP 20 « + je t’entends quand tu passes tu dis tout le temps “j’suis un pro j’suis un pro“ + c’est pas ça être un pro »). Notons aussi les interventions essentielles de la présidente et du secrétaire qui, avec patience, interrogent T. sur ses manières d’agir problématiques. Nous pouvons dès lors conjecturer que, dans cet épisode, l’intériorisation des usages de la relation à autrui, rendus concrets par la pratique, sera plus efficiente qu’une réglementation extérieure à tout engagement physique et psychique de l’enfant. Loin de le maintenir dans un comportement de type régressif, la parole de l’autre en tant que sujet, va conduire T. à prendre part aux responsabilités qui lui incombent et, on peut l’espérer, à de nouvelles dispositions. Seules, les productions langagières et interlocutives des élèves minimisent la réalité de l’autre comme sujet. La prise en compte de la parole de l'autre se fait d'autant mieux que, dans le face à face institutionnellement provoqué, T. découvre le visage d'autrui et sa présence d'être humain venant à sa rencontre. C'est pourquoi il me semblait nécessaire de retravailler l'analyse qu'avait faite Henri Louis Go de cet épisode.

In fine, l'un des enjeux que montre cet épisode est que l'accusé doit prendre conscience du « retard » qu'il a sur autrui. Pour Lévinas (1978), ma responsabilité se joue dans le retard que j'ai sur autrui, car je suis, dit-il, « accusé d'avoir tardé » (p. 141-142). La vie éthique telle que la réunion de coopérative la découvre consiste à se rendre présent pour autrui. En cela, il existe toujours un retard à combler.

En guise de conclusion

Éduquer l’élève en milieu scolaire à la reconnaissance et au respect d’autrui est-il possible? Si oui, comment? Bien-sûr, cet article ne prétend pas répondre à ces questions tout à la fois essentielles pour et dans l’école, et complexes. Il tente modestement de donner à voir et à comprendre des fragments d’un contexte problématique d’une situation qui se veut être une question politique, là où le lien à l’autre s’effrite au profit d’un individualisme croissant et renvoie à un autre absent, où cet autre en tant qu’« objet du monde qui se laisse définir par le monde » (Sartre, 1943, p. 302) est tenu « hors de ma vue ». En outre cet écrit ambitionne, tout aussi modestement, de présenter une institution didactique, parmi d'autres possibles, que l’on pourrait considérer comme candidate à donner des pistes, mêmes partielles, à la question du « comment? ».

Comment faire avec l’autre? C’est que l’autre, nous dit Levinas, cet étranger que je n'ai pas choisi, je l'ai déjà sur les bras (1971, p. 145). Cette formule joue de son triple sens : je l'ai sur les bras en ce qu'il me pèse et m'encombre, je l'ai sur les bras en ce que j'en suis totalement responsable et je l'ai sur les bras, car la rencontre est essentiellement corporelle. Cette rencontre qui suscite un apprentissage, il s’agirait donc de la provoquer. C’est ce qu'Élise et Célestin Freinet ont tenté de mettre en oeuvre avec la réunion de coopérative. Par une mise en scène rodée et par une parole adressée, ce dispositif permet d’interroger plus nettement cette apparition banale d’autrui dans le champ de la perception, cette présence à moi de l’autre qui, dans un premier mouvement, relève de ce que Sartre (1943) nommait l’« objectité ».

La question se pose donc dans l’espace de la classe ou de l’école soumis à l’organisation « d’une régression intellectuelle de masse » (Stiegler, 2008) de savoir comment faire quitter aux élèves le terrain où autrui est objet. En ce sens, nous pouvons dire que la réunion de coopérative, et également l’ensemble des institutions didactiques organisant cette école de manière systémique (Go, 2007a), favorise une éthique de la responsabilité et de l’altérité chez l’élève. Il s’agit pour les élèves de faire cette rencontre ultime avec autrui, de ce qui le précède, en-deçà de son être même, son humanité, c'est-à-dire sa dette infinie envers l'autre homme, vu comme l'énigme qui le tient en éveil.