Corps de l’article

Ceci n’est pas un témoignage, ni une étude. C’est la perception subjective d’un moment de l’Histoire dans un champ de vision.

Une fable.

« Lorsqu’il m’a dit qu’il avait dû faire piquer son chien, ça m’a surpris, mais sans plus ».

Franck Pavlov, Matin brun.

Il paraît qu’une Nouvelle Gouvernance nous serait arrivée. Il paraît même qu’elle est en place. Personne ne l’a annoncée, personne ne nous l’a présentée. On n’avait pas non plus entendu parler d’Ancienne Gouvernance. Ni de Gouvernance tout court.

On travaillait plutôt retirés, il est vrai, dans les difficultés habituelles de la clinique, des réalités internes et externes de nos patients et de nous-mêmes, sans beaucoup compter en plus ou en moins, ni le temps, ni les énergies, ni le nombre de refoulements, de pulsions, de sujets, ou de comportements. Nous ne comptions pas beaucoup non plus avec l’Administration qui faisait son travail d’administration.

Étrangement anesthésiés par les bons sentiments affichés de la pré-globalisation, sans doute confondus avec ceux du post-flower power, on n’accordait guère d’attention à la mise en place progressive et imparable de la machinerie qui par voie administrative, allait « recadrer » mon hôpital imparfait, aimé, respecté, historique, en quadrillages dévolus aux neurosciences, thérapies brèves et autres « découvertes récentes » tellement mieux adaptées aux besoins de notre époque.

Je n’évoque, par là, que ce qui a lieu dans le Monde. Se penser citoyen du monde pourtant, a pu paraître beau et neuf durant peu d’années. Ça ressemblait à de l’avenir. Au point que le curieux vocable « Ressources humaines » a d’abord sonné pour moi comme les non moins curieux et délicieux « Bonjour ! » ensoleillés des chauffeurs de bus, au même moment. Ressources humaines… la rêverie d’un humanisme nouveau à l’horizon. Pas moins absurde que celle qui nimba pour moi, un jour lointain la fière parole d’un paysan qui « faisait des veaux sous la mère ». Je les mis en scène quelques temps les petits veaux, sans m’étonner beaucoup, se nourrissant d’algues sous la mer, pour leur santé ou pour la nôtre…

Mais je La sentis ramper, indiscernable d’abord, envahir insensiblement l’esprit, la langue, le corps même des gens de mon hôpital, puis de mon service.

Dans les premiers temps, on put frissonner vaguement à rencontrer des panneaux tout neufs qui dirigeaient les « Usagers » ou la « Clientèle » vers les différents services, en commençant par la Caisse. On crut deviner que cela sonnait plus propre que de parler de « malades » surtout dans un hôpital psychiatrique… une « dédramatisation » paraissait étrangement urgente.

Puis le journal de l’hôpital changea progressivement de mains, de mots et de ton, glacé comme son papier devenu très blanc et cher, aimablement commercial et toujours satisfait. On a vu sortir de l’Administration relookée façon banque moderne, des personnes très propres et décidées au regard informatisé, aux vêtements paramétrés, au langage configuré, aux gestes finalisés. Ils ne restent pas très longtemps. Peut-être des amitiés risquent de se créer. Ce sont eux qui importent, posent et imposent la nouvelle langue comme emballage de la nouvelle pensée, la même pour tous, la pensée allégée de toute pensée.

Les mots de cette langue sont arrivés maintenant jusqu’à la table ovale et géante en formica de luxe pour la « synthèse clinique » de ce qu’est devenu mon service. Des mots nouveaux inventés, empruntés ou recyclés, des séries de sigles toujours renouvelés, et des mots d’avant vidés de leur substance. Des mots destinés à faire, et vite, du rendement facile à quantifier. Comment ne pas évoquer ici LTI, La langue du IIIe Reich [1] à propos de ces vocables et tournures « qui furent adoptés de façon mécanique et inconsciente » ? L’évoquer et peut-être y recourir, ferrer puis démonter, analyser comme V. Klemperer le vocabulaire récent, fonctionnel, glaçant et très étudié dans ses détournements, vocabulaire qui n’est le fruit d’aucune créativité ni « évolution de la langue ». « Objectifs », « projet », « qualité de soins » ou « résultats » (pour exemple succinct) naquirent dans les premiers remaniements. Absurdité ahurissante après une décennie de suppressions massives de « lits » et de personnels, jamais annoncées ni reconnues, sauf à mots feutrés non commentés, ou bien dénoncées dans la langue maladroite et peu mobilisatrice des syndicats. Une ou deux informations de hasard m’apprennent qu’une résistance active existe, mais elle semble rester confidentielle, en fait personne n’en parle.

Suffit-il de pratiquer la psychanalyse pour résister ? W. Granoff prononçait en 1973 que « L’analyste ne peut demeurer analyste quant au fond des choses s’il n’est militant. Ne serait-ce que contre les plus forts bataillons du refoulement, il ne peut le rester sans exercer l’analyse. La question est de savoir : est-ce que cela suffit ? Est-ce qu’il sera laissé dans une conjoncture telle que cela puisse suffire ? Tout nous porte aujourd’hui à penser que la réponse que les analystes se donnent est négative [2]. » Mais notre capacité n’est-elle pas faible ou bien incertaine à intervenir dans le champ social, fût-il médical, institutionnel, ou même analytique ?

Avant de mettre dans la rue les malades mentaux de la misère, on a pris soin de les marquer proprement du sigle de SDF (« Sans Domicile Fixe »), vocable prononçable sans honte, devenu courant et pieusement repris par tous les choeurs. Tandis que les familles des « riches » (pardon : des middle class) sont priées puisque par bonheur on n’enferme plus les fous, de garder les leurs chez eux en veillant bien à ce qu’ils prennent très régulièrement leurs potions, et sans alcool ni drogues surtout. Il suffit d’être un peu attentif n’est-ce pas.

Oui, il demeure quelques hospitalisations politiquement brèves, quelques appartements thérapeutiques, des CMPP (« Consultation Médico-Psycho- Pédagogique »), des hôpitaux de jour et autres CATTP (« Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel ») — les sigles foisonnent, auxiliaires précieux pour l’éradication des représentations par définition dérangeantes dorénavant. Ces dispositifs fonctionnent beaucoup « à la demande », exemple de détournement de vocabulaire, versus connotation commerciale dans ce cas. On ne sait plus trop ce que cela signifie, la demande, hormis que cela fait moins de travail et de responsabilité. Ah ! la peur des procès, pivot occulte des accréditations et balises diverses !

Depuis ma préhistoire, deux grands ginkgos bi loba sont plantés dans les jardins de l’hôpital. Le suc de leurs feuilles préserve, dit-on, la mémoire. L’or jaune clair à l’automne de ces géants, magique, indifférent et trop beau pour être vrai m’a précédé, a précédé l’Homme, la psychanalyse et ma naissance à cette grande dame. Il me survivra et survivra à la dame.

Très bientôt je mettrai un terme un peu prématuré aux trente cinq ans de mon histoire dans cet hôpital qui était déjà lié à ma famille.

C’est à son époque d’organisation vaguement féodale que les psychanalystes français y sont arrivés et ont pu travailler comme s’il était tacitement admis que liberté de penser, de créer, d’innover était laissée à ces chercheurs passionnés, entre les purs aliénistes et l’administration. Par méconnaissance, mais par considération aussi face à des personnalités fortes et respectées. Plus tard, j’ai eu la chance de travailler dans le service où était née la psychanalyse d’enfants institutionnelle et c’est là que j’ai choisi à mon tour cette voie de travail avec toutes les options personnelles que cela engendre. Histoire fortement tissée de ce lieu donc et des gens. Il m’ont transmis les premiers, parfois sans le savoir, le goût pour la recherche sans complaisance et sans certitude de soi et de l’autre, pour le doute en mouvement, le jamais résolu, pour la jubilation intérieure à ce prix, des traversées de clartés inopinées qui abolissent la pesanteur de la durée, l’habitude, l’ennui, les « arrêts-maladie ».

Je vais partir pour prendre peut-être de vitesse le risque de passer du chagrin ahuri, de la révolte mal contenue, à la rage ouverte, la haine stérile sans doute, voire des fautes professionnelles par brouillage des repères, ou surtout pour mettre un terme à la plus ambiguë des complicités.

La mise en place du nouveau système n’est pas facile à remonter, puisqu’il a su s’infiltrer de façon improbable avant d’être trop tard perçu, de façon à prévenir toute résistance (voire tout militantisme) ou à l’ignorer, ou encore et surtout la désigner comme sans fondements, saugrenue. L’intitulé de l’article de Searles « L’effort pour rendre l’autre fou [3] » nous vient souvent à l’esprit dans les soubresauts qui ponctuent nos lâchetés vaporeuses. Ou bien plutôt, l’immersion dans une certaine confusion mentale ne constitue-t-elle pas un refus primitif ou une défense première contre une attaque non situable ?

La Nouvelle Gouvernance avançait donc dans une détermination étudiée, non sans charme et sourires, adaptée suivant les personnels concernés, avec le ton appliqué de l’évidence du travail (« Enfin ! » disait-elle) bien fait. Il fallait en finir avec « une pensée datée » (sic) : la psychanalyse, instigatrice de flou administratif et plus ou moins discrètement identifiée à un bricolage d’amateurs. Il va sans dire que ce n’était pas bien.

Apparemment, ni moi ni personne ne sera jamais pris à parti, ni empêché de travailler suivant ses options à savoir « comme avant », ce qui se profile peu à peu comme impossible. « On » sait en effet qu’« on » saura nous soumettre ou nous éliminer sans violence affichée.

Et ni moi ni personne n’a trouvé à réagir sur le tard que par un haussement de sourcil, un oeil rond adressé à un allié, des inquiétudes de couloir. Pourquoi ?

De même que dans Matin brun [4], ce livre minuscule qui circule silencieusement tel le furet, il eût paru déplacé, hors de propos, injustifié voire bizarrement suspect sinon « parano » (ce qui se dit d’ailleurs volontiers), de désigner la mort d’un chien, somme toute plutôt douce, comme acte premier pour inaugurer l’accélération globale et programmée d’un processus d’aliénation ouvragé par et dans la Démocratie, d’un désastre d’écologie humaine, et pour justifier, promulguer un état d’urgence. Le grignotage de l’espace de penser creuse ses galeries. Il est nécessaire à la mise en place de l’appareil. Le système démocratique se dévoile.

Au cas où le xxie siècle serait dévolu au « spirituel », on dirait bien que le Roi du Monde menacé, s’applique efficacement à devancer la prophétie, s’il en est une, en récupérant déjà pour le dévoyer à son service, tout le vocabulaire possible des bons sentiments, de l’honnêteté, de la rigueur (scientifique cela va sans dire), comme pour jouer grossièrement l’allégeance aux envies d’autre chose, à la recherche de valeurs pour maintenant, et ainsi mieux les anéantir au marquage du dérisoire. Et ça marche. Si du spirituel devait advenir, il est donc peu probable que ce soit à la faveur d’une illumination universelle.

Par ailleurs, le religieux est désormais stigmatisé comme exclusivement obscurantiste et politique, son compte est bon. La dictature de la raison au nom de la « science » comme seule lumière est seule prônée. Et les neurosciences sont révérées [5].

Des applications de la Nouvelle Gouvernance, il n’avait pas été donné connaissance. De son chapeau sont seulement sortis quantités d’états de fait stérilisants assortis de « groupes » d’application dont on comprenait qu’il était bien vu de faire partie (groupe « qualité », groupe » projet de soins », groupe « dossier patient » etc. Mais comme il est déjà dit, la nouvelle gouvernance prend le parti de respecter- ignorer la psychanalyse, ombre de grands dinosaures pas toujours morts oblige. À condition que l’on évite d’en parler, ce qui n’est d’ailleurs pas possible. La langue n’étant pas la même les semblants de brefs dialogues sont de sourds. Et ce n’est pas de vocabulaire qu’il s’agit, mais bien de langue comme Weltanschauung et Menschanschauung : la prise en compte de l’homme et du monde contre leur instrumentalisation.

En filigrane, on parvint aussi à comprendre que les Objectifs bénits par l’Accréditation (elle est très contente après sa visite), visent surtout en fait de Qualité à parer au grain : les procès, bête noire récente, légitime et légitimée par l’Administration, de toute la « Santé », de toutes les institutions publiques et privées. Les procès et leur corollaire : la presse, ses statistiques et le crédit qui en découle dans les deux sens du terme. Parce que nous (les Usagers), avons enfin le droit reconnu par la morale et encouragé, comme nos grands frères américains, d’intenter des procès pour insatisfactions de tous ordres. Heureusement dans cet hôpital, c’est affiché en grand à l’entrée, les Clients sont satisfaits à près de cent pour cent. Impression personnelle : c’est un peu étrange dans un hôpital psychiatrique, mais à mieux y regarder cette immense satisfaction ne concerne guère plus que les microbes et la « Vitrine » (sic). Nous aurons une bonne note dans la presse.

Dans le service qui m’emploie, on ne travaille pas avec des « lits ». C’est pourtant là (comprenez « là-bas » dans notre vieux bâtiment d’origine) que bien des pionniers ont accouché de la psychanalyse d’enfants, d’adolescents et de petits enfants, pendant et au terme de la deuxième guerre mondiale.

Au sein du service, la métamorphose se déroule depuis vingt ans. Elle se profila un jour de façon lointaine, en attendant que disparaissent certaines autorités avec leur dispositif mal chiffrable et leur savoir encombrant. C’est entre deux portes qu’on entendit parler de la Sectorisation du service, sans effet concret à ce moment-là. Jusqu’à ce réveil un beau matin et dix ans plus tard, dans le « pavillon » imposé au beau milieu de la psychiatrie adulte, ré architecturé en larges baies vitrées (tout se voit de partout), meublé en compagnie d’assurance et envahi de jouets multicolores et coûteux pour faire plaisir aux petits enfants dès la salle d’attente. L’absence de réaction à ce déménagement signait notre soumission au nettoyage intérieur de notre métier et de nos pratiques obsolètes. Le relookage participait au conditionnement via la transparence, les espaces et circuits simplifiés, les « transmissions ciblées », l’efficacité destinée aux statistiques, la désubjectivation.

La progrédiance de l’Evolution (puisqu’il s’agit d’évolution), se fit par fragments inquiétants, presque imperceptibles, dans la confusion étudiée de l’administratif et de la clinique. Sauf qu’ils n’étaient d’abord pas là, puis ils étaient là, cités en passant comme des évidences de toute éternité… et de tout soulagement pour les complices de plus en plus majoritaires et de plus en plus rassurés par tant de clarté et de simplicité pour appliquer des soins de plus en plus appauvris (à l’image de nos énergies psychiques). Ils n’en revenaient pas de regagner le droit de concevoir la psychologie de l’enfant en termes behaviouristes. Rien n’est donné à voir et à entendre qu’à l’occasion des mots prononcés ou écrits comme allant de soi. Ils ne sont jamais relevés, jamais discutés, jamais ouvertement dénoncés ou redoutés. Comme il est tacitement essentiel de se montrer satisfaits, aucune alerte claire et engagée n’a été donnée, ou bien elle n’a pas circulé. L’opinion quotidienne y relève tout au plus quelques effets comiques ; un certain humour bon enfant répond à la technicité considérée, au pire, comme dérisoire. C’est sérieux et beaucoup plus grave qu’il n’y paraît.

Dans mon champ de vision, se dessina d’abord un psychanalyste extérieur, promu chef du service et du secteur. Il mit des années à prendre effectivement ses fonctions, peu à l’aise avec elles sans doute et avec tout ce qu’il était amené à trahir de ses choix, de son histoire d’homme honnête. Et puis, traditionnellement, on respecte-redoute à ce moment-là le fonctionnement encore à l’oeuvre dans ce service, complications institutionnelles et transférentielles obligent.

Nous n’avions jamais connu de « chef de service » au sens autoritaire, décisionnel et dans une présence directe. Nous avions choisi en nos responsables ce qui en faisait plutôt des maîtres, qui transmettaient le goût de la rigueur de pensée et de pratique en psychanalyse, la prudence en matière de nosologie, le respect devenu naturel d’une éthique attentive, le goût pour le difficile travail de guérir ce qui peut l’être, sans classifications et sans statistiques, dans la dynamique des transferts et du langage des symptômes. Nous ne connaissions pas la soumission obligée à une hiérarchie hospitalo-administrative, mais tout un jeu de reconnaissances mutuelles, où des désaccords pouvaient aussi trouver leur place.

Sans heurts donc rampa la Nouvelle Gouvernance et personne autour de moi ne s’est trouvé pour donner l’alerte à haute voix et à mots articulés, ne serait-ce que pour se souvenir, quand l’histoire sera racontable, qu’une parole avait été dite et surtout entendue. Mais il n’y eut personne, ni pour dire ni pour entendre. Plus tard j’appris fortuitement qu’existaient ailleurs quelques foyers organisés de résistance attachés à une recherche d’honnêteté, mais leur existence n’est jamais mentionnée.

Il est vrai qu’il n’est pas aisé, dans une telle organisation, d’adresser même en pensée des griefs à des personnes désignées, fussent-elles « responsables ». Ainsi la réaction spontanée est plutôt l’inhibition asphyxiée. De même on se tromperait à accuser les chiens méchants que les maîtres ont choisis ou dressés.

La Nouvelle Gouvernance est sans appel mais se présente donc comme aimable, voire courtoise jusqu’à une certaine limite hiérarchique toutefois. Elle sait même se montrer séduisante, elle a étudié le management et la « com. [6] ». Osera-t-on rappeler à ce propos qu’à la fin du xxe siècle, une publicité pour téléphonie en tous genres annonça « La Communication » comme Le bienfait du xxie siècle à venir ? Selon toute évidence, il s’agissait d’enseigner au public que ce qui avait été pris pour la parole jusqu’ici n’était rien en regard de ce que nous promettaient techniciens et commerciaux du portable… À son arrivée dans le service (après le psychanalyste malheureux), la N. G. dispensée quant à elle du zeste d’humour des publicistes, a donc pris soin d’adresser un mot aimable à chacun. À moi il échut que j’étais « la mémoire vivante du service ». Ach ! Weh…

Peut-être en « médecine » passe-t-elle mieux ? En psychiatrie aussi : les jeunes psychiatres engagés d’emblée dans le nouveau système ne reçoivent déjà plus l’enseignement vivant et passionné de la maladie mentale, et par ailleurs le « désir d’analyse [7] » les taraude de moins en moins. C’est redoutable une analyse qui va remettre en cause les certitudes narcissiques nécessaires pour les impératifs temporels de la carrière, voire pour la seule urgence de gagner sa vie dans un contexte d’exigences sociales différentes. Et puis c’est long une formation analytique. Elle requiert ferveur et courage, la passion créatrice ne hante plus trop, prendre du temps nuit.

La Nouvelle Gouvernance qui a refusé l’analyse comme voyage personnel, ou n’a pas supporté longtemps le divan et garde le poids secret de comptes à régler avec son psychanalyste, s’est trouvée bien aise d’apprendre que du concret-rassurant-opératoire, vérifiable et facile à quantifier avait traversé les mers, prôné puis sourdement exigé par les autorité du continent pourvoyeuses de crédits et récompenses diverses. Le petit nombre attentif a vite perçu que la cible choisie dans ce Grand Ménage est la psychanalyse, comme lieu de vie pour la pensée : pas seulement réservée aux espaces feutrés d’une élite discrète.

Sûre de son fait et de sa délivrance annoncée, la Nouvelle Gouvernance concède à la psychanalyse un délai de considération affichée via quelques politesses à ses ressortissants. Il ne s’agit guère que d’aménager la dernière transition, par un reste de timidité peut-être face à quelques îlots de résistance passive, dans un semblant d’allégeance respectueuse aux ancêtres et à leurs descendants (somme toute encore nombreux et toujours prolifiques) qu’on espère derniers ou tout du moins à ranger dans leurs cabinets.

Hormis les amabilités programmées, la pseudo-reconnaissance consiste à instrumentaliser la chose analytique. Après tout les artisans de l’intime quittant leur éthique et espace de réserve sont bien sur Internet et ne répugnent plus beaucoup à jouer le jeu d’un certain dévoilement dont le sens et le bien fondé m’échappent.

L’instrumentalisation consiste à utiliser de façon plaquée ou carrément recyclée les termes les plus courants de la métapsychologie, hormis « transfert », « sexuel », « inconscient » et « refoulement » dont on ne saurait vraiment que faire en clinique moderne et qui constituent en fait le coeur de la cible. Il est par ailleurs spécifié par annonce incidente entre deux phrases que dorénavant pour « assurer les soins », la psychanalyse ne sera plus qu’ « un outil parmi d’autres ». Ceci par décret intra-service, accompagné du sourcil candide et de l’autorité du sérieux enfin parmi nous, pour accompagner la livraison d’une théorie conçue paraît-il sur mesure pour les petits enfants et ceux que nous restons : la théorie de l’attachement que « personne, paraît-il, ne peut plus ignorer »… Pour avoir tenté d’ouvrir ma curiosité au-delà de ma crispation première face à cette bonne nouvelle, j’ai lu, écouté, et n’ai pas trouvé à y repérer autre chose qu’un catalogue descriptif de comportements et de réponses à ajuster. C’est le fruit de ce qu’on appelle dorénavant « la Recherche », celle qui est reconnue, encouragée, rémunérée et récompensée. Il paraît alors que nous serions bien ingrats d’ignorer ou de méconnaître comme découverte toute récente que, par exemple, un enfant est guéri « quand les aspects carentiels sont supprimés », que « l’appétence relationnelle » fait défaut aux autistes ou autres grands blessés de la vie, et que la « gestion des affects » est à classifier et « corriger », à condition que le « partenariat avec les parents » soit assuré. Toutes les « situations » psychiques, relationnelles et sociales, tous les comportements recensés bénéficient de la langue d’entreprise avec listes, graphiques et tableaux sur « transparents » grand-écran (pas moins qu’à la séance d’accréditation hospitalière), de façon trop caricaturale pour prêter à rire. La tonalité trémulante des conférenciers semble brandir la découverte du germe (à défaut du gène sans doute) des maux de la psyché présentés comme des objets de consommation, et la théorie en question comme la réponse marchande du traitement de ces biens. À moins que ce ne soit le contraire…

Ça n’a l’air de rien ? C’est plus sérieux qu’il n’y paraît. Et plus grave. Des psychanalystes réfléchissent ailleurs à propos de cette expression actuelle de la résistance à la psychanalyse qui semble si cohérente avec l’air du temps. Il n’est que de citer parmi ceux-ci C. Chabert lorsqu’elle écrit avec modération : « … l’accent porté sur ce qu’il est convenu d’appeler l’« archaïque » et que l’on confond souvent avec le « précoce » en négligeant la fonction majeure de la régression — cet accent soutenu notamment par les successeurs de Winnicott et ses interprètes — et l’influence considérable des travaux de Bowlby sur l’attachement, entraînent un risque de désexualisation de la psychanalyse, et par « désexualisation » j’entends l’abolition de la différence des sexes… au service (poursuit-elle plus loin) d’une recherche constante de « tranquillité » pulsionnelle, du maintien proche du « degré zéro » d’excitation pris au piège du destin narcissique des pulsions [8] … »

En dépit de sa technicité squelettique de marketing, ce produit est frénétiquement prôné comme une idéologie anti-analytique, comme si, par exemple, la pratique analytique et la théorie ignoraient ce que peuvent être mère et nourrisson et leur place dans le destin psychique des personnes. Enfin affranchie, libérée, déliée par l’Attachement du creusement quotidien du Labyrinthe de nos intérieurs, la Nouvelle Gouvernance est arrivée avec ses nouveaux « outils » (sic) indiscutables et indiscutés, sur la mélodie de l’offrande. L’hymne à la Transparence commença par la Restructuration car il était urgent de créer la Vitrine de ce qui allait devenir un grand magasin avec différents rayons, sous- rayons et sous-sous-rayons, où ce qui s’y produirait effectivement était plus que secondaire. Pour ce faire, les équipes ont été démantelées, les esprits passablement déstructurés. Les soins allaient pouvoir être « ciblés », adressés à des symptômes répertoriés, pré-imprimés, biens identifiés et clairement définis, par âges, par signes, par origines historico-géographiques etc... Le tout est bien entendu médiatisé de sorte que l’« opinion » gagnée par la politique sécuritaire n’ait plus peur de la folie (nos pédopsychiatres les premiers), de ses propres symptômes et de ceux de l’autre, puisque tout figure au catalogue, banalisé. En fait, on en est resté à la Vitrine. Ce qui se passe derrière ferait l’objet d’autres travaux.

Éliminée ou pire, dédramatisée, cette funeste invention des psychanalystes : l’inconscient.

Éliminé le Triangle infernal, le scandale toujours vivant du sexuel infantile, les méandres ambivalents des transferts. Pour preuve de modernité, d’avancée quasi messianique adressée à la psychanalyse enfin « dépassée » (sic) la « théorie » de l’Attachement nous est livrée prête à l’emploi, on n’a pas vraiment saisi lequel. Mais comme il est déjà dit, « personne ne peut plus l’ignorer ». Elle est directement importée de la technocratie extrême-occidentale qui se réclame de Bowlby… « Enfin ! Il était bien psychanalyste ! » Dans le service, nos lourds silences agacent, sans plus. Et puis, pour nous rassurer ou nous vouer de fait à nos nouvelles fonctions, nous apprenons que (pour le moment ?) « la psychanalyse sera un outil parmi d’autres ». Parfois des mots de la théorie sont articulés. Aussi sûrs d’eux qu’hors de propos, ils tombent comme des os bien blancs, débarrassés de leur chair et de leur moelle.

Politique occulte, conçue comme non identifiable. Prestidigitateur alternant mensonges ouverts et vides, et sourdes dissimulations riches de projets cliniquement stériles mais vulgarisables. Politique à l’image de celle du Monde. C’est ma perception que rien n’est encore venu contredire, tout venu confirmer. Produit du totalitarisme démocratique moderne tel que P. Legendre le dénonce encore dans La fabrique du monde occidental [9], en accord avec l’« opinion », celle des sondages, éduquée à son insu depuis un moment déjà. Ou avec l’absence d’opinion. Produit d’un processus destiné à préserver massivement le pouvoir absolu de la Grande Finance aux abois, la rentabilité tous azimuts et à tout prix, les ressources humaines et inhumaines. Et dans la foulée, produit destiné aussi à attiser la haine pour la pensée analytique qui n’en finit pas de déranger comme lieu de pensée toujours subversive malgré les apparences, comme toute pensée vivante. On voudrait pouvoir la nommer comme un possible de résistance maquisarde… Des gens de ce métier pourtant, se joignent aux alouettes par trop tentées par ce que la Nouvelle Gouvernance et ses avatars peuvent faire miroiter de promesses, pour des envies de pouvoir personnel. Pour être psychanalyste, banalise-t-on, on n’en est pas moins homme soumis aux résistances et à la faillibilité.

La haine pour la psychanalyse ne chemine pas dans ce contexte sans son corollaire, la mise à mal de la culture au sens de ce bien social toujours en mouvement et renouvellement. Le modèle globaliste contient, même s’il ne pourra le réaliser parfaitement, le démantèlement des biens culturels et la déliaison au sens individuel et collectif, sous l’affiche de l’harmonisation (Ah ! l’Harmonie…). L’opération n’a pas lieu par violences repérables (encore que…) comme dans les totalitarismes idéologiques et dictatoriaux, mais par touches destructives de proche en proche qui passent inaperçues, par injections technicisées inspirées pour partie des manipulations plus ou moins « subliminales » de la publicité, bourrages de crâne humanitaires anti-conflits, sous-entendus culpabilisateurs. Cela marche très bien chez nos peuples fils de massacreurs, de traîtres et d’esclavagistes, notre secret de famille benoîtement élidé [10].

Et les mots nouveaux infiltrent par dizaines et par centaines sans doute tous les domaines de nos vies. Nouveaux ou transformés, récupérés pour d’autres fins. Ce sont ceux de l’informatif lavés des humeurs de leurs variations sémantiques. Ceux des armées : « transmissions ciblées », « unités », « camp de base » (pour désigner les temps et lieux de jeux en principe non directifs pour les enfants du « CATTP »). Ceux du commerce ou des affaires : « traçabilité », « vitrine » etc. (on ne dit pas encore « rayons » pour les différents lieux de soins à l’hôpital), ceux de la juridiction. Freud a prélevé des mots pour la métapsychologie dans certains de ces domaines, mais les siens sont riches de représentations, de mouvement, de polysémie. Et jusqu’à ces mots de la psychanalyse qui tombent, sidérants, au milieu de la grande table ovale de la synthèse clinique. Inappropriés, ils sonnent comme des non-sens sur le ton de l’évidence, les mots tout faits extraits de leur contexte de recherche d’hypothèses, d’hésitation, de prudence, de leur poétique créative… Ainsi les Précieux du Grand Siècle émaillaient leur discours mondain d’expressions orphelines des beaux poèmes qui les avaient engendrées, en faisant de cocasses coquilles vides.

« La Mondialisation s’approprie le langage, disait en substance J. Kristéva dans un congrès, mais le langage ne sera plus le nôtre. »

« Malheureusement, et contrairement à ce que l’on admet en général… aucune faculté humaine n’est aussi vulnérable [11] » que la pensée.

« … aucune faculté humaine n’est aussi vulnérable [que la pensée]) et en fait il est bien plus aisé d’agir que de penser sous la tyrannie ». [Qu’un petit nombre d’hommes continue de penser], « Il est possible que cela soit sans intérêt ou de peu d’intérêt pour l’avenir du monde ; ce n’est pas sans intérêt pour l’avenir de l’homme. » [Et si l’on devait mesurer l’activité de penser à l’aune des activités humaines], il se pourrait qu’elle les surpassât toutes. » Et Hannah Arendt de citer Caton « jamais plus actif que lorsqu’il ne faisait rien, jamais moins seul que lorsqu’il était seul. »

H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy-Agora, 1992.

Est-il déplacé de citer H. Arendt en conservant ici le terme de tyrannie ? Ces lignes ne sont pas extraites pourtant du Système totalitaire, mais bien de La condition de l’homme moderne. Cette tyrannie-là n’est pas bien identifiable. Elle a su infiltrer nos cultures sans douleur apparente. Qu’en est-il, qu’en sera-t-il de la « patrie des hommes », puisque la transformation (déniée) de mon lieu de travail en entreprise nuisant gravement à la Santé, participe bien de l’harmonisation mondialiste ? Comment les « privilégiés [12] […] ceux qui savent encore ce que c’est que d’agir », porteurs d’action dans son « caractère révélatoire », de verbe et de commencement produiront-ils « des récits et [du] devenir historique », lesquels « à eux deux forment la source d’où jaillit le sens, l’intelligibilité, qui pénètre et illumine l’existence humaine » ?

Qu’en est-il et qu’en sera-t-il de la « patrie des hommes » ? Les psychanalystes connaissent encore « ce miracle qui sauve le monde » quand il advient, l’enfant né de l’analyse, bébé, oeuvre d’art, pensée créatrice, avènement de soi à soi, de soi à l’autre. Par delà les transmissions invalidantes (privées et collectives), et les décrets de Procuste (sociaux et politiques), est-il par trop idéaliste d’augurer que ce cycle aura une fin et que :

« … chaque fin dans l’histoire contient un nouveau commencement. Ce commencement est la seule promesse, le seul « message » que la fin puisse jamais donner. Le commencement, avant de devenir un évènement historique est la suprême capacité de l’homme [13] ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Initium ut esset homo créatus est — « pour qu’il y eût commencement, l’homme fut créé ». Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance, il est en vérité chaque homme. »

H. Arendt, Le système totalitaire, Seuil, 1972.

Des formes peut-être à venir pour invalider la technocratie promue au rang d’idéalisme, continuer de chercher à penser sans tricher « le déchiffrement des énigmes de l’esprit humain et des maladies psychogènes [14] » ne sont pas nées sans doute, mais la mise au monde des hommes insiste et se poursuit, et « le fait qu’ils commencent à nouveau » (nés pour innover et non pas pour mourir, dit plus haut H. Arendt), assure « cette espérance et cette foi qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur « bonne nouvelle » : « Un enfant nous est né [15] ».

Peut-il se pardonner sous « la dictature de la raison » encore indiscutée, de penser avec H. Arendt par-dessus la pensée grecque politiquement plus correcte chez les intellectuels d’occident, et par-dessus la pensée scientifique, seule référence validée par toutes nos opinions ? Parler ainsi au nom des hommes à naître, bien qu’un peu court, apparaît à mon désarroi comme affaire urgente et inévitable pour la construction d’un secours, peut-être porteur d’une improbable guérison.

Que l’organisation en place poursuive son action. Qu’elle impose ses nourritures obligées, faciles et délétères, conçues pour gâter nos vigilances, flatter nos résistances. Nous les trouvons à chaque tournant de nos vies et de nos travaux.

Les grands ginkgos éternels demeurent, leur figure dans sa dimension intemporelle assure que l’inconscient résiste mieux que nos moi contemporains à l’objectivation des symptômes, de la maladie ; pas moins sûrement que savent résister à toutes les pollutions les beaux arbres sacrés venus de Chine jusqu’à mon hôpital, qu’un hasard rêveur ou confiant dota semble-t-il, de feuilles en forme de coeurs.

Comment avancerons-nous au travers de nos refus et de nos oublis ? Sous quelles formes fusera ou commence à sourdre peut-être ce retour-là du refoulé ? Si nous n’avons pas la faculté de les désigner encore, il revient à ceux qui continuent d’y rester attentifs.