Les émotions dans l’histoire

Présentation. Se pencher sur les émotions en histoire[Notice]

  • Sophie Doucet

Depuis son apparition dans le paysage historiographique il y a environ vingt ans, l’histoire des émotions fait beaucoup parler d’elle parmi les historiens d’Amérique du Nord et d’Europe. Elle suscite des réactions diverses qui vont de l’enthousiasme au scepticisme, mais le plus souvent elle provoque de la curiosité. Car les émotions sont des objets si intangibles et si subjectifs qu’il paraît étonnant de pouvoir les historiciser. Lorsque j’ai appris l’existence de ce nouveau courant historiographique, vers 2010, j’avais comme projet doctoral d’analyser les écrits autobiographiques d’une bourgeoise catholique montréalaise pour mieux comprendre sa vision du monde. L’histoire des émotions m’a fourni l’angle d’analyse mais aussi le cadre théorique et les outils conceptuels qui m’ont permis de faire dire à mes sources des choses qu’elles n’avaient pas encore révélées. Grâce aux apports de ce courant historiographique, ma thèse a gagné en originalité et en intérêt. Je ne suis pas la seule à avoir été séduite par ce courant. En vingt ans, l’histoire des émotions a gagné ses lettres de noblesse. En Europe, aux États-Unis, en Australie, des groupes de recherche sont nés, des revues sont apparues, des colloques ont eu lieu, une kyrielle de travaux ont été publiés, tout cela avec l’appui d’importants organismes subventionnaires. Si bien que l’on peut presque parler d’un effet de mode, qui, après avoir gagné l’histoire médiévale et moderne, a déferlé sur l’histoire antique puis contemporaine. Or, les historiennes et les historiens s’intéressant au Québec sont restés jusqu’à maintenant sur leur quant-à-soi face à l’histoire des émotions. En fait, ce dossier de la Revue d’histoire de l’Amérique française sur l’histoire des émotions fait figure de pionnier au Québec, alors qu’ailleurs le champ est bien développé et poursuit son évolution. On pourrait se demander pourquoi les historiens et historiennes du Québec sont restés à peu près de marbre face à cette nouvelle tendance. Le fait que l’histoire des émotions ait longtemps été associée au Moyen Âge a peut-être joué un rôle. Quoi qu’il en soit, dans cette introduction, j’ai simplement comme objectif de présenter le courant historiographique qu’est l’histoire des émotions. J’aborde sa genèse, ses apports théoriques, conceptuels et historiographiques et son évolution. Enfin, je présente les trois articles composant ce dossier. J’aimerais aussi plaider ici, à la suite de Barbara Rosenwein et de plusieurs autres, en faveur d’une histoire des émotions qui ne soit pas séparée des autres champs de l’histoire, mais qui y soit intégrée. Au-delà des théories, des concepts et des débats qui la caractérisent, il me semble en effet que ce que l’histoire des émotions nous dit de plus important, c’est de ne pas laisser de côté le champ du sensible dans nos velléités de compréhension du passé. Les choses sensibles ont une histoire, car elles s’inscrivent dans un contexte qui les éclaire. Par ailleurs, elles éclairent elles-mêmes l’histoire, en lui rendant ses teintes chatoyantes et riches. Qu’elles s’appellent émotions, sentiments, sens ou perceptions, elles appartiennent à l’expérience humaine et elles nous aident à mieux la comprendre, dans l’espace et dans le temps. L’histoire des émotions s’est constituée (peut-être malgré elle) en courant historiographique spécifique après la publication de deux textes phares proposant une nouvelle vision de l’utilisation des émotions en histoire, au début du 21e siècle. L’article de Barbara Rosenwein, « Worrying About Emotions in History » (2001), et l’ouvrage de William Reddy, The Navigation of Feeling (2002), ont été préparés indépendamment l’un de l’autre. Rosenwein et Reddy ne sont pas les premiers – loin s’en faut – à penser que les émotions et sentiments ont leur place dans le récit historique. En effet, on a coutume de faire remonter l’intérêt …

Parties annexes