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Bible et histoire de l’exégèse

1. Anthony J. Saldarini, La communauté judéo-chrétienne de Matthieu. Traduction de Jean-Rémi Alisse. Préface de Dan Jaffé. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Judaïsme ancien et christianisme primitif »), 2019, 439 p.

Spécialiste du Second Temple et du judaïsme rabbinique, Anthony Saldarini, décédé en 2001, était professeur au Boston College. Ce livre est une traduction française de Matthew’s Christian Jewish Community écrit il y a 25 ans[1]. À l’époque, l’Évangile de Matthieu était associé à la rupture entre le judaïsme et le christianisme parce qu’il est le « plus juif » des évangiles et qu’il est paradoxalement le plus virulent contre le judaïsme (Mt 23). Dans ce livre, Saldarini s’est attaqué à cette interprétation pour proposer de voir Matthieu comme un écrit destiné à un auditoire juif. Sa contribution a permis de sortir d’une lecture antisémite ou antijuive de Matthieu. Cet évangile ne propose pas une Église qui remplace le judaïsme, mais une nouvelle vision du judaïsme après la chute du Temple qui se fonde sur l’enseignement de Jésus. Matthieu cherche à continuer la réforme du judaïsme initiée par Jésus pour convaincre ses coreligionnaires que sa version du judaïsme est d’inspiration divine et valable autant pour les Juifs que les non-Juifs. Saldarini prend un regard sociohistorique pour comprendre Matthieu à la lumière des connaissances de l’histoire sociale des Juifs du premier siècle. Le résultat est que Matthieu est le fruit d’un groupe minoritaire relativement peu influent de la communauté juive qui résiste aux structures sociales, mais dont la résistance montre justement qu’il est partie prenante de cette société.

Le premier chapitre situe Matthieu au sein de la diversité du judaïsme du premier siècle comme une tentative de réforme du judaïsme. Le deuxième s’intéresse à l’usage des mots utilisés pour désigner le peuple en Matthieu : « Israël », « peuple », « foules », « Juifs », « cette génération », « fils du royaume » et « enfants d’Israël ». La description des foules juives est ambivalente, mais pour Saldarini, Matthieu espère toujours gagner à sa cause une partie d’Israël. Le troisième chapitre brosse le portrait des dirigeants — pharisiens, scribes, grands prêtres, anciens, sadducéens, hérodiens — qui sont rejetés sans équivoque par Matthieu. Le Jésus de Matthieu est en concurrence avec ces dirigeants de son époque. Parallèlement, Matthieu et son groupe sont en conflit avec les meneurs des communautés juives. La thèse de Saldarini est que l’auteur de Matthieu cherche à saper l’autorité de la communauté juive pour légitimer son propre groupe. Le quatrième chapitre analyse la représentation complexe des non-Juifs dans cet évangile. Certains sont loués pour leur reconnaissance de Jésus et pour leur foi, néanmoins, ils ne deviennent pas disciples. Ils représentent peut-être les judaïsants d’origine non juive qui participent à la redéfinition des frontières entre la communauté juive et les nations. Le chapitre cinq s’intéresse à la communauté matthéenne comme un groupe représenté par les disciples juifs de Jésus. Expulsée des assemblées (synagogues) de leurs adversaires, cette ekklesia détient son autorité de Dieu et forme ses propres structures. Le chapitre suivant explore la Torah de Matthieu dans les débats sur le sabbat, les lois de pureté, les impôts, le divorce, les serments et voeux et la circoncision. Matthieu ne cherche pas à abolir la Loi. Cet évangile propose des interprétations sur des sujets importants des débats rabbiniques des premiers siècles. L’interprétation de la Torah en Matthieu met l’accent sur l’importance de la miséricorde, de l’amour et de la justice enseignés par Jésus. Enfin, le dernier chapitre porte sur l’identité de Jésus en Matthieu par l’étude des titres qui lui sont attribués : Christ/Messie, fils de David, fils d’Abraham, fils de Dieu, Seigneur, Fils de l’homme — et ses fonctions comme enseignant et guérisseur. Saldarini traite de l’influence des récits au sujet de Moïse, de la figure de la sagesse et du prophète pour souligner les liens entre Jésus et la tradition vétérotestamentaire. « En combinant de manière créative tous les personnages, les archétypes et les rôles venant de la Bible, Matthieu a fait de Jésus le maître transcendant, le révélateur, le meneur et le sauveur, envoyé par Dieu pour Israël et l’humanité » (p. 413).

Un quart de siècle après la publication originale de ce livre phare, l’interprétation de Matthieu comme un écrit juif s’est imposée dans les études matthéennes. Lire ce livre en 2020 permet de mieux comprendre la genèse de cette interprétation. Cependant, les nombreuses références aux intentions de l’auteur de Matthieu qui semble connu directement par l’auteur posent un problème épistémologique. De plus, il ne mentionne ni ses biais de chercheurs ni le contexte de recherche. Le rapport au christianisme et au judaïsme au xxe siècle n’est jamais mentionné.

Ce livre aurait bénéficié d’une préface plus détaillée. Dan Jaffé se contente de résumer le livre et d’affirmer l’originalité de son propos. Une bibliographie de la recherche depuis 1994 aurait été utile. Il aurait été intéressant de présenter les recherches subséquentes qui sont entrées en discussion avec Saldarini.

Sébastien Doane

2. Woojin Chung, Translation Theory and the Old Testament in Matthew. The Possibilities of Skopos Theory. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Linguistic Biblical Studies », 15), 2017, xi-264 p.

Bien que plusieurs livres et articles traitent des citations d’accomplissement dans l’Évangile de Matthieu, le rapport entre les paroles des prophètes et « l’accomplissement » dans le récit de Matthieu se laisse difficilement saisir par l’exégèse moderne. Fruit d’une thèse de doctorat réalisée à McMaster Divinity College sous la direction de Stanley Porter, ce livre tente de donner un nouveau regard sur le sujet par l’application d’une théorie de traduction appelée skopos.

Qualifiant la recherche qui le précède d’insatisfaisante, Chung commence par une revue de la littérature de l’utilisation de l’Ancien Testament en Matthieu. Le deuxième chapitre porte sur la théorie du skopos, qui présente la traduction sous l’angle de son utilité. Théorie élaborée par les linguistes et spécialistes des traductions Hans Vermeer et Katharina Reiss, Chung se réfère pourtant surtout à Christiane Nord qui a été formée par Reiss. En grec, skopos signifie « but, objectif, intention ». La théorie du skopos présente la traduction comme une action qui accomplit un but, une fonction précise selon une situation de communication précise. Elle s’oppose à une théorie de la traduction basée sur un rapport d’équivalence entre le texte source et la traduction. L’accent est sur le texte traduit et le contexte de cette traduction et non sur la source de la traduction. Dans l’étude sur Matthieu, l’attention porte sur les décisions prises par l’auteur/traducteur pour communiquer avec son auditoire. Cette théorie est pragmatique, centrée sur les lecteurs, les effets, la situation précise à l’inverse de la vision traditionnelle de la traduction qui est centrée sur le texte source et qui se veut la plus fidèle et objective possible. Cette théorie de la traduction s’arrime bien avec l’interprétation de texte dans un paradigme postmoderne.

Dans les chapitres suivants, Chung applique cette théorie aux citations de Mt 1-2. Si l’aspect théorique est intéressant, le résultat de l’application est plus ou moins convaincant. Le chapitre 3 travaille Mt 1-2 par des analyses sémantiques des unités narratives. Sur le plan de la méthode, l’auteur passe du monde du récit aux références sociohistoriques sans se poser de questions, ce qui donne l’impression que le récit de Mt 1-2 est une description d’événements historiques. Cette impression se confirme lorsque Chung soutient que le massacre des enfants de Bethléem est historique. Il prend aussi les détails des textes de Flavius Josèphe comme des faits historiques. Les notes réfèrent surtout aux auteurs protestants évangéliques américains avec des approches plus « traditionnelles » à l’interprétation biblique. Il y a une certaine dichotomie entre la théorie de la traduction issue d’un paradigme postmoderne et l’exégèse plutôt moderne développée dans ce chapitre. Si la méthodologie de traduction est centrée sur la réception, l’exégèse s’intéresse à l’auteur.

Le chapitre 4 étudie les textes sources des prophètes bibliques. Chung s’intéresse aux contextes de production de ces textes sans être très précis. Il les situe globalement par rapport à l’histoire d’Israël et de Judas dans les viiie-vie siècles a.e.c. à cause du peu d’information au sujet des prophètes. Il présente les prophètes comme portant à la fois un message pour leur contexte et pour l’avenir. Contrairement à l’exégèse traditionnelle qui se limite à l’analyse des mots cités en Matthieu, Chung prend le temps d’analyser les péricopes d’où proviennent ces citations. S’il présente les différences entre le texte massorétique, la LXX et ce qu’on retrouve en Matthieu, Chung va plus loin par son analyse sémantique des unités narratives des textes prophétiques.

Enfin, le chapitre 5 présente la relation entre l’analyse des citations en Mt 1-2 et des textes prophétiques. Cette section est intéressante, mais inégale. En particulier, le rapport entre Os 11,1 et Mt 2,15 est particulièrement bien mené pour comprendre la mise en relation entre l’histoire d’Israël et Jésus en Matthieu. Par contre, son analyse de Mt 2,23 est très faible. Malgré l’absence de texte source évident, Chung choisit de se rallier à l’hypothèse que Nazôraios provient d’Is 11,1, la branche (netzer) de Jessé. Pour lui, cette allusion prophétique est simplement une façon de comprendre le sens d’un surnom de Jésus, le nazôréen.

La façon de présenter Matthieu comme un traducteur moderne est problématique. « This study will demonstrate that Matthew is a Skopos translator who purposefully translated the significance of the OT and effectively communicated with his contemporary Jewish-Christian readers » (p. 3). Chung n’accorde aucune importance à l’oralité et présuppose que Matthieu avait en main les textes hébreux et grecs des prophètes bibliques (p. 21). En outre, on peut se demander si le concept de « traduction » est le meilleur pour référer au travail de l’auteur de Matthieu. Si les textes prophétiques en Mt 1-2 sont généralement repris assez fidèlement pour être vus comme des traductions, leur insertion dans la trame narrative racontant la naissance de Jésus montre un rapport herméneutique beaucoup plus complexe. L’adaptation de textes prophétiques référant à des circonstances historiques spécifiques et des contextes narratifs précis pour décrire la naissance de Jésus comme un accomplissement est nécessairement plus complexe qu’une traduction.

Curieusement, comme exégète, je traduis presque quotidiennement des textes. Or, c’est la première fois que je suis exposé à une théorie de la traduction. Les premières traductions de l’histoire (LXX, Vulgate) sont reliées aux textes bibliques. Un aspect important de ce livre est de reconnecter le monde des études de la Bible avec celui des théories de traductions.

Sébastien Doane

3. Adela Yarbro Collins, ed., New Perspectives on the Book of Revelation. Leuven, Paris, Bristol, Peeters Publishers (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », CCXCI), 2017, x-644 p.

Ce volume contient les Actes du 64e Colloquium Biblicum Lovaniensium (23-25 juillet 2015) censé rendre compte des nouvelles avenues de recherche concernant l’Apocalypse de Jean. Il est divisé en deux grandes parties, la première est consacrée à 14 contributions majeures et aux séminaires (main papers and seminars), on n’y trouve cependant pas de compte rendu de discussions ou travaux en séminaire ; la seconde partie est consacrée aux « short papers », le tout complété par une introduction signée par Adela Yarbro Collins et trois index des noms, des références scripturaires et des autres références. Ce volume rend assez bien compte des courants dominants de la recherche actuelle. Il demeure toutefois complètement silencieux sur un courant de la recherche historico-critique qui remet en question, du moins partiellement, le caractère essentiellement antiromain et anti-impérial de ce texte. On y reviendra.

Les contributions majeures portent sur l’utilisation des Écritures dans l’Apocalypse (Adela Yarbro Collins) ; son genre littéraire, entre apocalypse et prophétie (John J. Collins) ; la question de la violence (Jan W. van Hetten) ; la « domestication » de l’Apocalypse au iie siècle à des fins « moins risquées » (safer goals) que la critique de l’Empire (Steven Friesen) ; la représentation de l’être humain et la question du libre arbitre (Tobias Nicklas) ; la construction de l’espace narratif et la relation entre l’espace céleste et l’espace terrestre (Konrad Hueber) ; les bizarreries de la langue, du style et des images d’un point de vue rhétorique (Joseph Verheyden) ; l’état de la critique textuelle et la préparation de l’editio critica maior en cours à Wuppertal (Martin Karrer) ; la construction du temps narratif (Enrico Norelli) ; la relation entre les deux cavaliers blancs (6,2 et 19,11-16), le premier représentant l’Empire romain et ses princes, le second, le Royaume de Dieu et son Messie (Thomas Witulski) ; les diverses approches herméneutiques du texte illustrées à partir des quatre cavaliers et leurs interprétations (Jacques Decreux) ; l’histoire des interprétations et leurs conditionnements idéologiques (Régis Burnet) ; l’incongruité de la construction de l’image de la bête montée de la terre et sa fonction rhétorique (Craig R. Koster) ; finalement, la question du millénarisme et ses interprétations anciennes et modernes (Judith L. Kovacs).

Parmi les douze « short papers », certains recoupent en partie l’un ou l’autre sujet abordé dans les contributions principales : construction de l’espace narratif (Michael Sommer), identité (Ma. Marilou S. Ibita), étude des genres (Olivia Stewart Lester, Eliza Rosenberg). D’autres abordent le texte en lien avec les préoccupations écologiques actuelles (Ma. Maricel S. Ibita, Carmelo B. Sorita) ou des angles rarement étudiés, par exemple, celui de l’utilisation des couleurs (L. Garcίa Ureña). Beate Kowalski enfin aborde la question de la richesse et de la pauvreté dans les missives aux assemblées et dans le chapitre 18 dans une perspective éthique[2].

J’aimerais ici m’attarder à cinq contributions, à mon avis particulièrement importantes : ce sont celles de Martin Karrer, d’Adela Yarbro Collins, de Craig R. Koester, de Steven J. Friesen et de Régis Burnet.

Martin Karrer (« Der Text der Apokalypse - Textkritik und Theologiegeschichte ») présente un bref historique de l’établissement du texte au fil des siècles et de la découverte de nouveaux manuscrits et annonce l’achèvement à Wuppertall en 2022-2023 de l’editio critica maior, qui changera le texte reçu dans nombre de passages. Cette nouvelle édition critique aborde la transmission du texte dans une double perspective, à la fois celle d’établir le texte le plus ancien, et celle de l’histoire du texte et de la théologie. Il décrit et discute ensuite les manuscrits grecs, leurs caractéristiques et leur distribution chronologique. Pour qui s’intéresse non seulement à la reconstitution du texte le plus ancien mais à la transmission du texte, l’editio critica maior fera une place aux marques (bibliothekarische Kennzeichnungen) qu’affichent les manuscrits, à leurs anciennes subdivisions, ainsi qu’aux esprits et accents lorsqu’ils ont une incidence sur le sens. Elle rendra également compte des souscriptions, un élément paratextuel important qui n’a pas été inclus jusqu’à présent dans les éditions critiques. Karrer passe ensuite en revue quelques problèmes de reconstruction du texte non seulement en raison des nombreuses variantes stylistiques qui abondent dans ce texte, mais aussi des variantes qui ont une portée théologique. En conclusion, il questionne la possibilité de produire le texte le plus ancien en de nombreux passages et rappelle que la critique textuelle ne peut se faire en silo, mais qu’elle demeure une porte d’entrée très éclairante pour la connaissance du texte et sa place dans l’histoire de la théologie. Tout en faisant preuve de toute la rigueur requise par la critique textuelle, Karrer en reconnaît à la fois l’importance primordiale et les limites.

Adela Yarbro Collins (« The Use of Scripture in the Book of Revelation ») fait le point sur l’étude de l’utilisation des Écritures dans l’Apocalypse, un thème qui a été particulièrement développé au cours des dernières décennies. Elle passe en revue les contributions majeures antérieures à 1980, puis une sélection d’études postérieures à cette date, en distinguant un certain nombre de questions : quels textes l’auteur a-t-il utilisé ; dans quelle langue, l’a-t-il fait de mémoire ou sur la base de textes ; quel statut avaient pour lui ces textes, en a-t-il respecté le sens original ou les a-t-il utilisés simplement comme matériau ? Pour la période postérieure à 1980, elle passe en revue plusieurs monographies consacrées à l’utilisation de tel ou tel prophète : Daniel (Beale 1984), Ézéchiel (Ruiz 1989, Kowalsky 2004), Isaïe (Fekkes 1994), Zacharie (Jauhiainen 2005) ou encore aux manières de les utiliser (Moyse 1995, Beale 1998) à leur utilisation dans telle ou telle partie spécifique, le chapitre 21 (Mathewson 2003), le chapitre 12 (Dochhorn 2010).

On retient de cette contribution, d’une part, que la compréhension de l’utilisation que fait Jean des Écritures est essentielle à l’intelligence de son oeuvre, et que, d’autre part, la difficulté majeure de cette utilisation est son caractère allusif. D’où l’auteur pose deux questions : d’abord, comment reconnaître une allusion, ce qui est un problème de méthode ; ensuite, est-ce que l’auditoire du livre était capable de saisir ces allusions ? La première question est éminemment pertinente. La seconde est à la fois mal posée et inutile. Il faudrait plutôt demander si, dans la perspective de l’auteur, ces allusions devaient être comprises par l’auditeur ou le lecteur. À la question ainsi posée, la réponse est évidente. En effet, l’allusion étant un procédé littéraire utilisé par un auteur dans un but précis, elle est censée être comprise par l’auditoire visé, sinon, le texte perd son sens. Quant à savoir si les lecteurs ou auditeurs de l’Apocalypse ont compris ces allusions, il faut s’en remettre aux indices fournis par l’histoire de la réception.

Une des meilleures études de l’utilisation des allusions scripturaires dans l’Apocalypse est à mon avis celle de Dochhorn consacrée au chapitre 12, où il affirme que la compréhension du récit de cette vision (visionary narrative) dépend de l’identification par le lecteur des textes scripturaires auxquels il réfère. L’Apocalypse serait selon lui une « prophétie scripturaire » (scribal prophecy) qui doit être comprise d’abord et avant tout à partir de la structure exégétique sur laquelle elle repose. Pour Dochhorn, le caractère scripturaire de la prophétie de Jean est décisif pour son interprétation et ses lecteurs doivent être capables de décoder non seulement les signes textuels sur lesquels reposent ces allusions, mais aussi les combinaisons de signes qui relient certains contextes du livre non seulement avec des textes scripturaires précis, mais avec des contextes scripturaires connus de l’auteur et de ses lecteurs. Pour Dochhorn, les traditions païennes ne jouent dans l’Apocalypse qu’un rôle exceptionnel. Cela implique que pour lui, il n’est nul besoin d’approcher le chapitre 12 dans la perspective de l’histoire des religions (using the history-of-religion-method). Pour Yarbro Collins, cette approche doit être critiquée et rejetée, car elle impliquerait, du moins selon elle, que les destinataires de Jean n’étaient en contact qu’avec des traditions juives ou chrétiennes et n’avaient pas de contact avec les traditions de leurs voisins païens. Cette critique n’est cependant pas justifiée, car la question n’est pas de savoir avec quelles traditions les destinataires de Jean étaient en contact, mais quelles traditions faisaient pour eux autorité.

Toutefois, le problème n’est pas uniquement de saisir les allusions prises individuellement, mais leur enchaînement et les liens qui les lient entre elles. Elles forment en effet un système cohérent et ce n’est qu’à l’intérieur de cet ensemble que chaque allusion prend tout son sens. En effet, la trame narrative de l’Apocalypse est tissée sur une chaîne d’allusions scripturaires qui donnent sens et cohérence aux différents récits de visions qui s’y succèdent parfois de manière apparemment désordonnée et qui les relient entre eux.

C’est faute de saisir les allusions scripturaires contenues dans l’image de la bête issue de la terre (13,11-18) que Craig Koester (« The Image of the Beast from the Land [Rev 13,11-18] : A Study in Incongruity ») la perçoit comme incongrue. L’image de cette figure ambiguë est encadrée de deux traits qui renvoient clairement à la figure de Salomon. En effet, comme Salomon lors de l’inauguration du Temple, la bête montée de la terre fait descendre le feu du ciel (Ap 13,14, cf. 2 Ch 7,1), et son chiffre correspond au revenu annuel de Salomon, six cent soixante-six talents d’or (Ap 13,18, cf. 1 R 10,14 ; 2 Ch 9,14)[3]. Salomon est un roi ambigu[4]. En tant que fils de David et oint, il est une figure messianique, mais par son alliance avec le roi de Tyr, Hiram, et par la multiplication des femmes, de l’or et des chevaux (cf. Dt 17,17), par son apostasie, par son idolâtrie, comme tous ses successeurs sur le trône de Jérusalem qui ont reçu l’onction royale et qui, presque tous, « ont fait ce qui est mal aux yeux du Seigneur », il en est l’antithèse, le type même de l’Antichrist. Faute de reconnaître ces allusions et de les situer dans la trame des allusions scripturaires qui courent tout au long du texte et qui dessinent, en filigrane, le récit de l’élection d’Israël, puis de sa prostitution, on ne comprend pas que la bête qui monte de la terre (ou du pays) représente les « chefs rebelles de Sion » qui, à la suite de Salomon, ont entraîné la cité pleine de justice dans la prostitution (Es 1,21-22), ces chefs, rois et prêtres, qui détiennent leur autorité d’une autre bête qui vient de la mer et qui l’exercent sous son regard et en son nom (Ap 13,12)[5].

Steven J. Friesen (« A Useful Apocalypse. Domestication and Destabilization in the Second Century ») s’intéresse à la réception de l’Apocalypse au iie siècle, réception dans laquelle il voit une « domestication », c’est-à-dire une dépolitisation et une spiritualisation[6]. Il est l’un des principaux tenants de la thèse selon laquelle l’Apocalypse de Jean serait un texte dirigé contre l’Empire de Rome ; elle serait en effet selon lui « the most strident anti-imperial text in the surviving early Christian literature, and perhaps the most striking piece of extant resistance literature from the first-century Mediterranean world[7] ». L’objectif de ce texte serait de déstabiliser l’ordre social romain dans les vies de ses destinataires (p. 82). Bien que l’on formule parfois quelques réserves à ce sujet[8], cette lecture est assez communément admise. Dans la perspective développée par Friesen ici, on assisterait dès le iie siècle, à un détournement du sens anti-impérial de l’Apocalypse vers des cibles moins dangereuses. Le but de sa contribution est de décrire les modèles (patterns) de ce processus de domestication. Il en identifie quatre : définition de frontières sociales avec des compétiteurs ; lutte pour le territoire dans l’espace limitrophe entre Juifs et chrétiens ; régulation parmi les membres de l’Église par la stratification de la vie après la mort ; domestication de Jean lui-même en l’identifiant à l’auteur du quatrième évangile à des fins de légitimation institutionnelle.

Irénée aurait détourné le texte de l’Apocalypse de son sens initial pour le faire servir à la lutte contre les « faux chrétiens de son temps », disciples de Valentin, de Marcion, soi-disant gnostiques. Quant à lui, Justin redéfinit le but de l’Apocalypse pour dessiner des frontières parmi ses coreligionnaires. Apparaît également, tout d’abord chez Papias, une stratification de la vie après la mort. Finalement, l’amalgame de l’auteur de l’Apocalypse avec le disciple Jean et l’auteur du quatrième évangile, aurait contribué également à « dompter » l’Apocalypse et la mettre au service de l’ordre dans l’Église.

Toutefois, il se pourrait bien qu’il faille inverser la perspective et que l’on assiste au contraire au iie siècle à une lente politisation de la lecture de l’Apocalypse et au développement d’une lecture antiromaine que nulle évidence n’impose de prime abord. En effet, les premiers chapitres du texte, qui sont censés comporter quelques signaux pour orienter le lecteur, soit le premier chapitre et les missives aux assemblées, concernent essentiellement non pas l’Empire mais bien les destinataires du texte. Ceux-ci sont constitués en communauté royale et sacerdotale, délivrés de leurs péchés par le sang de Jésus (Ap 1,5-6) et sont appelés à la sainteté. Les missives aux assemblées développent les critères de cette sainteté et de l’identité recherchée : pauvreté, doctrine vraie, pureté, et tracent les limites entre vrais et faux apôtres (Ap 2,2), vrais et faux Judéens (ou Juifs Ap 2,9), vrais et faux prophètes (Ap 2,14.20).

Quant à la lecture politique et anti-impériale de l’Apocalypse, elle apparaît en germe au iie siècle dans les spéculations dont témoigne Irénée, en particulier l’interprétation du chiffre de la bête par référence au terme λατεινος, auquel Irénée accorde non sans hésitation « une certaine créance, puisque le dernier royaume porte précisément ce nom » (Contre les hérésies V,30,3)[9]. Au début du iiie siècle, elle est explicitement formulée par Hippolyte, qui identifie l’Empire romain à la quatrième bête de Daniel (Ant 25,1 ; 28) et l’associe à la bête issue de la terre et au règne de l’Antichrist (Ant 49,1-2)[10]. Victorin de Poetovio, à la fin du iiie siècle, voit dans les sept têtes de la bête les sept collines sur lesquelles la « femme », c’est-à-dire, selon lui, Rome, est assise (13,2), et inaugure les spéculations cherchant à identifier les huit rois (Ap 17,1-3) à des empereurs romains et la bête elle-même à Néron[11]. L’interprétation néronienne du chiffre de la bête a donné une impulsion nouvelle à ces spéculations depuis le milieu du xixe siècle.

La contribution de Régis Burnet (« D’où viennent nos clefs de lecture de l’Apocalypse ? Auslegungsgeschichte de l’épisode de la femme et du dragon ») pose la question de l’origine de nos clefs de lecture de l’Apocalypse, qu’il explore à propos de l’épisode de la femme et du dragon du chapitre 12, mais qu’il faudrait étendre à tous les autres épisodes et au texte envisagé globalement. Il y expose de manière convaincante, d’une part l’apparition de l’interprétation de cet épisode à partir de la symbolique astrale dans un contexte nettement idéologique pendant la Révolution française, d’autre part, la fausseté du consensus selon lequel l’interprétation catholique traditionnelle de ce motif aurait été essentiellement mariologique et que l’interprétation collective serait plus récente et en rupture avec cette tradition, alors qu’en fait, on en retrouve déjà une interprétation ecclésiale dans le plus ancien commentaire de l’Apocalypse dont des traces nous soient parvenues, celui d’Hippolyte de Rome, comme en témoigne un commentaire arabe conservé dans le P. Parisinus arabus christianus 67, de même que dans les commentaires de Victorin de Poetovio, de Méthode d’Olympe, d’André de Césarée, de Bède le Vénérable et de Beatus de Liébana. On passera sur le caractère toujours mitigé des interprétations mariales qui apparaissent à l’aube du Moyen Âge. Burnet conclut (p. 329-330) :

Étrange leçon que celle qu’administre l’histoire des lectures d’Apocalypse 12. Le consensus moderne qui estime qu’il convient de résister à la lecture mariale traditionnelle en proposant une interprétation mythologique moderne s’est révélé absolument erroné. Non seulement l’interprétation mythologique remonte à 1794 (et l’on pourrait s’interroger sur ses résonnances idéologiques implicites), mais la lecture mariale n’a jamais cessé d’être nuancée depuis les Pères de l’Église et le Moyen Âge.

À la question de savoir d’où vient cette impression d’omniprésence mariale, il répond que son origine est vraisemblablement dans l’iconographie mariale qui fait une large place à la représentation de la Vierge en mulier amicta sole.

La question de l’origine de nos clefs de lecture de l’Apocalypse pourrait être posée pour bien d’autres aspects, et en particulier sa lecture anti-impériale. Dans The Oxford Handbook of Apocalyptic Literature, Philip Esler suggère que l’intérêt pour le caractère supposément anti-impérial, voire anti-impérialiste de l’Apocalypse manifesté par les biblistes états-uniens dans la première décennie du xxie siècle pourrait bien refléter leur propre position idéologique à l’égard de la politique étrangère menée sous la présidence de George W. Bush[12].

En conclusion, si ce collectif, en particulier dans les « short papers », fait une large place à de nouvelles perspectives sur l’Apocalypse de Jean dans le sillage de la pragmatique textuelle, de l’éthique sociale, des études du genre, des lectures écologiques, et même de l’étude des couleurs, il ignore en revanche une voie de recherche ouverte à tâtons, non sans quelques maladresses, par Joséphine Massyngberde Ford[13] et Eugenio Corsini[14], poursuivie par Edmondo Lupieri[15], et plus récemment par Luca Arcari[16], Daniele Tripaldi[17] et par moi-même[18]. Sans nier la satanisation de l’Empire romain par le prophète Jean à travers une interprétation actualisante de la bête issue de la mer empruntée au livre de Daniel, cette approche place au coeur du texte la Jérusalem souillée, châtiée puis renouvelée. Lisant et écoutant les paroles de la prophétie, il est possible de voir non pas Rome, mais Jérusalem, d’entendre une critique, non pas de l’Empire romain, mais de la prostitution d’Israël et une annonce non pas de la chute de Rome, mais de la destruction de la Jérusalem souillée pour qu’advienne la Jérusalem nouvelle fiancée de l’Agneau.

Louis Painchaud

4. Otto Zwierlein, Die antihäretischen Evangelienprologe und die Entstehung des Neuen Testaments. Mainz, Akademie der Wissenschaften und der Literatur ; Stuttgart, Franz Steiner Verlag GmbH (coll. « Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften und der Literatur, Abhandlungen der Geistes- und sozialwissenschaftliche Klasse », Jahrgang 2015, Nr. 5), 2015, 86 p.

Un grand nombre de manuscrits latins ont transmis trois prologues aux évangiles de Marc, Luc et Jean (le prologue à Matthieu s’est apparemment perdu), sous deux formes, une longue et une brève, dont une version grecque a également été conservée pour le prologue à Luc (dans deux manuscrits du xie-xiie s.). Ces prologues se présentent comme de brèves introductions aux évangélistes et à leurs évangiles[19]. Si ces petites pièces ont attiré l’attention, c’est surtout en raison de la teneur du prologue à Jean, qui affirme que le quatrième évangile a été transcrit par Papias, de façon correcte, sous la dictée de Jean. Le texte continue de la manière suivante : « Cependant Marcion l’hérétique, lorsqu’il eut été désapprouvé par lui (sc. Jean) parce qu’il avait des opinions contraires, fut rejeté par Jean. Celui-ci (sc. Marcion) lui (sc. Jean) avait apporté des écrits ou des lettres de la part de frères qui se trouvaient dans le Pont[20] ». Comme on le voit, cette notice est loin d’être limpide, à cause surtout des référents des pronoms qu’il faut suppléer. C’est en raison de cette référence inopinée à Marcion que les prologues sont habituellement appelés « prologues marcionites », appellation à laquelle Otto Zwierlein substitue celle, plus neutre, de « prologues évangéliques antihérétiques ». L’intérêt pour ces prologues a été ravivé, ces derniers temps, par le renouveau des études marcionites, et en particulier par la monographie de Markus Vinzent sur Marcion and the Dating of the Synoptic Gospels[21] et sa thèse provocatrice de la priorité de l’évangile de Marcion sur les quatre évangiles canoniques. Vinzent a d’ailleurs donné du prologue à Jean une traduction qui défie la grammaire et le bon sens[22].

Dans ce petit ouvrage intitulé Les prologues évangéliques antihérétiques et l’origine du Nouveau Testament, Otto Zwierlein s’est proposé de reprendre l’ensemble du dossier. Sur la base d’un examen exhaustif de la tradition manuscrite, il est arrivé aux conclusions suivantes : 1) la forme longue des prologues (α-Version chez Zwierlein) est première ; 2) le prologue grec à l’Évangile de Luc est une traduction tardive de la forme brève (β-Version chez Zwierlein) du prologue lucanien ; 3) la comparaison des prologues avec les notices que Jérôme consacre aux évangélistes dans le De viris inlustribus (3,7,8 et 9) permet d’établir une dépendance commune d’un « catalogue » latin dont Zwierlein postule l’existence et qu’il intitule Index auctorum christianorum (sigle Ω) ; 4) les sources de cet Index sont essentiellement Irénée et Tertullien ; 5) les trois prologues conservés ont été rédigés par un seul et même auteur qui, à l’instar de Jérôme, a puisé à l’Index ; 6) l’Index repose lui-même sur des « catalogues » (πίνακες) de la bibliothèque de Césarée intégrés par Eusèbe de Césarée dans sa Vie de Pamphile perdue, mais auxquels il fait référence dans l’Histoire ecclésiastique (VI,32,3) ; 7) la Vie de Pamphile ayant été rédigée vers 315-320, l’Index peut être daté des années 330, et les prologues, de la fin de la première moitié du ive siècle. Si les prologues ne nous disent rien de valable sur les débats autour des évangiles au iie siècle, ils peuvent néanmoins être invoqués comme témoins indirects de l’existence d’une édition romaine rivale du « Nouveau Testament » de Marcion, comme le postule la recherche récente à la suite de Harnack. Quant aux liens entre Jean et Papias, d’une part, et Jean et Marcion, d’autre part, dont fait état le prologue à Jean, ils reposent sur des développements secondaires à partir d’Eusèbe. Il n’y a donc rien à en tirer sur le plan historique (p. 75). Dans un excursus (p. 77-83), Zwierlein revient sur un passage-clef de Tertullien (Contre Marcion IV,4,3-5) dans le débat au sujet de l’évangile de Marcion : une révision de l’Évangile de Luc ou un évangile original antérieur à Luc et aux canoniques[23]. Par son examen des prologues marcionites/antihérétiques et par ses conclusions, le modeste ouvrage de Zwierlein apporte une contribution nouvelle et décisive à la recherche sur l’évangile de Marcion.

Paul-Hubert Poirier

Judaïsme

5. Menahem Mor, The Second Jewish Revolt. The Bar Kokhba War, 132-136 CE. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « The Brill Reference Library of Judaism », 50), 2016, xxiv-596 p.

En 132 de l’ère commune éclatait le second soulèvement des Juifs de Judée contre Rome, communément appelé « révolte de Bar-Kokhba ». Les rares sources qui en font mention traduisent la formidable ampleur de cette sédition ; et pour cause, il ne fallut pas moins de trois ans aux légions de l’empereur Hadrien (117-138 e.c.) pour en venir à bout. Cette révolte est aussi remarquable, car elle aboutit à l’instauration en Judée d’un éphémère État juif dirigé par un certain Shimon Ben Kos’ba (Bar-Kokhba), que ses partisans reconnurent comme le Messie d’Israël.

Outre les quelques descriptions qui en ont subsisté dans les littératures classique, talmudique et patristique, la découverte au cours des années 1950 des lettres dites de Bar-Kokhba dans le désert de Judée a apporté quelques éclairages supplémentaires sur ce mouvement. Certains de ces manuscrits, dont le plus grand nombre fut écrit en hébreu et en araméen, sont signés, si ce n’est de la main même de Shimon Ben Kos’ba, tout au moins en son nom. De même, les récentes investigations archéologiques conduites en Judée et dans ses environs ont fourni de nouvelles informations sur le déroulement de ce soulèvement. Ceci explique l’essor considérable qu’ont connu ces dernières décennies les recherches sur la question.

Grand spécialiste de cette période, Menahem Mor propose dans son ouvrage The Second Jewish Revolt. The Bar Kokhba War, 132-136 CE de traiter des principales questions qui animent le débat scientifique sur la seconde révolte juive. La structure de cette étude se fonde partiellement sur un précédent essai de Mor en hébreu, publié en 1991[24] auquel il a intégré les résultats des discussions académiques menées au cours des trois dernières décennies.

Dans le premier chapitre (p. 13-145) qui traite des origines de la révolte, Mor écarte les deux causes généralement avancées sur le fondement des écrits de Dion Cassius (Histoire romaine 69,12,1) et du Pseudo-Spartien (Histoire auguste, Vie d’Hadrien 14,2), à savoir la décision d’Hadrien d’élever une cité païenne nommée Aelia Capitolina sur le site de l’antique Jérusalem et/ou la promulgation par l’empereur romain d’un édit interdisant la circoncision. Selon Mor, c’est au charisme et à la personnalité de Bar-Kokhba qu’il convient d’attribuer l’éclatement de la seconde révolte juive.

Le deuxième chapitre traite de l’étendue géographique de la sédition (p. 146-288). Sur la base des récentes découvertes archéologiques, Mor maintient sa position « minimaliste », à savoir que la Judée stricto sensu fut le principal théâtre du soulèvement, et non les régions avoisinantes comme la Galilée. Mor rejette cependant la possibilité que les rebelles juifs soient parvenus à reconquérir Jérusalem et à en relever le Temple. Son argumentation repose notamment sur le fait qu’à ce jour, seules quelques monnaies de Bar-Kokhba ont été découvertes sur le site de l’antique cité.

Le troisième chapitre s’intéresse plus particulièrement aux forces romaines engagées dans la répression de la révolte juive (p. 289-362). Sur cette question aussi Mor adopte une position minimaliste. Il s’oppose en cela principalement aux travaux de Werner Eck selon qui douze ou treize légions romaines furent mobilisées[25]. Mor juge plus vraisemblable que seules la X Fretensis, la VI Ferrata qui stationnait déjà en Judée, et la III Gallica qui fut dépêchée depuis la Syrie voisine, participèrent à la répression du soulèvement. Ces trois légions furent assistées par des détachements d’autres légions (vexillationes) et des troupes auxiliaires (auxilia).

Dans le chapitre suivant, Mor examine l’attitude des populations non juives de Palestine pendant la révolte (p. 363-402). Il juge plausible que les Samaritains s’insurgèrent, estimant toutefois que leur soulèvement ne dut être que de faible envergure. Il pense par ailleurs que ceux des païens qui se joignirent aux rebelles juifs (ainsi que le mentionne Dion Cassius) furent motivés par des considérations d’ordre socio-économique. Mor, enfin, rejette absolument la possibilité que les judéo-chrétiens aient participé à la révolte aux côtés de Bar-Kokhba.

Le cinquième chapitre (p. 403-467) s’intéresse au gouvernement de la révolte. Après avoir traité du personnage de Bar-Kokhba et de la nature de son autorité, qui procédait, selon Mor, de son charisme, il analyse le cas d’Eléazar, le prêtre dont le nom apparaît sur les monnaies de la révolte. Mor discute aussi du rôle que jouèrent les rabbis pendant cette période.

L’ultime sujet traité concerne les conséquences de la révolte (p. 468-485) que Mor juge moins dramatiques pour les Juifs qu’il n’est coutume de le penser. Selon lui, la construction d’Aelia Capitolina ne devrait pas être interprétée comme une mesure punitive, mais plutôt comme la réalisation des projets initiaux d’Hadrien. En outre, Mor estime que la population juive de Palestine récupéra rapidement après le soulèvement, signe que sa répression ne fut pas aussi sévère qu’on l’admet ordinairement.

L’ouvrage s’achève sur une liste bibliographique précieuse (p. 528-566) qui recense la plupart des études sur la révolte de Bar-Kokhba publiées entre 1991 et 2016.

Il est évident que certaines positions de Mor ne manqueront pas de susciter la controverse ; ainsi par exemple lorsqu’il rejette l’affirmation de Dion Cassius selon qui la révolte fut provoquée par la décision d’Hadrien d’élever une cité païenne sur les ruines de Jérusalem. Son argumentation se fonde notamment sur la proposition de Yaron Eliav pour qui le Mont du Temple se trouvait hors des limites d’Aelia Capitolina[26] ; aussi, soutient Mor, le projet de construction d’Hadrien n’avait en soi rien d’offensant pour les Juifs. Notons tout d’abord que les résultats des récentes fouilles archéologiques tendent à démontrer que le Mont du Temple faisait bien partie d’Aelia Capitolina[27]. En outre, depuis sa destruction en 70 e.c., Jérusalem était demeurée en ruines et n’avait pour principaux occupants que les soldats de la légion X Fretensis dont elle était le siège. Aussi les Juifs pouvaient-ils encore espérer que le jour venu, leur cité serait restaurée dans sa gloire passée. On trouve d’ailleurs dans la littérature apocalyptique juive composée entre les deux révoltes l’expression de telles attentes[28]. La décision d’Hadrien de relever Jérusalem en cité païenne constitua donc la rupture d’un statu quo puisqu’elle rendait irréaliste l’espoir partagé par de nombreux Juifs d’une restauration prochaine. À cet égard, les inscriptions « pour la liberté de Jérusalem » figurant sur certaines monnaies de Bar-Kokhba démontrent combien le relèvement de la ville sainte était essentiel aux yeux des insurgés[29].

Ceci n’entame en rien la valeur de l’ouvrage de Mor qui constitue une contribution majeure pour la recherche sur la révolte de Bar-Kokhba et une étude de référence pour tout étudiant de cette période.

Jonathan Bourgel

6. Peter Schäfer, Zwei Götter im Himmel. Gottesvorstellungen in der jüdischen Antike. München, Verlag C.H. Beck oHG, 2017, 200 p.

Il peut sembler évident pour tous que le judaïsme antérieur et postérieur à l’époque de Jésus adhérait à un strict monothéisme. Cependant, une simple lecture des Écritures juives, en particulier des prophètes, montre que, si monothéisme (ou monolâtrie) il y a eu, celui-ci n’a jamais paru être un acquis, comme le montre, entre autres choses, l’affirmation répétée et fortement polémique de l’unicité du Dieu d’Israël chez Isaïe (43,10 ; 44,6 ; 45,5-7) et ailleurs. L’ouvrage désormais classique d’Alan F. Segal, Two Powers in Heaven. Early Rabbinic Reports about Christianity and Gnosticism[30], a bien montré que le binitarisme, quoi qu’il en soit de la polémique rabbinique contre les tenants (juifs) des « deux Puissances dans les cieux » ou des deux entités divines, a bien existé dans la pensée juive ancienne, et que le binitarisme (et le trinitarisme) néotestamentaire n’est pas une création ex nihilo. Plus récemment, Daniel Boyarin est intervenu sur cette thématique en insistant sur le fait que le binitarisme ou le bithéisme des sources rabbiniques n’est pas une hérésie forgée par les rabbins mais bien une tendance interne au judaïsme[31]. Pour Boyarin, le binitarisme, loin d’être une innovation, fut une composante du judaïsme, dont la source serait le livre de Daniel et la vision du Fils d’homme du chapitre 7.

Dans ce livre intitulé Deux dieux dans le ciel. Représentations de Dieu dans le judaïsme antique, le spécialiste bien connu de la mystique juive, Peter Schäfer[32], revient sur cette question, largement en dialogue — plutôt polémique — avec Daniel Boyarin. Alors que ce dernier situe le binitarisme juif sur une trajectoire continue depuis l’apocalyptique juive ancienne jusqu’à ses manifestations plus tardives, comme le troisième livre (hébraïque) d’Hénoch, Schäfer ne pense pas qu’une tradition aussi continue et consciente ait existé. Comme il l’écrit, « la continuité supposée [par Boyarin] de la tradition depuis l’apocalyptique juive primitive jusqu’au Talmud de Babylone et au troisième Hénoch — avec la Mekhilta palestinienne comme élément de liaison au milieu — sert à Boyarin d’argument principal contre ma thèse énoncée précédemment selon laquelle les traditions binitaristes dans le Talmud et dans la littérature des Hekhalot doivent être comprises comme une réponse au christianisme fermement établi en Babylonie » (p. 87). Et Schäfer de conclure ainsi son ouvrage :

La réponse [au binitarisme] est une réponse originellement juive, mais je doute que les auteurs du troisième Hénoch et du Talmud de Babylone se soient consciemment placés dans cette tradition juive préchrétienne (en d’autres termes, qu’ils en avaient une connaissance littéraire), et je suppose qu’ils ont originellement réagi à l’adaptation de cette tradition par le christianisme maintenant établi. La réponse juive au christianisme est une réponse juive en ce sens qu’elle s’inspire effectivement des traditions éminemment juives telles qu’elles sont préservées dans la riche littérature de la période du Second Temple ; et elle est une réponse au christianisme en ce sens qu’elle s’adresse directement à la forme que ces traditions ont prise dans le Nouveau Testament et dans la littérature chrétienne primitive.

p. 156 ; italiques de l’auteur

Quoi qu’il en soit de la polémique entre Boyarin et Schäfer, il est clair que la question du binitarisme juif et de son existence avérée est centrale pour l’histoire de la christologie et du binitarisme/trinitarisme néotestamentaire, qui dépendent manifestement des antécédents juifs que Schäfer recense dans cet ouvrage.

Le livre de Schäfer comporte deux parties, dont la première, consacrée au judaïsme du Second Temple, aborde les thèmes suivants en autant de chapitres : 1. Le Fils d’homme dans la vision de Daniel ; 2. La Sagesse personnifiée dans la littéraire sapientiale ; 3. L’homme déifié dans les hymnes d’autoglorification de Qumran ; 4. Le Fils de Dieu et le Fils du Très-Haut dans l’apocryphe de Daniel de Qumran ; 5. Hénoch comme fils d’homme dans les Paraboles du livre d’Hénoch éthiopien ; 6. Le Messie-Fils d’homme dans le quatrième livre d’Esdras ; 7. Le premier-né dans la Prière de Joseph ; 8. Le logos chez Philon d’Alexandrie. Précédée d’une « Transition : du judaïsme préchrétien au judaïsme postchrétien », la seconde partie comporte trois chapitres : 1. Le Fils d’homme dans le midrash ; 2. David, le Messie-Fils d’homme (dans le Talmud de Babylone, l’Apocalypse de David, et chez Éphrem le Syrien et Jean Chrysostome) ; 3. De l’homme Hénoch au petit dieu Métatron (de l’Hénoch biblique, en Genèse 3, à la polémique du Talmud contre le Métatron du troisième Hénoch).

Comme on le voit, ce livre relativement mince de Peter Schäfer aborde une grande variété de sujets, ce qui n’en facilite pas la lecture. Un recenseur l’a même qualifié d’alambiqué et d’ésotérique[33]. Il s’agit néanmoins d’un livre important sur un thème qui l’est tout autant. On ne peut que souhaiter qu’il soit traduit en français ou en anglais.

Paul-Hubert Poirier

Jésus et les origines chrétiennes

7. Dan Jaffé, dir., Juifs et chrétiens aux premiers siècles. Identités, dialogues et dissidences. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Judaïsme ancien et christianisme primitif »), 2019, 771 p.

Depuis plus d’un siècle, les chercheurs s’intéressent aux liens entre le judaïsme ancien et le christianisme primitif. La question est vaste, les études nombreuses, les avis divergents. Or, si les études abondent, elles sont principalement publiées en langue anglaise ou sous forme de monographies. À la suite d’une discussion avec Jean-François Colosimo, directeur général des Éditions du Cerf, Dan Jaffé s’est donné l’ambitieux mandat de regrouper en un seul volume vingt-cinq études, provenant d’autant d’auteurs différents, se voulant une synthèse des questions cruciales autour de ce sujet, et ce, en langue française. Le pari était audacieux puisque dire l’essentiel sur les relations entre judaïsme et christianisme, couvrir cinq siècles d’histoire et s’attarder aux notions fondamentales n’est pas, de prime abord, chose facile.

Afin d’illustrer cette lourde tâche, dès l’introduction, Dan Jaffé avoue que « l’émergence du judaïsme rabbinique ainsi que celle du christianisme orthodoxe est le fruit de circonstances complexes et progressives » (p. 11). Dans ce texte, où il revient sur le cheminement de la recherche, Jaffé nous rappelle que si la destruction du Second Temple de Jérusalem en 70 semble marquer le début des différenciations, plusieurs zones d’ombre demeurent. Il admet dès lors que ce collectif se limitera à certains aspects historiographiques et méthodologiques significatifs de l’histoire de la recherche. Cette introduction se veut d’ailleurs un excellent résumé de l’évolution de la recherche, qui est passée de l’étude distincte du judaïsme et du christianisme à l’idée d’un socle commun. L’ouvrage se divise, outre son introduction et sa conclusion, en quatre parties.

La première, et sans doute la plus intéressante, a pour titre « Jésus de Nazareth, Paul de Tarse : dans le monde juif de leur temps ». Hormis le texte très complexe d’Étienne Nodet sur la Galilée au temps de Jésus, ceux de Daniel Marguerat (« De Jésus de Nazareth à Paul de Tarse »), de Jonathan Bourgel (« Jacques le juste ») et d’Élian Cuvillier (« “Juifs”, “Israël” et “Peuple” dans le premier évangile ») offrent un excellent résumé des débuts du mouvement chrétien. Les contributions de Pierluigi Piovanelli (« Paul, ce judéen messianiste »), Eyal Regal (« Le procès et la crucifixion de Jésus ») et de Christophe Batsch (« Hypothèses historiographiques sur l’émergence du judéo-christianisme ») ouvrent quant à elles de nouvelles pistes de recherche. La deuxième partie compte six études assez diverses et a pour titre « Rabbis du Talmud et judéo-chrétiens ». Dan Jaffé y reprend la question des relations entre chrétiens, judéo-chrétiens et rabbis du ier au iiie siècle ; Dominique Bertrand y aborde la délicate question des ébionites ; Sandrine Caneri, la question de la virginité de Marie et Barak S. Cohen, le matériel antichrétien du Talmud de Babylone. Il convient de signaler dans cette section un deuxième article de Jaffé sur les relations entre rabbis et judéo-chrétiens ainsi qu’une contribution d’Emmanuel Friedheim sur un thème similaire, articles qui résument bien les relations tendues entre les deux mouvements.

Ces deux dernières contributions sont de bonnes introductions à la troisième partie dont le thème est « Pères de l’Église, juifs et judaïsme ». Pour cette section, les contributions de Bernard Pouderon (« Les prémices de la séparation ») et de Philippe Bobichon (« Le dialogue avec Tryphon de Justin de Néapolis ») sont d’excellents résumés des relations tendues entre le judaïsme et le christianisme au deuxième siècle. Les études de Patrick Andrist (« Facettes de discours sur les juifs chez les pères grecs et latins »), Dominique Cerbelaud (« Les pères syriens du ive siècle et le judaïsme »), Sébastien Morlet (« Eusèbe de Césarée, les juifs et le judaïsme ») et Alban Massie (« Le peuple juif selon saint Augustin ») complètent cette section. La quatrième et dernière partie du volume s’intitule « Judaïsme et christianisme : pratiques, croyances et doctrines ». Il s’agit d’une série de textes fort intéressants sur les lieux communs entre le christianisme et le judaïsme. Serge Ruzer y rappelle le lien entre le Temple terrestre et le Temple céleste ; Mireille Hadas-Lebel, le messianisme juif et chrétien ; Marie-Françoise Baslez, le modèle commun du martyr suivant les Maccabées ; Stéphane Encel, le rapport au Temple ; Bogdan G. Bucur, la tradition mystique et Michel-Yves Perrin, l’invocation des anges.

D’emblée, cet ouvrage répond assez bien à l’objectif que s’était fixé Dan Jaffé. Les études qu’il contient contribuent à la compréhension des liens historiques entre le judaïsme et le christianisme aux premiers siècles. Bien que la décision de s’attarder aux théories de Daniel Boyarin en conclusion pourrait être discutée, nous comprenons que le directeur du collectif souhaitait clore l’ouvrage en poussant la réflexion plus loin, en ouvrant sur de nouvelles pistes de recherche. Ce qui frappe celui qui lit d’un bout à l’autre le volume, outre sa cohésion, est le décalage entre les différentes contributions. En tentant de ramener sous une même enseigne les études juives et les études sur le christianisme, Dan Jaffé nous rappelle qu’il s’agit toujours de deux disciplines distinctes. Exception faite de certains spécialistes qui connaissent fort bien les deux domaines, force est de constater que plusieurs chercheurs auraient tout intérêt à s’intéresser davantage aux deux disciplines. Espérons que cette initiative permettra de rapprocher les deux solitudes, que la séparation des chemins (Parting of the Ways) se résorbera et que naîtront d’autres projets semblables, afin de mieux comprendre notre histoire commune.

Nicolas Asselin

8. Eyal Regev, The Temple in Early Christianity. Experiencing the Sacred. New Haven, London, Yale University Press (coll. « The Anchor Yale Bible Reference Library »), 2019, xvi-480 p.

Le Temple de Jérusalem, unique lieu de culte du judaïsme, fut incendié en l’an 70. L’historien Flavius Josèphe nous raconte dans son récit La guerre des Juifs que ce sont des soldats romains, au grand dam de Titus, qui auraient mis le feu à ce qu’il nomme le plus admirable de tous les édifices. La désacralisation du sanctuaire et l’arrêt des sacrifices entraîneront le judaïsme ancien dans une période de remise en question. Et qu’en est-il pour le christianisme ? Depuis la redécouverte du Jésus historique et de sa judaïté, plusieurs chercheurs se sont questionnés sur ses liens avec le Temple, encore debout à son époque. Différentes études ont été entreprises, la plupart se buttant au célèbre passage de Jn 2,19 : « Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai ». Quels furent donc les rapports entre Jésus et le Temple ?

Dans The Temple in Early Christianity, Eyal Regev a choisi d’investiguer les textes chrétiens afin de comprendre le rapport que le mouvement primitif entretenait avec le Temple de Jérusalem. Le professeur d’études juives à l’Université Bar-Ilan rappelle que dans les Évangiles et les Actes, Jésus et les apôtres visitent régulièrement le Temple et qu’ils se frottent aux autorités du lieu. Sans y aller de façon chronologique, l’auteur tente de mieux saisir la vision chrétienne du Temple de Jérusalem dès l’introduction de son étude, en revenant sur trois passages précis du Nouveau Testament : Mc 15,29-30 ; Ac 22,17 et He 9,11-12. Le premier dépeint Jésus comme ennemi du Temple, le second montre la dévotion de Paul pour le Temple et le troisième parle du Temple céleste dont le Christ est le grand prêtre. Trois textes, trois visions du Temple ? Pour Regev, il pourrait s’agir d’une substitution ou d’une métamorphose de la symbolique du Temple après 70.

Dès le premier chapitre, l’auteur revient sur l’épisode de la purification du Temple, mais aussi sur le procès et le dernier repas afin de démontrer les liens entre le mouvement chrétien primitif et le Temple. Consacré au corpus paulinien, le deuxième chapitre cherche pour sa part à mieux saisir comment l’imaginaire du Temple et ses rites y sont réutilisés. Le troisième chapitre est très intéressant puisque, contrairement à certains chercheurs, Regev se demande s’il ne faut pas lire dans l’Évangile de Marc une critique du Temple plus que son rejet pur et simple. Cette réflexion l’amène à se pencher, dans la quatrième partie, sur le côté sacré du Temple tel que dépeint dans l’Évangile de Matthieu. Ce tour des évangiles synoptiques se termine au chapitre cinq avec une analyse approfondie de l’Évangile de Luc et des Actes, dans laquelle l’auteur développe l’idée que Temple était un lieu significatif pour les premiers disciples.

Les chapitres six et sept sont probablement les plus importants de cette recherche, alors que Regev se penche sur l’aspect allégorique du Temple dans l’Évangile de Jean et l’Apocalypse. Le Temple céleste est-il un temple alternatif se questionne d’ailleurs l’auteur. Il pousse un peu plus loin sa réflexion au chapitre huit alors qu’il considère que l’Épître aux Hébreux interprète le culte du Temple céleste comme étant basé sur celui de l’ancien Temple. Dans les deux derniers chapitres, il ira jusqu’à postuler qu’il n’est pas certain que le christianisme serait né sans la chute du Temple.

Nul doute qu’il s’agit de l’étude la plus approfondie à ce jour sur les liens qu’entretenaient les disciples de Jésus avec le Temple de Jérusalem. L’auteur examine les différentes attitudes envers le Temple au premier siècle de notre ère, ce qui permet une meilleure compréhension de son importance. À ce propos, la dernière phrase de l’ouvrage résume à elle seule l’ensemble de la recherche, Regev avouant en conclusion que : « They neither want the Temple to disappear nor do they want to replace it ; rather, they want to recreate the Temple and its cult in a new and symbolic manner ». Notons au passage que l’auteur aurait pu s’attarder davantage sur l’Apocalypse ainsi que sur certains ouvrages apocryphes afin de nuancer son propos et d’étoffer sa thèse. Premier livre à tracer un portrait du Temple à travers tout le Nouveau Testament, il s’agit d’une recherche de référence pour tous ceux qui s’intéressent aux liens entre judaïsme et christianisme.

Nicolas Asselin

9. Simon Claude Mimouni, Origines du christianisme. Recherche et enseignement à la Section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, 1991-2017. Préface de Paul-Hubert Poirier. Turnhout, Brepols Publishers n.v. (coll. « Judaïsme ancien et origines du christianisme », 14), 2018, 350 p.

Ce volume reproduit l’intégralité des comptes rendus des séminaires de Simon Claude Mimouni, titulaire de la chaire « Origines du christianisme » de l’École pratique des hautes études, publiés régulièrement dans l’Annuaire de l’École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, de 1991 à 2017, année de sa prise de retraite. Ces comptes rendus sont précédés d’une introduction qui esquisse les grandes lignes de sa carrière et donne un aperçu des travaux de la chaire dont il fut titulaire à partir de 1995, succédant à Pierre Geoltrain. Ils sont suivis d’une bibliographie scientifique répertoriant les ouvrages personnels (13), les ouvrages collectifs dirigés seul ou en collaboration (17), les instruments d’enseignement (1), les articles (203), les recensions (23), les conférences (9) et quelques entretiens de vulgarisation récents (5).

L’auteur précise en introduction que ces comptes rendus ont parfois été réécrits, mais qu’ils n’ont pas été actualisés, ce qui permet de prendre la mesure du chemin parcouru au fil de ces 26 années, mais aussi d’observer l’évolution des perspectives. Comme le veut la mission de l’École pratique, l’enseignement qui y est donné doit reposer sur des recherches neuves, inédites. Celles de l’auteur ont exploré divers aspects des origines du christianisme, ou peut-être serait-il plus juste de dire des christianismes, tant l’auteur insiste, avec raison, sur la diversité des mouvements qui se réclamèrent de Jésus. Ces recherches éclairent autant d’aspects de ce paysage originel à partir des traces qui nous en sont parvenues, pièces d’un puzzle incomplet dont de larges pans nous échappent et nous échapperont sans doute toujours. Paul-Hubert Poirier en énumère un certain nombre dans sa préface (p. 14) : les traditions chrétiennes anciennes relatives à l’enfance de Jésus ; les Juifs à l’époque de l’émergence du mouvement chrétien ; les communautés nazôréennes de Palestine et de Jérusalem ; les prophétismes et les messianismes aux deux premiers siècles de l’ère commune ; la communauté de Jérusalem des origines à 135 ; les dimensions historiographique et épistémologique de la recherche sur Jésus de Nazareth ; les paroles et les actions de Jésus ; le baptême et les mouvements baptistes ; les baptistes elkasaïtes et le mouvement manichéen ; le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité.

Les travaux de l’auteur ont toujours insisté sur les aspects théorique, épistémologique et méthodologique de la recherche historique sur Jésus de Nazareth et sur les origines chrétiennes, sur la nécessaire contextualisation des sources et sur les dangers d’anachronisme toujours présents. Les fréquentes réflexions terminologiques et une certaine fluctuation des appellations utilisées pour désigner différents mouvements indiquent qu’en ce domaine, il demeure toujours une certaine équivoque malgré toutes les précautions prises. Quelques formules glanées dans la conférence conclusive sont éloquentes à cet égard : « Comment comprendre les lettres de Paul de Tarse si on ne les contextualise pas — or le contexte est judéen, il n’est pas chrétien ! » (p. 309). On pourrait en dire autant des évangiles canonisés, des autres lettres, de la révélation de Jésus Messie, qu’on connaît sous le titre d’Apocalypse de Jean. Comprendre l’histoire du mouvement chrétien des origines « hors de tout compromis théologique ou confessionnel », rendre compte du caractère pluriforme du judaïsme de cette époque comme du christianisme naissant, voilà autant de constantes qui ont marqué les travaux de l’auteur.

L’auteur a voulu consacrer sa conférence conclusive non pas sur ce qui a constitué son objet de recherche, mais sur le monothéisme et le rapport entre le politique et le religieux. Cette conférence est, de l’aveu de son auteur, davantage personnelle que les travaux auxquels il s’est consacré comme historien. Il lui a donné un titre fait pour choquer : « Le monothéisme : une forme de totalitarisme à travers les siècles ». Dans cette conférence, il attire l’attention sur une réalité qu’on ne saurait nier : l’étroite relation entre le monothéisme et les idéologies et les systèmes politiques totalitaires dont le xxe siècle a tant souffert. Bien que l’auteur s’arrête au xxe siècle, sa conférence conclusive demeure hautement pertinente en ce début de xxie siècle, tant la tentation totalitaire menace toujours.

Louis Painchaud

Histoire littéraire et doctrinale

10. Marie-Hélène Blanchet, Ionuţ-Alexandru Tudorie, dir., L’apport des assomptionnistes français aux études byzantines. Une approche critique. Actes du colloque de Bucarest, 25-27 septembre 2014. Paris, Institut français d’études byzantines (coll. « Archives de l’Orient chrétien », 21), 2017, 536 p.

Cette étude magistrale et indispensable pour les historiens et les passionnés de l’Orient byzantin se veut un hommage à une poignée de religieux assomptionnistes qui, de 1895 et tout au long du xxe siècle, ont consacré leurs vies aux études byzantines. Le colloque qui eut lieu à Bucarest, en septembre 2014, et dont les actes ne seront publiés que trois années plus tard, a été rendu possible grâce au concours de deux chercheurs dans le domaine, Marie-Hélène Blanchet et Ionuţ-Alexandru Tudorie, qui ont réuni une quinzaine de spécialistes dans le but de mettre en lumière l’apport des assomptionnistes à la découverte du monde byzantin, de son histoire surtout, ainsi que de sa théologie.

Ce volume se veut la plus exhaustive contribution à la connaissance d’un siècle d’études byzantines. Il se divise en deux grandes parties. Une première, plus historique, dresse d’abord le contexte culturel et religieux du dernier quart du xixe siècle jusqu’aux années 1940, moment qui marque le réveil en Occident d’un désir pour la connaissance d’un Orient méconnu (Giuseppe-M. Croce). Suivent alors trois études sur l’histoire de l’Institut français d’études byzantines (IFÉB) et sur la constitution de sa bibliothèque. On ne peut que recommander l’article d’Albert Failler sur le transfert de l’IFÉB de Bucarest à Paris, pour son contenu d’abord, mais aussi pour son auteur qui est, de son propre aveu et non sans une certaine amertume, le dernier membre vivant de ce fameux Institut. L’article du père Failler fut rédigé avec la rigueur de l’historien mais aussi avec la candeur d’un homme qui a travaillé aux côtés de ces grands savants. C’est le témoignage le plus direct que nous puissions avoir aujourd’hui sur les travaux de ces pères.

La seconde partie, tout aussi riche que la première, est dédiée à l’historiographie et les articles qu’on y trouve permettent d’apprécier les apports spécifiques des assomptionnistes dans le domaine de l’histoire et de la théologie byzantines. Comme on ne peut rendre compte de manière exhaustive de toutes les études, contentons-nous de donner un aperçu de quelques-unes d’entre elles, notamment l’article de Daniel Galadza sur la contribution des assomptionnistes à l’étude de la liturgie byzantine, et celui d’Ivana Jevtic sur le père Christopher Walter et sa contribution à l’étude de l’iconographie byzantine (dont une partie de la bibliothèque personnelle fut héritée par le Centre Saint Pierre - Saint André de Bucarest). Il faut également lire l’article de Marie-Hélène Congourdeau sur le rôle joué par l’IFÉB dans la redécouverte de la spiritualité byzantine du xive siècle, période incontournable pour la compréhension du palamisme et de l’hésychasme. Enfin, le lecteur pourra même découvrir quelques-uns des intérêts moins connus des assomptionnistes par l’entremise des articles de Cécile Morrisson et de Vincent Prigent sur les collections numismatiques et sigillographiques de Vitalien Laurent, ou encore par celui de Vangélis Maladakis sur l’épigraphie athonite de Louis Petit et Jules Pargoire.

Le premier constat qui ressort de la lecture de cette étude, c’est la masse des sujets et des domaines d’études auxquels se sont intéressé ces religieux-savants : philologie, hagiographie, géographie ecclésiastique, sigilliographie, numismatique, épigraphie, prosopographie, histoire de l’art, sans compter des domaines plus généraux comme l’histoire de l’Orient, la spiritualité, la théologie dogmatique, etc. Il n’est pas exagéré de dire que leurs travaux ont renouvelé et souvent comblé les lacunes des recherches occidentales sur le monde byzantin, un apport que les byzantinistes eux-mêmes n’hésitent pas à leur reconnaître. Mentionnons, au passage, la contribution, inattendue au départ, de Martin Jugie sur le renouveau des études sur le palamisme grâce à ses articles controversés sur ce même sujet, ou bien l’éloge de la part d’un des plus grands théologiens roumains, André Scrima (1925-2000) pour la Petite Philocalie de la prière du coeur (Paris, Cahiers du Sud, 1953) de Jean Gouillard.

Il serait hasardeux aujourd’hui de s’aventurer dans les études byzantines sans prendre connaissance de tous ces travaux, au moins pour la valeur qu’ils ont eue au moment de leur publication. L’intérêt pour la lecture de ces actes du colloque ne se dément pas et nous espérons que ce livre donnera le goût et transmettra la même passion avec laquelle les pères assomptionnistes nous ont fait découvrir toute la richesse de « l’autre poumon » de l’Église.

Iulian Dancă

11. Guillaume Bady, Diane Cuny, Les polémiques religieuses du ier au ive siècle de notre ère. Hommage à Bernard Pouderon. Études réunies. Paris, Beauchesne éditeur (coll. « Théologie historique », 128), 2019, 450 p.

En 2017, une équipe de chercheurs sur le christianisme ancien avait lancé le projet d’un livre collectif en reconnaissance au travail infatigable de celui qui dirige actuellement la collection « Théologie historique » aux éditions Beauchesne, Bernard Pouderon. Celui-ci est entré dans le cercle des spécialistes en études patristiques avec une thèse sur l’apologiste du iie siècle Athénagore d’Athènes. Deux livres furent publiés du fruit de sa recherche doctorale : Athénagore d’Athènes, philosophe chrétien, en 1989, et D’Athènes à Alexandrie. Études sur Athénagore et les origines de la philosophie chrétienne, en 1998. Son intérêt pour le monde des Pères de l’Église n’a ensuite fait que croître, comme en témoignent la publication de plusieurs ouvrages et articles touchant à ce domaine, ainsi que l’organisation de colloques scientifiques sur le thème de la pensée chrétienne des premiers siècles de l’Église. Les vingt-quatre contributeurs qui ont promptement répondu à l’appel des éditeurs du volume nous présentent ici des articles qui apportent un éclairage nouveau sur le rôle des polémiques religieuses durant les quatre premiers siècles de notre ère.

Guillaume Bady, chercheur au CNRS et directeur de la collection « Sources Chrétiennes », et Diane Cuny, maître de conférences à l’Université de Tours, ont réuni et édité dans ce volume les contributions, en les classant par thèmes. Un premier ensemble regroupe des textes portant sur les débats des origines : « Le “conflit” entre Jean Baptiste et Jésus de Nazareth et le “conflit” entre les johannites et les chrétiens », par Simon Claude Mimouni ; « The Orphic Cosmo-Theogony in the Pseudo-Clementines », par Frederick Stanley Jones ; « La sagesse frelatée. Autour des καπηλεὐω (Kephalaia manichéens coptes de Berlin, p. 8, 14) », par Madeline Scopello ; « Pris en otages ! Les apôtres au milieu des controverses religieuses », par Régis Burnet. Le deuxième ensemble, regroupé sous le thème de l’apologétique juive et la polémique antijuive, est constitué par les contributions d’Olivier Munnich, « L’apologétique de Flavius Josèphe, entre ouverture sur le judaïsme et fermeture » ; Gilles Dorival, « Christianiser le texte de la Septante. Un aspect peu connu de la polémique antijuive ? » ; Tobias Nicklas, « Anti-Jewish Polemics ? The Gospel of Peter Revisited » ; Bernard Meunier, « La polémique de Justin contre les Juifs. Poursuite d’un dialogue » ; Laetitia Ciccolini, « La polémique contre le judaïsme dans les oeuvres attribuées à Cyprien de Carthage » ; Anthony Glaise, « “Nous prendrons les livres des Juifs, qui ont crucifié le Christ” : Quelques remarques sur le Quod Christus sit Deus attribué à Jean Chrysostome (CPG 4326) » ; Guillaume Bady, « L’antijudaïsme banalisé. Des homélies de Jean Chrysostome à leurs avatars : l’exemple du sermon inédit Sur le paralytique (CPG 4857) ». La troisième section a pour thème les polémiques entre auteurs chrétiens et païens : Anders-Christian Jacobsen, « Polemic about Creation : Theophilus’ Use of Creation Theology in his Treatise to Autolycus » ; Michel Fédou, « Quelle place de l’homme dans le monde ? La réponse d’Origène à Celse » ; Pier Franco Beatrice, « Barbarians, Greeks and Christians. Rethinking Porphyry’s Attitude Towards the Religious Groups of his Time » ; Christian Boudignon, « Violence et non-violence dans les Discours de Grégoire de Nazianze » ; Paul-Hubert Poirier et Maryse Robert, « Constantin ou Constance ? L’image de l’empereur dans la légende syriaque de Julien “L’Apostat” ». Enfin, la dernière section regroupe des articles sous le thème des querelles théologiques et controverses au sein du christianisme : Alain Le Boulluec, « Le “Messager du grand Dessein” (Is 9, 6bLXX) et le “Dieu fort” dans les controverses des premiers siècles » ; Sébastien Morlet, « Un fragment méconnu des Stromates (de Clément ou d’Origène ?) chez Anastase le Sinaïte » ; Andrea Villani, « “Ha riempito tutta la terra della sua chiacchiera senza misura” (Eust. Eng. 22,6). La polemica di Eustazio di Antiochia contro l’esegesi di Origene » ; Eric Junod, « La soi-disant controverse sur la date de la fête de Pâques (fin iie) : un récit déconcertant d’Eusèbe (Histoire ecclésiastique V 23-25) » ; Benoît Gain, « Les débuts des controverses christologiques : les réticences de Basile de Césarée » ; Marie-Ange Calvet-Sebasti, « Images de l’adversaire dans l’oeuvre de Grégoire de Nazianze » ; Anna Usacheva, « Who Knows his Aristotle Better ? Apropos of the Philosophical Polemics of Gregory Nazianzen against the Eunomians » ; Matthieu Cassin, « “La Réfutation de la Profession de foi d’Eunome”, ou comment clore une controverse ? »

À travers la lecture de toutes ces études, le lecteur est amené à la découverte des débats entre juifs et chrétiens, ou entre chrétiens et philosophes, ou entre chrétiens eux-mêmes sur différents points de doctrine. Il est ainsi entraîné dans cette grande aventure qu’a été le début de l’ère chrétienne avec cette préoccupation majeure : se distinguer à la fois de la religion des Juifs, qui n’ont pas reconnu en Jésus de Nazareth le Messie promis par Dieu pour le salut de l’humanité, et les discours des philosophes qui prétendaient tout rationnaliser et présentaient un Dieu au-delà de tout, inaccessible à l’homme et qui se contente dans son monde spirituel. L’Église, à travers les débats, les écrits apologétiques, les interprétations des textes vétérotestamentaires à la lumière de l’expérience de la résurrection du Christ, a dû se forger un corpus dogmatique dans le but de se défendre des nouvelles doctrines naissantes dans le sein même du christianisme, mais aussi de toutes sortes d’accusations venues du dehors des communautés chrétiennes, principalement de la part des Juifs et des philosophes. Les chercheurs qui ont contribué à la réalisation de ce livre ont fait appel à des textes juifs, païens et chrétiens, mais aussi aux textes fondateurs des hérésies naissantes au sein même du christianisme, du gnosticisme, du manichéisme, de l’orphisme, de l’arianisme, etc. Les auteurs analysés dans ce livre, de Flavius Josèphe aux grands Cappadociens, montrent comment les débuts de l’ère chrétienne ont été embrouillés, l’histoire instrumentalisée, les textes bibliques interprétés aux guises de l’enseignement qu’ils voulaient transmettre et, très souvent, les sources altérées et détournées de leur compréhension en faveur de l’orthodoxie que l’Église entendait affirmer. Tout ce parcours, illustré si merveilleusement par les auteurs de ce volume, met en lumière la fécondité des polémiques de toutes sortes qui ont eu lieu durant les quatre premiers siècles de notre ère, une période riche en effervescence intellectuelle et en débats théologiques et philosophiques, déterminante pour une approche plus claire et une compréhension plus juste des religions et de leur histoire.

Le volume s’ouvre avec un hommage adressé à Bernard Pouderon et par une illustration de sa riche activité de chercheur en patristique, concrétisée par de nombreuses publications d’un intérêt majeur pour la connaissance de l’histoire de la théologie des premiers siècles de l’Église. À la fin du volume, les éditeurs donnent le résumé, en français et en anglais, de chaque contribution et quelques brefs éléments de la biographie des auteurs. Avec ce livre, la collection « Théologie historique » montre, une fois de plus, l’importance de telles publications dans le but d’enrichir les connaissances de nos identités respectives, dont l’origine se trouve bien définie dans les débats qui ont marqué les premiers siècles de notre ère.

Lucian Dîncă

12. Michel Corbin, La doctrine augustinienne de la Trinité. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Théologies »), 2016, 480 p.

Évêque d’Hippone de 395 jusqu’à sa mort, en 430, Augustin a vécu dans une des périodes les plus prolifiques du point de vue théologique. En proie à toutes sortes de controverses doctrinales, l’Église se constituait alors un corpus dogmatique à la suite des débats des quatre premiers conciles oecuméniques. Bien qu’Augustin n’ait pas participé à un concile oecuménique — il avait été invité au concile d’Éphèse en 431, mais il est mort peu de temps avant —, celui-ci a su prêcher et mettre par écrit la synthèse théologique, dogmatique et exégétique biblique de son temps. Aujourd’hui encore, dans toutes les facultés de théologie, qu’elles soient catholiques, orthodoxes ou protestantes, les apprentis théologiens font connaissance avec la pensée de ce Père de l’Église qui a marqué à jamais la doctrine chrétienne par un vocabulaire qui combine harmonieusement les notions de la philosophie et le langage de la révélation biblique.

Dans ce grand ouvrage, impressionnant par ses dimensions et la densité de l’information, Michel Corbin, religieux jésuite, professeur honoraire de l’Institut catholique de Paris et professeur invité au Centre Sèvres, dit avoir réalisé « le recueil d’un enseignement donné aux Facultés jésuites de Paris […] dans un cycle intitulé “Tradition patristique” » (p. 9). Le parcours suit, pas à pas, chapitre par chapitre, les quinze livres du De Trinitate d’Augustin, avec l’analyse d’un grand spécialiste en matière de théologie patristique.

Après avoir expliqué pourquoi et comment lire Augustin (p. 9-22), l’auteur oriente l’attention du lecteur sur chacun des livres du De Trinitate afin de découvrir, à la fois, la grande érudition de l’évêque d’Hippone en matière de théologie, d’exégèse biblique et de dogmatique, ainsi que sa formation philosophique, en particulier platonicienne et surtout néoplatonicienne, qu’il met au service de son discours théologique. Les arguments d’Augustin, qu’ils soient bibliques, philosophiques ou théologiques, poursuivent un seul et unique but : démontrer et expliquer en quel sens l’apôtre et évangéliste Jean est arrivé à donner la définition la plus courte, la plus juste et la plus profonde de Dieu : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8). En tant que Dieu Amour, dit Augustin, il n’est pas un Dieu solitaire, car dans une relation d’amour il y a toujours trois éléments qui entrent en calcul : celui qui aime, celui qui est aimé et l’amour qui les unit ; la théologie chrétienne appelle Père celui qui aime, Fils celui qui est aimé et Esprit Saint l’amour qui les unit. Cependant, personne ne doit penser qu’il s’agit de trois dieux, mais d’un seul Dieu en trois personnes distinctes, c’est-à-dire d’une seule essence, substantia, divine et de trois personnes, personae, Père, Fils et Saint Esprit. Personne ne peut dire également qu’il y a antériorité et/ou postériorité entre ces personnes divines, car l’une réclame nécessairement l’autre. C’est la notion aristotélicienne de la « relation » qui est mise en valeur dans la théologie trinitaire, afin de démontrer que le Père est en relation d’éternité avec le Fils et l’Esprit, que le Fils est en relation d’éternité et d’égalité avec le Père et que l’Esprit Saint est en relation d’éternité et d’égalité en dignité divine avec le Père et le Fils. Augustin n’hésite pas à argumenter le terme nicéen de la consubstantialité, consubstantialis, qui existe entre le Père, le Fils et l’Esprit Saint.

Ce terme coupe à la racine l’hérésie d’Arius, christomaque, qui voyait les personnes du Fils et de l’Esprit inférieures au Père, le seul et l’unique véritablement Dieu, dans le vrai sens du terme. De plus, le terme appliqué à l’Esprit Saint combat l’hérésie macédonienne, pneumatomaque, qui affirmait l’égale divinité du Père et du Fils, mais l’infériorité de l’Esprit par rapport aux deux. Dans l’opinion d’Augustin, introduire en Dieu autre chose que du divin serait détruire la Trinité et, par le fait même, nier toute l’économie du salut, car seulement Dieu en tant que Dieu peut être Créateur, Sauveur et Sanctificateur, d’où aussi la confession de la foi chrétienne et de son dogme fondamental qu’est la Sainte Trinité, Dieu Père, Dieu Fils et Dieu Esprit Saint.

Les thèmes de chaque livre du De Trinitate, comme l’argumentation biblique de la Trinité (livre 1), l’égalité des personnes divines dans la Trinité (livre 2), les théophanies trinitaires dans l’Ancien Testament (livre 3), la mission du Fils comme médiateur entre Dieu et l’homme (livre 4), la théorie de la « relation » dans les discussions trinitaire contre les ariens (livre 5), la simplicité de Dieu (livre 6), les attributs essentiels et les appellations dans la Trinité (livre 7), l’intelligence de la foi et l’agapè (livre 8), l’âme et la connaissance de Dieu (livre 9), la mémoire, l’intelligence, la volonté comme image de la Trinité dans l’âme humaine (livre 10), les trinités de l’homme extérieur (livre 11), science et sagesse (livre 12), la foi comme voie vers la sagesse (livre 13), l’âme, image de Dieu (livre 14) et les processions divines (livre 15) sont traités chacun à part avec beaucoup de finesse par le théologien jésuite qui guide le lecteur avec sagesse et beaucoup d’habilité dans les mystères les plus profonds de la Sainte Trinité, dogme fondamental du christianisme. Le livre peut être utilisé à la fois comme un manuel pour les non-initiés dans le dogme trinitaire et comme un livre d’approfondissement pour les théologiens qui veulent donner des arguments solides et crédibles de leur foi en Dieu, confessé Un dans sa substance et trois dans ses subsistants. Sous la plume de Michel Corbin, le lecteur aura l’impression que l’évêque d’Hippone en personne lui tend la main et le conduit sur les chemins de la théologie afin de découvrir les secrets les plus sublimes de la Trinité.

Lucian Dîncă

13. Paul Christophe, 2 000 ans d’histoire de l’Église. Nouvelle édition revue, mise à jour et augmentée. Paris, Mame-Desclée, 2017, 1 256 p.

L’auteur de ce manuel d’histoire de l’Église, Paul Christophe, est un des plus grands connaisseurs de l’histoire du christianisme, ayant consacré sa vie à l’enseignement à l’Université catholique de Lille, et dirigeant deux prestigieuses collections, « Bibliothèque d’histoire du christianisme », 34 volumes parus jusqu’aujourd’hui, et « Petits Cerf-Histoire », qui a publié jusqu’à maintenant 70 volumes aux Éditions du Cerf. À l’origine, ce travail fut publié dans une première édition en deux volumes : t. I, Des origines au xve siècle, en 1982, et t. 2, Du xve siècle à nos jours, en 1983. Plusieurs générations d’apprentis théologiens, de langue francophone, ont certainement étudié et étudient encore ces livres qui les introduisent, avec beaucoup de compétence et de rigueur scientifique, à l’histoire de l’Église.

Cette nouvelle édition, revue et augmentée, retrace, en 50 chapitres, l’histoire du christianisme depuis ses fondations posées par les événements survenus en Jésus Christ, son incarnation, sa passion, sa mort, sa résurrection et son ascension, et les témoignages des apôtres et des premières communautés chrétiennes, jusqu’au pontificat du pape François et les importantes réformes que celui-ci entend bien implémenter dans l’Église catholique. La structure de l’ouvrage reste cependant la même que celle des deux volumes, à savoir une première partie du livre traite de l’histoire de l’Église jusqu’à la chute de Constantinople, en 1453, tandis qu’une seconde s’étend du xve siècle jusqu’à nos jours. Dans la première partie le lecteur est conduit, à travers les documents historiques et une fine analyse des événements, à découvrir l’histoire mouvementée de l’Église « Une, Sainte, Catholique et Apostolique », telle qu’elle est confessée dans le credo de Nicée-Constantinople, et qui s’est développée dans les deux hémisphères de l’Empire romain, puis byzantin, une histoire faite d’hommes, d’ambitions humaines, de divergences théologiques, dogmatiques, organisationnelles (quatre patriarcats en Orient et seulement un en Occident), exégétiques, spirituelles et monastiques, qui ont culminé avec le grand schisme de 1054, puis avec la chute de Constantinople. La seconde partie reprend avec la situation complexe dans laquelle se trouve l’Église, tant orientale, marquée par le césaropapisme florissant à partir des empereurs Constantin et Théodose, qu’occidentale, marquée par la monarchie pontificale. En Orient, l’Empire ottoman dicte les règles du jeu et les chrétiens se regroupent progressivement dans des Églises nationales, tandis qu’en Occident, l’Église doit faire face à la Réforme protestante, Luther en 1517, puis Calvin en 1541. En 1531, Henri VIII rompt les liens avec Rome et se proclame chef de l’Église d’Angleterre. À partir de ces événements historiques, les schismes n’ont pas manqué de marquer l’Église occidentale, les princes contribuant substantiellement au phénomène.

Chaque chapitre est une mine d’informations et peut être lu et étudié en soi. Pour une meilleure compréhension de son analyse historique, l’auteur propose, en marge de page, une idée principale qui synthétise un long paragraphe. Chaque chapitre se termine avec des textes de références et avec une bibliographie à jour « pour prolonger l’étude ».

À la fin du volume figure une bibliographie des instruments de travail (grandes collections, dictionnaires et encyclopédies) pour les lecteurs qui désirent effectuer une recherche historique plus approfondie sur l’un ou l’autre aspect de l’histoire de l’Église générale. Le volume se clôt sur une liste de tous les papes de l’histoire du christianisme et leurs années de pontificat, sur des tableaux généalogiques et systématiques, afin de mieux s’orienter dans le corpus du livre, et sur un index alphabétique des personnes — qui spécifie s’il s’agit d’un pape ou d’un empereur — et des lieux marquants de l’histoire de l’Église. Le lecteur ne peut que se réjouir d’un tel instrument de travail qui trahit l’empreinte d’un auteur méthodologiquement et scientifiquement rigoureux.

À qui s’adresse un tel ouvrage et dans quel but ? L’auteur lui-même répond à ces questions dans l’« avant-propos » (p. 7-8). Premièrement, il s’agit de tout chrétien qui souhaite connaître l’histoire de son Église, son évolution dans l’histoire des hommes qui l’ont souvent marquée de leur empreinte, les institutions qui l’ont soutenue et fait avancer. Deuxièmement, le but d’un tel livre est bien évidemment celui d’offrir aux non-initiés, mais aussi aux apprentis théologiens, un instrument de travail qui illustre, par le choix des événements et des personnages évoqués, la belle aventure de l’Église à travers l’histoire des hommes, décrite avec beaucoup de rigueur scientifique, argumentée avec des documents et mise à disposition du lecteur avec générosité.

Lucian Dîncă

14. Francisco del Río Sánchez, ed., Jewish Christianity and the Origins of Islam. Papers presented at the Colloquium held in Washington DC, October 29-31 (8th ASMEA Conference). Turnhout, Brepols Publishers n.v. (coll. “Judaïsme ancien et origines du christianisme,” 13), 2018, 190 p.

The present collection is the Actes de colloque for the eighth conference of the Association for the Study of the Middle East and Africa (ASMEA) from October, 2015. The resulting book is short but dense. It represents the full spectrum of scholarly opinion on Jewish-Christian elements in early Islam, an idea which owes its origin to John Toland’s Nazarenus (1718) but has seen a major revival in the modern period of the “revisionist” school of early Islamic studies. Most of the contributors are familiar names in revisionist scholarship, including Guillaume Dye (Figures bibliques en islam), Robert Hoyland (Seeing Islam as Others Saw It), Carlos A. Segovia (The Quranic Noah and the Making of the Islamic Prophet), Stephen Shoemaker (The Death of a Prophet. The End of Muhammad’s Life and the Beginnings of Islam), and Holger Zellentin (The Qur’an’s Legal Culture. The Didascalia Apostolorum as a Point of Departure). Francophones are most apt to recognize the name of Simon Claude Mimouni, a specialist of Jewish-Christianity. The editor, Francisco del Río Sánchez, has worked extensively on Syriac and Arabic manuscripts and inscriptions. Other major voices in the debate about early Islam, including Patricia Crone, Fred Donner, Shlomo Pines, Christian Robin, and Guy Stroumsa are well-represented in the footnotes and bibliography.

The seven contributions are arranged in alphabetical order. Guillaume Dye’s opening essay, “Jewish Christianity, the Qur’an, and Early Islam: Some Methodological Caveats” sounds a skeptical tone which reverberates throughout the volume. He notes, first of all, the fundamental ambiguity of the term “Jewish Christianity,” which is used in contradictory ways (it can refer, for example, to the earliest believers in Jesus but also to later “heretical” groups). His point is well-taken that modern Christians might hold Docetic, Arian, or Jewish-Christian viewpoints, but that this does not signify the survival of such groups. One wonders how future generations might interpret the Jefferson Bible, Seventh-Day Adventism, or medical circumcision, to say nothing of “Jews for Jesus.”

Robert Hoyland, in “The Jewish and/or Christian Audience of the Qur’an and the Arabic Bible,” is also skeptical of Jewish-Christian influence. He makes the striking claim that the Qur’an’s biblical materials could have been mediated through Syriac Christianity alone without recourse to Jews, much less Jewish-Christians. He also calls into question the assumption of Sidney Griffith (The Bible in Arabic) and Emran el-Badawy (The Qur’an and the Aramaic Gospel Traditions) that an Arabic Bible did not exist in pre-Islamic times, pointing to the Arabophone Christian community in both Syria and the Yemen. In light of these arguments, his leading example, the summary of 4 Baruch in Q 2:259, is strange, since 1) it is not a biblical story (but it was transmitted orally by pilgrims such as Theodosius, c. 530) and 2) it is extant in neither Syriac nor Arabic (but a related work, the History of the Babylonian Captivity, exists in Garshuni). He also conflates “biblical narratives” with a “monotheist vocabulary,” even though polytheists also venerate biblical prophets (see, for example, Sozomen, Ecclesiastical History II.4). This may have been the case with the audience of the Qur’an.

Following a path established by Guy Stroumsa, Simon C. Mimouni revisits the question of the relationship of the Pseudo-Clementine Romance to Islamic (and, briefly, Manichaean) prophetology in “Du Verus propheta chrétien (ébionite?) au sceau des prophètes musulmans.” He rightly notes that Manichaean sources do not attribute the title “Seal of the Prophets” to Mani. This descriptor for Mani only appears in Muslim accounts of the Manichaean religion. He maintains the possibility that the Clementine “True Prophet” might be an anticipation of the Quranic “Seal of the Prophets” (Q 33:40). I concede this possibility, especially since the Clementine “pillars” (Adam, Enoch, Noah, Abraham, Isaac, Jacob, Moses) are all figures of some importance in the Qur’an, but the same cannot be said of Mani’s predecessors (Adam, Seth, Enosh, Enoch, and Shem — and also Zoroaster, Buddha, and Paul). Mimouni does not mention the “Light of Muhammad” tradition, in which a primordial light is transmitted from prophet to prophet until it reaches Muhammad. This seems like a relevant avenue for further research[34].

Francisco del Río Sánchez’s contribution, “Jewish Christianity and Islamic Origins: The Transformation of a Peripheral Religious Movement?”, discusses in part the Jewish heritage of Syriac and Ethiopic Christianities which may have filtered into Islam. For instance, he states that the Jewish influence on Syriac Christianity is “a fact commonly accepted” (p. 83). But this is a scholarly cliché, not a fact. It is based, in part, on the misdating of Jewish sources. For example, Tryggve Kronholm’s Motifs from Genesis 1-11 in the Genuine Hymns of Ephrem the Syrian concludes that Pirqe de-Rabbi Eliezer and Targum Pseudo-Jonathan are the Jewish works that have the most in common with Ephrem. This is true, but both sources (which allude to Islam) were written centuries after the death of Ephrem. As for Ethiopic Christianity, its reception of 1 Enoch and observance of certain Mosaic laws are not evidence of Jewish influence. Tertullian, no friend of the Jews, believed the book of Enoch was canonical and observed some purity laws (as discussed by Zellentin, p. 139-140). Furthermore, we do not know when these distinctive characteristics of the Ethiopian Orthodox Church came into being. Debates about Sabbath observance rocked Ethiopia — in the fourteenth century. By the rise of Islam, some of the books in the Ethiopian greater canon had not even been written, such as the Zëna Ayhud (the Ethiopic translation of the tenth-century Sefer Yosippon) and the Qälëmentos, which contains anti-Islamic polemic.

Carlos A. Segovia, “The Jews and Christians of Pre-Islamic Yemen (Himyar) and the Elusive Matrix of the Qur’an’s Christology,” focuses almost exclusively on a single South Arabian inscription where Jesus is identified as “Christ” rather than “Son.” Similarly, the Qur’an strongly rejects the Sonship of Jesus yet does not hesitate to call him “Messiah.” This is an interesting observation, but it is very thin evidence to support a Jewish-Christian origin for the Qur’anic portrait of Jesus. It is not exactly controversial to identify Jesus as “Christ.”

Stephen Shoemaker, in “Jewish Christianity, Non-Trinitarianism, and the Beginning of Islam,” completely rejects Jewish-Christianity as a scholarly category and, consequently, rejects Jewish-Christian influence on the Qur’an. To account for the Qur’an’s Christology, he endorses the model of Fred Donner (Muhammad and the Believers: At the Origins of Islam), who posits that Muhammad organized a federation of diverse “believers” under one banner. Shoemaker acknowledges that it would be difficult to explain the presence of Trinitarian Christians in such a community, given the Qur’an’s anti-Trinitarian polemics. I would suggest that Donner’s hypothesis requires compromises on all sides: Pagans give up their idols, Christians give up the Trinity, and Jews accept Jesus as Messiah.

Shoemaker also criticizes Holger Zellentin’s concept of Judeo-Christian legal culture as applicable to only two documents (the Pseudo-Clementine Romance and the Didascalia Apostolorum) that were not widely disseminated (p. 108-109). Holger responds to these claims in his own contribution, “Judaeo-Christian Legal Culture and the Qur’an: The Case of Ritual Slaughter and the Consumption of Animal Blood.” He shows that Mosaic Laws pertaining to the consumption of blood and ritual purity were still in effect in different pockets of orthodox Christianity, particularly in the East. His research shows that Christian communities could retain elements of the Mosaic Law without being Jewish-Christian.

The volume points in two general directions. First, the Jewish-Christian hypothesis is unnecessary to account for the emergence of Islam. The Qur’an recognizes Jews and Christians as separate groups. It is clearly indebted to both religions. Is there really any need to describe the Qur’an as anything other than a synthesis of these two traditions, especially when the evidence of a separate Jewish-Christian sect is completely lacking?

However, the Pseudo-Clementine Romance reads like a veritable Praeparatio Coranica (to borrow a phrase from Stroumsa). In addition to an ambiguously divine Jesus (he is certainly not part of a Trinity), the Clementine writings display antipathy for Paul, introduce the concept of the falsification of scriptures, retain aspects of the Mosaic Law, favor the title “Prophet” for Jesus (infrequent in the Gospels), and employ the Greek equivalent of the Shahada (as noted by Dye, via Stroumsa, p. 20). It must be noted that many of these are religious concepts which reached their full flowering in early Islam outside the Qur’an. Still, the Pseudo-Clementine anticipation of Islam is a mystery that endures.

Gavin McDowell

15. Pier Angelo Gramaglia, Marcione e il Vangelo (di Luca). Un confronto con Matthias Klinghardt. Turin, Accademia University Press (coll. « Collana di Studi del centro interdipartimentale di Scienze Religiose », 7), 2017, xv-371 p.

Les recherches des dernières années consacrée à Marcion ont remis en question un point qui semblait acquis depuis les travaux de Theodor Zahn et d’Adolf von Harnack[35], à savoir que l’évangile de Marcion, reconstituable à partir des citations de Tertullien, d’Épiphane de Salamine et du De recta in Deum fide d’Adamantius, était bel et bien, comme l’affirmait avec force Tertullien dans son Contre Marcion, une édition abrégée, modifiée et tendancieuse de l’Évangile canonique de Luc, avec lequel l’évangile marcionite présente une très forte parenté. Outre l’ouvrage de Markus Vinzent paru en 2014[36], il convient de mentionner à ce sujet la grande monographie en deux volumes de Matthias Klinghardt intitulée Le plus ancien évangile et l’origine des évangiles canoniques (2015)[37]. Dans cet ouvrage, dont le deuxième volume propose une reconstruction et un commentaire textuel de l’évangile marcionite[38], Klinghardt formule l’hypothèse que l’évangile de Marcion — entendons : l’évangile utilisé par Marcion et pas nécessairement un évangile dont il serait l’auteur — serait le plus ancien évangile, présynoptique, dont les quatre canoniques dépendraient et auquel ils réagiraient. Outre la priorité de l’évangile de Marcion par rapport au Luc canonique, Klinghardt maintient, comme la théorie des deux sources, la priorité de Marc au sein de l’évangile tétramorphe, dont dépendrait dans l’ordre Matthieu, Jean et Luc. Les quatre canoniques auraient vu le jour entre les années 90 et 144 (date de l’expulsion de Marcion de la communauté chrétienne de Rome). Quoi qu’il en soit du sort que la critique réservera à ces hypothèses, la démonstration de Klinghardt est très fortement documentée et argumentée, et on peut retenir comme acquis le fait que l’évangile de Marcion est autre chose qu’une révision malveillante du Luc canonique[39].

L’ouvrage de Pier Angelo Gramaglia, Marcion et l’Évangile (de Luc). Une comparaison/Un face-à-face avec Matthias Klinghardt, est un examen systématique de la proposition de Klinghardt, qui aboutit à une conclusion radicalement opposée. Gramaglia convient avec le savant allemand que l’évangile de Marcion est chronologiquement antérieur au Luc canonique que nous connaissons et qu’il se base sur une forme pré-canonique, une première édition de Luc, mais, contrairement à lui, il affirme que ce proto-Luc repris par Marcion montre déjà des traces de rédaction lucanienne et que, par conséquent, l’évangile de Marcion ne peut être qualifié de présynoptique. Pour mener son examen, Gramaglia se fonde uniquement sur le texte de l’évangile marcionite reconstitué par Klinghardt, dont il donne une traduction italienne intégrale sans en reproduire le texte grec, et qu’il examine verset par verset pour y déceler d’éventuels indices de rédaction lucanienne. La méthode mise de l’avant par Gramaglia se veut factuelle et non seulement littéraire (ce qu’il reproche à Klinghardt), fondée sur des données statistiques et lexicales.

Gramaglia a organisé son ouvrage en six chapitres qui se répartissent en deux volets. Dans les trois premiers chapitres, l’auteur rassemble, traduit et commente les passages de Luc dont on peut être raisonnablement sûr qu’ils étaient absents de l’évangile de Marcion, dans le but de vérifier si ces passages, en totalité ou en partie, trahissent une rédaction lucanienne qui, selon Klinghardt, serait imputable au Luc canonique et justifierait de ce fait leur absence de l’évangile marcionite, antérieur, toujours d’après Klinghardt, au Luc canonique. Cette vérification se déroule en trois temps. Dans le premier chapitre, Gramaglia considère les textes lucaniens absents à la fois de Q, des trois autres synoptiques (en d’autres termes, appartenant au bien propre [Sondergut] de Luc) et de l’évangile de Marcion. Le deuxième chapitre considère les révisions lucaniennes de Q absentes de l’évangile de Marcion, et le troisième, les révisions lucaniennes de parallèles synoptiques absents chez Marcion. Gramaglia conclut de ces analyses que les passages examinés témoignent tous d’une rédaction lucanienne manifeste, et que, par conséquent, l’absence d’un texte lucanien dans l’évangile de Marcion coïncide avec une rédaction lucanienne marquée.

Les trois derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à la reconstitution de l’évangile de Marcion. Il s’agit en fait d’une reproduction, en traduction italienne, de tous les extraits de cet évangile préservés par les hérésiologues, tels qu’ils figurent dans le second volume de Klinghardt, répartis en trois blocs : chapitre 4, les extraits parallèles à Luc 4 à 12, chapitre 5, Luc 13 à 21, chapitre 6, Luc 22 à 24. Chaque extrait est accompagné d’une abondante annotation infrapaginale essentiellement lexicale et textuelle, qui met spécialement en lumière, et à juste titre, ce qui rapproche le texte marcionite du texte dit occidental (Codex Bezae Cantabrigiensis [D]) et des vieilles versions, latines ou syriaques. Sur plus d’un point, les conclusions de Gramaglia rejoignent celles de Klinghardt, mais il s’inscrit en faux contre l’idée défendue par celui-ci, selon laquelle le texte de l’évangile de Marcion est dépourvu de toute trace de rédaction lucanienne et doit donc être présynoptique. Gramaglia estime au contraire que, dans de nombreux cas, des passages ou des phrases dont la présence dans l’évangile de Marcion est assurée trahissent une rédaction lucanienne ou encore une dépendance de la source Q ou d’une autre source synoptique. On ne saurait dès lors prétendre que le texte de l’évangile de Marcion était exclusivement et totalement présynoptique. En d’autres termes, ce qui est considéré comme une rédaction lucanienne ne peut être imputé à la seule « édition canonique » de Luc, mais il affectait déjà l’évangile précanonique dont Marcion a fait son évangile ou sur lequel il s’est basé. On ne saurait prétendre non plus que les synoptiques et Jean résulteraient ni plus ni moins d’un développement à partir de l’évangile présynoptique de Marcion.

Selon l’hypothèse de Gramaglia, il a existé deux éditions de ce qui deviendra l’Évangile de Luc : une première, anonyme, qui se diffusa vers les années 80-90, en tout cas après la destruction de Jérusalem, et qui se caractérise déjà par des traits rédactionnels proprement lucaniens — le « proto-Luc » qui fut reçu par Marcion — et une seconde, revue et corrigée — le Luc canonique —, qui ne fut ni connue de Marcion ni reçue par lui. Telles sont les principales conclusions auxquelles en arrive Gramaglia. Mais il convient d’insister sur le fait que, tout comme Klinghardt et d’autres avant lui, il dispose de l’idée reçue selon laquelle Marcion n’aurait fait que rééditer à sa manière et à son goût le Luc canonique que nous connaissons. Cela doit être considéré comme un acquis, quoi qu’il en soit des nombreuses zones d’ombre qui subsistent, notamment en ce qui concerne l’origine et la nature de cet évangile précanonique (et non pour autant présynoptique).

Dans une conclusion un peu répétitive mais qui ne manque ni de souffle ni de vigueur polémique, Gramaglia résume sa démarche. À partir des témoins du texte occidental (surtout le Codex Bezae), des vieilles versions latines et syriaques et des témoignages patristiques mentionnés ci-dessus, il est possible de remonter à un texte évangélique de caractère lucanien, qui n’est pas pour autant présynoptique, texte en usage chez Marcion ou même composé par Marcion (p. 361). Marcion avait donc connu (en Orient ou en Grèce) et eu en sa possession une recension de l’Évangile de Luc, qui aurait été révisée ou revue par Luc lui-même dans les années suivantes, ce qui expliquait l’absence chez Marcion de nombreux passages ajoutés ou révisés ultérieurement par l’évangéliste (p. 363). Cette seconde édition intégrait davantage de dits provenant de la source Q et une thématique christologique actualisée (p. 364). Cette seconde édition lucanienne était plus ou moins identique au Luc canonique qui sera reçu par les Églises chrétiennes au cours du deuxième siècle (p. 365). On peut donc dire que Marcion reste attaché à un texte archaïque, pré- ou proto-lucanien, alors que les Églises dans lesquelles il s’est retrouvé, entre 120-125 et 144, utilisaient désormais un autre (ou d’autres) texte(s) évangélique(s) qu’elles reconnaissaient comme normatif(s) et qui formeront l’« évangile tétramorphe » dont Irénée fera si grand cas (Adversus haereses III,7-9). En d’autres termes, plutôt qu’un innovateur, Marcion aurait été un conservateur !

Comme on le voit, des ouvrages comme ceux de Klinghardt et de Gramaglia brassent passablement les cartes de la question synoptique et ont une portée qui dépasse les études sur Marcion et son évangile. Peu importe le sort que la critique réservera aux hypothèses de l’un et de l’autre, leurs travaux, par les analyses que les deux auteurs font des textes évangéliques, se sont d’ores et déjà assuré une valeur pérenne.

Paul-Hubert Poirier

16. Claudio Gianotto, Andrea Nicolotti, Il Vangelo di Marcione. Turin, Einaudi (coll. « Nuova Universale Einaudi », 22), 2019, cxviii-240 p.

Complément, en quelque sorte, de l’ouvrage précédent, celui que signent Claudio Gianotto et Andrea Nicolotti offre un accès renouvelé à l’évangile de Marcion. Il prend ainsi place à côté des ouvrages de Jason D. BeDuhn, Dieter T. Roth et Matthias Klinghardt[40], tout en s’en distinguant par une présentation différente. De toutes les reconstructions récentes de l’évangile marcionite, celle de Gianotto et Nicolotti est sûrement la plus claire et la plus efficace.

L’ouvrage s’ouvre par une introduction d’une centaine de pages dans laquelle les auteurs abordent toutes les questions que posent l’existence et la nature de l’évangile de Marcion. La première moitié de cette introduction (p. vii-lxvii) est signée par Claudio Gianotto et s’intitule « Marcion et son “Nouveau Testament” ». Elle comporte trois parties. La première, « Marcion, un personnage énigmatique du iie siècle chrétien », rappelle les données essentielles sur Marcion, ses origines orientales, sa venue à Rome et sa rupture avec l’Église romaine en 144, son paulinisme extrême, dont la conséquence est « un rejet total du judaïsme, de ses traditions, de ses pratiques, de ses symboles, de ses Écritures saintes, et l’affirmation de la nouveauté radicale du message de Jésus » (p. xv). La deuxième partie traite des « Écritures saintes de Marcion ». Pour fonder sur une base solide la nouveauté chrétienne, Marcion ne pouvait recourir aux Écritures juives, qu’il rejette, ni se rabattre sur un corpus d’Écritures chrétiennes qui n’existent pas encore. Force sera d’en constituer un à même les écrits qui circulaient à cette époque. Le premier volet sera l’« évangile » (εὐαγγέλιον), qui contient le récit des événements concernant Jésus et tout ce qui, pour Marcion, était censé être son message authentique. Le titre donné à cet écrit, simplement « évangile » sans indication d’auteur, est probablement emprunté à Paul (Rm 2,16 et 16,25). Pour Marcion, cet « évangile », qui ne saurait être qu’unique, est le seul authentique et se distingue ainsi de tous les autres qui étaient en circulation. Les sources hérésiologiques sont unanimes à faire de cet « évangile » une version adultérée du même récit qui constituait ce qui deviendra l’Évangile de Luc canonisé. Toujours d’après les mêmes témoignages, Marcion aurait accompagné son instrumentum — pour reprendre le terme par lequel Tertullien désigne l’évangile de Marcion — d’une introduction ou d’un commentaire intitulé « Antithèses », qui consistait en un recueil d’affirmations des Écritures juives mises en opposition à des énoncés tirés de l’enseignement de Jésus et prouvant l’opposition des deux « économies ». Le second volet des écritures marcionites était l’apostolikon ou « écrit/instrument apostolique », un recueil des lettres pauliennes, sauf les Pastorales et Hébreux, présentées dans l’ordre suivant : Galates, 1-2 Corinthiens, Romains, 1-2 Thessaloniciens, Laodicéens (correspondant à Éphésiens), Colossiens, Philippiens, Philémon[41]. Là encore, les hérésiologues accuseront Marcion d’avoir mutilé et contrefait les lettres de Paul, alors qu’en réalité, l’édition de Marcion témoigne simplement de la fluidité du texte paulinien dans la première moitié du deuxième siècle. S’il est sans doute exagéré de penser que Marcion aurait créé l’expression « Nouveau Testament », « il reste que, quelles qu’aient été ses intentions, son action a certainement contribué, avec d’autres facteurs, sinon à déclencher, du moins à accélérer de façon significative le long et lent processus de formation du canon du Nouveau Testament chrétien » (p. xxxii). C. Gianotto aborde ensuite la question débattue du rôle de Marcion dans la formation de l’évangile tétramorphe. Il évoque la manière dont l’Antiquité a traité la discordance des quatre évangiles et les solutions que l’époque moderne a apportées au « problème synoptique », et aborde ensuite la question, discutée depuis le xviiie siècle, des rapports entre l’euaggelion de Marcion et l’Évangile de Luc. Toutes ces recherches, dont les conclusions sont loin de s’accorder, ont contribué à ébranler de façon définitive la thèse traditionnelle de la priorité de Luc par rapport à l’« évangile » de Marcion. Gianotto présente également les hypothèses récentes, notamment celles de M. Vinzent et de M. Klinghardt (voir la notice précédente), qui cherchent « à renverser la thèse traditionnelle et à considérer l’euaggelion de Marcion comme une sorte d’évangile primitif, qui aurait été retravaillé par Luc et aurait joué un rôle fondamental dans la formation de l’“évangile tétramorphe” » (p. lviii). Quoi qu’il en soit de la valeur de ces hypothèses, elles ont au moins montré que les deux instrumenta de Marcion, l’euaggelion et l’apostolikon, loin de n’être que des curiosités ou des aberrations, sont des documents qui doivent être pris en considération pour l’histoire de la formation des Écritures chrétiennes.

La seconde moitié de l’introduction de ce volume (p. lxix-cxii), intitulée « Marcion et son évangile », est due à Andrea Nicolotti. Il présente tout d’abord, en les caractérisant, les sources anciennes qui donnent accès à l’évangile de Marcion, Tertullien, Épiphane de Salamine, Adamantius et son dialogue De recta in Deum fide. Il se demande ensuite comment reconstruire l’évangile de Marcion. L’éditeur moderne se trouve face à une alternative : « […] se limiter à juxtaposer les passages fragmentaires qui peuvent être attribués avec une certaine plausibilité à l’évangile de Marcion, en laissant de côté tout ce qui n’est pas explicitement cité comme tel, ou essayer de reconstruire l’évangile entier, tout en ayant conscience de réaliser un “travail conjectural” » (p. lxxviii). Dans le premier cas (option retenue par D. Roth), on aboutit à un texte difficilement lisible, dans l’autre (M. Klinghardt et J. BeDuhn), à un texte certes lisible mais artificiel. A. Nicolotti, responsable de la présentation et de la traduction de l’évangile de Marcion dans le présent ouvrage, a tout de même opté pour la seconde possibilité, essentiellement pour permettre une lecture suivie et intelligible du texte marcionite, et il a eu sans aucun doute tout à fait raison de décider ainsi. Mais alors, quel texte lucanien choisir pour servir de cadre aux citations de l’évangile de Marcion transmises par les sources ? A. Nicolotti passe en revue et présente (d’une manière particulièrement claire) les formes ou recensions existantes que la critique textuelle a isolées : les textes « alexandrin », « occidental », « césaréen », « syro-byzantin » (qui deviendra le textus receptus). Son choix s’est porté sur le texte dit « occidental », parce qu’attesté d’abord par des manuscrits de provenance occidentale, mais qui origine en fait de l’Orient. Ce texte, négligé par les uns, (sur)valorisé par les autres, se caractérise surtout par un grand nombre d’additions au texte néotestamentaire reçu, dont les plus remarquables figurent dans les Actes des apôtres et, dans une moindre mesure, dans Luc. Deux raisons justifient le choix de Nicolotti : la première, que le texte occidental se rapproche davantage de celui de Marcion, la seconde, que le texte occidental de Luc n’a jamais été édité ou traduit comme tel, ce qui constituera « une nouveauté intéressante et utile pour le lecteur » (p. ciii), le but poursuivi étant « de lui fournir un texte qui peut dans les grandes lignes donner une idée de la façon dont l’évangile de Marcion a été structuré mais qui, comme les tentatives précédentes, ne peut pas être considéré comme définitif » (p. cxiii). Dès lors, le texte retenu pour les parties manquantes de Luc dans l’évangile de Marcion — ou ce qui en reste — est celui du Codex Bezae Cantabrigiensis ou Codex D, un manuscrit bilingue gréco-latin du début du ve siècle, considéré comme le témoin de référence du texte occidental. Le grand avantage de cette option éditoriale est de donner à lire un texte lucanien qui existe sous une forme documentaire réelle et ancienne. Finalement, quelques pages (cviii-cxii) reviennent sur la personnalité de l’évangile de Marcion, qui présente des caractéristiques propres et d’autres qu’il partage avec les évangiles canonisés, et met de l’avant un Jésus qui n’est pas très différent de celui de Luc. Nicolotti conclut ainsi :

Une comparaison avec l’Évangile de Luc et la théologie marcionite montre que l’évangile de Marcion n’est pas un évangile qui reflète sans équivoque une théologie particulière, qu’elle soit « orthodoxe » ou marcionite. Le matériel manquant par rapport à Luc ne contient pas de passages inacceptables pour un marcionite qui expliqueraient leur omission, alors que ceux qui ont été retenus contredisent parfois la théologie marcionite : cela confirme ce qui a déjà été constaté par différents auteurs, qu’aucun effet résultant d’une opération éditoriale visant une suppression consciente de passages théologiquement dérangeants n’est clairement visible.

p. cxii

Tout indique que Marcion a repris à son compte un écrit préexistant, déjà ou non intitulé « évangile », et qui se trouvait anticiper ce que sera le Luc canonique.

Viennent ensuite, en vis-à-vis, l’édition et la traduction italienne de l’évangile marcionite, le texte grec sur la page de gauche, la traduction, sur celle de droite, et dans le registre inférieur des deux pages, en continu, l’apparat des variantes, des sources et des reconstructions alternatives du texte marcionite. Les références des sources (Tertullien, Épiphane, Adamantius) ne sont pas données et le lecteur est renvoyé à Roth ou à Klinghardt. Nicolotti a eu recours à quelques « astuces graphiques » dans le texte grec pour signaler le degré plus ou moins conjectural de son texte. C’est ainsi que les caractères gras « identifient des parties du texte certainement ou très probablement présentes dans l’évangile de Marcion, sous cette forme ou sous une forme très semblable, parce que citées par quelque auteur ancien, littéralement ou presque, comme faisant partie de cet évangile » (p. cxiv-cxv). Les caractères droits ou romains (tondo)

identifient les parties du texte qui étaient certainement ou probablement présentes dans l’évangile de Marcion sous une forme plus ou moins similaire, ce qui est garanti par des allusions ou des citations non littérales de quelque auteur ancien ; ils identifient également les parties du texte susceptibles d’être présentes car, même si elles ne sont pas citées par des témoins, leur absence rendrait plus difficile la lecture du texte et la suite logique du récit ; enfin, ils identifient les parties du texte éventuellement présentes selon mon jugement.

p. cxv

L’italique

identifie les parties du texte qui sont incertaines, soit parce que les sources anciennes les attestent de façon contradictoire ou déficiente, soit parce que les éditeurs modernes ont des doutes sur leur présence ou leur forme dans l’évangile de Marcion. Selon le cas, l’italique indiquera donc les parties de texte dont on peut douter qu’elles manquent dans l’évangile de Marcion, ou les parties de texte qui peuvent avoir eu une forme différente de celle qui est proposée, et qui ont donc souvent été reconstruites par les éditeurs précédents de différentes manières, pour lesquelles j’estime qu’il est difficile de porter un jugement suffisamment fondé.

p. cxv

Si ces principes sont clairs, leur application, ou du moins, leur interprétation l’est un peu moins. L’ambiguïté vient, à mon avis, du fait que les trois catégories gras/droit/italique ne semblent pas être exclusives l’une de l’autre. En effet, l’édition partage le texte en deux, d’une part, ce qui est en gras, le texte marcionite plus ou moins assuré, et, d’autre part, ce qui est maigre, le texte lucanien qui encadre les citations, tiré du Codex Bezae. Or, aussi bien dans le gras que dans le maigre, intervient de l’italique, alors qu’on penserait que seul le texte en gras peut contenir et du romain et de l’italique, puisque les trois niveaux, gras, romain et italique, sont censés porter sur le matériau marcionite. Quoi qu’il en soit de cette difficulté, qui n’affecte guère la lecture, il reste que Nicolotti a réussi à donner la présentation la plus efficace de l’évangile marcionite. Celui-ci est divisé en 203 péricopes dont les titres et les références (selon les chapitres et versets de Luc, comme cela est habituel) sont donnés au fil de la traduction italienne. Des « notes sur le texte » figurent à la fin de l’ouvrage et complètent l’information fournie par l’apparat.

Au terme de ce compte rendu, je n’hésite pas à dire que le Vangelo di Marcione de C. Gianotto et A. Nicolotti est l’une des meilleures — sinon la meilleure — reconstructions de l’instrumentum de Marcion à avoir été publiées ces dernières années. Il est à souhaiter qu’il trouve un vaste lectorat en dépit du fait qu’il soit en italien.

Paul-Hubert Poirier

17. Pierluigi Piovanelli, Tony Burke, dir., Rediscovering the Apocryphal Continent. New Perspectives on Early Christian and Late Antique Apocryphal Texts and Traditions. Tübingen, Mohr Siebeck (coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 349), 2015, xi-439 p.

Ce volume est l’aboutissement des réunions de chercheurs et chercheuses à la section sur les apocryphes et les pseudépigraphes de la Society of Biblical Literature et à des workshops tenus à Ottawa entre 2004 et 2007. Les vingt articles en anglais ainsi rassemblés proposent différentes pistes pour revitaliser les études sur la littérature apocryphe chrétienne ; ils mettent de l’avant différentes approches théoriques pour sortir des impasses laissées par les catégories traditionnelles, comme celles de « gnosticisme » de « judéo-christianisme », mais tout spécialement la délimitation et définition du « corpus » apocryphe, qui certes est loin de pouvoir être considéré comme un corpus. L’introduction signée P. Piovanelli aborde ces principales thématiques, qui ont traversé les rencontres qui ont mené à la conception du présent volume. Il insiste à juste titre sur la nécessité de favoriser l’étude conjointe des sources juives et chrétiennes, orthodoxes et hétérodoxes ; il souligne en ce sens les publications de l’Association pour l’étude de la littérature apocryphe chrétienne (AÉLAC), qui ont permis d’amorcer des réflexions sur la légitimité des différences entre « apocryphe » et « pseudépigraphe ». Le reste du volume est divisé en trois sections : quatre contributions offrent des considérations plus globales sur la recherche sur les apocryphes, la méthodologie, les défis et les solutions. Le corps de l’ouvrage est occupé par onze articles portant sur la littérature apocryphe dans son contexte antique, avant de se terminer par une partie exclusivement réservée à la littérature pseudo-clémentine.

La section « General Perspectives » (p. 19-116) développe les remarques méthodologiques énoncées par Piovanelli en introduction. T. Burke fait le point sur la recherche sur les apocryphes, les différentes tendances qui la composent et les grands chantiers en cours. Après avoir présenté les méthodes de la New School, qu’il critique sans les rejeter entièrement, et celles de l’AÉLAC, dont il loue les travaux, il passe en revue les importantes études parues récemment, en particulier celles portant sur l’Évangile secret de Marc et Marie Madeleine, de même que les principales collections d’écrits apocryphes parues en italien, allemand, français et anglais. Il achève son panorama avec une riche sélection de ressources électroniques. I.H. Henderson cherche à situer les apocryphes en continuité avec les techniques rhétoriques issues de la progymnastata, qui ont façonné les traditions mémorielles sur Jésus par la nécessité de convaincre une audience. En d’autres termes, si des écrits comme l’Évangile selon Marc, l’Évangile selon Thomas, l’Évangile selon Philippe et le Livre des secrets de Jean conservent peut-être des enseignements « véritables » de Jésus, il faut tenir compte de leur genre rhétorique, puisque ces écrits étaient avant tout destinés à persuader dans un contexte socio-historique donné. J.R. Davila se demande s’il est possible pour des textes au sujet de thèmes de l’Ancien Testament écrits par des chrétiens, de ne contenir aucun trait spécifiquement chrétien, ou alors d’en contenir tellement peu qu’ils paraissent avoir été christianisés lors d’une seconde rédaction. Pour répondre à ces questions, il cherche des cas de figure dans la littérature ancienne : l’homélie 64 de Jean Chrysostome portant sur Joseph le patriarche, le sermon 48 d’Augustin traitant de Mi 6,6-8 et Ps 72, les commentaires d’Éphrem sur la Genèse et l’Exode, l’Heptateuchos du Pseudo-Cyprianus et le De Martyrio Maccabaeorum. Il conclut que l’absence, ou la présence négligeable, de caractéristiques chrétiennes ne permet pas nécessairement de déduire qu’un texte apocryphe ou pseudépigraphe est d’origine juive. A.Y. Reed remet en cause le « judéo-christianisme », une catégorie moderne conçue comme une entité médiane entre deux représentations monolithiques, le christianisme et le judaïsme. S’efforçant de démonter cette conception issue du témoignage des Pères de l’Église et de la littérature rabbinique, elle souhaite remplacer l’étude du « judéo-christianisme » par celle des relations entre les traditions juives et chrétiennes, que les apocryphes habituellement qualifiés de « judéo-chrétiens », comme les Pseudo-Clémentines, l’Apocalypse de Pierre et le Protévangile de Jacques peuvent contribuer à éclairer. Dans ce contexte, la catégorie « judéo-christianisme » peut trouver sa pertinence, pour autant que sa définition demeure flexible.

La section « From Early Christian Texts to Late Antique Apocryphal Literature » (p. 119-313) rassemble onze contributions. Certaines d’entre elles cherchent à approfondir la compréhension d’un texte ou d’un type de littérature pour en éclairer le contenu et le contexte. La contribution de L. Painchaud est une traduction révisée et augmentée d’un article paru dans le Laval théologique et philosophique en 2006, article qui a constitué la première évaluation critique du traitement de l’Évangile de Judas du National Geographic. Il soulève les dangers de laisser nos présupposés modernes influencer l’interprétation d’un texte : Judas, contrairement à ce qui avait été initialement avancé, n’est pas le disciple élu par Jésus, mais son portrait demeure négatif. M. Heimola se penche sur l’utilisation des termes « hébreu » et « juif » dans l’Évangile selon Philippe (NH II, 3) et constate que la polémique anti-juive est de nature spirituelle. Ceci est appuyé d’un examen des symboles employés dans le texte qui révèlent que la communauté derrière l’Évangile selon Philippe conservait le souvenir de ses racines juives. Pour dater les Actes de Paul, P.W. Dunn opère une comparaison avec les Actes des apôtres. Par une étude des enjeux théologiques de chacun de ces textes, il remarque que les Actes des apôtres sont davantage préoccupés par le problème des relations entre Juifs et Grecs, alors que les Actes de Paul se positionnent contre des idées gnostiques. Ainsi, ces derniers seraient à situer au iie siècle, alors que les Actes des apôtres auraient été écrits avant le martyre de Paul. V. Hovanssian étudie un document transmis par les manuscrits arméniens de la Bible, le Repos du bienheureux Jean (RBJ), contenu également à la fin des Actes de Jean (chapitres 106 à 115). Par une analyse détaillée du texte, il conclut à l’origine et à la circulation indépendantes du RBJ, qui aurait été composé au milieu du iie siècle. T. Beech apporte sa contribution à l’étude des Oracles sibyllins en mettant à profit les méthodes socio-rhétoriques pour compléter les résultats obtenus par l’approche historico-critique. Il démontre comment ce corpus complexe, rédigé sur plusieurs siècles par des mains grecques, juives et chrétiennes, constitue, dans sa version finale, une production littéraire légitime, elle qui intègre et transforme les stratégies discursives des étapes antérieures. M. Kaler explicite comment les apocalypses découvertes à Nag Hammadi, surtout l’Apocalypse d’Adam (NH V, 5) et l’Apocalypse de Paul (NH V, 2), renversent les lieux communs de ce genre. Une incursion dans la littérature gréco-latine et l’Apocalypse d’Esdras (4 Esdras) lui permet de montrer que ce jeu avec les conventions littéraires n’était pas inconnu de l’Antiquité. T. Pettipiece s’intéresse à la littérature manichéenne et à son emploi de traditions juives et chrétiennes, en particulier les « cinq membres » du Dieu de Lumière, qui constituent cinq caractéristiques distinctives de la divinité : Intellect, Pensée, Connaissance, Conseil et Considération. Il observe que ce thème possède différentes fonctions dans le discours théologique manichéen (ontologique, cosmologique, sotériologique, psychologique).

Les autres articles de cette section revisitent la conception de l’apocryphe pour rendre compte du pluralisme des traditions. Ainsi, T. de Bruyn s’intéresse aux citations de nature apotropaïques inscrites sur des amulettes chrétiennes. Il remarque que la sélection des passages se fait indifféremment de la distinction entre canonique et apocryphe, et de fait brouille leur frontière. S.J. Shoemaker cherche à stimuler l’étude des traditions sur Marie, de manière à ce qu’elles soient davantage incluses dans les collections d’apocryphes. Il passe en revue les récits de la dormition, les apocalypses et les vies de la Vierge ; en ce qui concerne l’Évangile selon Marie et la Pistis Sophia, il met en évidence le caractère composite de la figure de Marie. Ceci l’amène à laisser tomber la désignation de la « Marie gnostique » pour préférer la « Marie apocryphe », qui rend mieux la complexité des traditions antiques la concernant. P. Piovanelli cherche à contextualiser les oppositions entre deux branches du christianisme primitif, l’une davantage marquée par le prophétisme et une structure institutionnelle moins rigide, représentée par Marie, l’apostola apostolorum ; l’autre, revendiquant l’autorité de Pierre, semble se situer en opposition avec elle et dénigrer tout leadership féminin. Piovanelli conclut toutefois par une importante mise en garde : ce qui est typologiquement plausible n’est pas nécessairement historiquement vrai. C.B. Horn, par une comparaison de la manière dont sont représentés les enfants dans les Actes canoniques et apocryphes, remarque l’ambivalence des sources et insiste sur la nécessité d’un jugement plus nuancé dans l’analyse de leur rôle dans les textes. Ceci pourrait permettre de mettre en lumière différentes préoccupations des premiers chrétiens au sujet du sort souvent misérable des orphelins, de la manière de réconcilier vie de famille et vie ascétique, ou de la place de l’enfant dans la conversion de la maisonnée.

La dernière partie, concernant les Pseudo-Clémentines (p. 317-400), poursuit les tentatives de mieux situer ces textes dans leur contexte culturel et littéraire, et de discerner les réalités socio-historiques sous-jacentes. F.S. Jones se prononce sur la valeur historique des Pseudo-Clémentines, qui conserveraient des traces de la survie, vers le début du iiie siècle, de la communauté de Jean Baptiste après sa mort. K. Coblentz Bautch cherche à déterminer l’utilisation que font les Homélies des traditions énochiques, en particulier en ce qui a trait à l’innocence d’Adam et aux Veilleurs. S’il est difficile d’établir une dépendance littéraire claire des Homélies avec, par exemple, le Livre des Jubilées, elle remarque qu’elles décernent au Vrai prophète Adam/Jésus les attributs habituellement conférés à Énoch. G.B. Bazzana détaille les pratiques de la médecine antique pour éclairer l’activité missionnaire de Pierre, qui, à l’instar de ce qu’on retrouve dans les évangiles, est composé de deux axes : la prédication et la guérison. Il souligne que la composition de la figure du médecin dans les Pseudo-Clémentines intègre les conceptions juives de l’influence des démons sur le corps, mais dénigre la théorie hippocratique des quatre humeurs. D. Côté analyse la visée littéraire de l’entretien entre Apion et Clément au sujet de la culture grecque, en Homélies IV-VI. L’auteur de ce passage a usé de son habileté en rhétorique pour dénoncer les limites et l’immoralité de la paideia, représenté par le grammairien Apion, célèbre pour ses attaques contre le judaïsme. Même si cette section est probablement issue d’une source indépendante et antérieure, son utilisation dans le contexte du ive siècle pourrait révéler que la polémique contre la culture grecque était encore d’actualité, dirigée contre l’activité des néoplatoniciens. Finalement, N. Kelley s’interroge, elle aussi, sur la valeur des Pseudo-Clémentines pour l’acquisition de connaissances historiques sur le contexte de rédaction final. Elle étudie pour ce faire la polémique contre les sacrifices, ce qui permettrait d’appuyer l’existence, au ive siècle, d’une communauté judéo-chrétienne. Plus encore, cette polémique pourrait trouver sa pertinence contre le projet de l’Empereur Julien de restaurer la religion traditionnelle et de reconstruire le Temple.

La sélection des articles a été effectuée avec soin, sélection qui donne lieu à un contenu d’une grande qualité, que le lecteur pourra explorer aisément grâce à un triple index. De cette manière, il est heureux de constater que les sources gnostiques sont intégrées aux différentes argumentations. Si des considérations théoriques sur la catégorie « gnosticisme » auraient été bienvenues, au même titre que celles offertes par A.Y. Reed sur le « judéo-christianisme », les contributions qui traitent des écrits gnostiques ou qui font appel à eux usent judicieusement, pour la plupart, de l’épithète « gnostique ». Ces développements exposent les défis de l’emploi des catégories traditionnelles ; pour résoudre le problème de leur définition et de leur délimitation, l’ouvrage propose une nouvelle direction : l’étude des traditions mémorielles chrétiennes, dans leur diversité et leur complexité. Ceci permet d’éclairer les multiples facettes de la documentation chrétienne et de faire éclater les cloisons entre littérature « orthodoxe », « apocryphe », « gnostique », qui limitent notre compréhension des textes, pour mettre en évidence les enjeux intellectuels et théologiques du christianisme ancien. Cette direction est particulièrement perceptible dans la section sur les Pseudo-Clémentines, qui contient des contributions d’une remarquable qualité, et ne devrait pas être négligée par celles et ceux s’intéressant à ces apocryphes. L’époque où la critique des sources monopolisait le débat intellectuel est bel et bien révolue, et une grande attention est désormais portée aux textes, à leur univers rhétorique, philosophique et culturel, ce qui fait ressortir deux principaux axes : l’héritage juif et la polémique contre la culture grecque. Ceci permet à des chercheurs comme F.S. Jones de mener des enquêtes sur les couches rédactionnelles avec efficacité et de manière convaincante.

Cet ouvrage majeur dans le domaine de la littérature apocryphe, remarquable par ses réflexions profondes et fécondes, pourrait véritablement conduire à un renouveau dans la manière avec laquelle les textes sont étudiés. Non seulement il renverse toutes les barrières artificielles et nuisibles, entravant l’interprétation des sources, mais il offre des solutions concrètes pour l’avenir de la recherche. On ne saurait en attendre moins d’un volume dédié à la mémoire de Pierre Geoltrain et de François Bovon.

Philippe Therrien

18. Eric Crégheur, Julio Cesar Dias Chaves, Steve Johnston, dir., Christianisme des origines. Mélanges en l’honneur du Professeur Paul-Hubert Poirier. Turnhout, Brepols Publishers n.v. (coll. « Judaïsme ancien et origines du christianisme », 11), 2018, 476 p.

À l’occasion du départ à la retraite du Professeur Paul-Hubert Poirier, plusieurs de ses collègues, étudiants et amis ont tenu à célébrer sa carrière incomparable. Enseignant la patrologie, l’histoire du christianisme ancien et les langues orientales à l’Université Laval depuis 1978, Paul-Hubert Poirier s’est établi en spécialiste des Actes de Thomas, du manichéisme, notamment par ses travaux sur les traités de Titus de Bostra et de Sérapion de Thmuis, et des écrits de Nag Hammadi, lui qui fut directeur de 1981 à 1998, puis co-directeur, du projet d’édition et de traduction française de la Bibliothèque copte de Nag Hammadi (BCNH). Premier Canadien à être intronisé à l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres de l’Institut de France en 2015, il est un modèle de rigueur et un pilier de science, autant pour ses étudiants que pour les groupes de recherche et sociétés savantes dont il fait partie.

D’une érudition à l’image de celle du professeur, ce livre, onzième volume de la collection « Judaïsme ancien et origines du christianisme » dirigée par S.C. Mimouni, comprend vingt-sept contributions en français, en anglais et en italien. Elles sont réparties en six sections, traitant du judaïsme ancien, du christianisme des origines tout comme des traditions coptes et syriaques, des écrits gnostiques, des sources sur le manichéisme, sans laisser de côté la philosophie, l’histoire et la littérature antiques.

Après un avant-propos des éditeurs, présentant l’ouvrage et le dédicataire (p. 9-11), un touchant hommage signé G. Routhier (p. 13-16) et un parcours à travers la prolifique carrière académique et scientifique du Professeur Poirier (p. 17-41), S.C. Mimouni ouvre le bal par une réflexion sur les défis théoriques et méthodologiques rencontrés en histoire du christianisme ancien, dans une première partie dédiée au judaïsme et aux origines du christianisme (p. 45-121). Il fait le point sur les différents types de sources et d’approches, et évalue les apports de découvertes épigraphiques et archéologiques récentes (l’ossuaire de « Jacques fils de Joseph frère de Jésus », le tombeau de « Jésus fils de Joseph », la stèle de la « Vision de Gabriel »). A. Le Boulluec étudie les usages d’Is 55,8-9 dans la littérature chrétienne ancienne et remarque que cette citation est particulièrement employée dans des contextes de controverses doctrinales, que ce soit pour réfuter toute tentative d’établir une analogie entre l’intelligence humaine et la pensée divine (Irénée de Lyon, les Homélies pseudo-clémentines), pour différencier la nature humaine de la nature divine (l’Ancoratus d’Épiphane de Salamine) ou dans les débats trinitaires (Philastre de Brescia, Fulgence de Ruspe, Eusèbe d’Émèse). P. Cardinal se penche sur l’Apocalypse des animaux en 1 Hénoch 85-90 et remet en question sa datation classique : il faudrait plutôt en situer la composition entre le recensement de Quirinus (6 a.e.c.) et le début de la révolte judéenne (66 e.c.). Puis, P. Piovanelli partage une pièce d’une correspondance fictive où il traite de questions concernant l’interprétation et l’usage des apocryphes dans l’histoire du christianisme, en particulier l’Évangile secret de Marc, qu’il préfère en définitive considérer comme un faux, compte tenu du poids des indices allant dans ce sens.

Dans la deuxième partie portant sur le christianisme égyptien (p. 125-195), J.C. Dias Chaves et S. Johnston s’intéressent à un fragment des Vies de Pacôme qui s’attaque à un texte apocryphe, mis sous le nom d’un apôtre, qui ferait du diable le père de Caïn. Ce fragment pourrait témoigner de la circulation, en Égypte au ive siècle, de la littérature gnostique, non dissemblable de celle découverte à Nag Hammadi. L. Dîncă passe en revue les différentes attitudes qu’ont suscitées la vie et la pensée d’Athanase d’Alexandrie. Elles ont généré une chaude admiration de la part des Pères de l’Église et des historiens ecclésiastiques, et les premiers éditeurs de l’oeuvre athanasienne, Louis-Sébastien le Nain de Tillemont et Bernard de Montfaucon, et d’autres comme John Henry Newman, ont vu en Athanase une figure d’autorité et un défenseur de la foi orthodoxe. Or, les savants allemands des xixe et xxe siècles sont plus critiques à son égard, le considérant comme un sombre personnage assoiffé de pouvoir. J.-D. Dubois et G. Roquet présentent une partie des travaux menés dans le cadre du projet d’édition des Actes de Pilate soutenu par l’Association pour l’étude de la littérature apocryphe chrétienne (AÉLAC). Ils mettent en évidence la cohérence de la version copte de cet apocryphe en étudiant l’accusation de magie adressée à Jésus par les Juifs. Les arguments employés dans ce contexte (l’origine humaine de Jésus, sa conception résultant de la débauche, ses pratiques astrologiques, sa fuite en Égypte) trouvent leurs échos dans les polémiques des premiers siècles chrétiens et permettent de faire remonter la composition de cette couche rédactionnelle des Actes de Pilate à la seconde moitié du iie siècle. E. Junod analyse un passage de l’Entretien avec Héraclide d’Origène, où celui-ci, s’adressant à son auditoire, énonce sa crainte de révéler son enseignement à ceux qui ne sont pas dignes, tout en redoutant de ne pas le partager à ceux qui seraient aptes à le recevoir.

Dans la troisième partie qui concerne les écrits gnostiques (p. 199-271), C. Gianotto se consacre aux citations scripturaires dans la Pistis Sophia, en particulier celles du Nouveau Testament. Contrairement à ce qu’on retrouve habituellement dans les autres traités gnostiques, les citations des évangiles canoniques n’ont pas pour fonction de supporter des thèses spécifiques : au contraire, ce sont ces doctrines enseignées en secret par Jésus ressuscité à ses disciples qui donnent une clef d’interprétation des paroles des évangiles canoniques. L. Painchaud et M. Kaler s’intéressent aux manuscrits de Nag Hammadi en tant que produits de l’Égypte du ive siècle et proposent d’expliciter les mécanismes derrière l’organisation des écrits dans les codices. S’il est possible dans certains cas de distinguer une tendance à regrouper les textes selon différentes caractéristiques (qu’il s’agisse de leur titre, de leur contenu, du dialecte dans lequel ils sont composés ou de leur effet sur le lecteur), il est impossible d’établir une règle générale, et chaque codex doit être étudié pour ce qu’il est, d’autant plus que certains manuscrits résistent à toute tentative de déceler une logique interne. La contribution d’A. Pasquier est consacrée à un passage hymnique de l’Évangile de la vérité (NH I, 3), qu’elle analyse pour en expliciter les traits d’inspiration paulinienne. T. Rasimus aborde les trois descentes du Sauveur (identifié à Barbelô) dans la Pensée première à la triple forme (NH XIII, 1), qui pourraient renvoyer à un contexte initiatique : selon une logique catéchétique, le message salvifique devient de plus en plus clair à chacune des descentes de Barbelô, qui recèlent elles-mêmes un symbolisme baptismal. J.D. Turner se plonge dans l’Allogène (NH XI, 3) et analyse la notion d’ascension mystique, au coeur de laquelle se trouve la quête d’une connaissance de Dieu qui soit à la fois négative et positive. Ces développements épistémologiques ont leurs parallèles dans le moyen-platonisme, les Oracles chaldaïques et le Banquet de Platon.

Dans la quatrième partie consacrée à l’histoire, la littérature et la philosophie antiques et médiévales (p. 275-359), L. Brisson réfléchit sur la Sentence 29 de Porphyre, qui porte sur les voyages de l’âme humaine, depuis les sphères célestes jusque dans le corps matériel. Lors de sa descente, l’âme se charge d’un pneuma qui, s’il est trop alourdi par l’existence corporelle, ira résider dans l’Hadès après la mort. Or, si le sage a vécu conformément à la vertu, son âme pourra remonter vers le monde céleste. M. Casevitz retrace les usages des mots employés en grec ancien pour désigner le courage et la lâcheté, alors qu’E.S. Constantinou tente de dater le premier commentaire grec de l’Apocalypse de Jean, composé par un certain Oikoumenios, un non-chalcédonien qui aurait vécu à la fin du vie ou au début du viie siècle, qu’il faudrait dès lors distinguer du philosophe et rhéteur du même nom, ami de Sévère d’Antioche. D. Côté analyse la figure du vrai Prophète dans les Homélies pseudo-clémentines et cherche à la situer dans son contexte doctrinal et intellectuel. Il en remarque les influences juives et judéo-chrétiennes, et estime qu’elle pourrait s’opposer à la gnose séthienne et à la philosophie grecque, surtout celle des néoplatoniciens. Il évoque en outre les canaux qui auraient pu conduire la notion de vrai Prophète à l’islam, en passant par l’elkasaïsme et le manichéisme. E. Crégheur cherche à interpréter la présence de Zoroastre et de Zostrien dans la formule cryptée à la fin du Zostrien (NH VIII, 1). Il montre comment les traditions au sujet de ces personnages ont évolué et mué au fil de leur transmission dans les milieux perses, juifs, grecs, chrétiens et gnostiques. Pour comprendre le cryptogramme, Crégheur propose de considérer que les révélations ont d’abord été faites à Zostrien et transmises à Zoroastre, non différent à Adam et Seth dans l’Apocalypse d’Adam (NH V, 5). G. Rioual tente de restituer la succession des évêques de Césarée de Cappadoce au xe siècle. Or, les informations sont partielles et les listes d’évêques truffées d’erreurs : en dehors d’Aréthas de Césarée et de Basile le Minime, il n’est pas possible de combler les vides avec certitude.

Dans la cinquième partie qui rassemble des contributions sur le manichéisme (p. 379-413), W.-P. Funk offre des précisions au sujet d’une cosmogonie en moyen-persan (M 7980-4) dans lequel l’Ambassadeur intime l’ordre au Grand Bâtisseur de construire la terre nouvelle. J.-P. Mahé étudie un fragment sogdien relatant un épisode de l’expédition missionnaire manichéenne en Arménie, pour en expliciter le caractère fictionnel. T. Pettipiece examine comment Titus de Bostra cite les Écritures et les textes manichéens dans son Contre les manichéens. M. Scopello analyse un passage situé au début des Kephalaia (p. 7,18-8,8) où Mani traite de ses prédécesseurs (Zoroastre, Bouddha, Jésus), qui n’ont malheureusement pas laissé leurs enseignements par écrit. Après une remise en contexte, elle offre une traduction de ce passage, qui permet à Mani de montrer en quoi sa prédication est supérieure à celles de ses devanciers.

Dans la sixième et dernière partie, dédié aux traditions syriaques et à l’apôtre Thomas (p. 417-473), A. Su-Min Ri se consacre à la Caverne aux trésors, dont il dresse un état des recherches. Il détaille ensuite des parallèles et des différences que ce texte possède avec l’oeuvre de Mar Éphrem. M. Tardieu s’intéresse au Malek Ḥanna, un roi légendaire du Ṭūr ‘Abdīn, et à son importance pour l’identité culturelle des chrétiens de langue syriaque du Kurdistan. E. Thomassen aborde trois textes, l’Hymne de la perle (Actes de Thomas 108-113), la 23e Ode de Salomon et l’Évangile de la vérité (NH 1, 3) et se penche sur le motif du livre ou de la lettre comme vecteur du salut. Même s’il est impossible de réduire les usages de ce motif dans ces écrits à un dénominateur commun, Thomassen met en évidence certains points de contact entre eux : l’analogie entre l’incarnation du Christ et la révélation d’un document écrit, la connaissance salvatrice qu’il contient, l’intention derrière leur envoi. Finalement, Y. Tissot présente des considérations sur l’édition du texte court des Actes de Thomas I et II, cherchant à cerner les relations entre les différentes recensions. Il propose l’existence d’une source commune à ces versions, même s’il n’estime pas nécessaire d’établir et de publier ce texte.

La grande qualité de l’ouvrage ne saurait être suffisamment soulignée : la présentation est des plus soignées et les erreurs sont virtuellement inexistantes (celles qui restent sont mentionnées dans une liste d’errata). Si les contributions atteignent un niveau d’excellence tout à fait remarquable, leur réunion en petits groupes (entre quatre et six articles par section) permet à chacune d’entre elles de trouver sa place dans l’ensemble, sans se perdre dans la masse, ce qui donne lieu à un volume qui soit davantage que la somme de ses parties. Cette structure met en évidence la cohérence méthodologique sous-jacente de l’ouvrage, qui correspond à l’histoire du christianisme telle que pratiquée par Paul-Hubert Poirier. En effet, comme l’énoncent initialement S.C. Mimouni et P. Piovanelli, il est nécessaire d’étudier le christianisme ancien avec les mêmes méthodes et la même objectivité que tout sujet relatif aux sciences de l’Antiquité. Puisque cette documentation participe autant à l’histoire du christianisme qu’à l’histoire antique, elle doit dès lors être située dans son contexte culturel et intellectuel approprié, de manière à faire ressortir les continuités et les ruptures historiques et sociologiques. Il devient donc possible d’évaluer les relations entre les différents courants de pensée antiques, qui n’évoluaient certes pas en circuit fermé : A. Le Boulluec et J.D. Turner montrent en quoi l’activité intellectuelle des gnostiques fait tout autant partie de la scène philosophique que les médio- et néoplatoniciens ; D. Côté, dans sa contextualisation de la doctrine pseudo-clémentine du vrai Prophète, explicite le réseau d’influences sous-jacent à cette figure, habitée de traditions juives, chrétiennes, grecques et gnostiques, qu’elle soit en continuité ou en opposition avec elles ; de même E. Crégheur a recours à une vaste documentation ancienne pour interpréter le Zostrien, prouvant encore une fois la valeur de considérer la littérature gnostique comme une authentique production littéraire antique. À ce propos, un index des sources anciennes aurait particulièrement été utile, non seulement à cause de l’ampleur des sources employées, mais aussi pour rassembler les différentes occurrences d’un même texte à travers le volume. Par exemple, un lecteur intéressé aux Pseudo-Clémentines sera naturellement porté vers l’article de D. Côté, mais risquerait de passer à côté des mentions faites par Le Boulluec (p. 79-80), J.-D. Dubois et G. Roquet (p. 167) et E. Crégheur (p. 345).

Il convient d’insister sur la qualité de la contribution de D. Côté, lui dont les travaux sur les Pseudo-Clémentines ont toujours mené à des avancées importantes, notamment grâce à son étude des textes tels qu’ils nous sont parvenus, sans chercher à en établir l’histoire rédactionnelle. Il présente ici une synthèse complète et une contextualisation exhaustive de la doctrine du vrai Prophète dans les Homélies, en laissant judicieusement de côté les Reconnaissances, pour une plus grande précision dans son propos. Il reste prudent dans l’attribution de ces caractéristiques aux ébionites ou aux elkasaïtes, et il apporte des arguments convaincants pour soutenir que le vrai Prophète, loin d’être la preuve de l’existence d’un « judéo-christianisme gnostique », alimenterait plutôt une polémique contre les thèses gnostiques, de même qu’envers le marcionisme. En outre, ses rapprochements avec Porphyre et les néoplatoniciens sont stimulants, et permettent d’expliquer le « tour philosophique » (p. 334) des Homélies, elles qui usent des armes forgées par la pensée grecque pour la combattre. De leur côté, L. Painchaud et M. Kaler exposent clairement les « plaisirs et les périls » de l’étude des manuscrits de Nag Hammadi, qui ne doivent pas nécessairement être considérés comme issus du même centre de production, ou conçus pour les mêmes besoins, avec la même logique. Les deux savants offrent des réflexions précieuses, permettant de cerner un aspect important de l’étude de la BCHN, qui doit être menée avec prudence et rigueur. En outre, les réflexions de S.C. Mimouni sur les enjeux propres à l’étude du christianisme des origines s’avèrent des plus pertinentes, puisqu’elles insistent sur le sens critique qu’il est nécessaire de développer et d’entretenir en regard aux sources littéraires et archéologiques. Il insiste à juste titre sur la différence entre le travail du théologien et celui de l’historien : ce dernier, grâce aux méthodes historiques, gouvernées par des principes de distanciation et de nuance, pourra, peu importe ses convictions religieuses, étudier et analyser les sources de manière impartiale et établir l’histoire du christianisme en une science historique légitime. La contribution de Mimouni pourrait très bien servir de lecture introductive à donner à des étudiants ou des non-spécialistes.

Cet ouvrage remarquable est sans contredit un hommage approprié pour honorer le savant éminent qu’est Paul-Hubert Poirier. Certes, les fruits portés par son activité intellectuelle sont aussi abondants que savoureux, mais ils le sont d’autant plus qu’il fut un chercheur passionné et un collègue dévoué. Inscrites en filigrane à travers toutes les pages sont la gratitude et la reconnaissance de ces chercheuses et chercheurs dont les travaux ont été stimulés par sa disponibilité, son engagement et son érudition.

Philippe Therrien

Éditions et traductions

19. Évagre le Pontique. Chapitres sur la prière. Édition du texte grec, introduction, traduction, notes et index, Paul Géhin. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 589), 2017, 470 p.

Moine chrétien du ive siècle qui a vécu en Égypte, Évagre livre dans ses Chapitres sur la prière un ensemble de kephalaia faisant en moyenne cinq lignes et dont le contenu porte sur l’attitude et les pratiques qu’un croyant doit adopter lors de la prière. Paul Géhin, qui avait déjà traduit et édité d’autres oeuvres d’Évagre (par exemple les numéros 340, 397 et 438 de la collection « Sources Chrétiennes »), nous offre une nouvelle traduction de ce texte, assortie d’une introduction volumineuse (173 p.), de nombreuses notes, de quatre appendices et de trois index.

Compte tenu que, seulement en grec, on dénombre 120 manuscrits participant à une tradition accessible dès le xe siècle (p. 74), l’éditeur ne se livre pas à un examen exhaustif de la tradition manuscrite, la réservant pour un ouvrage portant spécifiquement sur la question. Géhin aborde néanmoins les principaux aspects de cette transmission de manière amplement suffisante (105 p. de l’introduction portent sur cette question). L’éditeur fait ainsi un balayage complet des traditions, familles et groupes de manuscrits grecs, de même que de la tradition indirecte grecque et des utilisations que celle-ci a faites des Chapitres sur la prière. P. Géhin nous fournit de même un aperçu de la diffusion des manuscrits syriaques, arméniens, géorgiens, slaves, éthiopiens et arabes. L’éditeur a justement travaillé par le passé sur la tradition arabe de la transmission des textes d’Évagre, expliquant probablement le plus grand détail de cette section[42].

Ce texte d’Évagre apparaît, pour l’historien du christianisme ancien, d’une importance particulière puisque l’auteur participe au conflit anthropomorphite qui agite les moines égyptiens de son époque. Avec les Chapitres sur la prière, le débat sur la représentation de Dieu « se déplace sur le terrain de la prière » (p. 58), nous dit l’éditeur pour nous signifier l’importance d’un traité portant spécifiquement sur la prière dans ce contexte. Contre les croyants qui se représentaient Dieu sous forme humaine lors de la prière, l’auteur expose une conception de la prière où la matière et le visible ne servent pas de repères. Cette théorie de la prière combine des influences philosophiques et théologiques de l’Antiquité tardive, comme le stoïcisme et le péripatétisme que souligne P. Géhin, mais aussi le néoplatonisme qui est, croyons-nous, trop peu mentionné dans l’introduction et les commentaires à l’oeuvre.

Évagre conçoit la prière comme un processus intellectuel, celui-ci la décrivant comme « un habitus impassible qui dans un suprême amour transporte l’intellect philosophe et spirituel jusqu’à la cime intelligible » (p. 267). D’une manière analogue à plusieurs sectes philosophiques antiques, la pensée d’Évagre accorde une importance primordiale à la domination des passions chez celui qui prie : pour s’approcher de Dieu, l’âme doit se défaire de ses attachements matériels et sensibles. Comme dans le platonisme tardif et le gnosticisme, Évagre encourage son lecteur à ne pas laisser son Intellect « être impressionné par quelque forme », mais il lui dit plutôt « va immatériel à l’immatériel, et tu comprendras » (p. 281). La prière n’est ainsi pas un acte irrationnel, mais bien une manière de tendre vers la connaissance, une gnose.

En plus d’un index scripturaire et d’un index des manuscrits grecs, on trouve dans l’édition de P. Géhin un utile index des mots grecs, lequel nous fait réaliser l’importance de certains thèmes dans les Chapitres sur la prière. C’est le cas, par exemple, de la démonologie (le terme δαίμων apparaît à 27 reprises dans l’oeuvre). Ce thème occupe une partie conséquente du texte puisque, pour Évagre, la prière offre un moment de choix aux démons pour tenter d’amener les croyants à se laisser dominer par leurs passions et qu’ainsi « l’Intellect ne puisse pas prier comme il faut » (p. 265). La prière apparaît comme un champ de bataille chez Évagre : « […] prépare-toi aux attaques des démons et supporte vaillamment leurs coups » (p. 307), nous enjoint par exemple celui-ci.

Dans cette exposition du paysage spirituel et métaphysique de la prière, les nombreuses notes de P. Géhin sont d’une aide précieuse pour qui n’est pas spécialisé dans l’étude du christianisme ancien. Évagre puise en effet dans la théologie et la philosophie, mais aussi dans certains pans moins connus de la pensée chrétienne antique comme la numérologie, d’où l’utilité de commentaires de l’éditeur qui nous redirige à des passages précis de la Bible, nous éclaire sur les influences antiques de l’auteur des Chapitres et analyse le vocabulaire grec dont Évagre use. On reprochera cependant à ces notes d’être parfois si nombreuses qu’elles engendrent de la confusion par rapport à la mise en page de l’ouvrage. Nous pouvons prendre les p. 236-237 ou 344-345 comme exemple : les commentaires à l’oeuvre commencent sous l’apparat critique, alors qu’ils apparaissent normalement sous la traduction française. On conviendra cependant qu’une trop grande abondance de notes est un défaut excusable pour une édition scientifique d’un texte antique.

André-Philippe Doré

20. Jérôme. Préfaces aux livres de la Bible. Textes latins des éditions de R. Weber et R. Gryson et de l’Abbaye Saint-Jérôme (Rome), revues et corrigés. Introduction, traduction et notes réalisées en séminaire sous la direction d’Aline Canellis. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. “Sources Chrétiennes,” 592), 2017, 530 p.

The Préfaces aux livres de la Bible is primarily a translation of the critical edition of the twenty-one introductions Jerome composed for his Latin translations of the biblical books, but this volume, prepared by a number of Jerome specialists under the direction of Aline Canellis over the course of fifteen years, is much more than a translation. The volume doubles as a modern introduction to the Vulgate. In fact, the Prefaces take up less than half of the five hundred pages of this dense tome. They are preceded by a monograph-length study of the history of the Vulgate. The result is a work of considerable interest and value for anyone engaged in biblical, Late Antique, or early Christian studies.

The introduction wishes to dismantle, in particular, two myths about the work of Jerome (p. 89). One of these is that Jerome was guided, from the beginning, by the principle of hebraica veritas, the “Hebrew Truth.” That is, Jerome only translated the books of the Old Testament from the Hebrew (where it existed) rather than from the Old Greek versions. The second myth is that Jerome translated the complete Bible into Latin. In fact, Jerome’s initial project was the selective revision of existing Latin translations based on the Greek text. He began with the Gospels, the only section of the New Testament for which he wrote a Preface. He then began working on Greek versions of the Hebrew Scriptures. Four of his prefaces, for Chronicles, Job, Psalms, and the Books of Solomon, are introductions to his translations from the Greek. At some point, the serious differences between the Greek and Hebrew versions of the biblical books led Jerome to formulate his famous principle, and the project received a new orientation — a Latin translation of the Jewish canon of the Hebrew Bible.

Although he did translate all twenty-four books of the Tanakh, he refused to translate those books which he deemed apocryphal, including Ben Sira, Wisdom, and the books of the Maccabees (p. 332-333). His standard, in principle, was the existence of a Hebrew base text, but Jerome is not consistent in this matter, and this could be considered a third myth that the introduction eliminates. He hastily translated both Judith and Tobit, even though he believes that both works are apocryphal (p. 368-375), but he did not translate Ben Sira or 1 Maccabees, even though he claims that Hebrew versions of both still existed (p. 332-333; 428-429).

Jerome’s comments about Judith and Tobit are especially significant because he claims that he translated both from Aramaic. Before Qumran, Hebrew and Aramaic versions of Tobit and Judith were only known from medieval copies, and some of these were translated from the Vulgate. Qumran furnished ancient, predominantly Aramaic, versions of Tobit. An ancient Semitic copy of Judith has yet to appear. The original language of this text is still a question that perplexes scholars, and Jerome’s claim that he translated from the Aramaic remains an important piece of the puzzle. It also suggests that the text played some role in Jewish culture, even though it was not considered canonical.

Yet another lesson drawn from the introduction is the idea that “the Vulgate” did not exist as a single book before the Carolingian era (p. 212-217). Much that is in the Vulgate is not the work of Jerome. In addition to Latin copies of the books which Jerome explicitly refused to translate — Ben Sira, Wisdom, and 1-2 Maccabees — one also finds 1-2 Esdras, Psalm 151, and the Prayer of Manasseh, plus a few additional Prefaces (to the Letters of Paul, for example). Furthermore, Jerome’s Prefaces make clear that he conceived the translation of each book or group of books (the Pentateuch, the Books of Solomon) as individual works. This explains one of the most curious features of the Prefaces for someone who conceives of the Vulgate as an integrated whole: Jerome often addresses specific individuals and discusses personal problems. He only rarely introduces the work that he is translating in the manner that one would expect in a modern Bible. The Prefaces are more like letters than introductions.

The editors and translators are to be commended for making such an important text available to the general public and for providing such a thorough contextualization of Jerome’s project and the subsequent reception of the Prefaces (by virtue of being attached to the Vulgate, the Prefaces formed part of the Gutenberg Bible and so became part of the first printed book).

I have only two criticisms which are, in fact, problems endemic to biblical studies that are simply repeated by the authors. The first criticism is that Jerome’s “apocrypha” are treated as books which the rabbis rejected from the Jewish canon. Of the deuterocanonical books, the rabbis only ever address one specifically, the book of Ben Sira, which they designate as one of the sefarim hitzonim (not ritzonim, pace p. 139). The rabbis never mention Tobit or Judith by name, although both have a prominent afterlife in medieval Jewish folklore. Furthermore, it is not clear that any Jewish group ever considered the Deuterocanon as sacred scripture. It is more correct to say that Christians added these books to their canon than that Jews rejected them. Jerome uses the language of rejection, but his perspective does not have to be our own.

The second criticism involves the Vorlage of the Vulgate, which the authors presume to be the Masoretic Text (p. 105). The Masoretic Text, complete with vocalization, is itself a product of the Middle Ages, although Qumran has shown that this text type is ancient. The question is when this text became dominant. The traditional position, repeated in the current volume, is that all divergent texts of the Hebrew Bible, of which there were several in the first century, had disappeared by the end of the second century. I find this position incredible. What if the “errors” attributed to Jerome (cf. p. 78-83) are in fact reflections of a different underlying Hebrew text? I cannot state for certain that this was the case, but the authors never even ask the question.

Again, these criticisms are directed at the field of biblical studies in general. They do not detract from the value of the current volume. It is a work of great erudition which has brought this reader enormous profit.

Gavin McDowell

21. Titus de Bostra. Contre les manichéens. Introduction, traduction, notes et index par Paul-Hubert Poirier, Agathe Roman, Thomas S. Schmidt. Turnhout, Brepols Publishers n.v. (coll. « Corpus Christianorum in Translation », 21), 2015, 483 p.

Ce volume fait suite à l’édition du texte grec et de la version syriaque, ainsi que des extraits préservés dans les Sacra Parallela attribués à Jean Damascène, de la plus importante réfutation chrétienne du manichéisme[43]. Une introduction substantielle (p. 13-45) procure les essentiels sur l’auteur et son oeuvre, dont elle propose un plan ; elle discute les caractéristiques du texte grec et de la version syriaque, la riche documentation manichéenne de Titus et expose les principes suivis pour les deux traductions, du texte grec et de la version syriaque. Cette introduction est suivie d’une bibliographie, ou plus précisément une liste des ouvrages cités dans l’introduction ou dans les notes des traductions (p. 51-67), et d’une liste d’addenda et de corrigenda à l’édition des textes grec et syriaque. Les traductions du texte grec et de la version syriaque sont données en regard l’une de l’autre (p. 74-470) et sont suivies des index scripturaire et des noms propres (p. 473-483).

L’introduction précise ce qui, de ce travail commun, revient à chacun : Agathe Roman et Thomas Schmidt sont les auteurs de la traduction du texte grec, alors que Paul-Hubert Poirier est l’auteur de celle de la version syriaque, a rédigé l’introduction, toute l’annotation et a élaboré les index.

Le choix de traduire intégralement non seulement le texte grec, mais aussi la version syriaque, repose sur plusieurs raisons, d’abord parce que la version syriaque est le seul témoin complet de l’oeuvre, ensuite, parce que cette version comporte des particularités qui méritent d’être relevées, enfin, parce que le caractère servile de cette version aurait rendu quasi inutile l’édition du texte si elle n’avait été accompagnée d’une traduction. La traduction du grec, sans être littérale, vise l’exactitude et la lisibilité et ne cherche pas à atténuer les aspérités du style de Titus. Quant à la traduction du syriaque, elle cherche à faciliter la comparaison avec le grec.

L’annotation se borne à signaler, pour le matériau manichéen, les lieux parallèles dans les sources directes ou indirectes, à expliquer les termes techniques et à signaler les divergences les plus notables entre le grec et le syriaque ou les problèmes de traduction.

Ce volume, résultat d’une entreprise amorcée en 1984, il y a trente-six ans, porte la marque de la persévérance et de l’étroite collaboration de ses auteurs. Il est le complément nécessaire de l’édition critique parue en 2013, avec l’inventaire des matériaux manichéens contenus dans l’oeuvre de Titus publié en collaboration par Paul-Hubert Poirier et Timothy Pettipiece en 2017[44].

Au terme de l’avant-propos, Paul-Hubert Poirier exprime le voeu des auteurs à l’effet que cette traduction permette au Contre les manichéens de Titus de Bostra de trouver la place qu’il mérite dans les études manichéennes. Il ne fait aucun doute que ces trois volumes, l’édition critique, les traductions et l’inventaire des matériaux manichéens, résultats d’une formidable collaboration, feront date et marqueront durablement l’étude du manichéisme et de ses réfutations.

Louis Painchaud

22. Pseudo-Denys l’Aréopagite. Les noms divins (chapitres I-IV). Texte grec par B.R. Suchla (PTS 33). Introduction, traduction et notes par Ysabel de Andia. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 578), 2016, 546 p. ; Les noms divins (chapitres V-XIII). Texte grec par B.R. Suchla (PTS 33). Traduction et notes par Ysabel de Andia. Suivi de La théologie mystique. Texte grec par A.M. Ritter (PTS 36). Introduction, traduction, notes et index par Ysabel de Andia. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 579), 2016, 459 p.

Tout effort pour rendre accessible l’oeuvre du pseudo-Denys l’Aréopagite — comme il convient de l’appeler maintenant — doit être souligné à sa juste valeur. Auteur très influent à la fin de l’Antiquité et durant la période médiévale, tant en Orient qu’en Occident grâce à la traduction de Jean Scot Érigène, la réputation du pseudo-Denys a énormément souffert à l’époque moderne de la découverte de sa pseudonymie et son oeuvre resta longtemps disponible uniquement dans l’édition de la Patrologie grecque, traduite en français par M. de Gandillac. Après une première édition critique de la Hiérarchie céleste aux « Sources Chrétiennes » en 1958 (remaniée en 1970), le projet d’édition resta en suspens et il fallut attendre le début des années 1990 pour que l’ensemble du corpus dionysien (constitué de quatre traités et de dix lettres) connaisse enfin une édition critique complète dans la collection « Patristische Texte und Studien », publiée chez Walter de Gruyter. Suivant un usage de plus en plus courant aux « Sources Chrétiennes », Y. de Andia propose ici une traduction française annotée du texte édité par B.R. Suchla et A.M. Ritter. Cette façon de faire permet d’avoir rapidement accès à des traductions basées sur des textes de qualité, ce qui représente un atout non négligeable, mais on peut déplorer au passage la perte de l’apparat critique, si utile pour les philologues.

Avec cette publication, Y. de Andia offre une traduction du plus imposant des traités du pseudo-Denys, les Noms divins, répartie en deux volumes, ainsi que de la Théologie mystique, ce qui porte maintenant à trois le nombre de traités traduits aux « Sources Chrétiennes ». Chaque texte est précédé d’une introduction volumineuse, surtout celle des Noms divins qui fait plus de 200 p. Cette dernière est suivie d’une bibliographie, tout aussi imposante, de 90 p., qui sert de référence pour l’ensemble des deux traités, mais qui a surtout pour vocation de brosser un tableau complet de la recherche actuelle sur le pseudo-Denys avec une liste exhaustive d’ouvrages en langue française, anglaise, allemande, italienne, espagnole, portugaise et autre. Cette bibliographie est classée par thèmes, regroupés autour de quatre grands axes : les éditions et traductions, la question dionysienne, les rapports avec la tradition platonicienne et patristique, et une bibliographie générale sur le Corpus Dionysiacum. Ce choix est pédagogiquement justifiable, car il permet d’avoir un portrait assez juste de la littérature sur le sujet, mais il a pour conséquences fâcheuses qu’il est difficile de retrouver une référence qui figure en abrégé dans les notes en bas de page et que certains titres se voient dédoublés. Le second volume se clôt sur 132 p. d’index, dans une mise en page assez espacée : un index scripturaire, un index des auteurs anciens et des textes cités (dans lequel on peut déjà noter la présence massive de références à Platon et à Proclus) et un index des mots grecs faisant l’objet d’une note. Chaque volume comprend une table des matières.

L’introduction aux Noms divins se divise en cinq parties (vol. I, p. 7-213). Dans la première partie (p. 7-30), Y. de Andia parle de l’auteur, du but et du plan du traité. Elle passe rapidement sur le caractère pseudépigraphique du corpus dionysien et sa datation — pour lesquels elle renvoie le lecteur, entre autres, à l’introduction de R. Rocques dans la Hiérarchie céleste publiée aux « Sources Chrétiennes » — pour se concentrer plus attentivement sur le plan de l’oeuvre, dont elle propose une nouvelle mouture « d’après le texte même du traité et non d’après une structure arbitraire, extérieure au texte » (p. 27). Dans la deuxième partie sur l’origine, la nature et la célébration des noms divins (p. 31-55), elle s’intéresse aux fondements bibliques et néoplatoniciens du traité, et en particulier à l’influence de Proclus. Les questions de langue et de traduction occupent la troisième partie (p. 57-76) : Y. de Andia justifie ses choix lexicaux et analyse les particularités du langage dionysien. La quatrième partie sur la théologie platonicienne et la théologie chrétienne chez Denys l’Aréopagite (p. 77-143) est de loin la plus substantielle de cette introduction. Dans ce développement un peu plus personnel, Y. de Andia cherche à démontrer, de façon très convaincante, et avec force d’arguments et de parallèles littéraires, l’influence du néoplatonisme dans le traité des Noms divins : « [Denys] ne parle pas en “théologien” de l’Église, mais en philosophe néoplatonicien qui “traduit” en termes ontologiques le mystère chrétien » (p. 115-116). Cette recherche du néoplatonisme a cependant pour conséquence de reléguer au second plan les sources patristiques du pseudo-Denys, en particulier les pères cappadociens qui avaient tenté avant lui une première synthèse de ces deux systèmes de pensée. La cinquième partie est consacrée à la postérité du corpus dionysien : les scholies, les traductions et les commentaires (p. 145-213). Cette partie donne davantage l’impression d’un fourre-tout. La distinction que Y. de Andia opère entre scholies, chaînes exégétiques, paraphrases, traductions, influence directe et indirecte est peu claire. Une simple présentation chronologique par région linguistique aurait peut-être mieux servi le propos, sans compter qu’il existe des disparités flagrantes dans le traitement du sujet : pour ne citer qu’un exemple, l’influence du pseudo-Denys dans le monde grec se résume à la Dormition de la Vierge et à la querelle palamite, tandis que toutes les influences, reconnues ou présumées, du corpus dionysien en Occident sont passées en revue de façon détaillée, suivant une présentation par ordre religieux ou mouvement de pensée, ce qui est aussi un choix discutable. Dans l’ensemble, cette introduction, bien qu’intéressante, aurait gagné à être allégée. La question débattue dans la quatrième partie aurait pu, par exemple, faire avantageusement l’objet d’un article. Quant à la cinquième partie, son utilité pour comprendre l’oeuvre de Denys est moins tangible et elle alourdit considérablement la discussion. À l’inverse, il aurait été apprécié d’avoir une mise au point sur l’état de la question à propos de la figure d’Hiérothée, le maître à penser de Denys, et de la nature des citations qui lui sont attribuées dans le traité des Noms divins.

L’introduction à la Théologie mystique (vol. II, p. 193-286) est beaucoup plus brève et davantage centrée sur l’oeuvre elle-même, dont elle suit le déroulement. Elle se divise en cinq parties. La première analyse le titre (p. 193-215), qui est l’union originale de deux termes riches en traditions, que ce soit dans la culture païenne ou chrétienne. Y. de Andia s’intéresse à la signification de ces deux termes, en particulier dans le corpus dionysien, afin de comprendre l’usage qu’en fait le pseudo-Denys. La deuxième partie porte sur le prologue de l’oeuvre (p. 217-237), qui est constitué d’une prière et de recommandations à Timothée, dans lesquelles, comme le montre Y. de Andia, le pseudo-Denys annonce ses intentions. Le traité se poursuit par une exégèse de l’épisode de la montée de Moïse sur le mont Sinaï (Ex 19-20), qui fait l’objet de la troisième partie (p. 239-263). Pour comprendre l’interprétation donnée à cet épisode, Y. de Andia commence par comparer le texte du pseudo-Denys avec les deux exégèses précédentes de Philon et de Grégoire de Nysse, avant de définir plus spécifiquement ce qu’est la Ténèbre dans la pensée dionysienne. La quatrième partie sur la théologie affirmative et la théologie négative (p. 265-279) s’intéresse au chemin ou au moyen d’atteindre cette Ténèbre, qui passe d’abord par l’affirmation de la position des étants et, ensuite, par leur négation, dans le but d’atteindre leur Cause qui est supérieure à tout. C’est finalement cette Cause supérieure et au-delà de tout, objet véritable de la théologie mystique, qui est mise en valeur dans la cinquième partie (p. 281-286). Dans cette introduction, Y. de Andia propose donc une exégèse du texte de la Théologie mystique, essentiellement en expliquant le pseudo-Denys par le pseudo-Denys, mais en faisant également une place à ses influences antérieures (autant chrétiennes que néoplatoniciennes) et postérieures (principalement Thomas d’Aquin).

Dans sa traduction, même si elle avait proposé en introduction une nouvelle hypothèse pour le plan des Noms Divins (vol. I, p. 27-29), Y. de Andia respecte la division traditionnelle des oeuvres, ce qui facilite leur consultation. En outre, la pagination de la Patrologie grecque ainsi que celle des éditions de B.R. Schula ou d’A.M. Ritter sont clairement indiquées. Le texte est richement annoté ; le modèle-type de ces notes isole un concept précis du texte, pour lequel Y. de Andia dresse une liste des lieux parallèles dans le corpus dionysien et dans la littérature ancienne, essentiellement néoplatonicienne et patristique, à laquelle elle ajoute un complément de bibliographie utile, ainsi que quelques commentaires. Puisque certains concepts reviennent souvent dans l’oeuvre, il est toutefois inévitable que les contenus se recoupent et il aurait sans doute été profitable de transférer quelques discussions en introduction avec des renvois aux lieux concernés. Par exemple, dans l’introduction des Noms divins (vol. I, p. 68-70), Y. de Andia discute de la traduction des termes « théologie » et « théologien » — de leur signification et des choix de traduction de ses prédécesseurs —, mais il faut attendre la n. 5 de la p. 313 des Noms divins pour connaître enfin sa propre ligne de conduite dans la traduction de ce terme ; une partie de cette note fait d’ailleurs doublon avec l’introduction. La même remarque s’applique à la définition d’autres concepts qui auraient pu figurer ou être davantage développés en introduction afin d’alléger le système de notes, comme, entre autres, θεαρχία (vol. I, p. 70 ; p. 324, n. 2), σιγή (vol. I, p. 324-325, n. 5 ; p. 435, n. 4 ; p. 508-509, n. 3 ; vol. II, p. 292, n. 3), θεουργία (vol. I, p. 333, n. 5 ; p. 365-366, n. 4 ; p. 388, n. 1), ou encore le couplet θεοσοφία-θεόσοφος, qui reçoit une annotation à chacune de ses apparitions (vol. I, p. 349, n. 2 ; p. 368-369, n. 1 ; vol. II, p. 74, n. 1 ; p. 291, n. 3). Devant cet éclatement de notes, l’index des mots grecs à la fin du deuxième volume prend toute son utilité.

Une des tâches difficiles qui incombe au traducteur d’oeuvres comme celle du pseudo-Denys se situe dans le défi du choix du vocabulaire, qui doit être à la fois adapté, clair et cohérent dans l’ensemble de l’oeuvre. De façon générale, la traduction d’Y. de Andia réussit à rendre accessibles les concepts complexes exposés par le pseudo-Denys. Certains choix lexicaux peuvent cependant être sujets à discussion. Ainsi a-t-elle choisi de rendre λόγια par « Oracle », ce dont elle s’explique dans l’introduction aux Noms divins (vol. I, p. 67-68) et dans les notes (vol. I, p. 312, n. 2 ; vol. II, p. 292, n. 1) ; sachant que le terme λόγια dans l’oeuvre du pseudo-Denys désigne à la fois les oracles chaldaïques et les écrits bibliques, on peut se demander si ce choix de traduction n’induit cependant pas une couleur néoplatonicienne trop forte, tout en reconnaissant que le choix d’une traduction pour ce terme ambivalent n’est pas simple. À l’inverse, pour traduire θεουργία et θεουργικός, au lieu des translittérations platonisantes « théurgie » et « théurgique », Y. de Andia a opté pour des expressions neutres comme « oeuvre divine » (ND, II, 1, l. 47), « action de Dieu » (ND, II, 6, l. 12 et l. 19), « action divine » (ND, II, 6, l. 15) et « déifiant » (ND, I, 4, l. 25), bien que, comme l’indique H.-D. Saffrey, cité dans la n. 5 de la p. 333, « on mesure mal l’impression que [ces termes] pouvaient faire sur des oreilles chrétiennes pour lesquelles ces mots étaient entièrement nouveaux ». Dans l’ensemble, les échos chrétiens et néoplatoniciens de l’oeuvre du pseudo-Denys sont bien soulignés dans les notes de traductions.

Il faut en outre signaler la présence d’un certain nombre d’erreurs mineures ou de coquilles qui, sans nuire au propos du texte, auraient pu facilement être corrigées par une relecture attentive. Il n’est pas question ici d’en faire l’inventaire, mais d’en donner quelques exemples significatifs : manque de cohérence dans la graphie des noms (l’auteur des traités est appelé parfois « Denys », parfois « pseudo-Denys » ; vol. I, p. 152, on trouve un « Serge » au lieu de « Sergius » comme ailleurs ; vol. I, p. 191, « Cloud » au lieu de « Nuage » ; et « Syon » au lieu de « Sion ») ; choix de langue des citations, qui sont parfois traduites, parfois non, sans explication (vol. I, p. 135, Grégoire de Nysse est cité en latin ; p. 197, Marsile Ficin est cité en latin puis immédiatement après en français ; vol. II, p. 277, une longue citation de S. Lilla en italien est traduite sans mention de la traduction ou du texte original) ; mise en page erronée (vol. I, p. 119-120, textes en retrait alors qu’il ne s’agit pas de citations ; vol. II, p. 297, n. 4 et 5, notes inversées ; vol. I, p. 316 et p. 364, pagination marginale manquante ou erronée) ; références oubliées (vol. I, p. 129 ; p. 192) ; coquilles avec incidence sur le texte (vol. I, p. 151, il faudrait lire « Sergius le reproduit » au lieu de « Jean le reproduit » ; vol. II, p. 232, il faudrait lire « une gradation entre les “non-initiés” » au lieu d’« une gradation entre les “initiés” »).

En somme, avec cette publication, Y. de Andia fait découvrir avec enthousiasme au public francophone deux bijoux de la philosophie chrétienne, même si l’écrin aurait parfois mérité un peu plus de polissage.

Gaëlle Rioual